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Adam Archambault : Lors du séminaire de cartographies autochtones tenu en mai 2021 par l’UQAT, vous avez parlé du lien qui existe entre la famille et le territoire pour les Anicinabek. Vous avez mentionné que l’un forme et influence l’autre. Pouvez-vous élaborer davantage ?

Oscar Kistabish : Pour nous, le territoire, c’est un peu comme des cartes mentales. C’est dans notre cerveau et dans le langage de tous les jours. Nous nommons où nous allons parce qu’il faut savoir où on est et où on va. Ces endroits sont identifiés par notre collectivité, par nos anciens et par notre histoire. Ça fait partie de notre héritage, de nos connaissances et de nos savoirs. Tout le langage vient du territoire. Nous sommes définis par le territoire. Nous sommes Abitibiwinnik. Abitibiwinnik signifie « les gens qui fréquentent le lac Abitibi ». Ma famille partait d’un endroit près du lac Joutel pour aller au lac Abitibi. C’est ce qui était en commun entre nous : nous nous retrouvions là-bas. C’est reconnu par les Cris et les communautés avoisinantes comme Lac Simon, Kitcisakik et Barriere Lake, qui nous appellent tous Abitibiwinnik. C’est de cette façon que le territoire détermine qui on est.

Il est important de mentionner que le territoire se détermine par lui-même. Ce n’est pas à nous de le définir. Par exemple, nous n’appelons pas le lac Abitibi le « lac des Algonquins » ou le « lac des Anicinabek ». Le lac Abitibi correspond en anicinabemowin à un grand lac qui se divise en deux. Du côté est, l’eau du lac descend vers le sud. Du côté ouest, qui est très loin, l’eau va vers le nord. Le lac se sépare donc en deux parce qu’il est situé à la jonction de deux bassins versants. Abitibi est formé des mots abitaw qui signifie « moitié », et nibi qui représente l’« eau ». Donc, Abitibi veut dire « moitié eau ».

Le territoire est très important dans nos déplacements, dans notre façon de vivre, dans notre façon de croire. Le territoire est à l’intérieur de nous-mêmes. Il ne pourra jamais partir de nous. Connais-tu un peu l’histoire de la ville de Joutel en Abitibi ?

Adam : Je sais où se trouve Joutel, mais je ne connais pas son histoire.

Oscar : La ville de Joutel a été établie à cause de quatre mines, dont la première a été ouverte dans les années soixante. La ville a progressé très rapidement : de trois à quatre mille personnes y vivaient. Quand les mines ont fermé quelques années plus tard, tout le monde est parti. Ça veut dire que ceux qui étaient là n’accordaient aucune importance au territoire. Tout le monde est parti et la ville a été rasée à la fin des années quatre-vingt-dix. Tout ce qui y est resté sont les trous de mines, la pollution et nous.

Les Québécois qui sont arrivés à Joutel dans les années soixante n’avaient aucune notion du territoire ni de comment on peut y être lié. Nous, nous comprenons notre lien avec le territoire. Nous sommes restés, même lorsque la ville est devenue déserte. Nous n’étions pas là à cause des mines. Ceux qui sont arrivés, c’était à cause des mines. Quand les mines sont parties, ils sont partis eux aussi. C’est un bel exemple d’appartenance au territoire. J’entends souvent les Québécois dire : « Le Québec, c’est à nous. » Ce n’est pas vrai. Moi, je reste en haut de Joutel sur la grande route. J’y demeure depuis dix ans, et c’est là que je suis né. J’y suis resté jusqu’à mes neuf ans, lorsqu’on est venu me chercher pour aller au pensionnat.

Le territoire fait partie de nous, de notre intérieur. C’est comme chez vous, la maison où on est venu au monde et ce que l’on est. C’est également notre famille. On ne peut pas se séparer du territoire. Notre langue vient du territoire. Notre façon de penser, notre façon de voir les choses, notre façon de vivre, tout vient du territoire. Le territoire, l’eau, les animaux et tout ce qui est dans la nature nous enseignent comment vivre. Nous ne pouvons donc vivre sans le territoire.

La chasse est un bon exemple de ce qui nous est enseigné par le territoire. On ne chasse pas pour le sport. Mon père m’a montré comment chasser. Nous partions d’un endroit pour aller à un autre en canot, ce qui prenait de quatre à cinq heures sur l’eau. Nous partions, puis nous revenions. C’était notre chemin et c’était notre façon de chasser. Il ne fallait jamais débarquer pour aller à la rencontre des animaux. Si tu les déranges, ils vont s’en aller. Il faut que tu attendes qu’ils viennent à toi. Ce n’est pas la façon de chasser, la façon de voir les choses des Blancs. Les animaux viennent à toi. S’ils viennent à toi, tu peux les tuer. On ne court pas après eux. C’est ce que le territoire et la nature nous enseignent. Mon père disait souvent : « Il y a beaucoup d’orignaux ici. » Il savait qu’il y avait des animaux dans une portion spécifique du territoire. Mais je ne l’ai jamais vu débarquer et aller voir. Jamais. C’était sur notre chemin. C’est comme ça. Si l’animal vient à toi, il faut qu’il se donne à toi. Qu’est-ce qu’on dit quand la nature se donne à toi ? On dit merci. C’est toujours de cette façon qu’il faut vivre : dire merci. Merci au territoire, merci à la nature, merci aux animaux, merci à l’eau, merci au matin qui se lève, merci à l’aube.

La journée est composée de plusieurs étapes. Il faut être présent pour les vivre. Nous n’avons pas de mot pour dire « bonjour ». Good morning, bon matin, ça n’existe pas dans notre vocabulaire. Par contre, nous disons « belle matinée », « belle journée ». C’est ce que tu dois dire. Tu ne souhaites pas. Tu dis : « Une belle journée qui commence ». Pourquoi disons-nous ceci ? Pour qu’on puisse regarder, vivre et remercier. C’est à toi de le faire. On ne dit jamais « bonjour ». Les gens vont dire qu’on ne sait pas vivre parce qu’on ne dit pas « bonjour ». Cependant, nous avons un mot qui se dit kwe. On dit kwe le matin, kwe le midi, kwe le soir, kwe la nuit. C’est une façon de dire : « Ah, tu es là. » ou « Salut. ». Kwe permet de se situer dans le moment présent. Je ne dis donc pas les mots « en profiter », mais je dis « être présent ». Les mots sont présents, ils sont d’action. Il n’y a pas de supposition. Nous n’avons d’ailleurs pas de traduction pour « comment ça va ? ». Lorsqu’on demande : « Comment ça va ? », on répond toujours que ça va bien, même si en fait ça va mal.

Adam : C’est vrai !

Oscar : Alors moi, je réponds souvent : « Ah, ça va mal ». Je mets les personnes mal à l’aise. Je leur réponds que ce sont elles qui m’ont posé la question. Dans notre langue, nous demandons plutôt : « Est-ce que tu vis bien où tu es ? », « Le matin qui se lève, est-ce que tu es bien avec ça ? », « Le jour, est-ce que tu es bien là-dedans ? ». Tu vois, c’est une autre façon d’approcher des gens, de commencer une discussion. Il y en a qui vont dire : « Ah, ma fille est malade… ». Ça permet de dire des choses plus personnelles. On se dit : « J’arrive d’un long voyage ». C’est la façon de commencer une conversation, de rencontrer quelqu’un. On demande toujours : « D’où viens-tu en marchant ? ». Dans le bois, tu arrives généralement quelque part en marchant. Par exemple, si je demande : « D’où viens-tu ? », tu peux me répondre : « Je viens du lac Matagami ». Je connais des gens qui vivent au lac Matagami. Tu pourrais aussi me répondre que tu viens de Waswanipi. Je connais aussi des gens qui viennent de Waswanipi. Le contact se fait rapidement. Tu sais d’où l’autre vient. Tu sais à quel genre de personne tu as affaire en connaissant l’endroit d’où elle vient. C’est plus facile après d’entamer la discussion. On ne demande pas d’entrée de jeu : « Quel est ton nom ? ». C’est notre façon de vivre.

Ceux qui sont arrivés ici sur notre territoire, ils n’avaient pas cette façon de vivre. Ils avaient leur système de colonisation qui implique de prendre des choses comme à la chasse, à la maison, sur le territoire et les terres. On arrive ici et on prend ça. S’il n’y a personne aux alentours, je le prends. C’est ce que signifie la colonisation. L’Abitibi-Témiscamingue couvre une superficie de près de 600 000 km2. Aujourd’hui, nous n’avons à peine que quelques kilomètres carrés répartis dans les différentes communautés. Nous avions accès à tout ce territoire ! Comment va-t-on commencer à se parler ? Est-ce qu’on va finalement commencer à parler de ça ? C’est la vérité. On parle souvent de vérité-réconciliation. Qu’est-ce que la vérité ? Quels sont les faits ? Quelle est l’histoire ? C’est de ça dont il faut commencer à parler.

Adam : Avant de trouver des solutions, il faut avant tout commencer par se comprendre.

Oscar : Oui, il faut se comprendre. Il faut également comprendre que la colonisation a un lourd impact sur nous. Le territoire, c’est tout ce qu’il nous reste. C’est ce dont nous avons besoin. Si nous n’avons plus notre territoire, nous n’avons plus de langue, plus de culture, plus de façon de vivre, plus de façon de penser, plus de façon de croire. Tout est là, dans le territoire. Tous les noms des endroits où nous allons sont significatifs. Je restais et reste toujours dans un lieu qui signifie « endroit où le marécage est élevé ». D’habitude, un marécage se situe dans une vallée, dans un trou. Où nous étions, le marécage était haut. C’est donc de cette façon que nous nous référons à notre territoire familial. À partir de cet endroit, nous rejoignions la rivière Sagackweia. Cette rivière est maintenant appelée la rivière Allard. Qu’est-ce que ça veut dire « rivière Allard » ?

Adam : Ça ne veut absolument rien dire.

Oscar : Est-ce qu’il y a une signification particulière dans le nom « rivière Allard » ?

Adam : Non.

Oscar : L’autonomie de notre territoire, c’est ça. Quelqu’un a mis son nom sur notre rivière. Je ne sais pas d’où il vient. Il vient probablement du sud et n’a jamais posé les pieds en Abitibi[1]. Sagackweia veut dire « le foin sort de la rivière ». C’est un endroit qui est plein de foin. Au début de l’été, il n’y a pas de foin. Aux mois de juillet et d’août, l’herbe pousse partout dans la rivière, comme l’herbe qui pousse dans un champ. Il y a donc une histoire, une définition de la rivière dans son nom. C’est toujours comme ça : c’est la rivière qui se nomme elle-même. Elle ne s’est pas nommé la rivière Allard. Nous, nous avons remarqué comment était la rivière : sagackweia. C’est comme ça avec l’ensemble du territoire. La définition des endroits et leur histoire, c’est ce qui reste vivant. Tu ne rends pas justice à un endroit quand tu le nommes à partir du nom de quelqu’un qui vient d’ailleurs ou encore qui a été ministre tant d’années. Je ne sais pas si tu as remarqué, mais la plupart des cantons ont des noms français. Ils ont pris les noms de soldats qui ont fait la guerre sur les plaines d’Abraham.

Adam : Exactement. D’ailleurs, mon village natal, Cléricy (en Abitibi-Témiscamingue), est nommé, en l’honneur du capitaine du Régiment de Languedoc de l’armée de Montcalm, Honoré-Louis de Cléricy.

Oscar : Ça vient donc des soldats qui sont venus faire la guerre. Ce ne sont pas des gens d’ici. Ce sont des Français. Est-ce que c’est vraiment ça l’histoire ? La toponymie, c’est très important pour notre histoire et pour l’histoire du Québec. C’est important pour tout le monde. Sais-tu quand la toponymie au Québec a commencé à changer ? À partir des années 1920 et 1930. Avant cette période, il y avait beaucoup de noms autochtones. Des villages, des endroits, des lacs, des rivières. Mais un jour, un des ministres français est venu au Québec et a été surpris de l’utilisation des noms autochtones qu’il considérait comme arriérés. À partir de cette période, on a commencé à changer les noms autochtones en noms français. La toponymie du Québec a changé complètement. On a utilisé des noms de ministres, de gens qui n’avaient pas nécessairement de liens avec le territoire.

Adam : J’imagine qu’on nommait les endroits sans même les avoir vus.

Oscar : La plupart du temps. C’est ce qu’il faut mettre en place : des noms qui portent l’histoire du territoire. En Abitibi comme partout au Québec, la plupart des endroits ont déjà des noms autochtones. Il faut en parler. En Abitibi par exemple, plusieurs villages portent des noms de saints. Juste en périphérie d’Amos, il y a Saint-Mathieu, Saint-Félix, Saint-Dominique et Saint-Marc. Pourtant, aucun de ces saints n’est venu ici. On a mis de côté les noms autochtones pour mettre des noms français, même si les Anicinabek avaient déjà des noms pour chacun de ces endroits.

Adam : Il y a quelque temps, nous avons parlé ensemble de la relation entre la recherche universitaire et les personnes autochtones. Comment fait-on pour travailler ensemble à partir du territoire ?

Oscar : Comment peut-on travailler ensemble ? Il faut avant tout se rencontrer. Par exemple, les Cris et les villages environnants forment maintenant le Gouvernement régional d’Eeyou Istchee Baie-James. C’est une façon de gérer le territoire. Les Cris et les municipalités se retrouvent ensemble. Ce n’est pas une formule idéale, mais ils sont au moins entendus quelque part. La réalité n’est pas nécessairement la même pour les communautés cries qui sont situées près de la Baie-James et les municipalités plus au sud comme Chibougamau, mais ils ont tout de même accepté de travailler ensemble.

Les Anicinabek n’ont pas ce genre de plate-forme pour faire entendre leur voix. Nous n’avons aucun recours sur ce qui se passe chez nous dans le bois. Les compagnies forestières se présentent sur le territoire et coupent tout. Même chose avec les mines. Ils font des trous, ils rasent la forêt sans notre permission et sans même nous regarder. Par exemple, des travaux ont été faits juste à côté d’un cimetière et d’un campement sur notre territoire. Toute la forêt autour du cimetière et du campement a été coupée. Les installations étaient pourtant visibles, et ils ont tout de même coupé les arbres autour. C’est un peu ça la colonisation. Les personnes qui ont coupé la forêt n’ont pas réfléchi au fait que des gens vivaient à cet endroit et n’ont pas fait d’efforts pour entrer en contact avec eux.

Adam : S’il y avait eu des échanges, ils auraient pu le savoir. S’ils vous avaient parlé, peut-être que ça aurait pu être évité.

Oscar : Bien sûr ! S’ils étaient venus nous voir, nous aurions même pu les aider avec leur projet. Ils voulaient changer un ponceau pour renforcer la route. L’idée est bonne. Mais s’ils étaient venus nous voir et nous parler, nous aurions pu les conseiller. Pour changer le ponceau, ils devaient détourner la route. Le terrain où ils ont détourné la route était très instable. Mon père disait qu’à cet endroit, le terrain et la rivière bougent. Comme de fait, le terrain a bougé une semaine après avoir détourné la route, ce qui a ralenti les travaux. Nous leur avons dit que s’ils étaient venus nous voir, nous leur aurions dit. Nous le savions. Ils nous ont répondu qu’ils ne savaient pas. C’est ce genre d’évènements qu’il faut éviter. Il faut mettre en place une saine gestion du territoire.

Les personnes qui viennent couper la forêt effectuent leur travail et puis s’en vont. Ils ne restent pas sur place pour en subir les conséquences. Le territoire devient désert et plus rien ne pousse. Ça peut prendre jusqu’à 90 ans avant d’avoir à nouveau des arbres. Ils nous disent souvent qu’ils vont replanter. Mais est-ce que ça va pousser l’an prochain ? Est-ce qu’on va avoir des arbres tout de suite après ? Bien sûr que non. Les feuillus peuvent pousser plus vite. Mais bien sûr, ce n’est pas ce qu’ils plantent. Il faut que ça change.

Les gens disent que nous chialons tout le temps. Mais souvent, lorsque nous sommes « consultés », c’est simplement pour nous faire part qu’un tel ou tel projet va avoir lieu. On ne nous demande pas notre avis et on ne nous demande pas d’y participer. On nous impose. Nous nous sentons donc encore envahis. Ce n’est pas seulement avec la gestion du territoire. C’est la même chose avec l’éducation. Nous sommes écrasés par la loi 101. On ne peut plus parler notre langue. Nous n’avons plus le droit d’enseigner notre langue. C’est la langue française qui est dominante et qui est la langue officielle du Québec. Mais que fait-on avec les langues qui étaient là avant ? Même principe avec la loi 96 qui fait du français la langue officielle sur tout le territoire. En Abitibi, c’est en français qu’il faut s’exprimer, pas en anicinabemowin. Quels endroits nous reste-t-il ?

On a essayé de nous arracher notre façon de penser. Que disaient-ils dans les pensionnats ? Tuer l’Indien dans l’enfant. Ils ont essayé, mais je suis toujours là. Ils n’ont pas réussi à tuer ce qui se trouve à l’intérieur de moi. Ils n’ont pas réussi à nous enlever la notion du territoire qui se trouve à l’intérieur de nous et à effacer notre définition du territoire. Pourquoi ? Parce qu’avant d’aller au pensionnat, j’ai eu l’éducation orale. J’ai eu l’éducation de mes parents, de mes grands-parents, des autres familles et du territoire. Vous, vous êtes habitués avec les livres. Notre savoir se trouve plutôt dans la mémoire des gens, dans l’histoire orale. Avec l’éducation orale, tu entends et tu enregistres. C’est de cette façon que le savoir rentre. Lorsque tu l’entends deux ou trois fois, ça ne ressort plus.

Aujourd’hui, nous avons besoin de dire des choses et de transmettre notre savoir. On a besoin de ceux qui savent lire, de ceux qui savent écrire, de ceux qui savent faire des recherches. Vous le savez, pas nous. Ce qu’on sait, c’est notre savoir. On me demande souvent d’écrire ce que je sais. Je n’en serais jamais capable. J’écrirais une phrase et ne saurais plus quoi écrire à la deuxième. Nous avons donc besoin de vous pour nous assurer que notre savoir puisse se transmettre et ne pas se perdre. C’est pour cette raison qu’il faut que les Autochtones et les universitaires collaborent.