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Introduction

Présentation générale du contexte

À la source de la coopération scientifique entre nos universités de Reims Champagne-Ardenne et Oran 2, se trouve le besoin de travailler ensemble sur des thématiques interculturelles à partir des images qui représentent et construisent les rapports Nord-Sud auprès des publics divers qui les reçoivent, autour du Bassin méditerranéen. Nous avons collaboré à la fois en organisant conjointement deux programmes scientifiques, et en menant successivement trois enquêtes de terrain. Un premier programme Hubert Curien Tassili intitulé « Images, réalités et fictions des rapports Nord-Sud » (2016-2019) avait pour objectif d’étudier la diversité de l’interprétation des images dans le Bassin méditerranéen à propos de six thématiques (la coopération, les conflits, les rapports femmes/hommes, l’environnement, l’esclavage moderne et les migrations), qui permettaient d’aborder les rapports géopolitiques et culturels entre le Nord et le Sud de la Méditerranée. Dans le prolongement, un deuxième programme intitulé « Images et mobilités en Méditerranée » (2019-2021) dans le cadre d’un appel à projet du réseau « Langue française et expressions francophones » (LaFEF) avait pour visée d’approfondir l’une des thématiques déjà présentes dans le premier programme, à savoir celles des migrations.

Ces programmes ont fait l’objet de quatre travaux éditoriaux :

  • un numéro de la revue Communication, technologies et développement est consacré aux médiations audiovisuelles qui favorisent le dialogue interculturel (El Bachir et Laborderie, 2019) ;

  • un mini-dossier, paru dans Les Cahiers de la SFSIC, analyse la réception d’images qui ont suscité des polémiques (Laborderie, 2019) ;

  • un ouvrage collectif étudie les réceptions des images dans des contextes médiatiques variés, spécifiquement en Algérie et en France (El Bachir et Laborderie, 2020) ;

  • un quatrième ouvrage collectif en préparation se concentre sur la thématique des migrants (Laborderie et Mimouni-Meslem, 2023).

Ces programmes étaient avant tout destinés à élaborer et perfectionner des méthodes d’analyse de la manière dont les publics dans leur diversité reçoivent, comprennent et interprètent les images dans des contextes géographiques, sociaux, culturels et médiatiques variés. Nous avons adopté deux orientations méthodologiques :

  • privilégier les analyses d’images en contexte qui s’appuient sur des enquêtes de terrain afin de comprendre comment les publics les appréhendent ;

  • favoriser des études qui permettent de comparer l’interprétation d’une même image par des publics différents.

Si la sémiologie barthésienne a bien montré que l’analyse du sens d’une image doit tenir compte des éléments co-textuels dans lesquels elle est ancrée, et si par ailleurs la sémio-pragmatique nous invite à « élargir le cadre » (Odin, 2015) de l’analyse aux contextes de diffusion et de réception, l’expérience de six années de recherche dans le domaine nous laisse penser que l’étude comparée des réceptions plurielles des images par des publics différenciés pose de nombreux problèmes méthodologiques. Dans la perspective d’une sémiotique de terrain[1], nos programmes de recherche ont tenté d’entrecroiser différentes approches selon cinq points de vue : la diversité des lectorats interrogés et la singularité de chaque lecteur pris individuellement ; la complexité des cultures dont étaient empreintes les images ; l’éparpillement des approches épistémologiques et méthodologiques des chercheurs ; ainsi que la disparité des cultures scientifiques des universités qui coopéraient.

Les cadres épistémologiques et méthodologiques mobilisés par notre équipe pour étudier les processus d’interprétation se sont avérés véritablement épars. Tandis que les départements des Lettres des université algériennes enseignent l’esthétique de la réception telle qu’elle fut diffusée dans le monde universitaire dans les années 1980 et 1990 à partir des théories de Hans Robert Jauss (1990) et d’Umberto Eco (1989[1979]), à partir d’un modèle théorique et méthodologique demeuré très largement structuraliste (analyses textuelles produites par les chercheurs eux-mêmes ; travaux sur corpus), les universités européennes élargissent de plus en plus leur appréhension de l’interprétation jusqu’à prendre en considération, en appui sur une démarche ethnographique, les phénomènes de réception de chaque individu « en situation » de lecture[2], comme le montrent notamment des textes publiés en études cinématographiques et audiovisuelles[3]. Cette disparité des cadres théoriques enseignés d’une rive à l’autre de la Méditerranée nous a conduit à choisir comme point de départ un cadre qui proposait des analyses textuelles de type structuraliste, mais les élargissait à des questions de contexte, selon un modèle théorique inspiré des travaux de de Catherine Kerbrat-Orecchioni (1986). Notre approche a ensuite évolué vers une sémio-pragmatique (Odin, 2000) combinée à des enquêtes sociologiques (Ethis, 2006). Selon cette dernière approche, nous continuons certes de considérer que le texte construit son lecteur, un lecteur « modèle » (1989[1979]) ou un énonciataire « réel » ou « fictif » (Odin, 2000, p. 53-62), à propos duquel Roger Odin précise qu’il ne se confond pas avec le lecteur empirique, mais qu’il est le résultat d’une construction par le chercheur dans le cadre d’un modèle théorique. Nous confrontons cette co-construction du sens issue de nos échanges de chercheurs spécialisés dans les analyses de textes qui mobilisent plusieurs modes et supports d’expression (bande dessinée, cinéma et audiovisuel), avec des lectures réalisées dans le cadre d’enquêtes de terrain.

Forts de nos discussions d’ordre épistémologique qui nous ont conduit à adopter une position sémio-pragmatique tempérée, forts aussi des échanges culturels et scientifiques entre chercheurs de différents pays du Bassin méditerranéen qui ont enrichi notre vision des études comparées de l’interprétation des images, nous avons mené trois enquêtes de terrain sur la manière dont des publics d’étudiants à Reims et à Oran interprétaient des planches de bande dessinée, notamment celles de L’Arabe du futur (Sattouf, 2014). Nous expliciterons dans ce qui suit notre méthodologie d’enquête, puis restituerons six lectures des planches de Riad Sattouf.

Tâtonnements méthodologiques

Si l’étude comparée de l’interprétation d’images représentant les rapports Nord-Sud dans différents espaces géographiques, sociaux et culturels relève d’une véritable gageure, c’est en premier lieu en raison du fait que ces images baignent dans un bouillon culturel, qui ne se résume pas à une culture nationale singulière, isolée et figée, mais résulte d’un mélange culturel. À cette complexité qui préside aux processus de création des images, répond une autre complexité : celle des identités plurielles des lecteurs qui les interprètent. C’est du moins ce qu’ont révélé plusieurs enquêtes menées de concert sur la réception d’une même planche de bande dessinée réalisée par l’un des pères de la BD satirique algérienne, à savoir Slim. Une première enquête considérait la manière dont les rapports femmes-hommes mis en scène dans la planche étaient reçus par des publics d’étudiants de Troyes et d’Oran, publics a priori hétérogènes par leur identité socio-culturelle[4]. L’enquête a révélé qu’au-delà de cette différence les lectures étaient en premier lieu fortement contrastées en fonction du genre des lecteurs (Mimouni-Meslem, 2020). Une deuxième enquête s’est donnée pour objectif d’évaluer dans quelle mesure les identités socioculturelles des lecteurs (en termes d’âge, catégorie sociale, genre, histoire commune religion, tradition, etc.) pesaient sur leur compréhension du discours implicite de la planche (Mimouni-Meslem et Laborderie, 2020). Sa dimension satirique sollicite en effet l’aptitude du lecteur à mobiliser des connaissances sur le contexte de production, mais aussi des compétences concernant le genre de la BD lui-même, la lecture d’images, ou encore le décryptage d’un discours implicite : connaissances et compétences qui, conjuguées, permettent d’appréhender la critique socio-politique soutenue dans cette BD. Alors que les lecteurs européens ont fréquemment réduit la planche à sa dimension comique en la rapprochant de la BD belge pour enfants, les lecteurs africains se sont plutôt focalisés sur la portée satirique de la planche en raison de leur connaissance des pratiques culturelles africaines concernant le mariage.

Dans le cadre de cette enquête comparative, un lecteur à la fois algérien et français, né en Algérie, (à Béjaïa) et étudiant en France, a retenu particulièrement notre attention car il fut le seul à apprécier non seulement la saveur du graphisme d’inspiration européenne, mais aussi la subtilité du discours implicite de la planche, qui, dans le contexte sociopolitique algérien, utilise une stratégie de communication susceptible de contourner les tabous et les censures. La complexité du profil de cet étudiant nous a incités à mener une troisième enquête, consacrée à la manière dont les identités complexes des lecteurs entrent en résonance avec des récits de diaspora, qui eux-mêmes évoquent la complexité de la construction identitaire des migrants. Cette recherche porte sur la réception d’un best-seller de la bande dessinée contemporaine, à savoir le roman graphique L’Arabe du futur de Riad Sattouf (2014), auteur né dans une famille culturellement mixte, musulmane et syrienne par le père, catholique et française par la mère, et amené à circuler dans ce « bassin de la diversité » qu’est la Méditerranée, pour reprendre cette belle expression de Françoise Albertini (2013) (notamment en France, en Libye et en Syrie).

À l’inverse des deux premières enquêtes qui construisaient au préalable des lectorats ainsi qu’une lecture savante de l’oeuvre, nous avons cette fois-ci tenté de suspendre notre jugement a priori, de le restreindre tout du moins, et d’aménager une plus grande place à l’enquête ainsi qu’aux lectures empiriques qu’elle ambitionnait d’appréhender dans leur singularité. Nous avons croisé nos analyses de l’oeuvre afin d’en délimiter les principaux éléments qui permettraient d’entrer dans le roman graphique. Cette lecture savante était modélisée selon les axes permettant d’appréhender un genre chez Bakhtine (1984) :

  • la stratégie énonciative et narrativo-discursive, fréquemment métadiscursive, induisant un déphasage avec les lectures « documentarisante » et « fictionnalisante », et conduisant à une lecture « fabulisante » (Odin, 2000, p. 68-69) ou « parabolisante » (Odin 2011, p. 58-62), selon les deux adjectifs utilisés de manière indistincte par Roger Odin pour qualifier ces types de récits qui se veulent orienter le regard de l’énonciataire vers des questions d’ordre éducatif, moral, politique, social, etc. ;

  • les thématiques liées aux genres « roman graphique », qui correspondent à d’autres genres littéraires tels le roman autobiographique, le roman d’apprentissage ou encore le roman picaresque, au travers de deux thématiques récurrentes dans ce genre de récit, le voyage (en l’occurrence le thème des migrations[5]) et l’éducation (concernant précisément la construction identitaire de l’enfant dans une famille culturellement mixte) ;

  • les caractéristiques langagières à travers le graphisme non seulement simplifié, mais traduisant un double regard, celui de l’enfant-acteur et celui de l’adulte-auteur ; la symbolique des couleurs ; l’importance métadiscursive des phylactères.

Pour résumer notre lecture globale, la situation de communication, le mode de récit ainsi que le graphisme de L’Arabe du futur construisent une esthétique de la déstabilisation qui correspond à la complexité de la construction identitaire de son personnage principal. Le parti pris d’adopter le point de vue de l’enfant et par là même de suspendre le caractère habituellement axiologique des commentaires nous apparait comme une stratégie narrative voulue par l’auteur, qui souhaite, d’une part, ne pas tomber dans les stéréotypes et clichés liés à la thématique de la migration et, d’autre part, déstabiliser le lecteur afin qu’il puisse porter son propre jugement sur les événements relatés. Ce point de départ nous a orienté dans le choix des extraits que nous avons soumis aux enquêtés : la première partie de l’enquête avait comme support la dernière planche du roman graphique qui montre la famille Sattouf prête à embarquer dans un avion en partance pour la Syrie ; la seconde partie de l’enquête étant fondée sur la lecture de plusieurs situations posant des questions d’interculturalité.

Nouvelle méthodologie d’enquête

Nous avons choisi deux groupes en Algérie et en France dont le profil littéraire et le niveau d’études étaient suffisamment équivalents pour que des différences psycho-sociales et cognitives trop importantes ne viennent fausser l’étude : 28 étudiants inscrits en 3ème année de la licence Lettres, langue et civilisation françaises et 7 étudiants en Master 1 Littérature et Civilisation à la faculté des Langues Étrangères d’Oran, et 20 étudiants en 2ème année de la licence Arts du spectacle à la faculté des lettres et sciences humaines de Reims.

Au premier abord, la méthode d’enquête ressemblait à la seconde enquête dans la mesure où elle s’opérait en deux temps : un premier questionnaire permettait de sélectionner des lecteurs, avec lesquels nous nous sommes entretenus dans un second temps. Tandis que la précédente enquête posait des questions fréquemment fermées[6], le questionnaire utilisé pour cette nouvelle enquête était nettement plus ouvert, afin d’orienter le moins possible les interprétations des lecteurs : sans présentation préalable du genre de bande dessinée dont elle était extraite, nous avons distribué un document comprenant une planche (figure 1) et une consigne d’écriture ouverte : « faire un commentaire de l’image en deux parties sur la forme de l’image (10 lignes minimum) et sur le contenu de l’image (10 lignes minimum) ».

Fig.1

Riad Sattouf. (2014). L’Arabe du futur, t. 1 : Une jeunesse au Moyen-Orient (1978-1984). Allary Éditions, p. 158.

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Les réponses à ce questionnaire nous ont permis de sélectionner 6 lecteurs (3 en Algérie et 3 en France) parmi les 33 personnes qui ont répondu au questionnaire sur un total de 55 (23 sur 35 en Algérie et 10 sur 21 en France). Cette sélection était fondée sur le repérage d’interprétations qui faisaient écho à notre lecture modèle ou au contraire l’infirmaient. Dans cette perspective, nous avons accordé une importance particulière aux hypothèses de lecture que les lecteurs faisaient concernant les thèmes du voyage, de l’enfance et de la famille ainsi qu’aux éléments qui les avaient interpellés concernant le style graphique de Riad Sattouf.

L’entretien était lui aussi bien différent de celui mené lors de la précédente enquête : reposant plus sur l’échange que sur un jeu de questions-réponses, cet entretien laissait une place plus importante aux silences. La place qui était donnée à l’expression des goûts et des pratiques culturelles des enquêtés permettait de désinhiber les enquêtés. De la même manière, la durée de l’entretien (une trentaine de minutes) favorisait l’émergence d’éléments d’ordre privé, qui permettaient de mieux comprendre quel regard l’enquêté portait sur le roman graphique. Enfin, tandis que notre précédente enquête utilisait une seule planche, les supports utilisés cette fois-ci étaient plus nombreux. Nous avons en effet demandé aux personnes interrogées de lire 7 nouvelles planches du roman graphique afin de leur permettre de se familiariser avec le genre et de mieux appréhender la situation familiale multiculturelle dans laquelle se trouve l’enfant. Dans cette perspective, les extraits choisis, précisément pages 7-8, 69, 72, 77 et 82-83, incluaient l’incipit et trois passages qui abordaient les thèmes de la migration et de l’interculturalité (voir notamment la figure 2).

Fig.2

Riad Sattouf. (2014) L’Arabe du futur, t. 1 : Une jeunesse au Moyen-Orient (1978-1984). Allary Éditions, p. 8.

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Nous avons construit l’entretien autour des trois principaux axes de notre lecture modèle : la représentation du thème de la migration chez le lecteur ; son avis sur la manière dont le roman représente la construction identitaire de l’enfant ; sa perception de la forme du roman graphique et les rapprochements génériques qu’il a pu opérer avec sa propre culture graphique. Dans cette perspective, nous avions rédigé des questions qui ne constituaient pas des passages obligés, mais donnaient des pistes pour amorcer ou relancer la discussion :

  • Si on vous dit « migrants », qu’est-ce que cela vous évoque ? Quels sont, selon vous, les divers motifs pour « migrer » ?

  • La BD de Riad Sattouf représente-t-elle bien, selon vous, les côtés positifs ou négatifs de la migration ? Pourquoi ? Lesquels ?

  • Avez-vous déjà voyagé à l’étranger ? Que pensez-vous des difficultés administratives que rencontre la famille Sattouf à l’arrivée à l’aéroport en Syrie ?

  • Concernant le thème de la migration, quel livre, photographie, film, ou autre vous a marqué ? Que pensez-vous du choix de la BD pour traiter de ce thème ?

  • La BD utilise la langue arabe sans la traduire alors qu’elle s’adresse à un public principalement francophone. Pourquoi ?

  • Pourquoi le père de Riad affirme-t-il qu’il est Syrien parce qu’il aime les makdouss ? Comment peut-on découvrir sa propre culture et celle des autres ?

  • Que pensez-vous de la situation de l’enfant Riad, qui se trouve dans une famille de culture mixte ?

  • Aimez-vous cette BD de Riad Sattouf, son dessin, sa manière de raconter ? Pourquoi ?

  • À propos de la première vignette qui représente l’enfant à l’âge de 2 ans : que pensez-vous du dessin, du choix des couleurs, des commentaires écrits ?

  • Concernant vos goûts et vos pratiques en arts visuels, quelle est votre BD ou oeuvre visuelle préférée ? Dessinez-vous, pratiquez-vous d’autres arts visuels ?

Cette méthode avait pour objectif d’appréhender chaque lecteur et chaque lecture dans sa globalité et sa singularité. C’est la raison pour laquelle, au lieu de rapporter les réponses dans des rubriques qui suivent les axes de lectures de l’oeuvre, et rompent par là même l’unité de sens de chaque lecture, nous avons jugé plus pertinent de les restituer en un seul tenant, sous forme de ce que nous proposons d’appeler, à l’instar Emmanuel Ethis, des « sociogrammes » (Ethis, 2006, p. 288-305), qui tentent de mettre en relation la construction identitaire et les compétences de lecture de chaque lecteur avec les éléments énonciatifs, narrativo-discursifs et langagiers du roman graphique, en l’occurrence autour de la thématique de la migration.

Six lectures singulières

Kheira, Oran, 29-03-2022

Sur le fondement des réponses au premier questionnaire, nous avons choisi de nous entretenir avec Kheira car elle avait relevé le jeu de couleur et tenté de les interpréter tout en faisant le lien avec le départ en Syrie et le thème de la migration. Elle a aussi remarqué le lien entre le père et le fils, relation importante dans notre étude du thème de la famille mixte. Nous l’avons aussi choisie car, à l’instar d’Inès, la seconde enquêtée, elle avait suivi des cours d’analyse de la bande dessinée dans le cadre de son Master. Pour Kheira, étudiante en Master 1 Littérature et civilisation, les migrants sont « des personnes ayant quitté leur pays pour un autre pour avoir une meilleure vie ». Elle est néanmoins partagée par rapport aux migrants. Elle en a d’abord une vision négative : les migrants maghrébins ou africains subsahariens généralement donneraient une mauvaise image des Maghrébins (parlent mal, mal habillés, se comportent mal). Elle considère qu’ils ont ainsi tendance à renforcer les stéréotypes négatifs. Elle n’en oublie pas pour autant l’existence d’autres migrants qui peuvent donner une image positive. C’est le cas pour elle des migrants qui ont réussi à s’intégrer, qui se fondent dans la masse tout en gardant leurs caractéristiques culturelles.

Par ailleurs, Kheira pense que les différents motifs pour migrer sont les suivants : « on est privé de nos droits, les conditions de vie sont inférieures à la norme, dégradation de la société ». Malgré le fait qu’un certain nombre de facteurs extérieurs poussent, voire forcent à migrer, il faut bien y réfléchir, car on risque de perdre son identité en devenant un « migrant » en France et un « émigré[7] » en Algérie. Et Kheira de conclure : « le pays c’est comme sa maison. Il faut quitter le pays qu’en cas d’urgence ».

Selon elle, la bande dessinée de Riad Sattouf ne représente pas les côtés positifs de la migration. Elle est la seule parmi les trois étudiants algériens ayant participé à l’entretien à adopter une position aussi tranchée. Elle donne en exemple le fait que le père prononce mal la langue française, selon un stéréotype susceptible de conforter l’image négative des migrants arabes. D’autres aspects négatifs des migrations apparaissent, notamment lors de l’arrivée de la famille Sattouf à l’aéroport en Syrie : l’omniprésence des photos du président au point qu’elles en deviennent « sacrées » ; la présence de soldats qui indique l’existence d’une dictature militaire. Dernier élément négatif relevé lors de la réunion familiale : le fait que les enfants « se tapent dessus ». Le petit Riad détonne dans ce cadre, où la violence est montrée comme un élément naturel : différent par la blondeur de ses cheveux, il l’est aussi par son éducation européenne, où les enfants lui semblent (sur)protégés en comparaison avec le modèle éducatif syrien.

Ayant voyagé dans divers pays (Turquie, France, Japon, Malaisie, Maroc, Tunisie), Kheira est parmi les enquêtés celle qui a le plus voyagé et a même été confrontée à un véritable « choc culturel » lors d’un voyage au Japon, dont elle déclare qu’elle ne pourrait jamais y vivre. Forte de ses diverses expériences de voyages, elle considère que les difficultés administratives rencontrées à l’aéroport en Syrie relèvent du « tiers monde », car il n’y a « aucune organisation ».

Kheira a une représentation du thème de la migration en premier lieu via la télévision et les réseaux sociaux qui, selon elle, sont « contre les migrants ». Consciente en outre du phénomène de ségrégation migratoire, elle ironise sur « l’existence de migrants classe A » dans la cadre de la guerre en Ukraine.

L’étudiante s’est aussi construit une représentation de la migration au travers d’un roman d’Amin Maalouf : « je ne me rappelle pas du titre mais l’histoire disait qu’il ne fallait pas rejeter quelqu’un en fonction de sa culture ». Etant lui-même migrant, autant Libanais que Français, l’écrivain reprend fréquemment le thème de la migration, du voyage et surtout des rencontres culturelles. Dans cette perspective, ses essais et récits combattent systématiquement les stéréotypes qui ne font que susciter de l’incompréhension, voire alimenter les conflits entre différentes cultures.

Largement diffusée dans le monde entier, par les médias mainstream comme sur les réseaux sociaux numériques, la photographie d’Alan Kurdi, petit enfant syrien dont le corps sans vie est venu s’échouer le 2 septembre 2015 sur une plage de Turquie en 2015, a aussi beaucoup touché Kheira. Pour elle, la famille de cet enfant fuyait la guerre : « Ça m’a marquée. Pour que les parents en arrivent là, c’est que la mer est plus sûre que leur propre pays. Prendre la mer avec ses risques et périls ! »

Concernant l’utilisation de la langue arabe sans traduction, Kheira, sans doute parce qu’elle com-prend l’arabe, n’a pas interprété les intentions de l’auteur de la même manière que les autres lecteurs. Selon elle, son utilisation aurait pour but de mettre en exergue l’identité arabe de l’auteur : « Il veut affirmer son identité en laissant des mots arabes. Pour montrer à quel point il tient à son pays. ».

En ce qui concerne la dimension interculturelle, Kheira comprend le rapport entretenu par le père avec les makdouss, car c’est un plat qui lui permet d’affirmer son appartenance à la culture syrienne, de « marquer son identité ». Malgré le fait qu’il a vécu de longues années en France, « il garde son amour de la culture syrienne ». Il n’a pas été assimilé, même après avoir épousé une Française. Cela explique pourquoi il est si content de manger un plat traditionnel, une fois revenu dans son pays.

Kheira considère que l’on découvre sous différents aspects la culture des autres dans la bande dessinée de Riad Sattouf, surtout par le biais des différences qui ressortent entre les cultures : manger assis par terre en Syrie versus à table en France ; les jeux de combats entre les enfants en Syrie et considérés comme trop violents en France. Quant à la problématique du couple mixte, « on peut limite avoir peur pour le futur de Riad », car il risque d’avoir une « double personnalité » le conduisant à se comporter différemment avec ses familles maternelle ou paternelle. Il peut aussi bien choisir d’adopter une culture plutôt qu’une autre, en fonction du parent avec lequel il a le plus d’affinités. Dans cette perspective, Kheira estime qu’il est plus probable que Riad penche du côté du père, en raison de son fort attachement à sa communauté, qui se traduirait notamment par le fait qu’il réussisse à emmener sa femme en Syrie.

Kheira a apprécié la forme de cette bande dessinée, parce que sa manière de raconter est simple et facile à comprendre, y compris les mots en arabe. Cette simplicité s’explique par le fait que l’auteur utilise un registre de langue courant ou familier. En donnant l’exemple du père de Riad qui parle mal le français, Kheira ajoute : « On a l’impression que l’auteur parle dans notre tête. On a l’impression de l’entendre le dire ».

Concernant le graphisme, Kheira juge le dessin très clair. Bien que n’étant pas une lectrice accoutumée de la bande dessinée, Kheira est portée sur la peinture : « J’aime Van Gogh : La Nuit étoilée, Les Tournesols et aussi La Jeune Fille à la perle de Vermeer ». Elle déclare aussi dessiner et peindre des tableaux. Cette pratique nous permet de comprendre pourquoi elle s’intéresse à la symbolique des couleurs utilisées par Riad Sattouf : la couleur bleue représenterait le froid de l’Europe, alors que la couleur rouge ferait référence à la chaleur du climat syrien.

Elle pense enfin que l’auteur ne peut s’empêcher de donner une image positive de lui-même, notamment lorsqu’il fait son autoportrait au début du roman graphique. Tandis que pour elle certains commentaires sont en accord avec le dessin (par exemple, « bouche de téteur », « longs cheveux blonds »), d’autres ne lui semblent pas objectifs (« yeux profonds et bouleversants »).

Ines, Oran, 29-03-2022

Nous avons choisi de nous entretenir avec Inès car dans ses réponses au premier questionnaire, elle avait aussi remarqué l’importance des couleurs, la notion de voyage et la relation entre le père et le fils. Selon Inès, « un migrant est une personne qui quitte son pays natal à la recherche d’un avenir meilleur ». Elle a une image positive des migrants et reprend l’exemple de la bande dessinée en citant le cas de la famille de Riad Sattouf, qui quitte la France vers le pays natal du père, la Syrie. Cette migration lui semble positive, car « faite de manière légale ». Elle cite aussi le cas des Harragas[8] : « je suis mitigée par rapport à eux, car tout dépend si c’est par manque d’argent ». Les raisons des migrations jouent ainsi un rôle dans sa manière de juger les migrations : positivement quand elles sont provoquées par une guerre, ou négativement quand elles ne sont pas motivées par des « raisons graves ».

Contrairement à Kheira dont le jugement est plus univoque, Inès estime que la bande dessinée de Riad Sattouf représente de manière équilibrée les avantages et les inconvénients de la migration. Un aspect positif réside dans le fait que le père veut faire découvrir à ses enfants et sa femme ses traditions, sa famille, la vraie culture syrienne. A contrario, grâce à ses propres voyages en France et au Canada, un aspect négatif est reflété par l’inquiétude du père de Riad au moment de son arrivée à l’aéroport de Damas. Au travers des yeux de Riad enfant, le lecteur, qu’il soit arabophone ou non, est témoin d’une expérience anxiogène, qui donne d’emblée une image négative de la Syrie des années 1980. Surtout, Inès met en avant les difficultés de Riad à se faire accepter dans sa famille syrienne : admiré en France, il devient « bizarre » car il ne veut pas se bagarrer avec ses cousins, qui le considèrent comme « un animal de zoo ».

Nous ne rapportons pas ici de manière détaillée les propos d’Inès, quand ils ressemblent à ceux de Kheira : tout comme sa camarade de classe, elle a gardé en mémoire la photographie du petit Allan Kurdi, porte un jugement négatif sur la manière dont l’Europe discrimine les migrants en fonction de leur origine africaine ou européenne, et décrypte bien la critique de la dictature militaire syrienne par Riad Sattouf. Concernant ce dernier point, Inès interprète des traits des dessins, comme le port de la moustache par les douaniers et le président syrien, comme des symboles de la « puissance » et de la « force ».

Inès rapproche et compare de manière plus systématique les cultures syrienne et algérienne, à propos notamment de leurs plats traditionnels : de même que les makdouss font partie intégrante de la culture syrienne, on doit selon elle aimer le berkoukes[9] si on est Algérien, même si « la culture ne se résume pas au plat, c’est un mode de vie ». Elle considère qu’il y a avantage à avoir deux cultures, en l’occurrence française et syrienne, car cela donne accès aux deux mondes constitués par l’Orient et l’Occident, et permet de comprendre et d’utiliser deux langues, l’arabe et le français. Le fait que l’enfant soit élevé par un couple de culture mixte est donc un plus pour l’enfant, qui peut profiter de « deux visions différentes de la vie ». L’enfant ne sachant pas toujours très bien « à qui s’identifier » peut néanmoins se sentir tiraillé entre deux cultures et rencontrer notamment des difficultés d’ordre psychologique ou religieux.

Lorsqu’elle était enfant, Inès avait l’habitude des bandes dessinées telles que les aventures de l’Espiègle Lili. Cela explique peut-être qu’elle apprécie le roman graphique de Riad Sattouf, qui tout comme dans Lili met l’accent sur la rencontre des cultures. Bien qu’elle ne pratique pas le dessin, elle déclare faire un « peu de peinture » abstraite. Aussi, elle sait apprécier la simplicité, ainsi que le grossissement de certains traits qui confinent à la caricature : les personnages sont « bien dessinés » et le dessin est « assez comique, caricatural », comme dans la première vignette du roman où les cheveux longs de Riad parodient les coupes de cheveux populaires à la fin des années 1970.

Concernant le choix non réaliste des couleurs, le bleu représente selon elle le froid du climat français, mais renvoie aussi au passé (quand il représente la rencontre des parents), voire à un « souvenir » (teinté de nostalgie). Le rouge, quant à lui, représente certes la chaleur du climat syrien, mais peut aussi connoter la guerre, le sang, lorsqu’il apparait sur les bérets des soldats syriens.

Djilali, Oran, 03-04-2022

Djilali a été choisi pour plusieurs raisons : il a immédiatement relevé les couleurs et leur symbolique et il a fait le lien avec la guerre civile en Syrie. Par ailleurs, parce qu’il était âgé d’environ 60 ans, nous nous interrogions sur la manière dont son vécu pourrait peser sur son interprétation. Djilali est un retraité qui a décidé de reprendre ses études pour ne pas rester inactif. Son point de vue est intéressant, car il permet de pointer les différences interprétatives dues à l’âge, mais aussi à ses expériences lectorales et ses compétences encyclopédiques (telles que définies par Umberto Eco[10]).

Selon lui, un migrant est « une personne déportée. Des fois, il est poussé contre son plein gré comme dans le cas du personnage du roman La Terre et le Sang » (Feraoun, 1953). L’étudiant cite cet exemple car il a réalisé un avant-projet centré sur ce roman. La formation universitaire enrichit l’encyclopédie du lecteur et influence son interprétation. Pour lui, il y a plusieurs types de migrants en fonction des raisons qui les poussent à cette décision : les études, le travail, l’exil (fuir son pays à cause de la tyrannie, de la guerre). Concernant les migrations douloureuses car forcées, Djilali cite le cas des Algériens déportés en Calédonie pendant la colonisation. Les références utilisées par le répondant sont souvent reliées à la période de la colonisation, ce qui semble dû à son âge et à son propre vécu : un vécu qui le pousse aussi à tenir un discours politique sur les évènements racontés dans le roman graphique.

Selon Djilali, la bande dessinée de Riad Sattouf représente les migrations de façon « approxi-mative » et « exagérée » : il cite à ce sujet le cas de la tenue des grands-mères syriennes, qui demeurent habillées en noir à l’intérieur de la maison, alors que généralement les femmes arabes se mettent à l’aise lorsqu’elles rentrent chez elles en retirant cet habit. Concernant la forme graphique aussi, le dessin lui parait « caricatural ». L’oeuvre ne lui semble pas suffisamment réaliste pour représenter la migration dans sa complexité. Aussi, sa lecture est trop « documentarisante » (Odin, 2000, p. 127-140) pour qu’il puisse véritablement entrer dans le roman graphique.

Les aspects positifs de la migration résident, selon lui, dans le fait que le père a profité de la migration pour se former et revenir chez lui afin d’enseigner et transmettre ce savoir dans son pays. Le mariage mixte aurait pu être positif si le père avait décidé que sa famille reste en France, car selon Djilali « c’est plus difficile dans les pays arabes ». Il considère que le mariage mixte peut conduire à une assimilation dans laquelle l’un des deux conjoints abandonne tout ou une partie de ses coutumes. D’une manière générale, les répondants algériens associent souvent l’assimilation à une possible perte d’identité ; association qui semble s’appuyer sur le passé colonial de l’Algérie durant lequel la France faisait de l’assimilation une arme de guerre.

Djilali a déjà fait plusieurs voyages en Espagne, France, Belgique, Hollande, Tunisie. Les difficultés administratives rencontrées à l’aéroport par la famille dans la BD lui semblent drastiques car elle est reçue par des militaires : le pouvoir en place en Syrie est représenté comme un pouvoir militaire.

Le répondant aime surtout les films en noir et blanc, les westerns des années 1950 et les documentaires animaliers. Sur le plan de ses influences iconographiques traitant de la migration, il cite un film adapté d’un livre mais dont il a oublié le titre ; il se souvient que le film montrait des bidonvilles en France où vivaient les Algériens durant la guerre d’indépendance et après, jusqu’aux années 1970.

Concernant le choix de la bande dessinée pour traiter le thème de la migration, le répondant n’a pas vraiment d’avis sur le sujet : « Je ne sais pas, quand j’étais petit, il y avait des BD (Tarzan…). On a acquis une richesse en vocabulaire grâce à la BD ».

Il pense que l’auteur utilise la langue arabe parce que « c’est contextuel pour bien représenter que l’action se déroule dans un pays arabe ». Cela donne plus de « forme: 2345074.jpg » (réalisme), pour que le lecteur se sente dans un pays arabe. En raison de ses capacités lectorales en analyse littéraire, il comprend les mécanismes du réalisme mis en oeuvre dans cet album.

Sur le plan interculturel, le répondant relève que le père de Riad est fier que son fils aime les makdouss car c’est la preuve qu’il est comme lui. Il cite lui aussi l’exemple de l’Algérie où « on aime le berkoukes ». La nourriture participe à l’identité d’un pays. Il est important de visiter d’autres pays pour découvrir une culture, côtoyer les gens sur place, surtout les personnes âgées. Etant lui-même âgé, il considère qu’il a beaucoup à transmettre à quelqu’un de plus jeune qui veut découvrir la culture algérienne.

Concernant la situation telle qu’elle est vécue par Riad, pour Djilali, ce personnage est tout petit et n’a donc pas l’âge pour juger le monde comme un adulte. Il apprécie ainsi sa situation puisqu’il est choyé par les femmes françaises et syriennes. La seule dissonance relevée par le répondant réside dans le rapport que le petit Riad entretient avec les autres enfants syriens : le fossé culturel fait qu’il pense que ses cousins se bagarrent, alors qu’ils jouent. Et Djilalil de déclarer : « Riad n’a pas l’habitude car il vit avec ses parents ; il n’a qu’un tout petit frère, donc il est comme un enfant unique ». La réponse est intéressante car là où Kheira parle de violence, Djilali parle de jeu, ce qui montre que les variations interprétatives s’expliquent aussi par l’appartenance à un genre.

En ce qui concerne le dessin de Riad Sattouf, Djilali trouve d’abord qu’il y a un encombrement (une surcharge), avec les couleurs qui « ne donnent pas envie de lire mais après en commençant à lire on finit par apprécier ». Il note la présence de deux registres de langue : familier et courant. Il relève aussi un côté littéraire, social, politique, psychologique ; certains gestes de tendresse ont un impact fort sur l’enfant.

Lorsqu’on demande à Djilali ce qu’il pense de la première représentation de Riad à l’âge de 2 ans, il répond que l’enfant est « moche » en raison de sa « bouche de téteur ». À propos de l’emploi de la couleur, il y voit un « paradoxe », car, selon lui, le bleu représente soit la nuit, soit le passé (la nostalgie). Enfin, en ce qui concerne la stratégie narrative-discursive du roman graphique, il relève que les commentaires en marge du dessin préparent le lecteur à recevoir la suite du texte dans « une sorte de narration ».

Benjamin, Reims, 12-04-2022

À partir du questionnaire initial, nous avons choisi de nous entretenir avec Benjamin parce qu’il avait noté ses origines franco-allemandes, en pensant que cette mixité culturelle au sein de sa famille pourrait entrer en résonnance avec celle que dépeint Riad Sattouf dans son roman graphique. Nous avons aussi noté que sa lecture différait de notre lecture modèle : il y replaçait en effet la planche qui représente des voyageurs embarquant sur un vol de la compagnie Syrian Air dans le contexte de la guerre en Syrie (commencée en 2015).

Au début de l’entretien, Benjamin semble désemparé par les questions très générales et ouvertes que nous posons sur la thématique des migrations. Il apparaît qu’il n’a pas pu saisir à quel point cette thématique était au coeur des planches qui lui ont été proposées et qui lui semblent encore extrêmement confuses.

Dans un premier temps, nous abordons la thématique de la migration à l’aide de planches dont il ne connaît pas le contexte. Il ignore que le père de Riad Sattouf décide d’émigrer en Syrie avec sa famille pour des raisons professionnelles et que la période relatée dans l’album s’étend de 1978 à 1984. C’est la raison pour laquelle il croit, à propos des nouvelles planches, que les voyageurs souhaitent quitter la Syrie et rejoindre l’Europe pour fuir la guerre.

Puis nous lui résumons le livre : « L’album L’Arabe du futur, Tome 1, Une jeunesse au Moyen-Orient (1978-1984) a été publiée par Riad Sattouf en 2014. Celui-ci y raconte son histoire, celle d’un enfant blond et de sa famille mixte vivant successivement en France, en Libye et en Syrie. » Cette brève explication du contexte remet en question la lecture que le répondant a faite. Afin de relancer la discussion, nous reprenons la lecture des planches, afin que Benjamin puisse mieux en apprécier la portée.

 

Concernant l’usage des langues arabe et française, Benjamin ne sait pas expliquer la stratégie narrative de Riad Sattouf, qui consiste à omettre volontairement de traduire la langue arabe. Dans les extraits proposés, celle-ci demeure énigmatique pour l’enfant en bas âge, et le public français non arabophone est de ce fait placé dans la même situation que l’enfant. À l’arrivée à l’aéroport, cette confrontation avec une langue étrangère est d’autant plus anxiogène qu’elle est liée à l’inquiétude du père, qui transparaît par une sudation inopinée, lorsque la police des frontières vient s’interposer pour bloquer l’entrée en Syrie.

Même si Benjamin revient sur ses origines franco-allemandes (arrière-grands-parents maternels allemands, grands-parents nés en Allemagne et immigrés en France), il affirme ne rien avoir conservé de ses origines, ni dans ses habitudes culturelles (par exemple, en matière d’alimentation), ni dans des souvenirs familiaux (un récit de diaspora, par exemple). Après une heure d’entretien, non sans une certaine hésitation, Benjamin évoque cependant un autre type de mixité culturelle : de famille de culture catholique, il a connu la conversion à l’islam de ses proches (il y a plusieurs années, la fratrie de ses grands-parents maternels et, plus récemment, son cousin qui habite le Maroc). Il a pu, à cette occasion, découvrir une autre culture, d’abord via la cuisine marocaine. Selon lui, le personnage de Riad enfant est certes tiraillé entre deux cultures, mais ne se rend pas bien compte de ce qui lui arrive. Benjamin, quant à lui, ne voit que des avantages à la situation de mixité culturelle qu’il vit dans sa propre famille. Il comprend très bien la portée symbolique de la nourriture, comme représentative d’une appartenance culturelle, mais aussi, celle du partage du repas, qu’il replace dans une perspective interculturelle : le fait de partager un « vrai couscous », préparé par une personne d’origine marocaine, est une manière pour lui de vivre avec bonheur la mixité culturelle.

À propos de la stratégie narrativo-discursive du roman graphique, si Benjamin a apprécié le dessin (c’est du reste une raison qui a fait qu’il a accepté de participer à la seconde partie de l’enquête), il a été un peu désorienté par le mode de narration.

Le mode d’entretien, s’appuyant sur un court extrait du roman graphique, et qui de surcroît ne donne aucun élément de contexte permettant d’inférer les motifs pour lesquels les personnages migrent, s’avère lui aussi fortement désorientant pour ce répondant. Une fois précisées les raisons économiques et idéologiques qui poussent la famille Sattouf à voyager entre la France, la Libye et la Syrie, demeure la perception d’une déstabilisation liée à la stratégie narrative elle-même, qui chez Benjamin fait écho à sa propre situation de personne vivant dans une famille où la mixité culturelle est présente. De fait, il n’a aucune peine à s’identifier à l’enfant, dans le sens où lui-même a vécu ces moments de découverte d’autres cultures par des voyages à l’extérieur du territoire français (en Angleterre, en Espagne), durant lesquels il a pu observer à quel point chaque situation de rencontre avec une autre culture était singulière. Il précise qu’il serait même abusif de parler d’une culture unique à propos de l’Espagne, tant les visites de différentes villes lui ont montré les disparités qui pouvaient exister d’un espace géographique à l’autre.

À propos de l’autoportrait de l’enfant âgé de deux ans, Benjamin aime beaucoup la simplicité du trait, qui présente l’intérêt d’attirer le regard sur certains détails. Les commentaires insérés directement dans l’image à l’aide d’une flèche lui ont fait penser à la manière dont les jeunes gens d’aujourd’hui font des selfies qu’ils commentent en entourant certains détails de l’image ou en y ajoutant des flèches et des remarques.

Concernant ses goûts et pratiques en arts visuels, Benjamin a découvert la bande dessinée au travers de Tintin qu’il apprécie aujourd’hui encore. Il retrouve la simplicité du graphisme de Hergé dans celui de Riad Sattouf. Intéressé par plusieurs arts visuels, il pratique lui-même le dessin et la peinture, notamment la gouache et l’acrylique. Sa peintre préférée est Frida Kahlo, dont il aime l’usage des couleurs. C’est du reste ce qui l’a interpellé dans l’oeuvre de Riad Sattouf, qui utilise les couleurs de manière non réaliste, ce qui, selon lui, ajoute une atmosphère « intrigante » à l’univers représenté.

Nathalie, Reims, 13-04-2022

Nathalie est Mexicaine, comme ses parents et ses grands-parents. Elle poursuit une licence d’arts du spectacle à l’université de Reims Champagne-Ardenne depuis deux ans. C’est sa situation d’immigrée en France, notamment la manière dont elle pouvait orienter sa lecture, qui nous a interrogés. De fait, notre entretien a révélé qu’elle considérait les migrations dans leur pluralité, non seulement pour des raisons géographiques, politiques ou économiques, mais aussi pour trouver des « opportunités » en matière de formation, ce qui renvoie à sa propre situation d’étudiante.

Pour elle, les phénomènes de migration peuvent être d’une grande diversité et conduire à des situations très contrastées. Enumérant les avantages que la migration lui apporte en termes de formation et d’avenir professionnel, elle prend néanmoins aussi toute la mesure des difficultés que cela induit sur les plans matériel et psychologique : « J’ai toujours pensé que c’était une bonne idée de partir du Mexique, mais, lorsque je me suis retrouvée en France, je me suis rendu compte que c’était une décision difficile à assumer ». Selon elle, les motivations du père de Riad sont assez proches des motifs qui l’ont poussée elle à venir en France. Cependant, « en allant d’un pays à un autre, on rencontre toujours un choc culturel. On peut le voir de manière négative, mais aussi positive ».

Forte de son expérience de migrante et de sa capacité à analyser la complexité des situations, Nathalie, contrairement aux autres lecteurs interrogés, n’interprète pas de manière anachronique le départ de la famille Sattouf comme lié à la guerre en Syrie. La description de l’arrivée de la famille Sattouf à l’aéroport de Damas lui laisse penser que l’épisode est situé avant la guerre (la visite de la famille s’opère en dehors des tensions visibles dans un pays en état de guerre).

Ayant déjà voyagé de nombreuses fois en dehors du territoire mexicain, soit aux États-Unis, soit en Europe (Allemagne, Belgique, Italie, Suisse), elle cerne aisément les difficultés administratives que la famille Sattouf rencontre à l’entrée en Syrie. Quand nous lui demandons si ces difficultés peuvent être liées à une demande de pots-de-vin, elle répond qu’elle a déjà entendu parler des systèmes consistant à soudoyer certains policiers véreux qui gardent la frontière américano-mexicaine. Si elle ne connaît pas les mots de « pot-de-vin » ou de « bakchich », elle a bien compris que la police des frontières syrienne ralentissait l’entrée de la famille Sattouf pour en tirer abusivement un profit pécunier.

Sa première représentation iconique de la migration se trouve dans un film visionné en streaming sur YouTube, alors qu’elle n’avait que huit ans : il s’agissait d’un film muet racontant l’histoire d’une petite fille, qui, en raison de la guerre, devait quitter son pays (qui n’était pas le Mexique). Elle a été marquée par ce film, car la vie quotidienne de la petite fille changeait du tout au tout, de manière abrupte. Au-delà de la différence géographique entre le Mexique et le pays représenté, la répondante s’était identifiée au personnage qui lui ressemblait par son âge et son genre.

Concernant la dimension narrativo-discursive du roman graphique, elle identifie la stratégie qui consiste à faire adopter au lecteur non seulement le point de vue mais aussi, dit-elle, « le point d’écoute » de l’enfant. Le petit Riad ne comprenant pas la langue arabe, les lecteurs français, qui généralement ne la comprennent pas non plus, se trouvent selon elle dans la même situation d’incompréhension. Pour autant, l’appel à la prière, qui aurait pu être mentionné en arabe, est quant à lui traduit en français (« Dieu est grand »). Nathalie explique cette différence de traitement par le fait que l’expression « Allah akbar » serait trop connotée aujourd’hui pour un public français, à la suite des attentats terroristes.

À propos de la dimension interculturelle, il est possible, selon Nathalie, de découvrir différentes cultures aussi bien via les dispositifs médiatiques que sont les réseaux sociaux numériques, qu’en présence, par le partage, et dans le respect des traditions d’autrui. Si la consommation des makdouss est l’occasion pour le père de Riad de faire découvrir à son fils la culture syrienne, Nathalie fait aussi l’hypothèse de l’émergence d’un conflit, sinon de tensions à l’intérieur du couple mixte. En effet, le dégoût de la mère pour cette nourriture contraste fortement avec la jubilation du père. Elle perçoit le conflit conjugal en germe dans cette planche, et qui ne cessera de se développer tout au long des différents tomes du roman graphique. Selon elle, la mixité culturelle des parents peut entraver la capacité de l’enfant à s’insérer socialement : « Comment l’enfant pourra-t-il s’intégrer dans la société française, s’il est élevé dans la tradition syrienne ? » Nous notons aussi que Nathalie a un regard plus attentif à la réaction de la mère ainsi qu’à l’éducation de l’enfant que ne l’adopte habituellement un lecteur de genre masculin. Lorsque nous lui suggérons que la fierté du père de voir son fils aimer les makdouss participe d’un modèle patriarcal, elle récuse cette idée.

En ce qui concerne ses goûts et pratiques culturelles, Nathalie n’est pas du tout « fan » de bande dessinée. Si elle se souvient d’une BD qui l’a marquée (publiée par l’éditeur de comics américains Archie), ses goûts sont plutôt portés vers le cinéma ou les séries télévisées. Dans cette perspective, Grease (Randal Kleiser, 1978) est son film préféré (car elle l’a vu plusieurs fois). Elle aime aussi visionner des séries en streaming, par exemple My Name, série coréenne diffusée sur Netflix. Elle est enfin ouverte à d’autres arts visuels, notamment au théâtre, qui est un élément important de ses études.

Concernant son appréciation du graphisme de L’Arabe du futur, elle considère la simplicité du trait ainsi que l’utilisation d’à-plats monochromes comme des éléments qui contribuent à l’efficacité de l’expression. À propos de la première vignette de l’album, elle s’appuie sur son expérience des réseaux sociaux pour commenter la stratégie de Riad Sattouf consistant à utiliser des mentions manuscrites et des flèches pour faire son autoportrait : cette manière de commenter les selfies est, dit-elle, couramment utilisée sur Snapchat, WhatsApp, etc. L’emprunt formel peut rendre l’enfant sympathique aux yeux des lecteurs des jeunes générations, qui sont plus habitués à ce genre d’autoreprésentation.

Marion, Reims, 26-04-2022

Dans le cadre du questionnaire initiale, Marion a attiré notre attention, car elle était la seule parmi les étudiants à avoir émis des hypothèses de lecture concernant les rapports filiaux des personnages, non seulement du petit Riad à son père (au 1er plan), mais aussi de son frère à sa mère (au second plan).

Au début de la conversation, Marion est relativement circonspecte. À propos des divers motifs de migrations, elle explique que l’on peut migrer pour plusieurs raisons, géopolitiques ou économiques, et que ces migrations peuvent avoir des effets positifs comme négatifs. Au sujet des difficultés que rencontre la famille Sattouf à l’arrivée à l’aéroport de Damas, elle peine à comprendre la situation. Au vu de ses propres voyages à l’intérieur d’une Europe où il est aisé de se déplacer, elle a du mal à appréhender les problèmes auxquels certaines personnes se trouvent confrontées au passage des frontières.

Concernant les représentations iconiques des migrations auxquelles elle a été confrontée auparavant, elle se rappelle confusément avoir vu dans « ses années collège ou lycée » des images télévisuelles de migrants embarqués sur des bateaux, mais ne se souvient pas d’une image qui l’aurait véritablement marquée. À ce moment précis, l’entretien semble tourner court. Cependant, la conversation change nettement, dès lors que nous évoquons ses pratiques culturelles : Marion dessine beaucoup, peint, fait de la photographie, voire des montages et, dans ses habitudes de lecture, est véritablement passionnée de bande dessinée, qu’elle lit presque à l’exclusion de tout autre type de littérature. Elle aime beaucoup la BD, car selon elle, celle-ci est facile d’accès, n’oblige pas à mobiliser sa mémoire de façon trop pesante, et permet une grande liberté dans la lecture (« car elle facilite le retour sur les éléments qu’on a déjà lus, contrairement au cinéma qui impose au spectateur le déroulement du film »). Elle est notamment passionnée de la série Blast de Manu Larcenet (Dargaud, 2009), dont elle fait longuement l’éloge.

L’évocation des pratiques culturelles de Marion fonctionne chez elle comme un déclencheur d’émotion et de souvenirs, qui nous permettent de revenir sur ses représentations des migrations, à propos desquelles elle était restée muette au début de l’entretien. Elle évoque alors une bande dessinée qu’elle a lue récemment à la bibliothèque universitaire de Reims un magazine qui relatait la vie d’un adulte dans un pays d’Afrique : celui-ci décidait de sauver des oeuvres d’art menacées de destruction par des terroristes en les amenant en France. Marion fait ensuite le rapprochement avec l’ouvrage de Riad Sattouf. Elle est finalement la seule parmi les étudiants interrogés en France à identifier, à l’intérieur du moyen d’expression littéraire qu’est la bande dessinée, le sous-genre que constitue le roman graphique. Il s’agit d’un moyen qu’elle juge intéressant pour évoquer les phénomènes migratoires « sans tomber dans le stéréotype, en racontant des parcours de vie personnelle, aucun n’étant complètement assimilable à un autre ».

Restée dans un premier temps relativement secrète quant à son propre imaginaire concernant les diasporas, elle accepte en fin d’entretien de nous parler un peu de son univers familial. Sa discrétion et, d’une certaine manière, la neutralité qu’elle tente d’adopter afin de ne pas porter de jugement sur les parcours des personnages du roman graphique lui viennent probablement d’une tradition familiale, qui refuse les affirmations identitaires. Ainsi évoque-t-elle de manière feutrée une histoire marquée par les diasporas : son grand-père paternel émigré d’Espagne sous Franco, ses grands-parents maternels ayant dû fuir Alger à la fin de la guerre d’Algérie, Marion a incorporé la complexité et la diversité des situations qui poussent à migrer. À propos des représentations iconiques de la migration, elle finit par livrer un souvenir familial, une photographie d’Alger posée symboliquement sur la cheminée de sa grand-mère, qui représente le rapport complexe qu’elle peut avoir avec son histoire familiale diasporique. En définitive, c’est peut-être cette lectrice qui, en France, a le plus adopté le regard à la fois distancié et neutre de l’enfant Riad sur ce que des adultes pourraient considérer comme des affres de l’existence et qui, du point de vue de l’enfant relèvent d’une tout autre complexité. Faut-il avoir soi-même, ou par le truchement de sa famille, vécu ce type de situation pour éprouver une forme de compassion, ou tout du moins de compréhension par rapport au vécu de l’enfant ? Faut-il avoir pratiqué plusieurs arts visuels pour apprécier le récit graphique de Riad Sattouf ?

Discussion des résultats

D’un point de vue méthodologique, nous proposons de maintenir deux pôles d’analyse suscep-tibles d’entrer en dialogue : d’une part, la co-construction d’une lecture modèle fondée sur des expertises croisées aussi bien des genres d’images, des types de médias et des diverses compétences culturelles mobilisées ; d’autre part, une méthode d’enquête en entonnoir, qui, à partir de publics différenciés à larges traits, affine son regard à l’aide d’entretiens destinés à approfondir la complexité de la construction identitaire des individus et la relation à l’interprétation d’images, qui évoquent elles-mêmes les circulations interculturelles.

Divers par leur âge, leur genre, les cultures multiples qui les ont nourris, divers enfin par leur propre vécu, les publics estudiantins que nous avons interrogés en Algérie et en France le sont aussi par leur situation géopolitique. Ainsi, dans le rapport qu’entretiennent les répondants à la migration, les étudiants en France, exception faite de Nathalie, semblent moins touchés et moins informés sur la complexité des phénomènes migratoires que les étudiants algériens plus concernés en raison des Harraga[11]. Aussi, dans leur rapport au roman graphique de Riad Sattouf, les étudiants algériens ont une lecture politisée, là où en France la dimension esthétique prédomine, notamment en raison du fait que les étudiants sont inscrits dans une formation artistique.

Si les répondants ont interprété le roman graphique au prisme de leur genre, âge, culture, histoire personnelle et contexte géopolitique de référence, selon un processus somme toute bien connu, il est néanmoins important d’en tirer les conséquences d’un point de vue pédagogique. Puisqu’aucun lecteur ne peut complètement occulter la situation de terrain dans laquelle il se trouve au moment où il interprète une oeuvre, ne serait-il pas souhaitable de faire émerger la diversité des points de vue sur l’oeuvre, d’en organiser la confrontation, dans le cadre de débats notamment, au lieu de les faire taire au profit d’une conception immanentiste du texte ?

Par ailleurs, d’un point de vue épistémologique et méthodologique, la lecture-modèle que nous avons pu construire de manière savante avant les enquêtes de terrain s’est fréquemment heurtée à la complexité des individus que nous interrogions, ce qui nous incite plus que jamais à privilégier les enquêtes qualitatives à partir de questionnaires et d’entretiens ouverts. C’est la raison pour laquelle nous avons été conduits à abandonner la présentation de différentes lectures sous formes de tableaux comparatifs pour privilégier ce que, faute de mieux, nous appelons des sociogrammes, qui ont pour objectifs de décrire le mieux possible le rapport entre la complexité des individus et leurs interprétations empiriques singulières. À cet égard, notre démarche d’entretien, notamment avec Benjamin ou Marion, parce qu’elle a permis de faire émerger des regards singuliers et complexes sur le roman graphique de Riad Sattouf, plaide en faveur des enquêtes de terrain qui laissent toute leur place aux lectures empiriques. Faut-il pour autant abandonner toute modélisation de lecture ? Notre recherche plaide plutôt pour une démarche qui conjugue sémio-pragmatique et sémiotique de terrain. La sémiologie pragmatique peut en effet proposer en amont de l’enquête de terrain un modèle heuristique d’analyse auquel les lectures empiriques pourront être confrontées.

Conclusion

Nous sommes en définitive favorables à une méthode d’enquête et de restitution qui permet les allers-retours entre lecture-modèle et lecture empirique. En matière d’analyse et de restitution des données, il s’agit de croiser les approches bottom-up et top-down : de la lecture modèle aux lectures empiriques, la description par entrées selon différents axes de lecture facilite la compréhension des phénomènes transversaux à toutes les lectures, ainsi que la comparaison des interprétations de différents lectorats ; du terrain au modèle heuristique, la description sous forme de sociogramme de lectures singulières permet de manière rétroactive d’interroger le précédent modèle d’analyse et d’appréhender, non plus des lectorats construits a priori, mais des approches surprenantes, qui peuvent révéler des impensés de la lecture-modèle. Bien conscients des limites de cette approche sémio-pragmatique qui ne rompt pas complètement, comme le suggère Roger Odin lui-même, avec une forme de cognitivisme « universaliste[12] », nous plaidons néanmoins en sa faveur en raison des avancées didactiques qu’elle laisse espérer, au regard du modèle structuraliste immanentiste encore largement répandu dans les études littéraires de part et d’autre de la Méditerranée.

Réemployée en contexte pédagogique, cette méthodologie consistant à confronter les lectures permettrait-elle, non seulement aux apprenants, mais aussi aux enseignants, de prendre de la distance par rapport à leurs propres expériences de lecteurs et, par là même, de mieux appréhender les processus de production de sens en jeu dans l’interprétation ? Des enquêtes de terrain sur les apprentissages en sémiotique, telles que celles proposées dans le cadre du colloque « Sémiotique de terrain » (1-2 décembre 2022, université Paris 8), permettront peut-être de confirmer sur le plan pédagogique les présents résultats en matière didactique.