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Introduction

Le « tsunami numérique » (Richard, 2016, p. 100) qui a submergé la quasi-totalité des sociétés, ces trois dernières décennies, fait de la maîtrise des médias numériques une condition presque sine qua non pour prendre part à la vie sociale. Plus encore, l’accession de chacun à un mode de citoyenneté critique (Westheimer et Kahne, 2004), vecteur de changement social, suppose la capacité à prendre une distance critique par rapport aux informations en surnombre charriées par les nouvelles technologies.

Née au Canada dans les années 1960-1970 (Wilson et Hoechsmann, 2016), l’éducation aux médias s’est d’abord développée dans le contexte de la diffusion de la télévision (Côté et Lanoix, 2021). Ensuite, elle s’est élargie aux défis posés par ce que l’on appelait, dans les années 1990, les « nouvelles » technologies de l’information et de la communication. Cette éducation aux médias, comprise comme « la somme des processus pédagogiques et des enseignements qui visent l’apprentissage des compétences et des savoirs sur les médias […] » (Landry et Letellier, 2016, p. 9), a donc progressivement pris en charge la responsabilité de développer la littératie médiatique. Celle-ci peut être désormais qualifiée de multimodale tant qu’elle englobe « la capacité d’une personne à mobiliser adéquatement […] les ressources et les compétences sémiotiques modales […] et multimodales […] à l’occasion de la réception […] et/ou de la production […] de tout type de message » (Lebrun, 2016, p. 69).

La littératie médiatique comprend diverses compétences, dont l’habileté à « poser des jugements critiques et réflexifs sur les textes médiatiques » (Landry et Basque, 2015, p. 4). Comme nous l’avons rappelé d’entrée de jeu, cette ambition éducative centrale d’ordre critique (Agbobli, 2016; Richard, 2016) est sous-tendue par la finalité citoyenne assignée aux systèmes éducatifs, mais aussi par les caractéristiques propres aux messages médiatiques, à savoir des constructions qui véhiculent des représentations de la réalité, porteuses de contenus idéologiques et de valeurs, chargées de conséquences aux plans social et politique et nourries par des intérêts commerciaux (Association for Media Literacy, Ontario, 1989, d’après Wilson et Hoechsmann, 2016, p. 32-33).

Si l’enseignement de la langue maternelle a souvent constitué le premier terrain pour apprendre aux élèves à critiquer les représentations que véhiculent les médias (Wilson et Hoechsmann, 2016), d’autres disciplines scolaires se sont révélées fécondes, notamment l’histoire. Cette orientation a pris place dans le contexte, d’une part, d’une historiographie s’ouvrant de plus en plus aux sources iconographiques et, d’autre part, d’une didactique de l’histoire prônant une pédagogie de la découverte sur la base de l’analyse de sources premières ou secondes, dont les films de fiction historique.

Après avoir brièvement rappelé l’importance, pour l’historien, des sources iconographiques en général et du cinéma en particulier ainsi que l’évolution du rôle du document en classe d’histoire, nous ferons le point sur l’apport de l’utilisation de fictions cinématographiques en classe d’histoire. Les représentations véhiculées dans ces fictions qui s’offrent à la pensée critique des élèves (Agbobli, 2016) n’étant pas sans écho avec les représentations dont la psychologie cognitive et le socioconstructivisme postulent l’existence, nous nous attarderons sur leur rôle dans l’apprentissage.

Ce cadrage théorique débouchera sur la présentation d’une étude de cas conduite en 3e année du secondaire, en Belgique francophone. Son ambition était exploratoire et visait à observer les déplacements des représentations que les élèves nourrissent à propos du roi et empereur des Francs, Charles, grâce à une séquence d’apprentissage et d’évaluation (SAÉ) exploitant des extraits du téléfilm Charlemagne, prince d’Occident (1993).

1. Mise en contexte et problématique

1.1. Histoire et images

L’Histoire étant réputée débuter avec l’apparition de l’écriture, l’histoire comme discipline scientifique a longtemps privilégié les sources écrites. Toutefois, dans la mouvance de la Nouvelle Histoire des années 1970, les historiens ont, peu à peu, porté leur attention sur les sources iconographiques : bas-reliefs, miniatures, gravures, caricatures, affiches, photographies… puis, avec la naissance du cinéma, films de fiction et images d’archives (Delporte et al., 2015). Leur étude a permis de lever le voile sur de nouveaux domaines de recherche (culture matérielle, histoire des mentalités, histoire culturelle, etc.), mais aussi de renouveler des champs de recherche plus classiques, comme l’histoire politique, sociale, économique, religieuse, etc. De l’Antiquité à la période contemporaine, les historiens se sont ainsi attelés à mettre en évidence la richesse de l’iconographie que nous ont laissée les humains. Entre L’historien et les images (Haskell, 1995) s’est ainsi noué une relation féconde, à condition qu’elle soit critique. En effet, « l’image apparaît comme une construction, une représentation. Elle effectue un travail sur le réel : comprendre ce travail, en débusquer les ressorts et les chemins, telle [est] la tâche de l’historien aux prises avec les sources iconographiques » (Jadoulle, 2002, p. 243).

1.2. Cinéma et histoire

Le cinéma n’échappe pas à cet inévitable travail de « mise en scène » (de Baecque, 2007, p. 7). Se référant au sociologue de la culture allemand, Kracauer[1], de Baecque (2007) établit ainsi un rapprochement entre l’historien et le cinéaste :

L’historien et le cinéaste, face au matériau archivistique ou documentaire de la réalité, sont placés dans une position semblable, leur travail tendu entre une définition réaliste – exigence ontologique de vérité par fidélité à la réalité dont ils rendent compte – et une tendance « formative »[2] qui les stimule en leur offrant la possibilité de recréer le monde, de le transfigurer en une forme spécifique par l’écriture de l’histoire ou par l’élaboration artistique du film.

p. 5

Cette scénarisation propre à l’écriture filmique peut être rapprochée de la mise en intrigue par l’historien (Ricoeur, 1983; White, 2017). Si le cinéaste et l’historien se rejoignent donc au plan épistémologique, le premier livre au second des traces dont, progressivement, la communauté historienne a découvert l’intérêt testimonial. Ainsi, dès 1968, Ferro plaide dans le monde francophone pour une « socio-histoire cinématographique » (p. 581) et dénonce « le culte excessif du document écrit » (p. 581) qui a contribué à faire du cinéma et, plus largement de l’image d’archives, « un document indésirable pour l’historien » (Ferro, 1973, p. 109). Dans ses publications successives, l’historien français montrera combien les fictions cinématographiques, mais aussi les images d’archives, constituent des sources historiques particulièrement riches (Ferro, 1973, 1976, 1984, 1993, 2003). Ses travaux trouvent un équivalent dans ceux de Rosenstone (1995, 2006) aux États-Unis.

1.3. Fiction cinématographique et enseignement de l’histoire

S’il faut attendre les années 1970, pour que les historiens – hormis ceux du cinéma bien sûr – se saisissent peu à peu des sources cinématographiques (Pithon, 1995), les premières traces d’une utilisation de films de fiction historique en classe d’histoire remontent à l’immédiat après la Première Guerre mondiale (Paxton et Marcus, 2018). Il faudra toutefois attendre les années 1970 et l’apparition des bandes magnétiques VHS pour que l’usage des sources audiovisuelles se répande; il se fera plus fréquent avec le développement des CD puis des DVD dans les années 1990 et enfin l’expansion des technologies numériques et de l’Internet dans les années 2000.

Sur le plan didactique, ces évolutions technologiques vont de pair avec une tendance qui vise à dégager l’enseignement de l’histoire du récit de l’enseignant ou du manuel pour l’orienter vers un nouveau paradigme : le « discours-découverte » (Jadoulle, 1994, 1998, 2009, 2018). Il est centré sur la découverte active par les élèves des connaissances déclaratives qui composent ce récit. Il constitue un paradigme au sens d’un « ensemble de croyances, de valeurs reconnues et de techniques qui sont communes aux membres d’un groupe donné » (Kuhn, 1972, p. 207, cité dans Willett, 1996). Au Québec, ce nouveau paradigme s’incarnera dans les programmes dès le début des années 1980 (Martineau, 2010). Mais dès les années 1970, il ouvre toute grande la porte de la classe d’histoire (Cardin, 2014; Jadoulle, 2020a) aux documents de tous types (Jadoulle, 2018; Martel, 2018), dont les sources cinématographiques.

Le recours au film de fiction est principalement justifié par l’influence qu’il exerce sur les représentations que les élèves échafaudent à propos du passé (Marcus et al., 2010; Paxton et Marcus, 2018). Ainsi, selon Giroux (2011), le cinéma est le vecteur d’une influente « public pedagogy ». Pour Paxton et Marcus (2018), les films de fiction font partie de la « cultural toolkit » (p. 580) qui diffuse des récits sur le passé. Plusieurs travaux ont mis en évidence cette influence du cinéma (Afflerbach et VanSledright, 2001; Wineburg et al., 2007) ou de la télévision (Côté et Lanoix, 2021). De son double point de vue d’historien et de scénariste, Ramirez (2014) insiste aussi sur l’influence de L’histoire à l’écran sur la vision du passé que nourrissent nos contemporains.

Toutefois, les représentations du passé que le cinéma diffuse ne sont pas toujours convergentes avec l’historiographie (Roberts et Elfer, 2018) et peuvent aussi comporter des omissions (Paxton et Marcus, 2018, p. 585). Si cet état de fait a pu conduire certains historiens et/ou enseignants à exclure de la classe les films porteurs de représentations erronées au regard de l’historiographie, d’autres ont plaidé pour que ces représentations puissent donner lieu à un examen critique en classe d’histoire (Boutonnet, 2017a, 2017b; Jadoulle, 2018; Marcus et al., 2010; Paxton et Marcus, 2018; Roberts et Elfer, 2018; Wineburg et al., 2007). La fiction historique, même pétrie de stéréotypes, devient pour ces auteurs, l’occasion de développer « the critical and media literacy skills necessary for 21th century citizens » (Stoddard et Marcus, 2010, p. 84). En confrontant les représentations et les stéréotypes que véhicule la fiction cinématographique avec les témoignages que recèlent les sources premières et les interprétations qui font consensus ou non au sein de la communauté des historiens, les élèves seront ainsi amenés à élaborer des connaissances sur le passé. Une question se pose toutefois : dans quelle mesure ces potentialités se réalisent-elles en classe d’histoire?

Pour approcher cette question, nous avons mené une étude de cas portant sur l’utilisation d’une série télévisée à caractère historique, Charlemagne, prince d’Occident (1993). Cette étude s’inscrit dans le cadre de travaux de recherche portant sur l’exploitation du film de fiction historique en classe d’histoire, dont il nous convient à présent de brosser les résultats principaux.

2. Cadre théorique

Les recherches empiriques sur l’utilisation de films de fiction en classe d’histoire demeurent peu nombreuses (Paxton et Marcus, 2018). Durant l’entre-deux-guerres, les travaux sur l’utilisation du cinéma dans l’enseignement furent pourtant légion. Élaborés dans une perspective behavioriste, ils visaient à mettre en évidence des processus cognitifs généraux qui concernent l’apprentissage et la motivation, indépendamment des contenus disciplinaires en jeu (Paxton et Marcus, 2018). à partir des années 1960, ces recherches se tarissent pour laisser place à des travaux davantage nourris par la psychologie cognitive et la théorie constructiviste et qui prennent ainsi davantage en compte la teneur des représentations véhiculées par les films. Dans les années 1990-2000, ces recherches se développent (Paxton et Marcus, 2018). Rarement fondées sur des devis (quasi-)expérimentaux, elles ne permettent cependant de répondre que de façon très incomplète aux questions suivantes : dans quels buts les enseignants exploitent-ils le film de fiction? Quelles pratiques développent-ils? Sur quels apprentissages ces pratiques débouchent-elles?

2.1. Visées et usages de la fiction cinématographique en classe d’histoire

Selon Boutonnet (2013), au Québec, 57 % des enseignants d’histoire au secondaire utilisent « parfois » (p. 109) des films de fiction. Mais comment les choisissent-ils et qu’en font-ils? Au terme de leur étude exploratoire à propos des pratiques déclarées d’un échantillon non aléatoire (n = 55) d’enseignants du secondaire, Sasseville et Marquis (2015) concluent que :

[les visées] se limitent à quelques dimensions, principalement pour mettre l’histoire en image, initier l’élève à des faits ou situations historiques ou pour introduire et mettre en contexte une période spécifique ou un thème du programme.

p. 20

Ces visées et ces usages semblent donc fortement marqués par le projet de transmettre des contenus historiques qui est en cohérence avec le modèle du « discours-découverte ». Joint au souci de susciter l’intérêt des élèves, ce projet explique que la majorité des enseignants interrogés par Sasseville et Marquis (2015) déclarent choisir des films selon deux critères principaux : leur « réalisme historique » (p. 12) et leur attractivité pour les élèves. Ces enseignants expliquent aussi vouloir « mettre l’histoire en images […] afin de rendre l’histoire plus concrète et vivante pour l’élève » (Sasseville et Marquis, 2015, p. 8). Cette intention est à rapprocher du projet de créer des « représentations mentales empathiques du passé chez les élèves » (Boutonnet, 2017b, p. 3).

Aux États-Unis, le film historique semble occuper une place plus importante encore. Dans le cadre de leur enquête auprès d’enseignants de social studies dans les écoles secondaires supérieures (élèves âgés de 14 à 18 ans) au Connecticut et au Wisconsin, Stoddard et Marcus (2010) ont montré que « approximately 92% of the teachers we surveyed reported showing all or part of a fiction film once a week or more » (p. 84). De son côté, Russell III (2007), au terme d’une étude sur 600 enseignants du secondaire, a conclu que tous utilisaient un film au moins une fois par mois. Le film historique constitue ainsi la source documentaire la plus utilisée après le manuel scolaire (Marcus et al., 2010).

Les intentions qui président aux choix des films par les enseignants états-uniens semblent rejoindre les préoccupations des enseignants québécois en ce qui concerne la transmission des savoirs historiques et l’intérêt pour l’Histoire. Le développement de l’empathie historique fait également partie de leurs préoccupations (Paxton et Marcus, 2018), tout comme la volonté d’offrir aux élèves des occasions « [to] hear, see and feel the past » (Marcus et al., 2010, p. 155). Ils orientent aussi leurs choix en direction de films qui leur permettent d’aborder des phénomènes historiques controversés et, souvent, fortement chargés en émotion comme le sont les droits de l’homme, le devenir des sociétés autochtones après l’arrivée des Européens en Amérique, l’esclavage, la Guerre de Sécession, l’immigration, l’Holocauste et la Seconde Guerre mondiale, le conflit israélo-palestinien, la guerre froide, l’engagement militaire américain en Irak ou en Afghanistan, etc. (Marcus et al., 2010; Roberts et Elfer, 2018; Russell III et Waters, 2017; Stoddard et al., 2017; Stoddard et Marcus, 2010) Enfin, leurs choix sont également mus par le projet de donner une voix à des acteurs qui demeurent marginaux dans les manuels scolaires : les esclaves d’origine africaine, les Autochtones, les femmes et la classe ouvrière (Stoddard et Marcus, 2010).

Dans cette mesure, les enseignants interrogés par Stoddard et Marcus nous paraissent potentiellement plus enclins que leurs collègues québécois à envisager les sources cinématographiques non seulement comme le reflet d’une réalité historique, mais comme des représentations contextualisées, portées par des acteurs et qu’il s’agit d’approcher de manière critique.

Pareille approche rejoint la voie suggérée par plusieurs didacticiens. Partant du constat, largement étayé au plan épistémologique (Paxton et Marcus, 2018), que les sources cinématographiques mettent en forme des discours situés dans le passé et sont donc porteuses de représentations, ils invitent à apprendre aux élèves à cerner les représentations portées par ces discours, et ce, notamment, par la confrontation avec d’autres sources premières ou secondes. Le rôle de l’enseignant est alors « de sortir ses élèves de l’illusion du réalisme des images mouvantes pour les construire en tant que matière à réflexion et à critique » (Boutet, 2021, p. 59). Se centrant plus spécifiquement sur les productions télévisuelles, Côté et Lanoix (2021) vont dans le même sens, invitant les enseignants à aborder « l’histoire à la télévision comme une production qui nous en dit davantage sur le regard que pose une société sur son histoire que sur l’histoire elle-même » (p. 64).

Pour plusieurs auteurs (Côté et Lanoix, 2021; Sasseville et Marquis, 2015; Sasseville et Tremblay, 2021), les euristiques de Wineburg (Wineburg, 2001; Wineburg et al., 2011) ou les concepts de la pensée historique selon Seixas (1996, 2000), Seixas et Peck (2004) et Seixas et Morton (2013) offrent des outils efficaces pour conduire ce type d’approche. De son côté, Russell III (2012) insiste sur la nécessité de développer des pratiques prenant en compte le langage cinématographique propre aux fictions que les enseignants montrent abondamment à leurs élèves. En effet, à l’issue d’une enquête en ligne auprès de 248 enseignants de social studies au secondaire aux États-Unis, ce chercheur conclut que : « Teachers are using a film, the same way they would use a book. Read or watch it, and take a test or answer some questions » (p. 10).

2.2. L’apport des récits de pratique

Si les recherches empiriques à propos des usages des fictions cinématographiques ou télévisuelles demeurent peu nombreuses (Paxton et Marcus, 2018), depuis une quinzaine d’années, les travaux proposant aux enseignants des pistes méthodologiques se multiplient, et ce, tant au Canada (Boutonnet, 2014; Côté et Lanoix, 2021; Sasseville et Marquis, 2015; Sasseville et Tremblay, 2021; Seixas, 1993, 1994), qu’aux États-Unis (Levin, 2010; Marcus et al., 2010; Mattheisen, 1992; Russell III et Waters, 2017; Stoddard et al., 2017), en Belgique (Condé et al., 2006; Jadoulle et de Theux, 1995, 1998), en Suisse (Durisch Gauthier et al., 2015) ou en France (Boutet, 2021; Briand, 2010; Carrier et al., 1989).

Parmi ces travaux, plusieurs récits de pratiques indiquent que les films de fiction, mais aussi les documentaires historiques, peuvent être l’objet de démarches pédagogiques qui prennent en compte leur langage propre et amènent les apprenants à en cerner la dimension interprétative. Certaines de ces expériences ne portent pas sur des fictions, mais sur des documentaires historiques.

Faisant le point sur sa propre pratique d’utilisation du documentaire de Burns, The Civil War (1989), Levin (2010) montre, par exemple, qu’il est possible d’amener des élèves de la fin du secondaire à prendre conscience de comment les préoccupations esthétiques et techniques se combinent avec des interprétations historiques particulières à propos de la Guerre de Sécession. De même, Mattheisen (1992) fait le point sur une expérience conduite avec ses étudiants universitaires à propos de deux documentaires, Victory at Sea (1952-1953) et The World at War (1973-1974), présentant deux interprétations de la Seconde Guerre mondiale : la première marquée par le contexte de la guerre froide et glorifiant la victoire alliée de 1945, la seconde, contemporaine de l’engagement militaire américain au Vietnam et dénonçant la guerre. Au terme de cette comparaison, Mattheisen (1992) explique que :

Neither video has left much to chance and that the impressions they give us are not random but have been carefully engineered by the filmmaker’s craft. The students are not now so eager to label one of them true and the other false; instead they begin to appreciate the variety of persuasive devices used in both of them.

p. 249

S’agissant plus précisément de fictions cinématographiques, l’étude de cas (n = 10) conduite par Seixas (1993, 1994) auprès d’élèves de 15-16 ans à propos de Dances with wolves (1990) de Costner et The Searchers (1956) de Ford, montre que le film favorise une entrée empathique dans l’histoire, mais, ce faisant, complique la prise de distance critique par rapport aux représentations qu’il véhicule. Les élèves éprouvent moins de facilité à prendre une distance critique avec le film le plus récent; la proximité avec leurs propres représentations faisant qu’il leur apparaît plus réaliste, moins entaché de biais interprétatifs. Toutefois, la prise de conscience du regard particulier que porte le réalisateur du film le plus ancien peut les amener ensuite à prendre une distance par rapport à l’interprétation que véhicule Dances with wolves (Seixas, 1994).

En France, Carrier et al. (1989) ont montré comment il est possible, à propos du téléfilm Martin Guerre (1981) de Vigne, d’amener des élèves de 11-12 ans à cerner ce qui, dans cette fiction, rejoint l’historiographie à propos de la vie paysanne en France au XVIe siècle, mais aussi à découvrir en quoi « le récit filmique prend des libertés – libertés surveillées – avec l’histoire » (p. 47), d’abord à cause du caractère parcellaire des sources historiques, puis des exigences de « l’écriture filmique » (Jacquinot, 1977). En Belgique, nous avons mené le même type d’expérience en 5e secondaire (16-17 ans) à propos du film Daens (1992) de Coninx (Jadoulle et de Theux, 1995) qui met en scène le parcours du prêtre démocrate-chrétien flamand, Daens (1839-1907). Les démarches pédagogiques expérimentées avaient en commun de procéder par confrontation d’extraits du film et de sources premières et secondes. C’était aussi la voie empruntée par Carrier et al. (1989) à propos de Martin Guerre (1981) et celle choisie par Boutonnet (2017b) dans le cadre de son exploitation, avec des étudiants universitaires, du film 15 février 1839 de Falardeau.

Ces récits de pratique montrent donc qu’il est possible d’amener des apprenants à prendre conscience de la dimension interprétative du discours sur l’histoire que les productions historiques audiovisuelles véhiculent, en particulier les fictions cinématographiques. Mais dans quelle mesure la mise en évidence de ces représentations du passé les amène-t-elle à mettre en question les leurs et, en particulier, celles qui sont erronées au regard de l’historiographie? Car si le film historique est porteur d’interprétations, en entrant dans la classe d’histoire, les élèves amènent tout un lot de représentations qu’ils ont préalablement échafaudées. Est-il possible d’observer les modifications de ces connaissances préalables erronées et d’en attribuer la source à l’étude critique des représentations cinématographiques? Ces interrogations nécessitent de clarifier la part des représentations dans l’apprentissage.

2.3. La part des représentations dans l’apprentissage 

En éducation, le concept de « représentation » peut prendre différentes acceptions. Il a d’abord donné lieu à de nombreuses recherches sur les « représentations sociales » des enseignants. S’agissant de l’enseignement de l’histoire au Québec, ces travaux se sont développés dans la foulée de l’étude novatrice de Bouhon (2009). Ils ont porté sur les représentations de la citoyenneté et de l’éducation à la citoyenneté (Fillion et al., 2016; Moisan, 2010, 2011, 2019), des finalités de l’enseignement de l’histoire (Jadoulle, 2020b; Lanoix, 2015, 2019), de la conception de la nation (Lanoix, 2015), de l’enseignement de la pensée historique (Moreau, 2016, 2017) ou encore des modalités d’enseignement-apprentissage de l’histoire (Jadoulle, 2020b). Ces travaux sont inspirés des recherches en psychologie sociale.

En effet, au début des années 1960, le concept de « représentation collective », hérité des travaux de Durkheim, Freud, Lévy-Bruhl et Piaget, a été repris par Moscovici (1989) sous l’appellation de « représentation sociale ». Celle-ci peut se définir comme « une forme de connaissance, socialement élaborée et partagée, ayant une visée pratique et concourant à la construction d’une réalité commune à un ensemble social » (Jodelet, 1989, p. 36). Pour Abric (1994), une représentation sociale est « une vision fonctionnelle du monde, qui permet à l’individu ou au groupe de donner un sens à ses conduites, et de comprendre la réalité, à travers son propre système de références, donc de s’y adapter, de s’y définir une place » (p. 13). Ce concept peut être rapproché de celui de paradigme (Kuhn, 1962/1972) mentionné plus haut.

Le terme de « représentation » est aussi utilisé, en éducation, pour désigner les « représentations » (Tardif, 1992, p. 32) dont les élèves disposent avant une phase d’enseignement et qu’il revient à l’enseignant de « faire émerger » (Bourgeois et Nizet, 1999, p. 29). Il désigne les « systèmes de connaissances qu’un sujet mobilise face à une question ou à une thématique » (Reuter, 2010, p. 195) ou encore les « conceptions » (Giordan et de Vecchi, 1987, p. 170) et les « modèles implicites et explicites » (Raynal et Rieunier, 1998, p. 322) de l’apprenant, ses « cadres interprétatifs » (Lautier, 1997, p. 214) ou ses « idées explicatives » (Doussot et Vézier, 2016, p. 10).

2.3.1. L’apport de la psychologie cognitive et du (socio-)constructivisme

La question du rôle des représentations dans l’apprentissage renvoie aux travaux en psychologie cognitive et au (socio-)constructivisme.

Les représentations y sont définies comme les « connaissances antérieures » (Tardif, 1992, p. 28) ou les « connaissances préalables » (Bourgeois et Nizet, 1999, p. 25) du sujet apprenant. Associées en « systèmes » (Reuter, 2010, p. 195), en « schèmes » (Crahay, 1999, p. 178) ou en « structures » (Bourgeois et Nizet, 1999, p. 56), elles relèvent du « savoir commun » (Bourgeois et Nizet, 1999, p. 26) ou des « connaissances empiriques » (Bourgeois et Nizet, 1999, p. 27), par opposition au savoir ou aux connaissances scientifiques.

Cette opposition fait référence à la rupture épistémologique mise de l’avant par Bachelard (1934) impliquant que « on connaît [au sens scientifique du terme] contre une connaissance antérieure, en détruisant des connaissances mal faites » (Bachelard, 1938, p. 80, cité dans Bourgeois et Nizet, 1999, p. 28)[3]. Relayée durant les années 1960-1970 par les partisans (Migne, 1969a, 1969b) d’une « pédagogie de la réfutation » (Bourgeois et Nizet, 1999, p. 27), cette position bachelardienne a peu à peu laissé la place, à partir des années 1980, à la proposition de confronter connaissances préalables et connaissances scientifiques, et de provoquer ainsi un conflit cognitif.

Cette voie se trouve à la jonction entre les travaux en psychologie cognitive, qui montrent que « l’apprentissage est l’établissement de liens entre les nouvelles informations et les connaissances antérieures » (Tardif, 1992, p. 37), et les théories (socio-)constructivistes. Selon celles-ci, en particulier celle de Piaget, l’apprentissage est la résultante d’un processus de régulation ou d’accommodation homéorhésique au terme duquel les connaissances préalables de l’apprenant, bousculées par le déséquilibre né du conflit cognitif, se reconfigurent, au fil d’un processus dit de rééquilibration majorante (Bourgeois et Nizet, 1999; Crahay, 1999).

Les travaux en psychologie cognitive et les théories (socio-)constructivistes invitent donc les enseignants à « prendre en considération » ou à « tenir compte » (Tardif, 1992, p. 33) de ces connaissances antérieures. Celles-ci sont élaborées par le sujet au gré de ses interactions avec son environnement.

2.3.2. Représentations et fiction cinématographique

Dans les sociétés médiatisées qui sont les nôtres, l’environnement des apprenants est largement pétri par les médias, dont le cinéma, qui diffusent de nombreuses représentations, notamment à propos du passé. L’invitation à prendre en compte les connaissances préalables que les élèves mobilisent dans leur appréhension des savoirs scolaires devrait donc conduire les enseignants à exploiter les représentations cinématographiques qui, en histoire, influent sur les connaissances préalables que les élèves nourrissent du passé (Paxton et Marcus, 2018).

Mais dans quelle mesure la découverte des représentations filmiques du passé permet-elle d’agir sur les représentations préalables des élèves? Est-il possible d’observer les modifications de ces connaissances préalables, en particulier de celles qui sont erronées au vu de l’historiographie, et d’en attribuer la source à l’étude critique des représentations cinématographiques? Telles sont les questions de recherche que nous avons tenté d’approcher dans le cadre d’une étude portant sur l’exploitation du téléfilm, Charlemagne, prince d’Occident (1993).

3. Méthodologie

Dans ce qui suit, le dispositif de recherche mis en oeuvre est présenté. Avant cette présentation toutefois, il convient de cerner la nature de la fiction cinématographique qui a été exploitée dans le cadre de cette étude et les écarts entre le récit filmique de la vie et du règne de Charles qui y est proposé d’une part, et l’état de l’historiographie à propos du roi et empereur des Francs d’autre part.

3.1. Présentation du matériel expérimental : le téléfilm Charlemagne, prince d’Occident

Le téléfilm Charlemagne, prince d’Occident (1993) est une coproduction italo-franco-anglo-germano-luxembourgeoise. Organisé en trois épisodes (Le Prince, Le Roi, L’Empereur) qui ponctuent la vie de Charles qui deviendra Charlemagne[4], il a été réalisé par Donner, sur un scénario de Jullian et Russel. Diffusé la première fois en 1993, il relève de ce que Côté et Lanoix (2021) appellent une télésérie de fiction à contenu historique qui est le lieu d’« un double filtrage de la réalité historique » (p. 70) :

Il y a d’abord adaptation scénaristique et narrative de la réalité historique. L’Histoire avec un grand H est le plus souvent au service d’une histoire, d’un coeur narratif centré sur des personnages fictifs forts. Ensuite, il y a filtrage filmique et artistique à cause de la direction artistique des acteurs.trices, de la direction photo, des choix de réalisation et de montage, etc.

p. 70

Le propos de ce genre télévisuel n’est donc ni de reconstituer des événements attestés par les sources historiques ni d’utiliser ces événements « comme décor ou toile de fond sur lesquels vient se greffer une pure fiction » (Carrier et al., 1989, p. 41), mais plutôt « d’agencer des faits historiques pour construire la trame de la fiction, ce qui implique d’éviter tout anachronisme ou toute contre-vérité du point de vue de l’historien [mais] de préserver l’intérêt fictionnel d’une intrigue par la maîtrise du processus d’écriture filmique » (Carrier et al., 1989, p. 41).

Cette troisième voie (Ramirez, 2014) est effectivement celle qui a été empruntée dans ce téléfilm. Le scénariste Jullian (1998) le résume bien. Ainsi, il dit avoir « dû se battre pour imposer une vision la plus proche possible de l’histoire » (p. 46) même si, pour des raisons diverses, il a fallu parfois majorer la place de certains personnages historiques :

Les Allemands […] tenaient à ce que Tassilon[5] soit bien présent dans le scénario. […] Les coproducteurs français ne pouvaient pas imaginer un téléfilm sur Charlemagne sans Roncevaux, Roland et Ganelon[6]. […]. [Par ailleurs, le] scénario doit reposer sur quelques personnages principaux interprétés par de grands comédiens. Si je veux avoir un bon comédien pour jouer un personnage, il faut qu’il réapparaisse plusieurs fois. On ne va pas lui faire passer 6 mois en Hongrie pour jouer deux scènes. Dans le même ordre d’idée, si vous ne donnez pas un rôle important à Berthe[7], telle comédienne ne viendra pas. Et sans cette comédienne, tel coproducteur retire sa participation.

p. 46-47

Ces contraintes liées aux partenaires et aux acteurs, mais aussi à la nécessité économique de séduire un public (Marcus et al., 2010), se conjuguent avec d’autres qui sont inhérentes au processus d’écriture médiatique. Sur ce plan, l’exigence de narration amène à privilégier une approche événementielle (de Theux, 1998). Mais l’exigence de simplification (de Theux, 1998) oblige à remanier profondément la chronologie et à antidater certains événements ou personnages. Ainsi, Éginhard[8] apparaît aux côtés du père de Charles, Pépin le Bref, dès sa mort en 768 alors qu’il ne naquit qu’en 770 et qu’il ne fera ses premiers pas à la cour carolingienne que vers 796-797, quand Charles est roi. À l’inverse, Bertrade, décédée en 783, est toujours en scène, dans le téléfilm, à l’automne 800 (Noël, 1998). Ces libertés prises avec la chronologie répondent, dans le cas d’Éginhard et de Bertrade, à des impératifs narratifs, soit la nécessité de mettre en scène, autour du personnage central de Charles, des adjuvants tels que désignés dans le schéma actanciel (voir figure 1) de Greimas (1966), adjuvants que sont Éginhard et Bertrade, mais aussi des opposants, comme Carloman, frère cadet de Charles; Huboldt, duc d’Aquitaine; Ganelon, un personnage légendaire[9]; Pépin le Bossu, premier fils issu d’un mariage non béni de Charles; Didier, roi des Lombards; Widukind, roi des Saxons; Tassilon, duc de Bavière. Enfin, l’exigence de monstration (de Theux, 1998) amène à privilégier les événements pouvant être mis en scène au détriment, par exemple, de l’oeuvre législative, administrative, judiciaire, artistique… de Charles à laquelle le téléfilm ne fait quasiment pas référence (Noël, 1998).

Les exigences propres au récit médiatique peuvent également amener le scénariste à inventer des événements, comme c’est le cas dans ce téléfilm à propos de la rencontre entre Charles et Widukind ou la proposition de l’impératrice Irène de Byzance de marier son fils Constantin avec Rothrude, une fille de Charles (Noël, 1998). De même, Jullian prête à Ganelon, donc à un personnage légendaire, un rôle qui n’est pas attesté dans la mort de Carloman et la rébellion de Pépin le Bossu, ce qui amène le scénariste à en appeler « à l’indulgence de l’érudit » (Jullian, 1993, p. 5-6).

Ces libertés prises avec l’état des connaissances historiennes ont poussé le médiéviste Kupper (1994), impressionné par les nombreuses « erreurs historiques » (p. 92) qui émaillent le téléfilm, à dissuader les enseignants d’histoire à l’exploiter avec leurs élèves. L’expérience qui a été menée prend, au contraire, le parti de voir dans cette fiction historique un matériel didactique pertinent pour amener des élèves à modifier leurs connaissances préalables sur Charles et son règne.

3.2. Dispositif de recherche

Ce texte est le résultat d’une étude de cas. L’expérience conduite en classe ne repose donc pas sur un échantillonnage et ne comporte pas de groupe(s) expérimental(taux) ni de groupe-contrôle comparables comme il est de mise dans une recherche quasi expérimentale; a fortiori, les sujets ne sont pas affectés de façon aléatoire dans ces groupes, comme l’exige une recherche purement expérimentale (Karsenti et Savoie-Zajc, 2018; Ladouceur et Bégin, 1980; Shadish et al., 2002).

L’expérience dont il est fait état n’est toutefois pas dénuée d’ambition de recherche. Elle comporte une dimension préexpérimentale (Ladouceur et Bégin, 1980) et relève des recherches dites de base ou de niveau 1 selon la classification d’Ellis et Fouts (1993). Ces recherches visent à observer une situation, à décrire un phénomène, voire mettre à l’épreuve, à titre exploratoire, une corrélation entre deux variables, et ce, afin de formuler une ou des hypothèses. Pour ce faire, le chercheur doit disposer d’outils de recueil de données. Les résultats sur lesquels elles débouchent permettent, comme nous l’expliquerons au terme de cette étude, de poser les bases d’un dispositif de type (quasi-)expérimental.

3.2.1. Objectif et questions de recherche

Pour rappel, l’objectif de la recherche menée était de vérifier dans quelle mesure l’exploitation du téléfilm Charlemagne, prince d’occident (1993) permet de modifier les connaissances préalables des élèves en identifiant les déplacements à propos de leurs représentations de Charles et de l’époque carolingienne, et leurs sources. Notre étude est donc sous-tendue par deux questions de recherche :

  • le dispositif didactique mis en oeuvre permet-il aux élèves de modifier leurs représentations ou connaissances préalables erronées au regard de l’historiographie?

  • dans quelle mesure les modifications que les élèves opèrent à propos de ces connaissances préalables erronées sont-elles imputées, par eux-mêmes, à l’exploitation du téléfilm?

3.2.2. Population et contexte d’enseignement

L’étude s’est déroulée dans trois classes de 3e secondaire (14-15 ans) et auprès de trois enseignants, deux femmes et un homme, oeuvrant dans trois établissements d’enseignement secondaire du réseau libre confessionnel[10], en Belgique francophone. Ces enseignants étaient tous volontaires et ils avaient participé à trois journées de formation au cours desquelles ils ont pu analyser le téléfilm sur le plan historique, discuter à propos de ses modalités d’usage et coconstruire le dispositif didactique avec le chercheur. Au total, 53 élèves en ont bénéficié.

3.2.3. Dispositif didactique

Le dispositif didactique procédait par confrontation entre des extraits du téléfilm Charlemagne, prince d’Occident (1993) et des sources premières de nature textuelle ou iconographique et, dans une moindre mesure, des sources secondes (tableau généalogique, cartes). Il prenait la forme d’une séquence d’apprentissage et d’évaluation (SAÉ) organisée en deux temps : une phase de préparation et une phase de réalisation.

3.2.3.1. Phase de préparation

La phase de préparation débutait par le visionnement du générique et des quatre premières séquences du téléfilm. Elles mettent en scène la mort de Pépin le Bref puis l’arrivée de Charles, lequel apprend qu’il hérite de la portion congrue, au bénéfice de son frère Carloman. Cette nouvelle est suivie de l’annonce de la rébellion d’Huboldt, duc d’Aquitaine. L’analyse du générique (voir Annexe 1) selon une grille d’analyse du langage cinématographique (voir Annexe 2) permet de faire découvrir aux élèves comment, au moyen des procédés propres au langage filmique, le réalisateur parvient à camper ses personnages :

Charles apparaît dans 6 plans sur 10. Même s’il ne porte pas de signes distinctifs, il s’impose comme personnage principal. Quatre plans sont quasiment identiques (1, 3, 6 et 10) […]. Ils présentent Charles dans sa jeunesse et sa vivacité. Le travelling, qui accentue le mouvement, renforce cette impression. Deux autres personnages sont représentés seuls : Ganelon et Roland. Ils apparaissent aux plans 2 et 3 et sont filmés en panoramique. De ce fait, ils sont plus statiques. Par contre, la contre-plongée leur donne de l’importance, de la prestance. La couleur de leur vêtement, sombre pour Ganelon, claire pour Roland, les différencie. Ganelon, le « mauvais ange », apparaît en premier. […] Roland, l’ami fidèle […] vient ensuite mais réapparaîtra avec Charles au plan 9. Il y retient son cheval pour ne pas dépasser son maître. Restent trois plans qui présentent des compagnons indistincts. Ce sont des plans pied, qui placent ces personnages à plus grande distance du spectateur.

de Theux, 1998, p. 68

Les quatre premières séquences du film[11] permettent ensuite aux élèves de compléter le repérage des principaux personnages et la découverte du contexte de l’action et de l’intrigue qui se noue : à la mort de Pépin, son royaume est partagé, en défaveur de Charles.

Pour situer les acteurs, les élèves disposent d’une généalogie des ascendants de Charles (Jadoulle et de Theux, 1998, p. 185) et du schéma actanciel (voir figure 1) inspiré de Greimas (1966) : averti, conseillé ou envoyé en mission par un sage, un devin, etc. (le destinateur), un héros s’engage dans une quête. Il rencontre des adjuvants qui l’aident et, au contraire, des opposants qui lui font obstacle. Une fois l’objet de sa quête conquis, le héros est récompensé par le destinataire.

Figure 1

Schéma actanciel (Jadoulle, selon Greimas, 1966)

Schéma actanciel (Jadoulle, selon Greimas, 1966)

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Ensuite, les élèves sont amenés à examiner différentes cartes historiques qui présentent l’évolution des royaumes de Carloman et de Charles, jusqu’à la mort de ce dernier en 814. L’ampleur et la rapidité relative des conquêtes de Charles invitent à s’interroger sur les modalités de l’expansion territoriale et les méthodes de gouvernement que le roi Charles, qui deviendra empereur en 800, a développées. Une question de recherche émerge : comment Charles s’y est-il pris pour acquérir et contrôler un ensemble territorial aussi vaste?

3.2.3.2. Phase de réalisation

La phase de réalisation procède par confrontation de séquences du téléfilm et de sources premières.

Tableau 1

Séquences du téléfilm et sources premières exploitées en phase de réalisation[12][13][14]

Séquences du téléfilm et sources premières exploitées en phase de réalisation121314

Tableau 1 (suite)

Séquences du téléfilm et sources premières exploitées en phase de réalisation121314

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L’analyse de ces différents matériaux débouche ainsi sur la mise en évidence des principaux moyens mis en oeuvre par Charles pour étendre ses possessions, mais aussi, en filigrane, sur l’importance de la religion chrétienne comme facteur d’unité du royaume puis de l’empire carolingiens. La question des rapports entre les pouvoirs spirituel et temporel fait aussi l’objet d’un approfondissement par l’analyse de la mosaïque (environ 798-800) décorant l’abside du Triclinium du Palais de Latran et de la lettre signée par Charles, mais rédigée par Alcuin, diacre et proche conseiller du roi, et adressée au pape Léon III[15]. L’importance de la religion se reflétant notamment dans le domaine culturel, les élèves sont alors conduits à découvrir quelques témoignages de l’art carolingien comme la chapelle palatine d’Aix-la-Chapelle et l’évangéliaire dit de Godescalc réalisée entre 781 et 783. La renaissance culturelle qui caractérise le règne de Charles se marque aussi dans le développement des écoles monastiques. Les séquences 49-50 du film qui mettent en scène Alcuin et Charles et la visite d’une école sont confrontées avec un extrait de la chanson de France Gall, Sacré Charlemagne (1964), et une source seconde (Riché, 1998, cité dans Jadoulle et de Theux, 1998, p. 25).

Pour clôturer la phase de réalisation, les élèves sont amenés à confronter les séquences 102-103 du téléfilm qui montrent le couronnement impérial de Charles, à la Noël 800, avec trois sources premières[16] qui confirment cet événement et le mettent en contexte.

Il avait été demandé aux enseignants de ne pas organiser de phase d’intégration collective. L’intégration des connaissances a donné lieu à une tâche réalisée par chaque élève, ce qui nous a permis de recueillir les informations nécessaires au regard de nos questions de recherche.

3.2.4. Recueil et traitement des données

La collecte de données dans cette étude s’appuie sur un questionnaire (voir Annexe 3) confectionné par le chercheur et validé par les trois enseignants partenaires.

Dans un premier temps, chaque élève était amené à faire état de ses connaissances préalables au moyen de ce questionnaire. Rappelons que ces connaissances préalables correspondent aux connaissances antérieures ou aux représentations dont les travaux en psychologie cognitive et la théorie (socio-)constructiviste ont montré l’importance dans les apprentissages.

Une fois rempli par l’élève, le questionnaire a été remis à l’enseignant. Celui-ci a ensuite mis en oeuvre le dispositif didactique. En fin de SAÉ, il a remis à chacun des élèves le questionnaire initial, rempli, et il leur a demandé d’y modifier les informations qu’ils souhaitaient et, dans ce cas, d’indiquer le ou les matériaux documentaires (sources premières, secondes ou extraits du téléfilm) qui les ont amenés à modifier leurs représentations initiales.

Les données ainsi obtenues ont fait l’objet d’un traitement de nature quantitative et strictement descriptive, sous la forme de calculs de fréquences. Nous avons relevé, pour chaque élève, au début de la SAÉ, les occurrences ou manifestations d’une connaissance erronée et, en fin de SAÉ, les occurrences erronées qui ont été modifiées et les occurrences de nouvelles connaissances correctes. Le nombre d’occurrences d’une même connaissance, erronée ou correcte, par un même élève n’a pas été pris en compte : quand une même connaissance apparaissait plusieurs fois chez un même élève, son occurrence était égale à un. Le dénombrement des occurrences a donc permis de calculer le nombre de connaissances erronées avant la SAÉ ainsi que le nombre de connaissances erronées modifiées et de nouvelles connaissances correctes après la SAÉ. Une connaissance était jugée erronée ou correcte en fonction de l’état des connaissances historiographiques qui ont servi de support à la préparation de la SAÉ.

Ces calculs de fréquence ont donc permis d’objectiver l’importance quantitative des modifications opérées par les élèves sur le plan de leurs connaissances ou représentations préalables, ce qui renvoie à notre première question de recherche. Le relevé du ou des matériaux documentaires mentionnés par l’élève pour justifier les modifications apportées à ses connaissances préalables a permis de déterminer dans quelle mesure l’exploitation du téléfilm avait permis de modifier des connaissances erronées, soit notre deuxième question de recherche.

4. Résultats

4.1. État des représentations initiales

L’analyse des questionnaires remplis par les élèves en début de SAÉ permet de dresser le relevé des représentations préalables erronées, en ce qu’elles ne correspondent pas à l’état des connaissances scientifiques (voir figure 2).

Figure 2

Distribution des représentations erronées des élèves avant la mise en oeuvre de la SAÉ

Distribution des représentations erronées des élèves avant la mise en oeuvre de la SAÉ

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Ainsi, un élève estime que Charles a vécu dans l’Antiquité; un autre pense qu’il a été baptisé en 800 et un autre affirme qu’il a vécu à Alexandrie. Pour un autre encore, il est le frère de Charles le Téméraire. Deux autres élèves le qualifient de païen, tandis que trois l’associent aux Croisades. Sept voient en son règne une période de déclin; 13 se le représentent barbu et 43 voient en lui l’inventeur de l’école. Nous avons ainsi relevé, sous la plume des 53 élèves, 18 connaissances erronées pour un total de 83 occurrences.

Parmi ces 18 connaissances inexactes au regard de l’historiographie, une seule se retrouve dans le téléfilm, à savoir celle selon laquelle Charlemagne serait l’inventeur de l’école. Si cette représentation est la seule connaissance erronée parmi celles que véhiculent les élèves, c’est toutefois celle qui est la plus plébiscitée, avec 43 occurrences sur 83.

4.2. Des représentations modifiées et nouvelles

Notre première question de recherche portait sur la possibilité, au moyen de la SAÉ, de modifier les représentations préalables erronées des élèves. Nous avons analysé les modifications apportées par chaque élève à ses propres représentations, à la fin de la SAÉ. Ces modifications se manifestent d’abord par l’autocorrection de 60 occurrences (sur un total de 83) des 18 connaissances erronées présentes en début de SAÉ, soit 72,2 % des occurrences erronées corrigées.

Figure 3

Distribution des représentations erronées modifiées par les élèves en fin de SAÉ

Distribution des représentations erronées modifiées par les élèves en fin de SAÉ

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Par exemple, 29 élèves sur les 43 qui estimaient que Charlemagne a inventé l’école ont modifié cette représentation; 8 élèves sur 13 qui pensaient que Charles était barbu ont corrigé cette affirmation; six sur sept n’estiment plus que son règne est une période de déclin; un sur deux ne l’associe plus à la Renaissance et ne le qualifie plus de païen; plus aucun élève ne voit en lui un personnage de l’Antiquité.

Le premier déplacement des représentations se manifeste donc en termes d’autocorrection. L’analyse des modifications apportées aux réponses au questionnaire initial montre, en outre, que les élèves ont développé de nouvelles connaissances qui sont plus conformes à l’historiographie.

Figure 4

Distribution des nouvelles représentations correctes en fin de SAÉ

Distribution des nouvelles représentations correctes en fin de SAÉ

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Globalement, les 53 élèves font état de 21 nouvelles connaissances; elles sont attestées par 346 occurrences (voir tableau 2).

Tableau 2

Nombre d’occurrences des nouvelles représentations correctes et nombre de celles référées par les élèves au téléfilm

Nombre d’occurrences des nouvelles représentations correctes et nombre de celles référées par les élèves au téléfilm

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Avant la mise en oeuvre de la SAÉ, le règne de Charles était considéré comme une période de déclin pour sept élèves, mais au terme de la SAÉ, ils sont 34 à affirmer que ce règne fut le théâtre d’un développement culturel (voir figure 4), ce que 20 élèves confirment : Charles a encouragé les arts. Son engagement en faveur du christianisme et du pape (26) atteste de sa foi chrétienne (23). Guerrier (21) et conquérant (18), il n’hésita pas à recourir à la violence (17). Roi des Francs (12), il devint empereur (11), notamment grâce à ses hommes de confiance (7).

4.3. La contribution du téléfilm

Si les élèves ont développé de nouvelles connaissances, dans quelle mesure peut-on attribuer ces déplacements dans leurs représentations à l’usage du téléfilm? Telle était notre deuxième question de recherche. Nous leur avons demandé d’indiquer le ou les matériaux documentaires qui les avai(en)t amenés à développer ces connaissances (voir tableau 2).

Ainsi, 4 élèves sur 34 (11,7 %) affirmant, en fin de SAÉ, que le règne de Charles fut une période de développement culturel, attribuent cette nouvelle connaissance au téléfilm : ils sont donc 88,3 % parmi ceux qui manifestent cette nouvelle connaissance à l’attribuer à d’autres sources documentaires. Cet aspect du règne de Charles n’était en effet pas présent dans le téléfilm et a été découvert à l’aide de sources premières. Le même état de fait explique qu’aucun élève parmi ceux (20) qui ont souligné, en fin de SAÉ, que Charles a encouragé les arts ne relie cette connaissance exacte au téléfilm. À l’inverse, sept élèves sur huit (87,5 %) qui font état de la rivalité entre Charles et Carloman s’appuient sur l’extrait du téléfilm exploité en phase de préparation. De même, 73 % des élèves qui affirment que Charles a défendu le christianisme appuient cette nouvelle connaissance au téléfilm : 27 % le font sur la base d’autres sources.

Globalement, 13 nouvelles connaissances sur 21 (61 %) sont majoritairement référées au téléfilm[17], et ce, à raison de 120 occurrences sur 166 (72,2 %); à l’inverse, 8 nouvelles connaissances sur 21 (38 %) ne sont pas reliées majoritairement au film, avec seulement 46 occurrences sur 166 (27,7 %). De façon générale, 47,9 % (166 occurrences sur 346) des mentions à de nouvelles connaissances sont reliées au téléfilm.

5. Discussion des résultats et conclusions

L’expérience qui a été menée suggère que l’usage de cette télésérie à caractère historique, intégrée dans un dispositif didactique qui procède principalement par confrontation avec des sources premières, permet aux élèves d’effectuer un travail sur leurs représentations initiales. Les données que nous avons examinées indiquent des déplacements manifestes sur le plan de ces représentations, que ce soit en termes de modifications de représentations erronées (72,2 %) ou d’élaboration de nouvelles connaissances (21 connaissances, 346 occurrences) et conformes à l’historiographie. Parmi elles, 61 % sont référées, par les élèves, au téléfilm et 47,9 % des occurrences de nouvelles connaissances sont reliées au téléfilm.

Ces résultats, même s’ils n’ont de valeur qu’exploratoire, confirment que, conformément à une des intentions qui président au choix, par les enseignants, d’utiliser des films de fiction, ceux-ci sont en mesure de faire découvrir des contenus historiques. Notre étude confirme également que, comme le promeuvent de nombreux didacticiens, le recours à la fiction cinématographique peut amener les élèves à prendre conscience que les images ne sont pas un reflet réaliste de la réalité, mais sont porteuses de représentations. Cette prise de conscience est favorisée par le recours à des sources premières. La mise au jour de ces représentations véhiculées par le film historique constitue aussi une occasion d’introduire les élèves au langage propre au cinéma et de les amener à découvrir que l’écriture filmique prend souvent des libertés avec le témoignage des sources et l’historiographie.

Notre étude confirme également que ce n’est pas la fiction historique en tant que telle, mais l’usage qui en est fait, qui est susceptible d’avoir un effet sur les apprentissages des élèves. Il en est donc du film historique comme de tout moyen pédagogique; il constitue un artefact, c’est-à-dire un objet fabriqué en vue d’une ou de plusieurs actions finalisées. Il ne devient un outil ou un instrument qu’au fil d’un processus dit de « genèse instrumentale » (Rabardel, 1995) qui comporte deux facettes complémentaires : l’instrumentation ou la transformation de l’artefact par son usager pour l’incorporer à son action, et l’accommodation des schèmes d’action de l’usager grâce à l’intégration du nouvel instrument.

Mais l’exploitation du film de fiction peut-elle aussi amener les élèves à remettre en question les représentations de l’histoire qu’ils nourrissent avant même de rentrer en salle de classe? Cette problématique spécifique trouve dans notre étude une réponse, provisoire certes, mais positive.

Nos résultats sont évidemment à prendre avec prudence, compte tenu du caractère exploratoire de l’étude qui a été menée. Celle-ci faisant suite à un projet de formation continue, aucun groupe contrôle et aucune forme d’échantillonnage aléatoire n’ont été mis en place, ce qui empêche toute généralisation. Ce contexte explique également que ni le profil des enseignants ni celui des élèves n’a été documenté et encore moins contrôlé. De même, les modalités de mise en application de la SAÉ n’ont pas été observées de telle sorte qu’entre les pratiques attendues et les pratiques réelles, nous ne savons pas s’il y a eu convergence et dans quelle mesure.

Comme il a été précisé plus haut, notre étude comporte un caractère préexpérimental qui lui enlève toute ambition démonstrative. Elle invite cependant à mettre en place un nouveau dispositif de recherche, quasi expérimental cette fois. Il permettrait de vérifier les deux hypothèses que suggère la présente expérience, à savoir qu’un dispositif didactique procédant par confrontation de sources premières et secondes d’une part, et d’extraits d’une fiction cinématographique ou télévisuelle d’autre part, (i) permet de maximiser le nombre de connaissances préalables erronées que les élèves sont capables de modifier et (ii) le nombre de nouvelles connaissances qu’ils développent. La première hypothèse est soutenue par les travaux qui indiquent que la fiction cinématographique permet aux élèves de visualiser le passé (Marcus et al., 2010). Nous formulons l’hypothèse qu’en mettant en scène certaines représentations non conformes à l’état de l’historiographie, la fiction permet de les faire émerger et les rend modelables; en les confrontant aux témoignages des sources premières, l’enseignant peut amener ses élèves à les déconstruire.

Ce nouveau dispositif devrait être enrichi de manière à vérifier dans quelle mesure les représentations véhiculées par le film de fiction rejoignent celles des élèves. La conduite d’entretiens avec les élèves ou la pratique du « think aloud » en fin de SAÉ, au moment où les élèves doivent référer les connaissances erronées ou nouvelles à certains matériaux, permettrait de mieux cerner ce qui, dans les extraits du téléfilm ou les sources autres, semble avoir un impact.

L’expérience qui a été ainsi mise en oeuvre suscite également un certain nombre de questions. Que deviennent les représentations qui ne sont pas corrigées? Comment expliquer leur persistance? Quelle est la pérennité des nouvelles connaissances correctes? Dans quelle mesure les connaissances erronées qui leur préexistaient ne s’imposent-elles pas de nouveau à terme?