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Le numéro thématique « Cartographies autochtones » fait suite aux échanges, conférences et témoignages issus du Séminaire de cartographies autochtones, tenu en mode comodal (en personne et en virtuel) du 12 au 14 mai 2021. L’événement réunissant une trentaine de participants et de participantes a permis de mobiliser, de partager et de diffuser des travaux et des connaissances associés aux relations territoriales et à la cartographie participative autochtone. Certains articles proposés ici sont des versions développées et approfondies de conférences données dans le cadre de ce séminaire. Le numéro réunit également des articles de chercheurs et de chercheures n’ayant pu participer au séminaire, mais qui réalisent des travaux qui touchent de près la thématique générale du numéro, soit les cartographies autochtones. Finalement, des témoignages livrés par des Autochtones lors du séminaire ont été retranscrits dans une volonté de souligner la vivacité des savoirs issus de traditions orales.

L’objectif principal de ce numéro est de mobiliser et de diffuser en français des articles scientifiques et des témoignages associés aux cartographies autochtones. Le concept de cartographies autochtones est employé ici dans son sens large, caractérisant, d’une part, l’appropriation du langage et des techniques cartographiques de l’État moderne à des fins d’émancipation politique et de reconnaissance des droits fonciers et, d’autre part, les techniques, les savoirs et les formes de représentations cartographiques développés par les peuples autochtones eux-mêmes (Hirt 2009, 2022). Divers types de productions et processus cartographiques peuvent ainsi s’y rapporter, notamment les cartographies dites précoloniales (Woodward et Lewis  1998), coloniales et dé[post]coloniales (Lucchessi 2020 ; Pearce et Hermann 2010 ; Rose-Redwood et al. 2020), les contre-cartographies (Peluso 1995), les cartographies participatives, les cartographies biographiques, les cartes mentales (Hallowell 1955), les cartographies sensibles et émotionnelles (Archambault et al. 2023 ; Gaujal 2019 ; Olmedo 2021), pour ne nommer que celles-ci. À l’instar de toute production cartographique, les projets et produits cartographiques autochtones sont nécessairement définis selon des besoins, des intérêts et des cadres normatifs culturellement ancrés. Les contributions présentées dans ce numéro s’inscrivent à ce titre dans le mouvement plus large de la cartographie critique, qui soutient que la carte comme telle n’est jamais neutre ni objective, mais toujours le fruit d’un contexte et d’une rhétorique spécifiques (Harley 1989 ; Hirt 2009 ; Joliveau et al. 2013).

Dans la littérature anglophone, plusieurs numéros thématiques en géographie critique, de même que certains ouvrages collectifs, ont traité des cartographies autochtones. Par exemple, la revue Cartographica a publié en 2020 le numéro thématique intitulé « Decolonizing the Map: Recentering Indigenous Mapping » (Rose-Redwood et al., dir.), incluant des articles rédigés par des auteurs et autrices autochtones et allochtones autour de démarches cartographiques axées sur les relations et les responsabilités territoriales autochtones. Les textes de ce numéro thématique proposent, notamment, 1) de revisiter et de décoloniser les pratiques et les protocoles de cartographies pour inclure les visions, les savoir-faire et les savoir-être autochtones ; 2) de cartographier et de revisibiliser les mémoires ancestrales, les toponymes, les occupations et les relations territoriales autochtones effacés par le colonialisme ; 3) et de réfléchir aux potentialités et aux limites des projets de contre-cartographies autochtones élaborés dans des contextes de négociation, de dialogues interculturels et de résistance. Cette même revue avait également publié, en 2012, le numéro thématique « Indigenous Cartographies and Counter-Mapping » (Louis, Johnson et Pramono 2012, dir.), qui traitait essentiellement des « rencontres cartographiques », soit les interactions et les intrications des cartographies autochtones et occidentales. Comme il est soulevé dans ce numéro, mais aussi dans d’autres textes publiés antérieurement, les « rencontres cartographiques », tout comme les projets de « contre-cartographies », soulèvent inéluctablement la question de la « traduction géographique » (Belyea 1992 ; Louis et al. 2012).

La « traduction géographique » se définit comme un processus de communication entre deux ou plusieurs systèmes de représentations spatiales et ensembles de pratiques d’équivalences (Belyea 1992 : 270). Les cartes produites en contexte de négociations territoriales entre les Autochtones et les institutions étatiques en sont un exemple probant, alors que leur production implique nécessairement la traduction de concepts spatiaux, voire d’une ontologie territoriale distincte, en un langage cartographique exogène (Belyea 1992 ; Natcher 2001 ; Pearce et Louis 2008 ; Rundstrom 1991). Pareil processus exige ainsi que des personnes cartographes agissent comme des « médiateurs et médiatrices culturels » (Peterson 2017) entre les systèmes de savoirs territoriaux autochtones et allochtones, une posture forcément délicate puisque assujettie aux jeux de pouvoir en présence. En effet, la traduction cartographique comporte son lot de risques pour les peuples autochtones, notamment celui d’une décontextualisation culturelle, spirituelle et cérémonielle à l’égard du territoire (Rundstrom 1991 ; Hirt 2009), d’une perte de contrôle sur les informations cartographiées et d’un potentiel contournement des systèmes d’autorités territoriales établis par des règles spécifiques transmises oralement (Éthier, Coocoo et Ottawa 2019). Comme le souligne Annita Lucchessi (2020), cartographe de la nation Cheyenne, le travail cartographique mené en contextes autochtones comprend un ensemble de protocoles à définir et à respecter avec les membres des communautés ; la décolonisation des cartographies doit nécessairement encourager la réappropriation ainsi que la souveraineté des données cartographiques (et empiriques). La compétence et la sensibilité des cartographes dans la traduction géographique ont en ce sens un effet direct sur la qualité et les portées politiques et sociales des productions cartographiques (Belyea 1992 ; Chapin et al. 2005 ; Bryan 2011).

Le maintien, par les États coloniaux, de rapports de pouvoir asymétriques, force par ailleurs les organisations autochtones à amorcer seules cet effort de traduction de leurs relations et savoirs géographiques en des termes cartographiques répondant aux impératifs et épistémès imposés par les gouvernements et les industries allochtones. Au Canada, la Politique sur les revendications territoriales globales témoigne, depuis son adoption, des effets délétères de cette violence épistémologique, alors qu’incombe aux Premières Nations le fardeau de la preuve et, ce faisant, la production d’un corpus cartographique extensif répondant aux exigences de l’État. Cela dit, certains processus de traduction cartographique s’effectuent quant à eux en contexte collaboratif, avec comme objectif premier l’appropriation, par les Autochtones, de puissants outils pour la transmission culturelle et l’exercice de leurs droits coutumiers. Les démarches de cartographie participative mises en place par et avec les communautés sont généralement propices à une valorisation accrue des savoirs issus d’expériences territoriales intimes et multigénérationnelles (Bryan 2011 ; Collignon 2006 ; Drouin-Gagné et Guimont Marceau ce numéro ; Gagnon et Desbiens 2018 ; Hirt 2012 ; Hirt et al. ce numéro ; Sato et al. 2014 ; Sillitoe 2012 ; Sletto 2009 ; Tobias 2000). Le fait de consigner sur un support cartographique les liens ancestraux qui perdurent et se renouvellent participe en effet à leur maintien dans la mémoire collective (Gagnon 2019). Les cartes narratives ou biographiques, mettant en valeur les récits de vie autochtone et les dimensions intangibles de leurs relations territoriales, représentent également un véhicule (parmi d’autres) de continuité culturelle (voir les textes de Drouin-Gagné et Guimont Marceau, Hirt, Desbiens Boivin et Nepton dans ce numéro). Pareilles pratiques cartographiques peuvent enfin contribuer à rehausser la visibilité de certains savoirs, territoires et trajectoires, et à mettre en lumière d’autres facettes des territorialités autochtones contemporaines, notamment l’expérience autochtone en milieu urbain, les trajectoires particulières des femmes autochtones ou encore l’expérience territoriale des jeunes d’aujourd’hui.

Les témoignages et les articles proposés dans ce numéro traitent donc, à divers degrés et sous différents angles, de ces enjeux complexes, en s’appuyant sur des exemples concrets et en adoptant une perspective multidisciplinaire, au croisement de la géographie, de l’anthropologie, des sciences environnementales, des études urbaines et de l’histoire. Ce regard multidisciplinaire est en soi une contribution majeure, dans la mesure où il permet de sortir des cadres disciplinaires usuels pour traiter à la fois des dimensions politiques, géographiques, anthropologiques, juridiques, historiques et culturelles des enjeux discutés. Enfin, l’ensemble des travaux présentés, sans égard à la discipline, propose une méthodologie de recherche collaborative et participative dans laquelle les personnes des communautés autochtones sont impliquées, et ce, à chacune des étapes de la démarche scientifique (identification des objectifs, collecte de données, analyse, validation), lorsqu’elles n’en sont pas elles-mêmes les instigatrices. Car, faut-il le préciser, le processus de concertation, de participation et de transfert des connaissances est, aux yeux des communautés autochtones, tout aussi, sinon plus important que la carte qui en résulte (Pearce et Louis 2008 ; Rundstrom 1991 ; Sletto 2014). C’est d’ailleurs un constat qui est récurrent dans plusieurs articles de ce présent numéros (voir notamment les textes de Drouin-Gagné et Guimont Marceau, Éthier, Hirt et al. Laugrand, Poirier, Thomassin et Spurway)

Contributions des auteurs et autrices

L’article de Sylvie Poirier nous rappelle que la carte, à titre de production culturelle, nous informe tout autant sur les intentions des cartographes que sur le territoire cartographié. « La carte communique, elle est un signe ouvert à l’interprétation, éminemment social, productif et relationnel ». Analysant l’évolution des pratiques cartographiques chez la Première Nation Atikamekw Nehirowisiw depuis les 50 dernières années, le texte de Sylvie Poirier fait état des dynamiques de coexistence et d’enchevêtrement qui caractérisent le Nitaskinan contemporain, et, ce faisant, les cartes qui en représentent les multiples dimensions. Destinées, d’une part, aux instances gouvernementales et, d’autre part, aux membres de la nation, les cartes produites par celle-là ont ceci en commun qu’elles cherchent à « (ré)inscrire l’histoire, la présence, les pratiques, la mobilité et les toponymes atikamekw nehirowisiwok », que ce soit à des fins de revendication ou de transmission culturelle. En dépit de clivages ontologiques difficilement conciliables, fait valoir Poirier, les cartes originellement utilisées dans un contexte de dépossession et de régulation n’en sont pas moins devenues d’importants dispositifs d’affirmation territoriale.

Ce double statut de la carte comme agent de dépossession et outil de résistance rejoint l’analyse que fait Benoit Éthier de la production cartographique issue des négociations territoriales entre les Atikamekw Nehirowisiw et les institutions étatiques. Bien que hautement normalisé, selon un ensemble de règles et de codes établis par l’État, ce corpus de cartes suscite aujourd’hui un intérêt renouvelé auprès des jeunes générations. Malgré les limites évidentes d’une telle cartographie et les enjeux qu’elle soulève, l’analyse qu’en propose Éthier met plutôt en lumière les retombées d’un tel processus, alors que la nation atikamekw nehirowisiw a su en tirer plusieurs bénéfices, de telle sorte que les données recueillies dans un cadre colonial sont aujourd’hui mobilisées par diverses générations et selon une pluralité d’usages. Son article discute ainsi des efforts déployés, à partir de ces données, pour favoriser la documentation et la transmission intergénérationnelle des récits et savoirs territoriaux, de même que le développement des expertises en recherche et en cartographie au sein des familles et des communautés.

La dimension générationnelle des rapports au territoire est aussi abordée par Irène Hirt, Caroline Desbiens, Hélène Boivin et Michel Nepton dans leur article entourant les représentations et pratiques territoriales chez les jeunes issus de la Première Nation des Pekuakamiulnuatsh. Les résultats obtenus à la suite d’un atelier de cartographie participative, auquel a participé un petit groupe d’élèves de 15 à 16 ans, ont en effet mis en lumière la diversification des territorialités contemporaines. Les espaces déstructurés ou imposés par le colonialisme, tels que les barrages hydroélectriques ou encore la réserve de Mashteuiatsh, représentent tour à tour des « paysages de la peur », des opportunités économiques ou des lieux importants d’identification, selon l’expérience vécue des participants et participantes. L’appartenance et l’attachement des jeunes au territoire se déclinent ainsi selon une diversité d’échelles et d’usages, dans un contexte où les pratiques culturelles, tout autant que les espaces au sein desquels elles se déploient, évoluent et se transforment.

La perspective des jeunes est également au coeur de l’article de Marie-Ève Drouin-Gagné et Stéphane Guimont Marceau. À partir d’un processus de cartographie participative mené avec des jeunes de la communauté autochtone de Montréal/Tiohtià :ke, les autrices mettent en lumière des réalités urbaines souvent passées sous silence. Les témoignages et les relations territoriales des jeunes issus de différentes nations ont permis un assemblage impressionnant et important de récits de vie ancrés dans l’espace de la métropole. L’article souligne de plus que la démarche de coconstruction portée par la cartographie participative s’avère une occasion d’autoréflexion personnelle et collective : « À travers la représentation de leurs expériences et connaissances de la ville, les jeunes ont pu réfléchir à comment leurs pratiques sociospatiales s’inscrivent dans le tissu urbain et comment elles transgressent les structures et représentations coloniales de l’espace montréalais. » Leur proposition en est une de contre-cartographie narrative – une contre-proposition aux cartographies conventionnelles liées au pouvoir de l’État – qui permet de « ra-conter des récits liés aux territorialités autochtones en milieu urbain ».

Ces enjeux ne sont toutefois pas circonscrits au contexte canadien ; le texte d’Antoine Laugrand et celui d’Annick Thomassin, Kim Spurway, Tayla Nye, Adam Nye, Sherrie Nye McCarron, Adam McCarron et Jake Chatfield font en effet état de processus similaires ayant cours aux Philippines et en Australie respectivement. En se basant sur l’expérience des Ibaloy de Loacan, Laugrand démontre comment les démarches de revendications territoriales, même lorsqu’elles aboutissent à une forme de restitution des terres aux communautés autochtones, entraînent d’importantes reconfigurations de leurs rapports à l’espace. Fondée sur la notion de propriété privée, la cartographie étatique qui leur est imposée dans ce contexte s’accompagne inéluctablement de nouvelles frontières et, par le fait même, de nouveaux systèmes de tenure foncière qui leur sont ontologiquement étrangers. Les gains réalisés par les Ibaloy à la suite de ces revendications doivent donc être mesurés avec nuance, alors que les domaines ancestraux dont ils ont hérité font fi des filiations familiales complexes et des rapports entre les vivants et les morts qui caractérisent leurs relations au territoire et à sa gestion. Cela dit, souligne Laugrand, ces « deux systèmes aux apparences incommensurables sont simultanément utilisés par les Autochtones », témoignant ainsi de la flexibilité de leur code coutumier face à de nouvelles contraintes.

Le projet de recherche Environmental Stewardship Resurgence in Walbunja Land and Sea Country, dépeint dans l’article d’Annick Thomassin, Kim Spurway, Tayla Nye, Adam Nye, Sherrie Nye McCarron, Adam McCarron et Jake Chatfield, aborde, lui aussi, la question des enchevêtrements territoriaux et cartographiques, c’est-à-dire ces zones de rencontres et de différences dans les relations territoriales autochtones et allochtones. Documentant les rapports au Country, compris ici comme « un monde sensible et intentionnel auquel les nations aborigènes sont généalogiquement et spirituellement liées », l’article s’appuie sur des ateliers de cartographie participative et collective, dont les résultats mettent tour à tour en lumière les pratiques d’invisibilisation des relations autochtones au territoire dans les contextes coloniaux historiques et contemporains en Australie, puis les pratiques de transmission des savoirs, des langues et des récits territoriaux autochtones. Les autrices et leurs collaborateurs et collaboratrices au projet démontrent ce faisant que les ontologies, c’est-à-dire les modes d’existence, « sont à la fois politiquement négociées et productrices de processus politiques ».

Dans leur note de recherche, Christian Coocoo et Daviken Studnicki-Gizbert proposent une description et une réflexion autour du processus d’élaboration de la carte Masko Cimakanic Aski, le territoire de la famille Coocoo près de la communauté nehirowisiw de Wemotaci. Cette production va à l’encontre des cartes conventionnelles du territoire qui ont été produites dans une optique extractiviste. Dans cette note de recherche, les auteurs discutent du contenu et de l’idiome graphique de la carte Masko Cimakanic Aski, de sa genèse et de la manière dont la carte revisite les perspectives des personnes à l’égard du territoire.

Témoignages autochtones

Le numéro thématique comprend une section « Témoignages » dans laquelle nous retrouvons des retranscriptions de propos partagés lors du Séminaire de cartographies autochtones (UQAT 2021) et une entrevue réalisée avec Oscar Kistabish, aîné abitibi8inni. Ces témoignages comportent des réflexions, des perspectives et des partages d’expériences autochtones qui démontrent les relations profondes tissées entre les identités, les langues et les territoires ancestraux. Le témoignage de Charles Coocoo, aîné nehirowisiw, membre de la communauté de Wemotaci, exprime bien la filiation territoriale – l’attachement familial au territoire ancestral et la responsabilité à l’égard du territoire, des animaux, de la forêt, et à l’égard aussi des générations antérieures et de celles à venir. Depuis près de 20 ans, Charles Coocoo mène patiemment la négociation pour la création d’une aire protégée et de conservation autochtone afin de remplir ses responsabilités de préservation du territoire familial. Le témoignage présente cette démarche de négociations avec le gouvernement du Québec, démarche qui est remplie d’obstacles politiques, économiques et bureaucratiques. Dans son allocution, Charles Coocoo explique que le concept de « racisme environnemental » est bien choisi pour expliquer les pratiques écocidaires et le viol des droits territoriaux autochtones par les instances gouvernementales et les entreprises extractivistes.

Dans cette version écrite d’une présentation intitulée « Ejinikedek – Le nom qu’on lui donne », Richard Kistabish, aîné Anicinabe de la Première Nation Abitibiwinni et président de l’organisme Minwashin, décrit les rapports asymétriques entre les colons et les peuples autochtones à travers les usages différenciés de la toponymie, la langue du territoire. Son récit exprime d’abord le caractère relationnel des noms de lieux anicinabe, alors que ceux-ci sont avant tout élaborés en fonction des souvenirs qui s’y rattachent, des événements qui s’y sont déroulés et des déplacements qu’on y a effectués. « Nous ne donnions pas des noms à proprement parler aux endroits. Nous les identifiions plutôt avec la signification qu’ils avaient pour nous. » Les noms de lieux sont, autrement dit, des « passages », témoins de la mobilité du peuple Abitibiwinni. Le fait de (re)nommer le territoire avec des « noms fixes et extérieurs », souligne Kistabish, constitue une stratégie efficace d’effacement et d’appropriation des terres autochtones par les colons. Cela n’a pas empêché son peuple, toutefois, de continuer à nommer les endroits où il a connu le bonheur, l’abondance, la famine et la misère.

L’attachement profond des Anicinabek envers leur territoire est également abordé par Oscar Kistabish, aîné Anicinabe de la Première Nation Abitibiwinni, dans une entrevue menée par Adam Archambault. « Notre façon de penser, notre façon de voir les choses, notre façon de vivre, tout vient du territoire. [...] Nous ne pouvons donc vivre sans le territoire. » Cette relation respectueuse et réciproque, fait-il valoir, est sensible dans la manière qu’ont les Anicinabek de nommer leur territoire, dans la langue anicinabemowin. À l’instar du témoignage de Richard Kistabish, l’entretien met en évidence le rôle fondamental de la toponymie autochtone dans le maintien et la transmission de la culture, alors que les noms de lieux ont le pouvoir de porter l’histoire du territoire. Les toponymes agissent ainsi comme des « cartes mentales » qui permettent de « savoir où on est et où on va ». Les noms allochtones honorant des personnages jugés significatifs, nuisent, aux yeux d’Oscar Kistabish, à l’autonomie des territoires autochtones, mais surtout, ne rendent pas justice aux valeurs et savoirs territoriaux autochtones.

La vitalité des territoires et territorialités autochtones est donc indissociable de celle des langues, dont le maintien dépend largement de la possibilité, pour les membres des Premières Nations, de vivre sur leurs terres ancestrales. C’est le pari que font Nathalie Awashish, Sonia Chachai et Debby Flamand, qui partagent ici deux initiatives contemporaines visant à se réapproprier les axes de circulation, à revisiter les sites ancestraux et à vivre de manière très dense les expériences de vie au sein de notcimik – l’univers forestier, le territoire d’origine, d’intimité et de filiation des Atikamekw Nehirowisiwok. Le projet Tapiskwan sipi se déroule chaque été, vers la fin du mois de juillet, et mobilise des membres des trois communautés atikamekw nehirowisiwok (Manawan, Wemotaci et Opitciwan) de différents groupes d’âge pour une expédition en canot d’environ deux semaines, circulant au sein du territoire par les rivières et les lacs. Ce projet d’envergure mobilise les familles de trois communautés qui apportent leur soutien dans la préparation des campements et des victuailles, et qui accueillent les personnes participantes lorsqu’elles font halte dans leur communauté ou dans les territoires familiaux. Comme le mentionnent Sonia Chachai et Debby Flamand, l’expédition Tapiskwan sipi est une occasion propice à l’acquisition et à la transmission des savoirs sur les relations historiques des familles au territoire, les noms des lieux, les pratiques territoriales, ainsi que sur la faune, la flore et les activités traditionnelles. À l’instar du projet Tapiskwan sipi, le projet Moteskano favorise également l’interconnexion au territoire et aux sites utilisés et fréquentés par les familles de la communauté d’Opitciwan. Le projet Moteskano est une expédition en raquettes en hiver suivant les itinéraires tracés par les ancêtres (littéralement, moteskano signifie « le chemin de nos ancêtres »). Ce projet est né à Opitciwan en 2013 à la suite de l’expédition entre Waswanipi et Opitciwan organisée par Stanley Vollant en 2012, dans le cadre de la grande marche Innu Meshkenu. L’expédition hivernale Moteskano est une marche de plusieurs jours et demande plusieurs mois de préparation. L’ensemble de la communauté d’Opitciwan est mobilisé dans le projet (organisation des victuailles, soutien communautaire, aide matérielle, etc.) qui est d’ailleurs intégré dans le programme de prévention du suicide du service de santé de la communauté. Comme le souligne Nathalie Awashish, l’expérience Moteskano est un véritable cheminement vers la guérison et vers une reconnexion spirituelle. Ces projets communautaires et intercommunautaires mobilisent la carte comme outil dans la préparation des expéditions, dans l’identification des itinéraires et des sites de campements. La carte est ici un outil technique de préparation et de concertation, mais c’est l’expérience en territoire qui est central dans ces projets.

Conclusion

Ce numéro thématique contribue à mettre en valeur différents projets de cartographies autochtones en cours. Sur le plan scientifique, il contribue à l’étude des territorialités enchevêtrées et des productions cartographiques autochtones dans divers contextes culturels et politiques. Analysant divers contextes, méthodes et pratiques entourant les cartographies autochtones, ce numéro participe au développement de représentations et processus cartographiques alternatifs, mettant en valeur à la fois les récits territoriaux oraux, les réseaux socioécologiques complexes et les systèmes de tenure foncière autochtones. Il constitue en cela un outil pour les chercheurs et les chercheures ainsi que pour les membres de nations autochtones souhaitant utiliser de manière stratégique, culturellement sécurisante et innovatrice, la cartographie à des fins de protection patrimoniale et de transmission intergénérationnelle, tout en améliorant la coexistence de différents peuples sur le territoire.

La perspective interdisciplinaire et collaborative favorisée par ce numéro thématique permet de mettre en dialogue diverses stratégies politiques et cartographiques de plusieurs peuples autochtones. Cette démarche est en soi une contribution scientifique majeure dans la mesure où elle permettra d’approfondir et d’élargir la réflexion concernant les enjeux liés aux revendications territoriales, tout comme à l’égard des utilisations stratégiques et innovatrices des cartographies autochtones à des fins de protection patrimoniale, et ce, à partir de différents exemples contemporains.