Comment la construction du sens à partir des productions culturelles (textes, images, films, plateformes…) est-elle enseignée ? Si la sémiotique est intégrée dans les formations universitaires en sciences humaines et sociales, son introduction à l’école primaire et secondaire s’est faite non pas sous la forme d’une discipline à part entière, mais sous l’impulsion des programmes d’éducation artistique et culturelle (éducation à l’image, au cinéma, à l’audiovisuel) et plus récemment d’éducation aux médias et à l’information. L’acquisition d’une culture sémiotique favorisant la compréhension des messages médiatiques et informationnels est souvent présentée comme un élément central de l’apprentissage de la citoyenneté. En contexte pédagogique, cet enseignement reste pourtant la plupart du temps centré sur l’apprentissage d’une « grammaire » de décodage des signes, visant à mettre à jour les stratégies encodées dans les productions culturelles et médiatiques (Jacquinot, 1985). Cette approche tend à restreindre la sémiotique à un ensemble d’outils heuristiques et de ressources méthodologiques permettant de « pister » le sens, de révéler une vérité cachée, à partir d’un travail de dévoilement des stratégies communicationnelles et des enjeux de pouvoir enfouis dans les signes encodés. Cette conception instrumentale se retrouve dans l’importance prise par les démarches de « décryptage » et de « décodage » de l’information qui proposent de lutter contre l’adhésion des jeunes aux fake news par le biais d’outils de fact-checking – un mode de traitement journalistique consistant à vérifier la justesse des affirmations issues du débat public (Bigot, 2019). Les questions de cadrage, de focalisation, de retouche de l’image et la manière dont ces choix influent sur la construction du sens constituent souvent un point de départ pour l’enseignement de la sémiotique ; ces outils de la pensée permettent de mieux percevoir les contraintes posées à l’interprétation et, partant, peuvent aider les apprenants à affûter leur regard, leur esprit critique ainsi qu’à mieux verbaliser les enjeux communicationnels qui structurent les productions médiatiques et informationnelles. Ils mettent cependant davantage l’accent sur la manière dont les messages sont encodés, insistant sur les intentions parfois manipulatrices des concepteurs, au détriment d’une réflexion sur l’activité interprétative des sujets récepteurs. Or, la sémiose, on le sait, dépend de multiples facteurs : elle est au croisement de la perception des signes tels qu’ils sont disposés stratégiquement sur un support et des lectures qu’en fait le sujet qui construit le sens en fonction d’un contexte singulier de réception, de modes spécifiques de raisonnement, de savoirs culturels et d’habitudes de pensée développées au cours de multiples processus de socialisation primaire et secondaire (Tréhondart, Saemmer, Coquelin, 2022). En fonction de ses filtres interprétatifs, chacun portera un regard plus ou moins ému ou distancié sur une production particulière. En choisissant la focale de l’enseignement, ce dossier de R2LMM porte son attention sur des expérimentations pédagogiques en sémiotique qui déplacent les approches structuralistes vers des approches éclectiques, plaidant pour des démarches d’interprétation située et favorisant la mise en discussion et la confrontation d’hypothèses interprétatives sur le terrain. Cette prise en compte du sujet empirique dans l’enseignement de la sémiotique s’inscrit dans une tradition pragmatique qui cherche à rendre compte d’une sémiose en acte, de la manière dont le texte s’actualise en divers contextes (Odin, 2011 ; Darras, 2006), et dont le sujet conçoit, perçoit et interprète les signes à travers ses propres prismes interprétatifs et dispositions d’agir. Étant nous-mêmes engagées sur différents terrains pédagogiques dans l’expérimentation d’une telle approche éclectique de la sémiotique, et par ailleurs convaincues de la place centrale du sujet empirique dans son enseignement, nous proposons d’illustrer l’introduction de ce dossier par un exemple tiré de l’une de nos études de cas auprès d’étudiants de …
Parties annexes
Bibliographie
- Appiotti, S. et Müller, S. (2023). Manipuler et co-interpréter les images choc. Semen, dossier « L’interprétation des images chocs : signes, filtres, idéologies », (53).
- Baetens, J. et Sánchez-Mesa Martín, D. (2015). Literature in the Expanded Field: Intermediality at the Crossroads of Literary Theory and Comparative Literature. Dans Interfaces; (36), 289-304.
- Bezemer, J. et Kress, G. (2015). Multimodality, Learning and Communication. A Social Semiotic Frame. London : Routledge, 2015.
- Bigot, L (2019). Fast-Checking vs Fake News. Vérifier pour mieux informer. Paris : INA Éditions.
- Bolter, J. D. et Grusin, R. A. (1999). Remediation: Understanding New Media. Cambridge.
- Darras, B. (2020). Éducation à l’image, critique de l’artification et approche sémiotique. Dans M. Cervulle et A. Saemmer (dir.), Regard et Communication. MEI, (49), 115-131.
- Freire, P. (2021 [1968]). La Pédagogie des opprimés. Marseille : Agone, coll. « Contre-feux », préface d’Irène Pereira, traduit du portugais par Élodie Dupau et Melenn Kerhoas.
- Haraway, D. (2007). Manifeste cyborg et autres essais. Sciences – Fictions –Féminismes. Exils éditeurs.
- Jacquinot, G. (1985). L’école devant les écrans. ESF Éditeur.
- Odin, R. (2011). Les Espaces de communication. PUG.
- Peirce, C. S. (1979). Écrits sur le signe. Le Seuil (G. Deledalle, trad.).
- Saemmer, A. et Tréhondart, N. (avec Coquelin, L.) (2022). Sur quoi se fondent nos interprétations ? Introduction à la sémiotique sociale appliquée aux images d’actualité, séries télé et sites web de média. Presses de l’Enssib.
- Tréhondart, N. (2022). Sémiotique sociale et formation à l’esprit critique. Dans V. Julliard et A. Saemmer (dir.), Langage et pouvoir : approches critiques de l’interprétation, Communication & Langages, (212), 77-94.