Corps de l’article

1. Mise en contexte

Composée de professeurs de didactique et de pédagogie de l’Université de Montréal et de la TÉLUQ, notre équipe de recherche a entrepris une collecte de données, en septembre 2020, dans le cadre d’une étude axée sur la formation à distance en Histoire du Québec et du Canada (HQC). Cette enquête vise à identifier, à caractériser et à perfectionner des approches et des dispositifs qui favorisent la persévérance et la réussite dans le cours d’HQC de quatrième secondaire dans les cours à distance. La crise sanitaire et les bouleversements qu’elle a entraînés dans le système scolaire ont bousculé nos projets, alors que la presque totalité des élèves du Québec s’est retrouvée en situation de formation à distance, à un moment ou un autre de l’année scolaire 2020-2021. Cet article présente les résultats de la recherche qui portent sur la réussite des élèves, c’est-à-dire sur les apprentissages en histoire réalisés par ceux-ci. Nous nous sommes intéressés à cet enjeu au moyen d’analyses des productions réalisées par les élèves dans le cadre du cours.

Bien que notre recherche ait été initiée dans un contexte de formation à distance, cet article ne porte pas sur cette caractéristique de nos travaux. Nous concentrons plutôt notre attention sur le dispositif didactique créé pour le cours qui, comme nous l’expliquons plus loin, s’inscrit tout à fait dans la lignée des programmes, des cadres d’évaluation ainsi que des tâches qui sont fréquemment proposées aux élèves en HQC de quatrième secondaire. En ce sens, nous réfléchissons ici aux textes produits par des élèves en réponse à des questions typiques du cours HQC. Des travaux subséquents permettront de tisser plus de liens entre ces productions et le contexte d’enseignement.

Le dispositif didactique utilisé par les enseignants dans le cadre de ce projet pilote lancé par le ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur (MEES) est un cours élaboré par le service national du RÉCIT du domaine de l’univers social (RÉCITUS). Cette initiative, lancée dans la foulée de la mise en application du Plan d’action numérique en éducation, permettait la mise sur pied de projets pilotes de formation à distance (FAD) au secteur de la formation générale des jeunes dans tous les domaines d’apprentissage.

Non seulement le déploiement à cette échelle de la FAD au secteur des jeunes représente une nouveauté au Québec, mais l’expérimentation de ce programme est aussi l’occasion d’observer et d’analyser des travaux d’élèves produits dans un contexte authentique, c’est-à-dire que les données ont été produites dans le cadre d’un cours régulier, et non aux fins d’une recherche. Qui plus est, le cours produit par le RÉCITUS a été approuvé par le MEES et son format se colle aux exigences du cadre d’évaluation des apprentissages (MEES, s.d.). Considérant notre préoccupation pour la réussite des élèves, et donc pour les apprentissages réalisés en HQC, la question générale qui retient notre attention est la suivante : quelle est la teneur des apprentissages en HQC générés par les directives ministérielles et le cours fondé sur celles-ci?

2. Cadre de référence

Cette section présente les concepts au coeur de l’enquête. Nous mettons d’abord en contexte les principales orientations du programme de formation en HQC, puis les définitions opérationnelles de la littératie historique, de même que les deux cadres théoriques associés à ce concept sur lesquels s’appuie l’analyse des productions des élèves. La section se conclut par une précision de notre question de recherche.

2.1. Le programme de formation

Adopté en 2017 par le MEES, le programme d’HQC faisant l’objet de la FAD de ce projet pilote divise l’enseignement-apprentissage de l’histoire du Québec et du Canada en huit périodes historiques, soit quatre en troisième secondaire (des origines à 1840) et quatre en quatrième secondaire (de 1840 à nos jours). Les élèves doivent développer deux compétences qui organisent le travail et les angles d’analyse de ces périodes historiques : 1) caractériser une période de l’histoire du Québec et du Canada; et 2) interpréter une réalité sociale. Selon le programme, « [c]aractériser une période de l’histoire du Québec et du Canada, c’est en déterminer les éléments distinctifs, les lier et les décrire. […] Interpréter une réalité sociale, c’est lui donner un sens et l’expliquer. Une réalité sociale intègre l’ensemble des aspects culturel, économique, politique, social et territorial » (MEES, 2017, p. 10, 13). L’exercice des deux compétences implique le recours aux sources historiques, pour établir les faits historiques et la chronologie, pour considérer les éléments géographiques ou pour cerner l’objet d’interprétation, analyser la réalité sociale et assurer la validité de son interprétation (MEES, 2017).

Pour évaluer le développement des compétences, le programme propose quatre critères, détaillés dans le Cadre d’évaluation des apprentissages (MEES, s.d.). Les deux premiers critères, « maîtrise des connaissances » et « utilisation appropriée de connaissances », sont communs aux deux compétences. Le premier critère mesure l’acquisition des éléments de connaissance prescrits tandis que le deuxième évalue la réalisation de sept opérations intellectuelles liées à l’histoire[1]. Le critère « représentation cohérente d’une période de l’histoire du Québec et du Canada » sert à évaluer le développement global de la compétence 1, alors que le critère « rigueur de l’interprétation » vise la compétence 2. Dans le cadre de l’épreuve unique en HQC administrée à la fin de la quatrième secondaire, les questions associées aux deux derniers critères demandent à l’élève de produire une description ou une explication sous la forme d’un texte continu (Ministère de l'Éducation du Québec [MEQ], 2021).

Les tâches et évaluations intégrées au cours de FAD en HQC ont été conçues en fonction des prescriptions ministérielles et en préparation à l’épreuve unique en HQC. Compte tenu du fait que le cours a été initié et validé par les instances ministérielles[2], nous considérons qu’il constitue un dispositif didactique conforme aux visées et aux attentes du programme d’HQC[3].

2.2. La littératie historique

La littératie est définie comme « la capacité d’une personne, d’un milieu et d’une communauté à comprendre et à communiquer de l’information par le langage sur différents supports pour participer activement à la société dans différents contextes » (Lacelle et al., 2016). Cet ensemble de compétences forme la base du parcours scolaire et est au coeur des missions d’instruction, de socialisation et de qualification formulées par le Programme de formation de l’école québécoise (Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport, 2007).

Nokes (2013) définit la littératie historique comme l’habileté à interpréter et à créer de façon appropriée des textes et des ressources propres à la discipline historique en utilisant des méthodes reconnues par la communauté des historiens[4]. En contexte scolaire, l’auteur insiste sur des compétences à développer chez les élèves : la recherche et l’évaluation de preuves historiques provenant de sources multiples, la prise de décisions réfléchies, la résolution de problèmes à l’aide de récits historiques ou l’argumentation d’interprétations du passé. Martel (2018) propose d’insister sur quatre objectifs pour le développement des compétences de recherche et de littératie en histoire : la démarche d’enquête, les étapes de la recherche, l’étude méthodique et critique des documents, et la lecture de documents variés.

Lee (2011) insiste pour sa part sur l’importance de ne pas transformer l’apprentissage de l’histoire en l’acquisition d’habiletés mécaniques. Pour lui, trois conditions déterminent l’atteinte d’un niveau minimum de littératie historique. D’abord, il faut comprendre la discipline historique comme une forme de rapport au savoir qui implique un appareillage conceptuel portant sur la façon de construire le savoir et de le remettre en question. Ensuite, il faut un ensemble de dispositions pour problématiser, argumenter et remettre en question nos présuppositions, le tout avec une attitude de respect envers les preuves historiques. Enfin, il faut s’orienter dans le temps, dans différentes échelles temporelles, à l’aide d’un ensemble cohérent de connaissances. L’organisation de ces connaissances à l’aide de l’appareillage conceptuel de l’histoire permet leur transformation en un savoir utilisable (Lee, 2011, p. 56-57). Ces éléments correspondent en partie aux catégories d’intérêt de Coffin (2006). Cette dernière cherche à circonscrire le discours historique par une approche linguistique systémique fonctionnelle, qui étudie l’utilisation du langage dans un système. Pour ce faire, elle étudie le système et les circonstances d’utilisation – dans les textes historiques – des domaines de sens centraux à l’histoire : la causalité, le jugement et l’évaluation des évènements du passé ainsi que le temps.

La littératie historique repose sur le développement d’un ensemble de compétences de recherche, de problématisation et d’argumentation. Ces dernières nécessitent de plus l’habileté d’appréhender et de construire du sens avec plusieurs types de textes (écrit, visuel, sonore ou cinétique, dans un format imprimé ou numérique) (Martel, 2018; Nokes, 2013). Bien que la multimodalité soit associée à la littératie en général, elle prend un sens particulier en histoire où l’analyse critique de sources de nature variée impose au lecteur d’adapter son regard au type de source et de distinguer les sources primaires et secondaires (Nokes, 2013). Produites (volontairement ou non) par les acteurs ou témoins du phénomène sur lequel le chercheur mène l’enquête, les sources primaires sont contemporaines de l’époque étudiée, tandis que les sources secondaires sont produites après les faits, souvent à des fins d’interprétation (Nokes, 2013).

Dans le cadre du cours d’histoire qui nous intéresse, les élèves doivent caractériser une période de l’histoire du Québec et du Canada ou interpréter une réalité sociale dans des tâches conçues à partir des compétences au programme (MEES, 2017). Cela sous-tend en retour à des compétences de littératie historique qui, elles-mêmes, impliquent une compréhension du temps, le développement d’un appareillage conceptuel associé à l’histoire (comme la causalité et le changement) et l’argumentation d’interprétations et de perspectives historiques, tout cela à partir de documents variés. D’autres chercheurs ont déjà examiné des productions d’élèves réalisées dans le cadre de l’épreuve unique à l’époque du cours d’Histoire et éducation à la citoyenneté (qui a précédé HQC) pour constater que ces derniers éprouvaient une difficulté particulière à interpréter les documents iconographiques (Duquette et al., 2018). Cette recherche, qui pose une base intéressante pour réfléchir aux questions qui nous préoccupent, faisait reposer son analyse sur la note obtenue par les élèves en fonction des critères de correction du ministère de l’Éducation à l’épreuve unique. Or, nous avons souhaité observer les productions d’élèves dans une perspective plus large. Pour le faire, nous avons employé des modèles servant à caractériser la littératie historique chez les élèves à la fois du point de vue de la réception que de la production.

2.3. Des modèles pour caractériser la littératie historique en développement chez les élèves

Deux ensembles d’habiletés se dégagent de ce que nous avons expliqué sur la littératie historique : les compétences liées à l’interprétation des documents en histoire (réception) et celles associées à la production de textes historiques, dans ce qu’ils ont de spécifique à l’écriture en histoire (production). Nous alimentons notre analyse de deux modèles qui offrent des éléments de réflexion pertinents pour caractériser les productions d’élèves en fonction de leur engagement avec les documents (Nokes, 2013) et des genres de textes historiques produits (Coffin, 2006).

2.3.1. Le modèle de Nokes (2013)

Le modèle de littératie historique de Nokes (2013) est adapté du modèle de littératie de Freebody et Luke (1990), dont il reprend les catégories générales en les précisant pour la littératie historique. Dans ce modèle, le lecteur (l’élève) est considéré comme actif et les différentes catégories de lecteur représentent des niveaux d’engagement et d’interaction avec les textes. L’intérêt de ces niveaux est qu’ils sont formulés comme des comportements attendus des lecteurs en fonction d’une intention de lecture (souvent, de répondre à une question ou, plus largement, de problématiser). Les comportements attendus peuvent être classés comme des rôles du lecteur ou comme des manifestations observables de l’utilisation des documents dans une production. Quatre niveaux forment le modèle de Nokes (2013) : 1) décoder; 2) comprendre; 3) utiliser; et 4) critiquer.

Lorsqu’il décode un document, un élève établit une relation entre les sons et les symboles (lettres) ou entre les symboles et leur représentation dans une image, par exemple. Il doit également décoder l’information associée à la discipline historique, comme les représentations du temps selon un système calendaire (av. J.-C., par exemple) ou les données contenues dans une carte géographique. L’action de décoder est nécessaire pour savoir lire et elle se rattache au niveau de base de la littératie en général. Dans ce niveau de littératie historique, un élève sait lire et former des mots et des phrases. Il sait aussi reconnaître le sens de codes particuliers à l’histoire, mais son niveau d’interaction avec le texte ne lui permet pas de le lire en fonction de l’intention de lecture, ce qui peut lui faire répondre à une question selon son sujet global sans tenir compte d’un angle d’interprétation particulier (Nokes, 2013).

Lorsqu’il comprend un document, un élève construit la signification du document en faisant des inférences liant les éléments textuels à des connaissances antérieures nécessaires dans le but d’expliquer les éléments implicites du texte ou de déduire des éléments futurs. À ce niveau de littératie historique, un élève peut résumer un passage ou présenter les idées principales d’un document. Il peut tenir compte d’une intention de lecture particulière et utiliser sa compréhension du document pour tisser des liens avec un thème déterminé. Toutefois, en raison de la différence entre les croyances, les normes ou les valeurs du passé et du présent, les élèves comprennent parfois avec difficulté le passé. Ils tendent donc à tirer des conclusions qui prennent davantage en compte leurs connaissances antérieures que leur analyse du document, surtout si l’information du document ne remet pas en cause ces connaissances (Nokes, 2013).

Lorsqu’il utilise un document, un élève tient compte de sa posture de lecteur, de son intention de lecture et de la différence entre le passé et le présent pour décrire et interpréter le document. À ce niveau de littératie historique, un élève peut effectuer la recherche, la sélection et l’utilisation de documents en fonction d’une intention de lecture, tout en étant conscient que d’autres intentions le mèneraient ailleurs. Il paraphrase ou cite le document comme une preuve de son interprétation et indique d’où provient l’information. Il utilise plusieurs documents pour construire son interprétation (Nokes, 2013).

Lorsqu’il critique un document, un élève s’interroge à propos de l’influence de son contexte de production sur le message que le document transmet, qu’il soit explicite ou non. À ce niveau de littératie historique, un élève évalue le document et son contenu pour en établir la pertinence, la précision et l’utilité. Il utilise les euristiques de l’histoire pour faire la lecture approfondie du document, l’indexer, le corroborer (ou le croiser) avec d’autres sources et le contextualiser (Nokes, 2013; Wineburg, 2001).

2.3.2. Le modèle de Coffin (2006)

Le modèle de Coffin (2006) classifie en trois genres les textes qui peuvent être produits par les élèves en histoire : 1) le genre narratif; 2) le genre explicatif; et 3) le genre argumentatif. Coffin (2006) note par ailleurs une progression dans ces genres, dans la mesure où le genre argumentatif s’appuie sur le genre explicatif et celui-ci sur le genre narratif. Elle observe cette progression dans les attentes par rapport au travail des genres de textes historiques dans le parcours scolaire en histoire en Australie, aux États-Unis et au Royaume-Uni. Elle note que le genre narratif est travaillé au primaire et au début du secondaire, que le genre explicatif l’est au milieu du secondaire et que le genre argumentatif constitue un objectif de la fin du secondaire.

Coffin (2006) analyse l’utilisation du langage dans les textes historiques selon l’objectif de production, la structure et le choix des mots ainsi que la spécificité de ces éléments dans la discipline historique. De cette analyse, elle tire neuf sous-genres.

2.3.2.1. Le genre narratif

Le genre narratif inclut les sous-genres du récit autobiographique, du récit biographique, la narration historique et l’interprétation historique. L’objectif de production de ce genre est de présenter le récit de faits et d’évènements clés à l’échelle d’une vie humaine ou d’une période historique. Le vocabulaire lié au temps – pour la chronologie, la division du temps en période historique ou la nominalisation d’évènements – est le principe organisateur du genre narratif. Dans les textes de ce genre, les participants sont spécifiques (un individu) dans les récits autobiographiques et biographiques, et abstraits (un groupe historique, une institution, etc.), dans les narrations et les interprétations historiques (Coffin, 2006). Nous ne décrivons pas en détail les sous-genres des récits autobiographique et biographique ici, puisque le programme HQC ne demande pas aux élèves de produire ce genre de texte qui serait centré sur la personne de l’élève (autobiographique) ou sur un personnage historique connu (biographique). Le tableau 1 (dans la section méthodologie) présente les caractéristiques de tous les genres et sous-genres de textes, incluant ces deux sous-genres, afin d’offrir au lecteur un aperçu global du modèle de Coffin (2006).

Le sous-genre de la narration historique implique le développement d’une capacité de généraliser en discutant de groupes plutôt que d’individus spécifiques et en regroupant des évènements pour former des périodes à la fois temporelles et thématiques. Avec une organisation du texte centrée sur le temps et le déroulement d’évènements, l’objectif de production de ce sous-genre est de faire le récit d’évènements signifiants du passé. Cela explique que les auteurs de manuels scolaires utilisent souvent ce sous-genre pour présenter tant les récits dominants que des récits, plus ou moins marginaux, exposant d’autres perspectives (Coffin, 2006). Dans la narration historique, un retour conclusif, qu’on retrouve dans les textes d’historiens, mais rarement dans les manuels scolaires, peut montrer (sans l’argumenter) la signifiance historique du ou des récits. La narration historique s’intéresse en général aux relations entre les peuples, ce qui s’exprime par la présentation de groupes plutôt que d’individus précis. La mise en scène d’acteurs historiques abstraits (comme l’État ou certains groupes sociaux) ainsi que d’éléments du contexte pour décrire le déroulement dans le temps donne lieu à l’utilisation d’un vocabulaire spécialisé. Dans un exemple de production d’élève sur la résistance aborigène en Australie, Coffin (2006) donne la liste suivante pour représenter un vocabulaire spécialisé : colon (settler), soldat (trooper), envahisseur (invader), résistance autochtone (Aboriginal resistance), etc. (p. 57). Bien que ces mots aient pour la plupart des définitions dans le dictionnaire, ils prennent un sens contextualisé (dans le temps et l’espace) précis dans une narration historique.

Le sous-genre de l’interprétation historique a le même objectif de production que la narration historique – le récit d’évènements signifiants du passé –, mais y ajoute la description des liens causaux entre les évènements de la séquence temporelle. Tout comme le temps, les liens de causalité (cause-conséquence) jouent le rôle de principe organisateur des textes. L’interprétation historique nécessite une part d’explication causale (monocausale) linéaire, limitée au cadre d’une ligne temporelle qui prédétermine quels évènements seront racontés (Coffin, 2006).

Bien qu’il ne fasse pas partie du cadre de référence de Coffin (2006), nous avons choisi d’ajouter à la causalité le concept du changement (et de la continuité). Deux raisons ont guidé ce choix. Premièrement, le programme porte une grande attention à la description et à l’analyse du changement par l’élève, à travers différents critères d’évaluation, principalement « rigueur de l’interprétation » (MEQ, 2021). Deuxièmement, le concept de changement, tout comme celui de cause, est catégorisé comme un concept procédural de l’histoire (ou un concept de deuxième ordre) par plusieurs auteurs (Lee, 2005; Shemilt, 1983; van Drie et van Boxtel, 2008). Les concepts procéduraux (preuve, cause, changement, récit, etc.) organisent l’interrogation et l’analyse du passé (Lee et al., 1998). Ils se distinguent des concepts substantifs (révolution, impérialisme, industrialisation, bourgeois, etc.) qui représentent la substance de l’histoire (van Drie et van Boxtel, 2008). L’interprétation du changement et de la continuité agit dans le sous-genre de l’interprétation historique comme principe organisateur du texte. Tout comme la causalité, le changement nécessite une part d’explication linéaire, limitée à la transformation ou au maintien d’un phénomène spécifique dans le temps.

2.3.2.2. Le genre explicatif

Le genre explicatif est orienté vers l’explication des causes et des conséquences. L’objectif de production de ce genre est d’expliquer les facteurs qui contribuent à ce que les choses se passent telles qu’elles se sont passées ou d’expliquer les conséquences d’une situation du passé. Même si la causalité est abordée dans le sous-genre de l’interprétation historique, Coffin (2006) précise qu’elle classe ce sous-genre dans le genre narratif parce qu’il a toujours la chronologie comme principe organisateur. Dans le genre explicatif, la causalité organise le texte et cela se remarque, entre autres, dans une structure qui place les différents facteurs ou les différentes conséquences en autant de paragraphes dans le corps du texte. Le vocabulaire est spécialisé : il inclut des marqueurs de relation pour ordonner les causes et les conséquences et des concepts abstraits (capitalisme, socialisme, etc.).

Plutôt que d’être situés dans le temps dans une chaîne de cause à effet à sens unique, les évènements et les structures et tendances sociales/politiques/économiques sont interprétés comme faisant partie d’un réseau complexe d’interactions causales simultanées qui s’influencent mutuellement

Coffin, 2006, p. 75[5]

Les facteurs ou les conséquences ne sont pas argumentés; ils sont présentés de façon plutôt objective et tendent à rendre implicite l’évaluation (ou l’absence d’évaluation) qui en est faite par l’auteur du texte (Coffin, 2006).

2.3.2.3. Le genre argumentatif

Le genre argumentatif inclut les sous-genres de l’argumentation, de la multiperspectivité et de la réfutation. L’objectif de production du genre argumentatif est de critiquer des interprétations du passé en argumentant leur validité, en discutant de plusieurs perspectives pour en arriver à une interprétation nuancée ou en remettant en question une interprétation existante. La principale différence entre le genre explicatif et le genre argumentatif est le niveau d’objectivité assumée de l’explication fournie. Dans le genre explicatif, les arguments sont présentés comme catégoriques et objectifs alors que dans le genre argumentatif, ils doivent être soutenus et validés par un processus d’évaluation argumenté et donc explicite dans le texte (Coffin, 2006). Selon notre analyse, le genre argumentatif n’est pas représenté dans les critères d’évaluation ni dans les compétences du programme HQC. Nous n’avons pas non plus rencontré de tâche ni de production qui pourraient être associées à ce genre.

2.4. Synthèse du cadre de référence

Dans le contexte du cours de FAD en histoire de quatrième secondaire, les élèves ont produit des textes de différents types. Caractériser et analyser les productions des élèves aurait pu prendre diverses formes, dont celle de la réponse aux attentes ministérielles formulées sous la forme de critères d’évaluation pour l’épreuve unique (MEQ, 2021). Nous avons néanmoins choisi de les analyser en fonction des modèles de Nokes (2013) et de Coffin (2006) afin de situer notre démarche dans une perspective plus large de développement de la littératie historique. Ce choix comporte deux avantages. D’abord, il permet de situer les attentes ministérielles dans ce cadre plus large. Ensuite, il permet de réfléchir à deux ensembles de compétences en littératie historique : les compétences liées à l’analyse des documents et celles associées à la production de textes historiques. Ainsi, les apprentissages disciplinaires des élèves peuvent être considérés à travers le prisme de la littératie historique, telle que définie par les composantes des modèles de Nokes (2013) et de Coffin (2006). En fonction de ces considérations, nous précisons notre question de recherche qui devient celle-ci : quelles sont les caractéristiques de la littératie historique en développement chez les élèves inscrits au cours HQC de quatrième secondaire participant à la recherche?

3. Méthodologie

Afin d’apporter des éléments de réponse à notre question de recherche, nous adoptons une méthodologie qui permet de catégoriser, de qualifier et d’analyser les productions d’élèves dans une perspective exploratoire. Nous présentons ici les outils utilisés pour recueillir et traiter les données de la recherche.

3.1. Caractéristiques du corpus

Notre corpus est constitué de données invoquées (Van der Maren, 2014), c’est-à-dire d’écrits des élèves dont la production est indépendante de notre recherche. Les élèves ont produit ces textes dans le cadre d’évaluations et de tâches intégrées au cours d’HQC. Nous avons récolté 24 productions réalisées par sept élèves différents, tous inscrits à un cours d’HQC en FAD. Les productions ont été prélevées dans les dossiers des sept élèves (trois garçons et quatre filles) qui avaient donné leur consentement à cet effet.

Nous avons intégré au corpus uniquement les réponses à des questions visant les critères d’évaluation « représentation cohérente d’une période de l’histoire du Québec et du Canada », « rigueur de l’interprétation » ou les deux en même temps (MEES, s.d.), car les réponses à ces questions sont les seules qui demandent aux élèves de produire un texte continu ou schématique. Les questions associées aux autres critères d’évaluation demandent plutôt à l’élève une réponse courte de quelques mots ou un choix de réponse (MEQ, 2021). Au total, notre corpus compte sept questions différentes correspondant à ces caractéristiques (voir Annexe 1). Certains élèves n’ont pas répondu à toutes les questions. Par conséquent, nous ne disposons pas d’un nombre équivalent de productions pour chaque question. En ce sens, notre recherche ne vise pas à faire l’analyse des productions en fonction des profils des élèves, mais bien à observer globalement les caractéristiques de la littératie en développement chez les élèves à travers les productions qui nous ont été transmises.

3.2. Analyse des données

Le regard que nous posons sur notre corpus s’inscrit dans une perspective qualitative. Notre analyse repose sur les modèles de Nokes (2013) et de Coffin (2006), mais nous avons aussi laissé émerger des constats et des motifs du corpus en visant un équilibre entre l’induction et l’application rigide du cadre théorique (Paillé et Mucchielli, 2003). Ainsi, nous avons procédé à une catégorisation de chaque cas en fonction des composantes des deux modèles déjà évoqués dans une approche qui s’inspire de l’analyse qualitative par théorisation (Paillé, 2009). Nous avons également opéré une codification du corpus pour caractériser de manière détaillée (Paillé, 2009) le vocabulaire utilisé pour désigner le temps, l’espace, les acteurs, la causalité et le changement. Nous avons procédé de la sorte parce que Coffin (2006) utilise ces éléments pour caractériser les genres et sous-genres de textes historiques. Pour cette partie du travail, l’analyse est plus inductive (Paillé et Mucchielli, 2003), car les codes ont émergé au fil de la lecture des réponses des élèves et des différents cas de figure qui se sont présentés à nous.

Ainsi, chaque question du corpus a été analysée indépendamment par deux des chercheurs pour la situer dans les deux cadres de référence (voir tableau 1) à l’aide du logiciel QDA Miner. Afin d’y arriver, la nature des questions, les documents ou les informations accompagnant celles-ci ainsi que leur contexte et leur place dans le cours ont été considérés. Après une première évaluation, l’accord interjuge était de 84 % et les divergences ont été résolues dans un échange entre les deux codeurs. Un procédé analogue a été employé pour analyser les productions des élèves. La première phase de codage a donné lieu à un accord interjuge de 76 %. Les divergences ont été résolues d’un commun accord entre les codeurs. Le tableau 1 présente les indicateurs associés à chaque catégorie utilisée pour l’analyse du corpus.

Tableau 1

Indicateurs des cadres de référence de Nokes (2013) et de Coffin (2006)

Indicateurs des cadres de référence de Nokes (2013) et de Coffin (2006)

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Concernant l’analyse du vocabulaire utilisé, nous avons identifié cinq catégories de termes susceptibles d’être employés par les élèves dans le cadre de leurs productions : le vocabulaire utilisé pour nommer (1) le temps, (2) l’espace et (3) les acteurs historiques, ainsi que le vocabulaire employé pour décrire (4) la causalité et (5) le changement. Le tableau 2 présente les catégories et leur description.

Tableau 2

Vocabulaire employé dans les productions d’élèves

Vocabulaire employé dans les productions d’élèves

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3.3 Présentation des résultats

Une fois le codage du corpus réalisé, nous avons utilisé des statistiques descriptives pour brosser un portrait général des productions des élèves afin d’illustrer le nombre d’occurrences de chaque code et les tendances qui se dégagent du corpus. Ces analyses montrent quelle proportion des productions d’élèves se trouve dans l’une ou l’autre des catégories des cadres théoriques, le décalage qui peut exister entre les visées d’une question et la production de l’élève et le type de vocabulaire utilisé. Nous avons ensuite cherché à vérifier des liens possibles entre les données recueillies en comparant, par exemple, l’utilisation d’un certain type de vocabulaire et le niveau de littératie selon les deux modèles théoriques utilisés.

En fin de compte, ces analyses ont surtout guidé le regard que nous avons porté sur les productions d’élèves afin d’en dégager des exemples qui pourraient être représentatifs de certaines tendances. Notre enquête étant de nature exploratoire, elle vise à poser les bases d’une analyse plus raffinée des productions d’élèves à travers le prisme de la littératie historique. De ce point de vue, la présentation de cas particuliers nous est apparue comme un apport central de notre étude.

3.4. Limites et contexte de la recherche

Il convient ici d’aborder les limites inhérentes à notre recherche. Premièrement, nous ne disposons que des écrits des élèves et ces productions pourraient témoigner davantage du niveau d’aisance des élèves avec la forme écrite que du niveau de développement de leur littératie historique. Des entretiens verbaux avec les élèves pourraient révéler une littératie potentiellement plus développée. Malgré cela, nous maintenons que l’écrit est essentiel dans le développement de la littératie historique, même s’il ne peut être considéré comme son unique manifestation. Ensuite, les écrits intégrés au corpus ont été produits dans un contexte très particulier, soit la FAD durant une crise sanitaire. Ainsi, les élèves n’ont peut-être pas reçu tout le soutien espéré, les conditions de pratique des enseignants ayant été chamboulées tout au long de l’année scolaire 2020-2021.

Il est aussi important de rappeler que nous considérons le dispositif didactique ayant encadré l’apprentissage des élèves qui ont produit les textes de notre corpus comme étant une incarnation fidèle du programme d’HQC (MEES, 2017) et surtout de son cadre d’évaluation (MEES, s.d.). En outre, plusieurs des tâches (les questions 7, 8 et 9 notamment) reprennent exactement le format de question des épreuves uniques dans cette matière (MEQ, 2021). Il y aurait, bien entendu, plusieurs autres façons de mettre en oeuvre le programme d’HQC tout en respectant ses orientations, mais la forme de l’épreuve unique dicte bien souvent la pratique enseignante.

4. Résultats

Nous présentons ici les résultats de notre enquête. Nous commençons en présentant un aperçu du niveau de littératie observé dans les productions des élèves. Nous poursuivons en décrivant certains cas particuliers qui nous semblent emblématiques de niveaux de développement de littératie ou de types de littératie en développement en fonction de l’utilisation des documents et de la production de textes historiques.

4.1. Aperçu général

L’un des objectifs principaux de notre recherche est d’identifier le niveau de littératie manifesté par les élèves à travers leurs productions. En catégorisant les productions d’élèves en fonction des cadres théoriques déjà présentés, nous pouvons formuler des constats quant à l’utilisation que les élèves font des documents historiques (Nokes, 2013) et à leur façon de produire un texte historique (Coffin, 2006). Le tableau 3 présente un aperçu des résultats et illustre une disparité significative des productions d’élèves à propos de l’utilisation des documents. En revanche, il montre aussi que la vaste majorité des productions atteignent au moins le niveau d’interprétation historique de Coffin (2006); cela signifie que les élèves font preuve d’une certaine capacité à s’exprimer sur la causalité ou le changement, tout en utilisant un vocabulaire historique précis.

Tableau 3

Catégorisation des productions des élèves en fonction des cadres théoriques de Nokes (2013) et de Coffin (2006)

Catégorisation des productions des élèves en fonction des cadres théoriques de Nokes (2013) et de Coffin (2006)

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Par ailleurs, nous avons cherché à mesurer le décalage qui pourrait exister entre les visées des questions (voir Annexe 1) et les productions d’élèves. Ce premier niveau d’analyse permet d’établir un regard global sur les productions d’élèves, regard qui sera complété par des observations précises tirées d’exemples étudiés. Le tableau 4 indique que les élèves éprouvent plus de difficulté à atteindre les objectifs en matière d’utilisation des documents qu’en ce qui concerne la production d’une interprétation historique. En outre, les questions 7, 8 et 9 (productions 17 à 24) ont généré plus de productions du niveau décoder que les autres questions. Ces questions reprennent le format ministériel de l’épreuve unique visant le critère « Rigueur du raisonnement » qui est accompagné d’un dossier documentaire (MEQ, 2021).

Tableau 4

Comparaison des niveaux visés par la question et du niveau atteint par les productions d’élèves[6][7][8]

Comparaison des niveaux visés par la question et du niveau atteint par les productions d’élèves678

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Le tableau 5 montre la répartition du vocabulaire utilisé dans les productions d’élèves pour décrire le temps, l’espace et les acteurs (consulter le tableau 2 pour un rappel des catégories de vocabulaire). Les variations dans le vocabulaire utilisé peuvent être attribuées à la nature des questions la plupart du temps, sauf en ce qui concerne le vocabulaire qu’on pourrait qualifier de non spécialisé (temps vécu, espace de proximité et groupe d’acteurs indéfini). L’utilisation de ce type de vocabulaire peut être perçue comme la manifestation d’une littératie qui n’a pas intégré le vocabulaire propre à l’histoire. Or, seule la désignation des acteurs historiques a pris cette forme de manière significative, ce qui peut être un indicateur d’une certaine difficulté des élèves à nommer ou à caractériser les acteurs (groupes, individus ou acteurs abstraits) impliqués dans un évènement ou un phénomène historique.

Tableau 5

Occurrences du vocabulaire utilisé dans les productions d’élèves

Occurrences du vocabulaire utilisé dans les productions d’élèves

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L’analyse de l’utilisation du vocabulaire par rapport aux niveaux de Coffin (narration historique, interprétation historique, explication) et de Nokes (décoder, comprendre et utiliser) attribués aux productions des élèves montre une tendance générale selon laquelle le nombre d’occurrences du vocabulaire augmente selon l’augmentation des niveaux de Nokes de la production. Pour les niveaux de Coffin (2006), la distribution des cas par niveau ne permet pas de faire des comparaisons efficaces.

Le tableau 6 montre les moyennes par cas des occurrences du vocabulaire, selon le niveau de Nokes (2013). La tendance à la hausse des fréquences des codes doit être nuancée en fonction des visées des questions ainsi que par le nombre de mots utilisés par les élèves. Toutefois, elle indique un lien potentiel entre la quantité de vocabulaire utilisé et la structuration du texte en fonction de l’utilisation de multiples documents, une des caractéristiques du niveau « utiliser » du modèle de Nokes (2013).

Tableau 6

Moyenne par production des occurrences du vocabulaire selon le niveau Nokes des textes d’élèves

Moyenne par production des occurrences du vocabulaire selon le niveau Nokes des textes d’élèves

Tableau 6 (suite)

Moyenne par production des occurrences du vocabulaire selon le niveau Nokes des textes d’élèves

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4.2. Exemples évocateurs

Nous présentons ici quelques exemples de productions qui nous semblent emblématiques du niveau de littératie des productions d’élèves. Rappelons que nous ne cherchons pas ici à généraliser les résultats, mais à identifier certaines caractéristiques de la littératie historique d’un échantillon d’élèves.

4.2.1. Une interprétation sans repères temporels

Nous avons collecté seulement une production de l’élève E302 qui est une réponse à la question 1 (production 2). Cette question porte sur les transformations économiques et territoriales engendrées par la première phase d’industrialisation et propose aux élèves un tableau dans lequel ils doivent identifier deux changements économiques et deux changements territoriaux en plus d’illustrer chaque changement par un fait. Ce qui attire notre attention dans cette production est le fait que l’élève n’a montré aucun signe d’avoir exploité l’information tirée des documents historiques (niveau décoder dans l’échelle de Nokes), mais qu’il a tout de même produit un texte qui aborde des éléments de changement (niveau interprétation historique de l’échelle de Coffin). Néanmoins, une lecture attentive de la production de l’élève montre des limites importantes au texte. En présentant un changement économique, E302 s’exprime ainsi : « Industrialisation. Mécanisations donc plus de production donc plus de profit »[9]. E303 (production 3) s’exprime en des termes semblables en réponse à la même question. Pour illustrer un changement économique, il écrit : « Les propriétaires d’usines vont s’enrichir. Grâce aux méthodes de production plus rapides ».

Ces deux productions sont des exemples emblématiques d’une interprétation historique qui ne compte aucun repère temporel, phénomène plutôt inusité si l’on considère que l’histoire s’intéresse au changement dans le temps. D’autres élèves répondent différemment à la même question. E301 (production 1) par exemple, écrit : « Dans l’agriculture, la valeur augmente considérablement et le nombre d’employés aussi. L’agriculture prend beaucoup d’expansion entre 1871 et 1901 ». Les raisons qui expliquent le niveau de qualité des productions 2 et 3 sont complexes à déterminer. À la première lecture, on constate qu’ils ne forment pas des phrases complètes et qu’ils répondent de manière très succincte, et donc que leur maîtrise de l’écrit peut être en cause. On doit aussi considérer que la question ne demande pas explicitement à l’élève de situer les phénomènes dans le temps. Quoi qu’il en soit, on constate que ces deux élèves n’ont pas le réflexe de situer leur explication dans le temps.

4.2.2. Une explication sans documents

Notre enquête repose sur une conception de la littératie historique fondée sur la capacité de l’élève à considérer et à traiter les documents historiques et à produire un écrit proposant une interprétation historique. Or, certains cas de notre corpus laissent penser que ces deux composantes de la littératie peuvent ne pas se développer de manière concomitante. Quelques productions de E401 illustrent ce phénomène, alors qu’il produit des textes que nous avons classés dans le niveau interprétation de l’échelle de Coffin, tout en faisant une utilisation marginale ou erronée des documents (niveau décoder de l’échelle de Nokes).

En réponse à la question 7, qui demande à l’élève d’expliquer un objectif économique et un objectif territorial de la Politique nationale à l’aide d’un dossier composé de six documents, dont deux extraits de discours, deux graphiques et deux extraits de textes d’historiens, E401 écrit (production 17) :

La Politique nationale à en tête 2 objectifs. Un objectif économique et l’autre territorial. La Politique nationale souhaite favoriser la croissance économique du Canada. Pour se faire ils se concentrent sur le développement du transport et la Colonisation de l’Ouest qui leur rapporte beaucoup de profits. Ils décident aussi d’instaurer un tarif douanier sur les produits importés pour encourager les gens d’acheter des produits canadiens.

Si cette réponse présente de l’information pertinente à propos du sujet de la question et qu’elle expose les motifs de la Politique nationale, elle ne précise aucune information spécifique qui aurait pu être extraite des documents du dossier documentaire.

Le même élève répond ainsi à une section de la question 5 (production 14), qui s’intéresse aux changements survenus dans le rôle de l’État durant la Grande dépression à propos des interventions auprès des chômeurs : « L’État se contente en général d’accorder des subventions aux organismes de charité qui s’occupent des personnes pauvres. À la fin de 1929, le nombre de chômeurs atteint les 14,5 % et près de 30 % en 1931 ». Même si cette réponse a les apparences d’une interprétation historique adéquate, entre autres parce qu’elle comporte de l’information précise et qu’elle situe le sujet dans le temps, elle ne répond pas à la question sur le changement dans le rôle de l’État. L’élève évoque un changement relatif aux chômeurs et non à l’État, montrant ainsi que les documents n’ont pas été considérés dans la préparation de la réponse et à peine décodés.

Cet écart entre une production qui revêt des caractéristiques d’une interprétation historique et une exploitation des documents pauvre ou erronée se trouve dans quelques autres productions, notamment les 21, 22 et 23. Nous avons considéré le fait que des élèves produisent une réponse hors sujet comme la trace d’une lecture inadéquate des documents. Dans ces exemples, l’élève a mal compris l’intention de la question ou a simplement choisi d’y répondre à partir de ses connaissances antérieures. Dans les deux cas de figure, un examen attentif des documents en lien avec l’intention aurait favorisé la production d’un texte faisant état d’une littératie historique plus développée.

4.2.3. Une interprétation sans causalité ni changement

Nous avons vu que, selon Coffin (2006), l’interprétation historique se distingue de la narration historique principalement par l’ajout de la causalité et du changement au temps comme principes organisateurs du texte. Dans l’interprétation historique, la causalité et le changement sont présentés de façon linéaire et simple pour relier des évènements entre eux, grâce à un vocabulaire qui organise une phrase ou un paragraphe selon les liens causaux ou la transformation liée au changement. Des extraits des réponses à la question 3, qui demande à l’élève de brosser le portrait de différents mouvements migratoires de la deuxième moitié du 19e siècle (productions 9 et 10) illustrent la représentation du sens de la causalité ou du changement dans la production des élèves, sans la présence du vocabulaire pour l’indiquer explicitement :

Exode rural

Quand? à partir de 1830Qui? Population rurale

Pourquoi? La misère : Crise agricole : territoire surpeuplé, terres épuisées

Où? de la campagne vers les villes

E402, Q3, production 9

L’émigration vers les États-Unis

Qui? Les familles canadiennes-françaises

Quand? 1840 à 1900

Pourquoi? Les dettes, et le manque de revenue et d’espace

Où? du Québec et nord des États-Unis [sic]

E403, Q3, production 10

L’information nécessaire est présente et relativement exacte. Elle correspond aux éléments de base pour organiser une interprétation. Toutefois, l’élève n’utilise pas un vocabulaire causal et n’articule pas l’explication de la cause, laissant implicite le lien qui peut être fait entre le type d’immigration et la raison de l’immigration. Ce type de production a été classé dans le sous-genre de l’interprétation, car l’élève nomme des causes aux mouvements de population. Néanmoins, il n’utilise pas de marqueurs de causalité pour formuler des phrases complètes qui expliquent la ou les causes de ces mouvements. En somme, la production de l’élève n’a de sens que parce qu’elle est inscrite dans une case surmontée de l’expression « Pourquoi? ».

4.2.4. Une littératie en développement

Notre corpus contient des productions témoignant du développement d’une littératie historique plus avancée. Alors que nous n’avons pas noté de production se démarquant sur le plan de l’écrit – outre les productions 5 et 18 que nous ne considérons pas, parce qu’elles sont des transcriptions d’extraits du contenu du cours –, certains élèves ont produit des textes qui révèlent à la fois d’une « utilisation » des documents au sens où Nokes (2013) l’entend et d’une production écrite de l’ordre de l’interprétation (Coffin, 2006). Par exemple, l’élève E403 a rendu un texte qui présente adéquatement les conséquences de certains phénomènes et exploite des informations historiques précises qui laissent croire qu’elles ont été prélevées dans les documents historiques. En réponse à la question 7 (production 19), sur les objectifs de la Politique nationale, il écrit, entre autres :

Lorsque la politique national est installé, le gouvernement instale des tarifs douniers plus elevé principalement sur les produits americains qui sont offerts au canada afin d’inciter la population canadienne a acheter les produits locaux, comme par exemple les couvertures de laine qui, grâce a la politique national, sont maintenant misent en valeur car leur prix est meilleur que celui des États-unis. Ceci permet de récolter de l’argent pour la construction d’un chemin de fer transcontinental et de favoriser l’economie canadienne.

Tout comme dans les épreuves ministérielles, les questions posées aux élèves ne leur demandent pas d’indiquer la provenance de l’information qu’ils utilisent et ils tendent à ne pas le faire. En fait, la mention explicite de sources est l’exception dans notre corpus, la seule occurrence étant la production 11, où l’élève cite Wikipédia lorsqu’il fournit la définition des concepts d’immigration, d’urbanisation et de culture de masse. Néanmoins, des réponses comme la production 19 montrent que, dans une certaine mesure, des élèves ont la capacité de mobiliser l’information provenant de plusieurs documents pour répondre à une question historique. Dans le cas exposé ici, l’élève mentionne les relations avec les États-Unis, les tarifs douaniers, ainsi que les produits auxquels ils s’appliquent et les effets de ces tarifs, comme le financement de la construction de chemin de fer. Afin de mobiliser ces renseignements dans sa réponse, l’élève a puisé dans au moins trois documents différents. En somme, cette production offre des indications que l’élève n’a pas répondu qu’avec ses connaissances antérieures, mais qu’il a bel et bien utilisé les documents pour en prélever l’information pertinente.

5. Discussion

Dans cette section, nous présentons quelques réflexions à propos des résultats exposés et nous formulons des hypothèses que nous espérons porteuses pour la suite des recherches.

5.1. Les effets de la question

Si l’on considère que, dans un cadre scolaire, l’élève consacre l’essentiel de son énergie à répondre aux demandes de l’enseignant et des institutions, il va de soi que, pour contextualiser leurs productions, nous devons considérer les questions posées aux élèves dans le cadre des tâches auxquelles ils sont soumis. L’élève qui connaît bien son « métier » (Perrenoud, 1994) cherche avant tout à remplir sa part du contrat didactique (Brousseau, 1990; Sarrazy, 1995). En ce sens, son attention est souvent centrée sur la tâche spécifique, et non sur l’apprentissage global de l’histoire ou sur le développement de sa littératie. Il serait ainsi surprenant qu’il cherche à surpasser les exigences de la tâche ou à faire autre chose ou plus que ce qui lui est demandé.

Deux des questions du corpus ont attiré notre attention, car les élèves y ont répondu par des textes où les repères temporels (Q1) et les marqueurs de causalité et de changement (Q3) manquaient. Or, ces deux questions amènent l’élève à produire un texte schématique sous la forme d’un tableau (Q1) ou d’une carte conceptuelle (Q3), ce qui soulève des questions à propos des attentes. La question 1 consiste en un tableau pour lequel l’élève doit indiquer un changement dans une case et un fait qui illustre ce changement dans la case adjacente. La question 3 demande à l’élève de remplir un schéma conceptuel à propos des mouvements migratoires dont les catégories d’information (qui, quand, pourquoi, où) sont déjà fixées. Plusieurs élèves ont ainsi produit des textes où différents éléments de la littératie historique étaient manquants, sans compter que l’utilisation des documents se situe en majorité sous le niveau visé par la question. De plus, une analyse détaillée de la production 5, la seule à contenir un texte du genre explicatif pour la question 1, montre que de larges extraits de sa réponse ont été copiés du contenu du cours.

Les questions 7, 8 et 9 sont soumises aux élèves dans le cadre d’une évaluation synthèse et reprennent exactement la forme des questions de l’épreuve unique d’HQC pour le critère « rigueur de l’interprétation » (MEQ, 2021). Notre corpus montre que les réponses à ces questions font en général une exploitation faible des documents en générant plus de productions du niveau décoder que les autres questions. Le fait que les documents ne soient pas exploités par les élèves a aussi un impact sur la pertinence des réponses. Par exemple, l’élève E401 répond en ces mots à la question 9 qui porte sur l’autonomie provinciale de Duplessis dans les années d’après-guerre (production 23) :

Maurice Duplessis profite de l’économi favorable pour appliquer le libéralisme économique en encourageant des compagnies étrangères souvent américaine pour exploiter nos ressources naturelles. Malgré l’encouragement des autres compagnies à travers le monde cela aide pour la création d’emploi et l’économie de la province.

Si cette réponse compte certains éléments de la littératie historique, comme une explication des objectifs de la politique de Duplessis, elle ne répond pas à l’intention de la question. Il semble que l’élève ait mobilisé des connaissances antérieures sur cette période de l’histoire, sans s’intéresser à l’apport des documents historiques à sa réflexion. Il est difficile de cibler le facteur qui incite les élèves à procéder de cette façon. Il est possible que le contexte d’examen soit associé à la maîtrise des connaissances chez les élèves et que ceux-ci préfèrent se fier aux informations qu’ils ont déjà mémorisées plutôt qu’à celles qu’ils peuvent prélever dans les documents dans le laps de temps assez restreint dont ils disposent pour terminer l’examen. Quoi qu’il en soit, nous émettons l’hypothèse que la nature et le contexte de la tâche à laquelle l’élève est soumis ont un impact sur la production. Lorsque le tableau ou la carte conceptuelle à compléter compte déjà une partie de la réponse (en indiquant, par exemple, qu’il faut écrire le « pourquoi? » dans une case donnée), l’élève n’utilise pas un vocabulaire qui marque la causalité. On est donc en droit de se demander si des questions trop segmentées, qui n’amènent pas l’élève à produire un texte suivi, ne favorisent pas la formation d’une littératie tronquée où les documents jouent un rôle marginal et où les marqueurs de temps ou de causalité sont souvent absents.

Par ailleurs, les élèves semblent faire une utilisation souvent marginale des documents historiques, peut-être en partie parce que les questions et les tâches qui leur sont soumises ne leur demandent pas de laisser de traces explicites de leur consultation de ceux-ci. Est-ce que des questions qui demanderaient à l’élève de produire un texte continu et d’indiquer la source des informations citées, ne serait-ce qu’en indiquant le numéro du document, pourraient soutenir plus adéquatement le développement de la littératie historique?

5.2. Une littératie historique asymétrique

Bien que le modèle de Coffin (2006) présente une évolution progressive de la littératie dans laquelle l’élève maîtrise d’abord la chronologie pour ensuite arriver à présenter, puis à expliquer les causes et les conséquences des évènements, notre corpus présente plusieurs cas de figure ne suivant pas cette progression. Comme nous l’avons fait remarquer dans la présentation des résultats, certaines productions s’acquittent de la tâche de présenter les causes ou les conséquences d’un phénomène donné, sans toutefois situer les évènements dans le temps. Nous avons observé le même phénomène pour les productions qui présentaient un changement. Ces observations nous poussent à penser que ces deux composantes de la production d’une description ou d’une explication historique – la chronologie et la causalité ou le changement – ne sont pas toujours envisagées comme les parties d’un même tout. Autrement dit, à développer à la pièce des composantes de la littératie historique, les élèves arrivent plus difficilement à mobiliser ces composantes dans leurs productions. Il nous semble ici qu’il est pertinent de dresser un parallèle avec les constats de Lee et Ashby (2000) qui affirment que l’apprentissage de l’histoire ne suit pas un chemin linéaire de progression constante. Certains aspects de la littératie historique peuvent être négligés ou se développer plus rapidement en fonction de différentes variables, dont le parcours d’apprentissage qui est proposé à l’élève.

Dans notre analyse des productions d’élèves, nous avons également considéré que la littératie historique comptait deux habiletés associées à nos deux cadres de référence, soit l’utilisation des documents historiques (Nokes, 2013) et la production de textes historiques (Coffin, 2006). Notre corpus montre un développement très inégal de ces deux habiletés. En effet, la vaste majorité des élèves ont utilisé un vocabulaire historique et montré qu’ils pouvaient aborder la causalité ou le changement dans leurs productions, même si cela se fait de façon assez inégale. À l’opposé, l’analyse en fonction du modèle de Nokes (2013) montre que l’exploitation des documents ne va pas toujours de pair avec la production du texte. Les productions 14 et 20 à 23, par exemple, ont été classées dans le niveau décoder, tout en ayant produit un texte qui manifeste les caractéristiques du sous-genre de l’interprétation historique. En ce sens, on peut émettre l’hypothèse que les élèves portent la majeure partie de leur attention sur la forme de la production écrite, puisqu’elle seule est évaluée et que les tâches ne leur demandent pas de préciser la provenance de l’information qu’ils mobilisent dans leur réponse. Malgré l’accent mis sur l’importance des documents historiques dans le programme HQC, on peut se demander si la forme des tâches développées dans le cadre de ce programme ne néglige pas cet aspect de la littératie historique. Cariou (2019) a déjà observé que même lorsqu’ils sont explicitement invités à lire des documents historiques pour les analyser, certains élèves se limitent à une lecture littérale qui vise le repérage d’information, à défaut d’une lecture critique et interprétative. Dans un contexte où la lecture et l’utilisation des documents historiques sont visées sans être guidées ou encadrées, il semble que même le niveau de lecture littérale représente un défi pour certains élèves.

Conclusion

Au terme de cet exercice d’analyse de textes produits par des élèves de quatrième secondaire dans le cadre d’un cours d’HQC, nous constatons que notre corpus témoigne du développement d’une littératie historique incomplète. Certes, nos constats ne peuvent être généralisés à l’ensemble des élèves du Québec. L’analyse d’un corpus plus vaste et plus varié de productions est nécessaire pour raffiner nos hypothèses et poser les bases d’une étude approfondie des résultats des programmes de sciences humaines du primaire et du secondaire sur le développement de la littératie historique.

Si, comme l’écrit Ricoeur (1983), un écrit prend son sens dans l’interaction entre le texte et le récepteur, les écrits que nous avons analysés n’ont souvent de sens que pour un enseignant d’histoire qui corrige les travaux de ses élèves. Lui seul comprend, par exemple, qu’une partie du cadre temporel est déjà donné par la question. En ce sens, nos constats donnent à penser que la littératie que nous avons observée est, par nature, scolaire. Elle permet aux élèves de satisfaire les exigences institutionnelles et de remplir leur part du contrat didactique (Brousseau, 1988), mais ne pourrait guère être transférée dans un contexte extrascolaire pour comprendre et expliquer des phénomènes historiques ou sociaux.

Enfin, nos résultats soulèvent la question du développement de la littératie historique des élèves. Avons-nous observé un stade d’une littératie historique en développement chez les élèves ou le meilleur qu’on peut espérer en matière de littératie, considérant les visées du programme de formation et le cadre d’évaluation qui régit la sanction des études en HQC? Autrement dit, le programme actuel encourage-t-il le développement d’une littératie comme celle que nous avons observée, même lorsqu’il est appliqué de façon optimale? Martineau (1999) observait, il y a plus de 20 ans, que l’évaluation était un frein au développement de la pensée historique. Est-ce toujours le cas? Y a-t-il eu une progression dans le développement de la littératie historique des élèves depuis l’implantation du Renouveau pédagogique?

Beaucoup d’autres observations sont nécessaires pour apporter des éléments de réponse satisfaisants à ces questions. En outre, les productions collectées ne sont pas des réponses à l’examen de fin d’année, moment où on pourrait observer la littératie la plus achevée d’un élève. Ensuite, les écrits ont été rédigés dans le cadre d’un cours à distance lors duquel il est plus complexe, pour un enseignant, d’organiser des activités dépassant les balises du cadre d’évaluation. Notre recherche se poursuit à cet égard et reposera, au cours des prochaines années, sur l’analyse d’un plus grand nombre de productions pour raffiner nos observations.