Corps de l’article

La célèbre formule « La carte n’est pas le territoire », énoncée en 1931 par le philosophe Alfred Korzybski et amplement reprise et analysée depuis (Bateson 1996 ; Cosinschi 2008 ; Portocallis 2019, parmi d’autres) rappelle que la carte est une représentation du territoire ; elle n’est pas le territoire, de la même façon que le mot n’est pas l’objet qu’il désigne. De plus, la carte représente, dessine et désigne, voire raconte le territoire nécessairement d’un certain point de vue/perspective, soit celui de la personne, et donc de la culture qui produit la carte. La carte est ainsi « auto-réflexive car une carte parle autant de son objet que du cartographe qui l’a créée. La carte révèle et reflète son utilisateur » (Portocallis 2019). Toutes les cartes, incluant celles produites par les États modernes, sont culturelles puisqu’elles sont produites à partir d’une conception particulière du territoire et d’une manière spécifique de l’habiter. De même, les matériaux, supports, codes, symboles, échelles et orientations utilisés dans les productions cartographiques ne sont jamais les seuls possibles. Au fil de leur histoire et selon les régions, les peuples autochtones ont utilisé des matériaux et des supports divers pour indiquer et transmettre leurs savoirs et repères géographiques, équivalents à des productions cartographiques[1]. La carte, soit les supports utilisés et la forme particulière qu’elle prend, révèle le monde de ceux qui la produisent et la nature de leur relation au territoire ainsi cartographié. Des productions cartographiques différentes révèlent des territoires et donc des mondes différents. En outre, aucune carte, aussi détaillée soit-elle, ne peut épuiser la plurilocalité et la plurivocalité d’un territoire et des lieux qui le composent (Rodman 1992), avec leurs rythmes et leurs humeurs, incluant les humains et les non-humains qui le parcourent et l’habitent.

La carte est un signe iconique et symbolique, mais aussi indiciel, puisque, comme le fait remarquer Tim Ingold, « chaque carte est nécessairement intégrée dans une forme de vie » (2000 : 225). La carte communique, elle est un signe ouvert à l’interprétation, éminemment social, productif et relationnel. Elle porte un potentiel tout autant politique qu’esthétique ; elle véhicule en outre un potentiel mnémonique pour quiconque connait et a parcouru le territoire ainsi cartographié. Les cartes étant des entités socialement et culturellement produites, elles ne font pas que reproduire le territoire, elles le produisent, jusqu’à un certain point (Roth 2009). En cela, elles ne peuvent être réduites à des objets inertes ; dessinées ou narrées, elles portent un pouvoir et une forme d’agencéité (Henare et al. 2007).

Tout en gardant à l’esprit la pertinence de ces considérations d’ordre ontologique, épistémologique et sémiotique autour des productions cartographiques, l’énoncé, « la carte n’est pas le territoire », a une résonance toute particulière pour les peuples autochtones pour lesquels les cartes, du moins celles produites et utilisées par les empires et les États coloniaux, depuis les premiers contacts à aujourd’hui, en sont venues à représenter tout autant un agent et un outil de dépossession, de domination et d’invisibilisation que de résistance et d’affirmation. Cet énoncé sert donc ici d’assise pour réfléchir, d’une part, sur l’écart et l’enchevêtrement entre les conceptions et les pratiques autochtones et étatiques du territoire et de la territorialité, et, d’autre part, sur l’engagement actuel des peuples autochtones envers la production cartographique comme une stratégie parmi d’autres de résistance, de négociation, de dialogue et de co-existence.

Pour réfléchir à ces questions, je m’appuie sur l’expérience de la Nation Atikamekw Nehirowisiw (Haut-Saint-Maurice, Québec) et ses productions cartographiques de Nitaskinan, le territoire ancestral non cédé[2]. Depuis au moins les années 1980, cette Première Nation a développé une expertise cartographique dans un double objectif de revendications territoriales et de transmission des savoirs (voir Éthier dans ce numéro). Les trois communautés de Wemotaci, Manawan et Opitciwan, réunies sous l’autorité du Conseil de la Nation Atikamekw (CNA), sont sises au sein de l’univers boréal, au centre-nord du Québec. Nitaskinan est traversé et nourri par la rivière Tapiskwan (Saint-Maurice), ses affluents et son riche réseau hydrographique qui délimitent, de manière non exclusive, des aires de responsabilité et des territoires de chasse familiaux. Depuis au moins cent ans et de manière exponentielle depuis les années 1970, la Nation Atikamekw Nehirowisiw et Nitaskinan doivent composer avec le régime territorial et les activités des Emitcikociwicak (les Blancs), dont les coupes forestières, les barrages hydroélectriques, la chasse et la pêche sportives et la villégiature. Nitaskinan co-existe ainsi avec le territoire québécois et son découpage administratif. À l’instar d’autres peuples autochtones au Québec, au Canada et ailleurs dans le monde, les Atikamekw Nehirowisiwok sont engagés dans divers processus, tous étroitement liés, afin de recouvrer leur souveraineté et leur autodétermination. Parmi ceux-ci, notons, d’une part, un processus de revendications territoriales globales avec les gouvernements fédéral et provincial depuis la fin des années 1970 et, d’autre part, des processus de documentation, de valorisation et de transmission, auprès des jeunes générations, des savoirs, récits, rites et itinéraires traditionnels au sein de Nitaskinan (Jérôme 2010 ; Éthier 2017 ; Poirier et al. 2014 ; Basile et al. 2017). Dans tous les cas, des productions cartographiques locales sont créées et mobilisées dans une volonté de (ré)inscrire l’histoire, la présence, les pratiques, la mobilité et les toponymes atikamekw nehirowisiwok au sein de Nitaskinan, tous oblitérés, depuis le xixe siècle, des productions cartographiques du Québec. Selon les cas, les cartes produites localement s’adressent et sont destinées tantôt aux Atikamekw Nehirowisiwok et aux jeunes générations dans un objectif d’affirmation et de transmission, tantôt au gouvernement du Québec et aux autres Emitcikociwicak présents au sein de Nitaskinan dans un objectif de revendication, de dialogue, de gestion commune et de co-existence.

En sus de documenter, dans une perspective diachronique, l’expérience de la Nation Atikamekw Nehirowisiw avec les productions cartographiques – les leurs et celles du gouvernement québécois –, il s’agit aussi de mettre en perspective cette analyse d’un cas singulier avec la littérature, les travaux et les débats sur la cartographie autochtone. Au niveau conceptuel, je me propose de faire dialoguer, au fil de l’article, le concept de territorialité autochtone, celui de « contre-cartographie » autochtone, développé initialement par Nancy Peluso (1995) et abondamment repris depuis, et ce que j’appelle ici les « cartographies enchevêtrées », soit les inscriptions et les « rencontres » sur support cartographique des conceptions, régimes fonciers et modes d’occupation étatiques et autochtones des territoires et des lieux.

De quelques écarts entre les territorialités autochtones et étatiques

Le concept de « territorialité » est plus large que celui de « territoire » puisqu’il tente de rendre compte de la nature de la relation vécue avec le territoire et où celui-ci est considéré, du moins dans les perspectives autochtones, comme un agent actif, une partie prenante de la relation (Bawaka Country et al. 2014) ; une territorialité autochtone, donc, qui est inclusive des non-humains et des ancêtres, comme des agents à part entière ayant une capacité d’agir. Le concept de territorialité autochtone englobe à la fois les modes locaux de tenure foncière, les règles et valeurs de la tradition juridique, les formes d’autorité ainsi que les savoirs territoriaux, les pratiques (incluant les pratiques rituelles), les récits et les mémoires mis en actes, transmis et transformés au fil des générations (Poirier 2017 : 216 ; voir aussi Éthier et Poirier 2018). Dans une perspective phénoménologique, les territorialités autochtones sont sensibles et attentives aux dimensions et aux potentiels sensoriels et esthétiques des lieux et des territoires. Pour les Allochtones, incluant l’État et les industries extractives, le territoire est généralement conçu et expérimenté comme une surface à exploiter et des ressources à extraire, dans la perspective d’un usage et de visées majoritairement économiques qui concorde avec l’idéologie capitaliste, moderniste et développementaliste. Depuis l’avènement de la pensée occidentale moderne et de l’ontologie naturaliste, les lieux et les territoires ont été dépouillés de toute subjectivité, agentivité et spiritualité (Sahlins 1995 : 163). Plus encore, les fonctionnaires et les représentants de l’État, ceux-là même qui négocient avec les peuples autochtones pour leur reconnaître des droits territoriaux, n’ont souvent jamais foulé le sol du territoire revendiqué. Ils ne le connaissent qu’à travers les cartes produites par l’État, soit l’espace abstrait, les découpages administratifs et l’identification des ressources disponibles et des quotas à extraire.

Pour les peuples autochtones, et comme en témoigne une vaste et riche littérature, les lieux et les territoires sont conçus et vécus comme des milieux de vie, d’où, par exemple, le concept atikamekw nehirowisiw de notcimik (« là d’où je viens » en référence au territoire familial). Les lieux d’appartenance sont aussi des alliés, des partenaires, voire parfois des parents, d’autant plus lorsque les esprits des ancêtres y résident. En tant que parents (kin), écrit Nurit Bird-David, ils sont intrinsèques à l’existence de l’autre (Bird-David 2017 : 14). Marshal Sahlins (2011) parle quant à lui d’une mutualité d’existence. Comme démontré dans la littérature, les peuples autochtones entretiennent avec le territoire, les lieux, les êtres et les entités qui l’habitent des liens que l’on pourrait qualifier d’intimes, des liens de réciprocité et de responsabilité mutuelles. On parle alors d’une ontologie relationnelle (Poirier 2013b ; Scott 2017) et d’une éthique de responsabilité et de connexion (Rose 2004 : 13) envers toutes les formes du vivant. Celles-ci, pour les Atikamekw Nehirowisiwok, ce sont, et pour n’en nommer que quelques-unes, mos (orignal), kiwetin (vent du nord), cikopi (sapin), sipi (rivière), wapoc (lièvre), minic (bleuet), kimocominapanak (ancêtres).

Pour les peuples de tradition de chasse et de cueillette comme les Atikamekw Nehirowisiwok, la territorialité se définit aussi comme mouvement, transport, mobilité. Cela influe sur la façon dont la personne conçoit et expérimente sa relation non pas tant à un territoire comme une entité globale et circonscrite, mais aux lieux, aux itinéraires et aux réseaux qui le composent. C’est d’ailleurs la connexion entre ces lieux habités, entendus aussi comme « passages », entre ces itinéraires parcourus au fil des saisons qui délimitent un territoire d’appartenance, un milieu de vie, une aire de responsabilité et d’autonomie ; une délimitation que l’on pourrait toutefois qualifier de flexible, non exclusive et évolutive. Dans un tel contexte, les noms des lieux prennent une signification toute particulière ; la toponymie y est relationnelle, expérientielle et évolutive (Éthier et Pelletier 2021 : 60). Au fil des déplacements et de la circulation sur le territoire, les noms des lieux sont à la fois des indicateurs et des repères, tels ceux géographiques, cynégétiques, historiques, anecdotiques ou mnémoniques. Les lieux sont aussi dotés d’une forme d’agencéité comme en témoignent les propos d’Oscar Kistabish, un Anicinabe, voisins des Atikamekw Nehirowisiwok : « Ce ne sont pas nécessairement les gens qui attribuent un nom aux lieux, mais les lieux eux-mêmes qui se nomment à travers ce qu’ils sont » (ibid. : 66). Il ajoute qu’il faut dès lors « être à l’écoute des lieux » ; là réside l’art de l’attention envers et avec les lieux et les non-humains. En outre, la portée et la puissance transformatrice des récits de la tradition orale dans la vie des lieux et dans la transmission des savoirs, ainsi que les valeurs de réciprocité et de responsabilité au fondement des épistémologies des peuples autochtones ont déjà été abondamment documentés (voir parmi d’autres Basso 1988, 1996 ; Cruikshank 2005 ; Simpson 2017). Chez les Atikamekw Nehirowisiwok, la responsabilité de ces itinéraires, des lieux le long de ceux-ci, des savoirs et récits qui les accompagnent font l’objet d’une transmission familiale et intergénérationnelle selon une tradition juridique dynamique qui leur est propre (Éthier 2017).

Les notions de lieu et d’itinéraire, ce terme générique pour désigner un sentier, un chemin, une piste, etc., au coeur de la tradition (semi-)nomade des Atikamekw Nehirowisiwok, ne sont pas aisément inscriptibles sur un plan cartésien. Rappelons ici la distinction de Michel de Certeau entre la carte et l’itinéraire. La carte décrit un espace abstrait, alors que l’itinéraire raconte les mouvements au sein d’un espace habité ; la carte est fermée et statique, l’itinéraire est ouvert et mobile ; la carte est descriptive, l’itinéraire est performatif (de Certeau 1980 ; Poirier 2004). Ingold fait d’ailleurs remarquer : « C’est ainsi que l’élaboration des cartes a été dissociée de l’expérience du mouvement corporel dans le monde » (2000 : 234). Pour les Atikamekw Nehirowisiwok, ce sont les itinéraires saisonniers de chasse et de trappe, les portages, les chemins d’accès aux lieux de campement ou encore les réseaux hydrographiques et navigables, auxquels s’ajoutent les lieux de jonction et de rencontre[3]. Dans son analyse des différences entre les cartographies autochtones traditionnelles et les cartes européennes au moment des premiers contacts et des voyages d’explorations au sein de ce qui allait devenir le territoire canadien, Barbara Belyea écrit : « Les cartes quadrillées fonctionnent en localisant les positions le long d’axes de latitude et de longitude. Les cartes autochtones ne reposent pas sur des positions fixes dans l’espace, mais sur un modèle de lignes interconnectées (…). L’intersection plutôt que l’espacement détermine la conception cartographique. » (1996 : 6) Elle ajoute aussi comment, pour plusieurs peuples autochtones, le territoire, incluant les rivières et leurs affluents, les chemins, les montagnes et autres éléments qui le composent, est conçu comme un « corps » et non comme une « grille » (ibid. : 10). Aux niveaux ontologique et épistémologique, une telle distinction est majeure. Chez les Atikamekw Nehirowisiwok, un territoire familial, selon Gérald Ottawa de la communauté de Manawan, « se définit de l’intérieur par les corps qui le composent, et non par des limites et des frontières » (comm. pers., Aski Masinahikan : Ateliers de cartographies autochtones, octobre 2021). Ces corps sont notamment les cours d’eau, comme voies de déplacement et de communication, et comme autant de veines qui parcourent et nourrissent Nitaskinan.

En complément au concept de « territorialités enchevêtrées » que Françoise Dussart et moi-même avons développé (Dussart et Poirier 2017 ; Poirier 2017), je propose ici celui de « cartographies enchevêtrées ». L’un et l’autre cherchent à rendre compte de la rencontre et de la co-existence entre deux formes de territorialité, entre les mondes, les acteurs et les pratiques autochtones et allochtones (et gouvernementales), et comment cela se joue, se déploie et se transforme au fil des générations, au sein et avec les territoires, en matière d’échanges, de négociations, de violence, de compromis et de collaborations, bref, de « frictions créatrices », comme dirait Anna Tsing (2005). Le concept d’enchevêtrement entend souligner les obstacles ontologiques (Clammer et al. 2004) et la dynamique des politiques de la co-existence et de la différence. Le concept d’enchevêtrement attire l’attention sur le fait que les conceptions et les pratiques autochtones et allochtones à l’égard du territoire, donc Nitaskinan et le territoire québécois du Haut-Saint-Maurice – et puisqu’il s’agit de deux objets différents (Depelteau 2019) – sont maintenant irrémédiablement interconnectées, engagées ensemble depuis plus de cent ans, dans un dialogue frictionnel et un devenir commun mais néanmoins distinct. Une réalité qui se répercute dans les productions cartographiques autochtones (voir plus bas). Au Canada comme ailleurs dans le monde, en dépit de l’histoire coloniale et des politiques coloniales encore en vigueur, les territorialités autochtones maintiennent, au sein de cette co-existence et de cet enchevêtrement, une forme « d’autonomie relative » (Dussart et Poirier 2017 : 10) qui leur permet, du moins jusqu’à un certain point, « la performance au quotidien de leur souveraineté » (Thomassin et al. 2021 ; voir aussi Éthier et Flamand, sous presse). Ces territorialités distinctes sont d’ailleurs admirablement exemplifiées et exprimées dans les productions cartographiques des peuples autochtones, et ce, depuis au moins les années 1970 et de manière exponentielle depuis l’arrivée des technologies géospatiales et de la cartographie numérique (Noucher et al. 2019). Ceci dans leur volonté d’engager un dialogue avec l’État et l’industrie extractive, mais aussi dans leurs processus de revendication, d’affirmation et de transmission de leurs savoirs, récits, toponymes et itinéraires. Cette contre-cartographie autochtone, et en lien avec les territorialités enchevêtrées évoquées ici, peut donc être qualifiée de « cartographies enchevêtrées ».

Les possibles et les limites de la contre-cartographie autochtone

« La carte n’est pas le territoire », mais elle (du moins dans sa forme moderne et étatique) n’en détient pas moins un pouvoir réel[4] sur le territoire, sur les êtres humains et non-humains qui l’habitent et sur leur devenir commun, d’autant plus dans des contextes de rapports de pouvoir inégaux. Depuis les travaux pionniers en cartographie critique de Brian Harley (1990), il a été démontré comment la cartographie topographique occidentale a été l’une des principales armes de la colonisation, de l’impérialisme, de l’invisibilisation et de la dépossession autochtone au Canada, dans les Amériques et ailleurs dans le monde (Chapin et al. 2005). Le seul fait de renommer le territoire et les lieux, ignorant ainsi les appellations et les toponymes locaux, est une stratégie efficace de négation de la présence et de la souveraineté autochtones. Avec la cartographie cartésienne – et coloniale –, l’espace abstrait a supplanté l’espace habité (Ingold 2000 ; Roth 2009). Le pouvoir des cartes officielles et étatiques, comme le souligne Penelope Anthias (2019 : 226), en prenant appui sur les travaux de Harley (1990), repose en partie sur leur capacité à se présenter comme objectives et donc supposément sans biais culturels, occultant par un quadrillage abstrait et quelques traits de crayon les autres présences, socialités et formes de relations au territoire. Outils de la bureaucratie étatique, elles régulent les déplacements et les activités des uns et des autres au sein du territoire.

Les productions cartographiques, outil colonial et étatique d’appropriation, de dépossession et de régulation, n’en sont pas moins devenues aujourd’hui, pour les peuples autochtones, à la fois des agents et des dispositifs politiques de revendication et d’affirmation territoriale, identitaire et culturelle, ainsi que des agents et des dispositifs de transmission, auprès des jeunes générations, des savoirs, toponymes, récits, traces et itinéraires légués par les ancêtres. Pour ce faire, les Autochtones se sont appropriés les outils et les techniques cartographiques occidentales. Cette contre-cartographie est devenue un outil d’empowerment pour les peuples autochtones, largement démontré dans différentes régions du monde (Peluso 1995 ; Hirt 2009 ; Wainwright et Bryan 2009 ; Thom 2009 ; Willow 2013 ; Hunt et Stevenson 2017 ; Anthias 2019 ; Éthier 2020 ; Noucher 2020 ; McGurk et Caquard 2020, pour ne citer que ceux-là). Selon les régions, et les technologies numériques et géospatiales aidant, les auteurs soulignent le potentiel décolonial des projets cartographiques autochtones dès lors qu’ils font émerger et réinscrivent sur les cartes leurs présences, histoires, régimes fonciers, toponymes et savoirs. Dans certains contextes et à des degrés divers, de telles productions cartographiques ont le potentiel de freiner l’empiétement de l’État et la destruction par les industries extractives ou de subvertir la régulation bureaucratique. Des productions cartographiques autochtones peuvent ainsi devenir des outils de subversion et de déstabilisation des conceptions étatiques et occidentales du territoire, comme en témoigne, par exemple, l’atelier de cartographie Mapping Back qui a eu lieu à Montréal en octobre 2017 (voir Chari 2017). Brian Thom (2009) parle quant à lui d’une « cartographie radicale ». Quoiqu’il en soit, à travers les cartographies autochtones, les territoires, les lieux et les non-humains qui y habitent trouvent une nouvelle voix/voie pour se faire entendre ; la réalité multiforme et pluritemporelle (dans le sens de différentes couches historiques) des lieux s’anime autrement.

Les projets cartographiques autochtones utilisent, plus souvent qu’autrement, les fonds de cartes produits par l’État, et donc les outils cartographiques et numériques existants, lesquels véhiculent une conception spécifique du territoire. Ils sont donc soumis aux limites de ceux-ci (Hunt et Stevenson 2019 : 373). Là reposent d’ailleurs l’ambivalence, le double paradoxe et les limites de la contre-cartographie autochtone soulignée par plusieurs auteurs (Roth 2009 ; Sletto 2009 ; Wainwright et Bryan 2009 ; Anthias 2019 ; Hunt et Stevenson 2019 ; Noucher 2020). Certains s’inquiètent ainsi que l’usage par les Autochtones des outils cartographiques et numériques de l’État ou d’Internet soient susceptibles de contribuer à augmenter plutôt qu’à diminuer le contrôle étatique sur les terres autochtones (Sletto 2009 : 147). D’autres soulignent comment la cartographie étatique, occidentale et cartésienne porte avec elle une forme de violence. En effet, de telles cartes « sont façonnées par les exigences étatistes de fixité, de précision et d’exactitude cartographiques et font inévitablement violence à la nature fluide, changeante et socialement contingente des relations spatiales autochtones vécues » (Sletto 2009 : 147). La contre-cartographie autochtone n’est donc pas exempte d’un potentiel de violence épistémique (Roth 2009). C’est pourquoi une contre-cartographie autochtone efficace est celle « qui ébranle les catégories mêmes qui constituent l’intelligibilité des relations de pouvoir modernes, y compris les concepts occidentaux de frontières » (Sletto 2009 : 148). Les travaux cartographiques de Brian Thom avec les Coast Salish de Colombie-Britannique sont exemplaires à ce sujet ; il y tente de subvertir et de déstabiliser la conception étatique de frontières fixes et exclusives, voire de la propriété privée, en inscrivant sur les cartes, à l’aide d’outils numériques, les réalités territoriales, sociales et évolutives des Coast Salish, basées sur la flexibilité, la mobilité et l’échange entre des groupes de parenté élargie et extensive (Thom 2009, 2020 ; voir aussi Coocoo et Studnicki-Gizbert dans ce numéro).

Le défi n’en demeure pas moins entier : comment transposer sur un plan cartésien les ontologies relationnelles et la mobilité/flexibilité autochtones, d’autres rapports aux lieux et modes d’orientation, d’autres régimes territoriaux ? Au Canada, les peuples autochtones – et les Atikamekw Nehirowisiwok ne font pas exception –, sont conscients à la fois des possibilités et des limites de cette contre-cartographie, et ont décidé de miser sur son potentiel décolonial dans le cadre à la fois des revendications territoriales, de l’affirmation politique et culturelle, de la transmission des savoirs territoriaux et d’une éthique de connexion et de responsabilité envers les lieux et les non-humains qui y habitent.

Les premiers contacts cartographiques pour les Atikamekw Nehirowisiwok

Il est impossible de retracer la première fois où des chasseurs atikamekw nehirowisiwok ont été en contact avec des cartes produites par les explorateurs, les autorités coloniales et éventuellement l’État québécois ou canadien. À l’instar d’autres régions au Canada, on peut aisément supposer que les premiers explorateurs et ensuite les arpenteurs, dès le xixe siècle, ont majoritairement misé sur les connaissances autochtones du territoire afin de cartographier celui-ci (Belyea 1996), d’abord de manière incomplète et imprécise, puis – la technologie aidant et dans une optique de gestion, de régulation et de contrôle – de manière de plus en plus précise. Plus la cartographie officielle et étatique québécoise et canadienne se précisait, plus les Atikamekw Nehirowisiwok étaient dépossédés et invisibilisés, et avec eux leurs toponymes, leur régime territorial et Nitaskinan.

Comme point de départ, je prendrai la recherche, conduite en 1925 en territoire atikamekw, de l’anthropologue américain, David S. Davidson (1928). Durant son séjour de plusieurs mois dans les trois communautés et possiblement quelques campements familiaux, Davidson a identifié, avec l’aide des chefs de territoire (ka nikaniwitcik) et leurs parents proches (fils, gendres, frères), pas moins de 56 territoires de chasse (hunting territories)[5]. Il précise que ce sont les chasseurs eux-mêmes qui ont tracé sur la carte l’étendue de leur territoire respectif. Davidson reconnaît que la carte qu’il leur présentait était incomplète et imprécise (Davidson 1928 : 31, note 13), et donc loin de contenir toutes les caractéristiques topographiques du territoire bien connues de ces chasseurs. Cette mise à plat de quelques-unes des caractéristiques topographiques de leur territoire, soit quelques rivières et leurs affluents, ainsi que leur réduction et leur schématisation sur l’espace rectiligne de la carte, a pu leur sembler quelque peu étrange, voire farfelue, mais probablement sans danger réel pour leur autonomie et leur souveraineté. Devant la pauvreté de la carte, on peut d’ailleurs supposer que les chasseurs atikamekw nehirowisiwok de l’époque n’y ont vu aucune menace et ont ainsi accepté de se prêter au jeu. Par ailleurs, il est aussi probable qu’ils y aient vu une opportunité de démontrer aux gouvernements leur occupation exhaustive d’un territoire qu’ils savaient de plus en plus convoité par les intérêts des Emitcikociwicak. En effet, et bien que les objectifs de Davidson étaient strictement anthropologiques, il n’est pas exclu que les chasseurs atikamekw nehirowisiwok aient vu dans sa démarche une manière de s’adresser aux autorités gouvernementales et de protéger leurs (mi)lieux de vie et leurs territoires de chasse, à une époque où les activités industrielles de foresterie et d’hydroélectricité et la présence des chasseurs Emitcikociwicak en Nitaskinan représentaient déjà une menace pour la faune, et donc pour leur propre subsistance et économie (voir Gélinas 2003 sur cette période). Depuis le xixe siècle, des arpenteurs et des ingénieurs à l’emploi du Québec ou des corporations privées sillonnaient le territoire pour produire des relevés et des cartes de la région et en recenser les « ressources exploitables ». Ces cartes et relevés auront permis la construction de nombreux barrages le long de la Tapiskwan Sipi et de ses tributaires, incluant le Réservoir Gouin (1917), qui auront permis l’exploitation forestière et l’hydroélectricité (Castonguay et Samson 2021).

Avec la carte de Davidson, le régime territorial des Atikamekw Nehirowisiwok et les territoires de chasse familiaux se trouvent « cadrés » dans une logique statique qui était loin de refléter la réalité vécue au sein de ces territoires en matière notamment de mobilité, de flexibilité, d’échange et de partage. Cette carte n’est pas tombée dans l’oubli, car dès les années 1980, le CNA l’a utilisée comme repère pour analyser les changements survenus dans la répartition des territoires familiaux au fil du xxe siècle et pour la confronter à la tradition orale et aux connaissances des aînés et des descendants des chasseurs rencontrés à l’époque par Davidson.

Dans les années 1940, les activités d’arpentage et les relevés cartographiques dans la région sont complétés et les cartes sont alors beaucoup plus précises. C’est l’époque où le gouvernement du Québec entend accentuer sa législation et son contrôle sur l’ensemble du territoire québécois. Face à la baisse des ressources fauniques, due à la fois aux chasseurs non autochtones et à la construction de nombreux barrages sur l’ensemble de Nitaskinan depuis le xixe siècle (Castonguay et Samson 2021), le gouvernement québécois décide de délimiter des réserves à castors et des lots de piégeage à l’usage exclusif des chasseurs autochtones. Cet épisode et ses impacts ultérieurs ont été largement documentés par les anthropologues travaillant auprès des différents groupes algonquiens touchés par cette mesure (voir Éthier 2020 pour une bibliographie exhaustive). Comme l’expose Benoit Éthier (2020), un agent du gouvernement est venu rencontrer les chasseurs atikamekw nehirowisiwok et leur a laissé des crayons et du papier afin qu’ils y indiquent les lacs et les rivières de leur territoire respectif. Ces indications allaient servir de base pour la délimitation de ce qui allait devenir les « lots de piégeage ». À l’instar de la carte produite par Davidson, il est possible que des Atikamekw Nehirowisiwok y aient vu une mesure du gouvernement pour « protéger » leurs territoires et reconnaître ainsi leur présence et leurs droits. Les décennies suivantes allaient les détromper. Les cartes des « lots de piégeage » représentent un exemple éloquent de l’enchevêtrement des régimes territoriaux qui n’a fait que s’accentuer depuis.

Dans les années 1950, alors que le langage des cartes topographiques officielles et cette mise à plat de Nitaskinan ne leur étaient plus complètement étrangers, on peut se demander quel regard ces chasseurs aguerris portaient sur celles-ci. Ceci d’autant plus que sur ces cartes, leurs propres toponymes avaient d’emblée été occultés par ceux de l’état colonial. Jusqu’à quel point s’y reconnaissaient-ils et y reconnaissaient-ils Nitaskinan et notcimik ? L’orientation géographique des cartes, par exemple, correspondait-elle à leurs propres conceptions et « cartes mentales[6] » du territoire ? À cette époque, leurs déplacements au sein de notcimik, à pied, en canot ou en raquettes, au fil des six saisons, reposaient sur une connaissance intime des lieux et des savoirs territoriaux approfondis, sur une toponymie très élaborée et une riche tradition orale ; autant de connaissances et de sensibilités transmises au fil des générations – bien que cette transmission soit en grande partie rompue avec l’envoi forcé des enfants dans les écoles résidentielles entre 1950 et 1970. En d’autres termes, ces chasseurs-cueilleurs, hommes et femmes, avaient le territoire dans la peau et dans le corps, voire dans leurs rêves[7]. Ils avaient d’emblée compris que « la carte n’est pas le territoire », et que les Emitcikociwicak entretenaient une conception et une relation au territoire différentes des leurs.

Les décennies suivantes allaient leur démontrer le pouvoir des cartes, celles qui sont tracées dans les bureaux du gouvernement et des firmes spécialisées, et comment celles-ci peuvent agir durablement envers Nitaskinan et sur le devenir des lieux et des territoires familiaux, mais aussi sur celui de la faune, de la flore et du réseau hydrographique. En effet, à partir des années 1970, la délimitation administrative de Nitaskinan par le gouvernement québécois s’accentue et se généralise et, avec elle, l’enchevêtrement des régimes territoriaux (Poirier 2001, 2017 ; Éthier 2020). À ce jour, l’ensemble de Nitaskinan/du territoire québécois du Haut Saint-Maurice est découpé en une vingtaine de zones d’exploitation contrôlée (ZEC), des milliers de baux de villégiature, des plans d’aménagement forestier intégré (PAFI)[8], pour ne nommer que ceux-là. Sur une carte récente du gouvernement québécois (Le plan d’aménagement forestier intégré opérationnel. Travaux 2023-2028), ces découpages apparaissent comme un véritable « patchwork », pour reprendre l’expression de Simon Coocoo de la communauté de Wemotaci (comm. pers., Aski Masinahikan : Ateliers de cartographies autochtones, Club Odanak, octobre 2021). Ce « patchwork » étatique est à son tour enchevêtré avec une autre réalité, invisible sur les cartes et aux yeux des fonctionnaires, celle du régime territorial atikamekw nehirowisiw. À ce pouvoir de domination de la carte, les Atikamekw Nehirowisiwok répondent donc par le pouvoir de résistance d’une contre-cartographie, comme le démontrent les sections suivantes.

La Nation Atikamekw Nehirowisiw et les cartes biographiques

Les productions cartographiques autochtones dites biographiques font leur apparition dans les années 1970. C’est auprès des peuples autochtones du Nord canadien et de l’Alaska, mais aussi de l’Australie que se sont élaborés les premiers projets de cartes biographiques, étroitement liés aux processus de revendications territoriales (Chapin et al. 2005) et aux « Recherches sur l’occupation et l’utilisation du territoire » (ROUT) – ou TLUOS (Traditional Land Use and Occupancy Studies) en anglais. Ainsi naît la contre-cartographie autochtone contemporaine. Assistés par des chercheurs non autochtones, souvent des anthropologues, qui apportaient avec eux des fonds de cartes produites par l’État, les Autochtones indiquaient sur celles-ci leur propre occupation et utilisation d’un territoire donné. Comme le souligne Hugh Brody (1982 : 146-177), un des précurseurs de ce type de cartes, les Dunné-za et les Cris du nord-est de la Colombie-Britannique auprès desquels il a travaillé inscrivaient tout ce que leur vie sur le territoire comportait et qui pouvait être inscrit sur une carte, notamment les itinéraires saisonniers, les activités de chasse, de pêche, de cueillette et de trappe, les ressources fauniques, halieutiques et végétales, les sites de campement, les toponymes, les portages. Les cartes biographiques – que certains ont nommées les cartes politiques (Vincent 2016) – devenaient une affirmation forte d’une présence continue sur des territoires de plus en plus convoités par des intérêts allochtones. Ces cartes biographiques étaient accompagnées des enregistrements des récits de vie de ces chasseurs-cueilleurs, souvent en langue locale, ainsi que des données généalogiques afin d’identifier les groupes de familles élargies et les régimes territoriaux locaux. À l’époque comme aujourd’hui, ces cartes biographiques, témoins d’une époque où les chasseurs étaient encore largement autonomes et mobiles sur leurs territoires et où ces derniers n’avaient pas encore été défigurés par les industries extractives, véhiculent un fort potentiel historique, social, culturel, mais aussi politique. Les cartes biographiques sont un exemple éloquent de comment les cartographies occidentales furent mises au service des histoires, des savoirs, des présences et des pratiques autochtones au sein du territoire (McGurk et Caquard 2020 : 52).

De 1980 à 1982, dans le cadre des revendications territoriales globales, la Nation Atikamekw Nehirowisiw a ainsi produit des centaines de « cartes biographiques[9] » où des aînés, en grande majorité masculins, des anthropologues ainsi que des cochercheurs et interprètes atikamekw nehirowisiwok ont travaillé ensemble afin de consigner sur des cartes les itinéraires des familles nomades sur un cycle annuel. C’est ce que l’on a appelé la Grande recherche sur l’occupation et l’utilisation traditionnelle du territoire (ROUT), sous l’égide alors du Conseil Atikamekw et Montagnais (CAM) et la direction de l’anthropologue Paul Charest (Charest 2005) (voir aussi Éthier dans ce numéro). Les fonds de cartes utilisés (à échelle 1 : 250 000) étaient produits par le Ministère québécois de l’énergie, des mines et des ressources. Ce seul nom en dit long sur les visées du gouvernement quant à l’usage du territoire. La qualité et la quantité des données et récits recueillis alors sont inestimables. Plus de deux cents chasseurs ont été rencontrés dans les trois communautés de Wemotaci, de Manawan et d’Opiticwan ; ils ont identifié 287 itinéraires sur 245 cartes et plus de 2 200 toponymes, consignés sur des fiches de campement. À cela s’ajoutent plus de 365 heures d’enregistrement en nehiromowin où ces aînés se racontent et racontent les itinéraires sur un cycle annuel des six saisons : les activités de chasse, de pêche, de trappe, de cueillette, de tannage, etc. ; les campements, la vie familiale et les rites importants ; les relations avec les quelques Emitcikociwicak alors sur le territoire, surtout des bûcherons québécois et de riches chasseurs sportifs américains, etc.

Ces cartes biographiques sont un très bon exemple de « cartographies enchevêtrées ». En effet, le support cartographique (fond de cartes) émane d’une conception occidentale du territoire, dite mécaniste et naturaliste, avec ses échelles, coordonnées spatiales et configurations géographiques. Comme Robin Roth le fait remarquer, on ne doit pas perdre de vue que l’espace abstrait des cartes occidentales modernes est un « espace statique, délimité et homogène qui existe indépendamment de l’observateur et censé être séparé de la spécificité du lieu » (Roth 2009 : 209). Il ajoute : « L’espace abstrait, cependant, n’est pas une entité neutre […] mais plutôt un espace, comme tout autre, produit par des relations sociales de pouvoir. » (ibid. : 209) Les cartes produites par l’État présentent le territoire « comme une surface à occuper plutôt qu’un monde à habiter » (Ingold 2000 : 155), d’où l’appellation de « cartes biographiques » afin de souligner le caractère intime de la relation autochtone aux lieux, aux itinéraires et aux territoires ainsi racontés et cartographiés. Le terme de « cartes politiques » rappelle quant à lui que celles-ci sont produites dans un contexte de revendications territoriales et revêtent en cela un caractère politique et sensible. En effet, toutes les données de la Grande recherche, incluant les cartes, sont conservées aux Services documentaires du CNA et ne peuvent être consultées sans une autorisation du Grand chef, considérant que les revendications sont toujours en cours et qu’aucun traité moderne n’a encore été signé (Éthier 2020 ; Éthier, Ottawa et Coocoo 2021).

Avec les cartes biographiques, les peuples autochtones tentaient de redonner vitalité, socialité et subjectivité à des territoires que l’État canadien avait réduits à de simples surfaces à occuper et à exploiter. Leur objectif était aussi de réinscrire leur présence au sein des territoires desquels ils avaient été invisibilisés et de réaffirmer ainsi leur souveraineté. Par ailleurs, et comme je l’ai évoqué plus haut, la contre-cartographie autochtone, même sous la forme des cartes biographiques, n’est pas exempte d’ambivalence. Au moment où ces chasseurs se sont raconté, la carte étalée devant eux, à la communauté et non sur leur territoire familial, quelle relation entretenaient-ils avec l’objet-carte ? Dans quelle mesure avaient-ils saisi la démarche coloniale de la carte, la rupture ontologique et épistémologique que celle-ci instaure entre la personne et le territoire ainsi que son caractère réducteur et abstrait ? Quoiqu’il en soit, ces hommes et ces femmes n’en ont pas moins saisi l’opportunité de se raconter, de raconter et de nommer les lieux et les itinéraires pour les générations à venir, mais aussi pour notcimik, et ce, même si la façon de le faire pouvait comporter une forme de violence épistémique. En effet, pour ces chasseurs, une telle expérience de se raconter hors contexte, dans la communauté et non au sein de notcimik, était tout à fait nouvelle.

Pour la Nation Atikamekw Nehirowisiw, les cartes biographiques et les données qui les accompagnent représentent aujourd’hui un legs inestimable et une riche source de savoirs, de toponymes, de mémoires et de récits qui ont le potentiel de faire parler Nitaskinan et de révéler les lieux légués par les générations précédentes. De plus, avec la technologie numérique, les données de la Grande recherche trouvent une nouvelle vie et un nouveau souffle pour se faire entendre. Un tel legs n’en est pas moins politiquement sensible, notamment dans des contextes de revendications territoriales ou encore de chevauchements territoriaux entre nations et communautés autochtones (Vincent 2016). C’est ainsi qu’entre la sensibilité politique et le potentiel de transmission des cartes biographiques se pose toute la question des « politiques du savoir » dans les milieux autochtones contemporains (Peterson 2017).

Nitaskinan, les technologies géospatiales et la cartographie numérique

Dès les années 1990, et de manière grandissante depuis, plusieurs Premières Nations au Canada se sont approprié les outils informatiques et numériques, les technologies géospatiales et les systèmes GPS afin d’optimiser leur production cartographique et ainsi de mieux se positionner et s’affirmer face à l’État (Chapin et al. 2005 ; McGurk et Caquard 2020 ; Caquar et al. 2019). En continuité avec les cartes biographiques, les systèmes GPS et la cartographie numérique leur ont permis de cartographier plus précisément leurs savoirs et leur présence sur le territoire. Plusieurs de ces productions cartographiques misent d’ailleurs spécifiquement sur le potentiel des « cartographies enchevêtrées » dans la mesure où il s’agit ensuite de croiser et de superposer sur les cartes ces informations et ces données avec les pratiques et la présence des allochtones, notamment celles des industries extractives et leurs impacts sur les territoires revendiqués. Ces productions cartographiques sont devenues des outils incontournables de négociation, de cogestion ou encore de tentatives d’harmonisation entre les présences autochtones et allochtones sur les territoires. La Nation Atikamekw Nehirowisiw ne fait pas exception.

Depuis les années 1990, et fidèle à une éthique de connexion et de responsabilité à l’égard de Nitaskinan, l’engagement du CNA et des conseils de bande de chacune des trois communautés dans la production cartographique n’a eu de cesse de s’accentuer. En 1990, le CNA créait l’Association Mamo Atoskewin Atikamekw (AMAA), regroupant les chasseurs actifs sur le territoire. Utilisant les informations fournies par ceux-ci, des cartes ont été produites ; elles identifiaient les ressources animales et végétales (frayères, ravages d’orignaux, plantes médicinales, bleuets, etc.) ainsi que les lieux d’importance tels les sites de campement, les portages ou encore les lieux sacrés (Wyatt 2006 : 11-12 ; Wyatt et Chilton 2014). L’AMAA avait créé une banque de données informatiques. Elle avait aussi « développé et proposé un modèle de gestion intégrée comme moyen d’harmoniser l’utilisation atikamekw et industrielle du territoire » (Wyatt 2006 : 12). Or ni le gouvernement du Québec ni l’industrie n’ont voulu y donner suite. Bien que l’AMAA ait été dissoute au milieu des années 1990, le CNA a depuis poursuivi et considérablement élargi son engagement avec la production cartographique numérique. Le Secrétariat au territoire du CNA s’est ainsi doté d’un système d’information géographique ArcGIS. Les cartes produites reposent sur des thématiques spécifiques qui concernent tout autant la présence ancestrale et contemporaine des Atikamekw Nehirowisiwok (géolocalisation et identification des territoires familiaux, des sites patrimoniaux et sacrés, des toponymes, des habitats fauniques, etc.) que la présence allochtone (activités forestières, baux de villégiature, sites de dépotoir orphelins, etc.), comme autant de réalités et de co-présences enchevêtrées au sein de Nitaskinan. Afin de nourrir le contenu atikamekw des cartes, le Secrétariat au territoire puise tout autant dans les données de la Grande recherche et celles de l’AMAA[10] que dans les récits des aînés d’aujourd’hui et les données récentes récoltées par des Atikamekw Nehirowisiwok actifs sur le territoire. À ce jour, plus d’un millier de toponymes ont été géolocalisés et validés. En colligeant et en superposant toutes ces données et cartes en format numérique et en couches dynamiques, incluant celles produites par le gouvernement du Québec, cela leur permet d’avoir une connaissance globale de l’état actuel de Nitaskinan, fidèle en cela à leur éthique de responsabilité face aux territoires légués par leurs ancêtres et passablement malmenés depuis par les industries extractives. La communauté de Manawan s’est dotée, quant à elle, du logiciel de géomatique SIG-Héritage. Grâce à celui-ci, les agents de territoire, engagés par le Conseil de bande, et les Atikamekw Nehirowisiwok actifs sur le territoire peuvent compléter sur leur téléphone cellulaire des fiches d’information de leurs observations. La carte numérique devient un outil supplémentaire pour affirmer leur souveraineté au sein de Nitaskinan.

La cartographie numérique recèle aussi un fort potentiel de transmission des savoirs territoriaux aux jeunes générations. C’est dans cette optique qu’en 2021, l’équipe de recherche sous la direction de Benoit Éthier, subventionnée par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada et dont je fais partie, a créé, en collaboration avec le CNA et en s’inspirant du travail de Brian Thom et du Ethnographic Mapping Lab (University of Victoria), des tutoriels de cartographie numérique destinés aux écoles et aux jeunes Atikamekw Nehirowisiwok. Ces tutoriels, en français et en nehiromowin, expliquent aux jeunes comment créer une carte interactive des lieux de leur territoire familial en utilisant Google Earth. Ils sont ainsi invités à visiter leur territoire familial avec des parents – hommes et femmes – actifs sur le territoire, à documenter les toponymes, à y ajouter des documents photos, des extraits vidéos ou encore des enregistrements de récits, mettant ainsi à profit le potentiel multimédia des cartes interactives. L’objectif et le principal défi de ces tutoriels sont donc d’inciter les jeunes à renouer avec Nitaskinan, et ainsi d’y inscrire leurs propres traces et empreintes, à l’instar de leurs aînés et ancêtres.

Tout en reconnaissant le potentiel indéniable de la cartographie autochtone numérique, tant sur le plan politique que culturel, Thomas McGurk et Sébastien Caquard (2020 : 52) posent néanmoins la question suivante : dans quelle mesure les applications de cartographie numérique offrent-elles de réelles possibilités pour faire avancer les agendas de décolonisation des peuples autochtones ? Dallas Hunt et Shaun Stevenson nous rappellent quant à eux le double paradoxe de la contre-cartographie autochtone numérique. Ils soulignent le fait que les technologies déployées par Google portent en elles-mêmes le potentiel de reproduire les relations coloniales (Hunt et Stevenson 2017 : 383). Les systèmes GPS et les cartes numériques (et maintenant les drones) ont certes accru les capacités autochtones de faire parler leurs territoires, de documenter leurs savoirs et leurs pratiques, et de marquer leur présence ancestrale et actuelle sur un territoire donné. Cependant, cette même technologie a aussi accru et raffiné le regard et le contrôle de l’État et des industries extractives sur les territoires revendiqués par les peuples autochtones (Noucher et al. 2019 ; Hunt et Stevenson 2017 : 382). En outre, alors que le GPS permet de gagner en précision, son usager est susceptible de perdre en connexions physiques et sensorielles et en sens de l’orientation au sein du territoire. N’y a-t-il pas un risque que la production de cartes numériques et virtuelles en vienne à être dissociée de l’expérience des corps en mouvement au sein de notcimik ?

Ces ambivalences et ces risques n’échappent pas aux Atikamekw Nehirowisiwok engagés à explorer et à élaborer des moyens contemporains pour inciter les jeunes à renouer avec le territoire et être à l’écoute de celui-ci. Dans une optique de résurgence et de résistance, et comme le fait remarquer Leanne Betasamosake Simpson, « le territoire doit redevenir la pédagogie » (2014 : 14), et la cartographie numérique est susceptible de contribuer à ce potentiel pédagogique. Dès lors, il ne s’agit plus seulement d’amener notcimik dans la salle de classe, mais aussi d’amener les jeunes en notcimik. Avec la cartographie numérique, il s’agit de tirer avantage de la rencontre et de l’assemblage particulier de temporalités, de technologies, de récits, de savoirs et d’expériences diverses. Le récit d’un aîné qui accompagne une carte numérique et interactive devient « transport » dans la mesure où cette parole permet de transcender le simple support numérique de la carte pour pénétrer au coeur du territoire et faire émerger un vécu, une sensibilité, une historicité et d’autres couches de signification.

Les productions cartographiques autochtones, qu’elles soient biographiques, numériques ou autres, permettent de « faire parler » les lieux du territoire à partir des perspectives, des savoirs et des projets autochtones, dans leurs dimensions à la fois politique, historique, écologique, mais aussi éthique et esthétique. Dans le même temps, il s’agit aussi de « savoir être à l’écoute » de Nitaskinan, et donc de continuer de le parcourir, d’en faire l’expérience directe et multisensorielle, de savoir reconnaître et identifier, au fil des six saisons, les traces, les odeurs et les sons des humains et des non-humains, bref, les humeurs des lieux.

Conclusion

« La carte n’est pas le territoire », et pourtant, elle occupe une place centrale et une position privilégiée dans les relations entre l’État et les nations autochtones, comme j’ai tenté de le démontrer avec l’expérience, maintenant centenaire, des Atikamekw Nehirowisiwok avec les cartes. Davantage qu’un simple outil technique et bureaucratique, les cartes agissent au coeur de la régulation des activités autochtones et allochtones sur le territoire. Elles n’en recèlent pas moins un potentiel politique et pédagogique que les Autochtones ont su mettre à profit. Les productions cartographiques autochtones contemporaines, peu importe leur forme, révèlent à la fois un pouvoir de domination et un pouvoir de résistance et de résurgence. Les conflits politiques et ontologiques, les enchevêtrements, le dialogue frictionnel et les rapports de pouvoir (de domination et de résistance) dont sont témoins les territoires autochtones depuis plusieurs générations se transposent sur les productions cartographiques. Sur les cartes numériques aux couches dynamiques produites par les organisations et les communautés autochtones coexistent et s’enchevêtrent différentes temporalités et historicités, différentes territorialités et manières d’engager avec les lieux sur le territoire. Ces cartographies enchevêtrées deviennent des outils de médiation en ce qu’elles mettent l’emphase sur les politiques de la différence et visent la négociation de la coexistence. Ces productions cartographiques sont aussi des espaces de créativité puisque les Autochtones n’ont de cesse de s’approprier les nouvelles technologies et de réinventer la cartographie afin de donner la parole aux territoires, aux lieux, aux non-humains et aux ancêtres.

Il n’en demeure pas moins que l’un des principaux défis de cet outil décolonial d’affirmation, de revendication et de transmission est de ne pas perdre de vue le territoire lui-même, la relation avec celui-ci, ainsi que l’éthique de responsabilité et l’art de l’attention, lesquels engagent la personne dans son entièreté. Consulter une carte et parcourir un territoire ne convoquent pas les mêmes sensorialités et compétences. « La carte n’est pas le territoire », car ce dernier, comme milieu de vie, doit être marché, et donc senti et ressenti pour être connu et raconté (Legat 2016). Dans leurs déplacements au sein de notcimik, les Atikamekw Nehirowisiwok sont soucieux de laisser des indices, des empreintes, des traces, notamment des traces de campements, afin de signifier leur présence et leur attachement aux lieux. Nametewin, soit l’acte de se déplacer sur le territoire en y laissant des marques, « témoigne de la continuité de l’occupation, ainsi que de la présence ancestrale » (Wyatt et Chilton 2014 : 65). Marcher, parcourir, marquer et « lire » le territoire est un acte de transmission et une manière d’affirmer leur souveraineté. C’est aussi ça, suivre les traces des ancêtres, dans un sens figuré et littéral. Ceci sans négliger le fait que, sur une large portion de Nitaskinan, les traces laissés par les Emitcikociwicak s’enchevêtrent aujourd’hui avec celles des Atikamekw Nehirowisiwok.