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Sur les rives du fleuve Tapajós (Amazonie brésilienne, état du Pará), dans les villages de Pinhel et de Parauá, où j’effectue mes enquêtes de terrain depuis 2010, les enfants jouent à se raconter des histoires, toujours effrayantes. L’invitation « Allez, on joue aux histoires ? », une fois acceptée, donne lieu à une série de narrations, par un ou plusieurs conteurs, avec un auditoire qui peut compter jusqu’à une dizaine d’enfants[1]. Pour les adultes de la région, cette pratique narrative est également importante. Elle peut intervenir à plusieurs moments de la journée, par exemple, pendant les activités manuelles, lors des veillées, lors de la réception de visiteurs, etc. Tous les chercheurs ayant travaillé dans la région font état de longs moments consacrés à l’échange de récits, lesquels offrent un espace propre à l’émergence d’émotions comme la peur, de manifestations d’incrédulité ou de rires partagés (Bolanõs 2010 ; Harris 2008, 2014 ; Ioris 2005 ; Mahalem de Lima 2015 ; Stoll 2010, 2016 ; Vaz 2010 ; Vaz et Carvalho 2013). Les motifs et personnages de ces histoires se retrouvent à travers toute l’Amazonie brésilienne, ce qui permet à certains chercheurs de suggérer que ces récits donnent à voir des éléments d’une cosmologie régionale partagée (Galvão 1955 : 27 ; Slater 1994 : 14-15 ; Valentin 2001 : 40 ; Tiphagne 2005). Il n’en existe pas moins, bien sûr, des idiosyncrasies locales, voire individuelles, toujours perceptibles.

Le long du Tapajós, ces histoires traitent, aussi bien chez les enfants que chez les adultes, de la rencontre redoutable entre un ou des villageois et une créature non humaine. Il existe une grande variété de ces non-humains, aux statuts différents, auxquels les villageois se réfèrent de manière générique par le terme de bichos (« bêtes ») : certains bichos, comme Jurupari, Curupira ou Macacão, ont pour habitat la forêt, d’autres, tels Boto, Cobra Grande ou encore, Patauí, les profondeurs du fleuve et des cours d’eau. Tous les êtres subaquatiques et certains de la forêt sont considérés comme des êtres « enchantés » (encantados), et la plupart de ces non humains sont aussi considérés comme étant les « maîtres » (donos) ou les « mères » (mães) du lieu où ils résident[2]. La classification de ces êtres en tant qu’être « enchanté », en tant que « maître » ou « mère » des lieux, peut changer d’un village à l’autre et parfois d’une personne à l’autre. Dans tous les cas, à l’inverse des saints catholiques, fêtés chaque année dans tous les villages et considérés comme éminemment bons, les bichos sont dotés d’un pouvoir d’agression à l’égard des humains. Dans toutes les histoires que j’ai recueillies, des périls menacent les humains et, dans près de la moitié de ces histoires, l’issue est fatale pour le protagoniste humain.

Quant au genre narratif, les récits des adultes relèvent le plus souvent du témoignage : ils relatent une expérience personnelle ou rapportent celle d’un proche en affirmant le caractère véridique de l’histoire. Ceux des enfants prennent plutôt la forme d’un conte : le temps de l’action passée est indéfini et l’on observe la présence de personnages types, dépourvus de nom propre (« trois chasseurs », « un pêcheur », etc.)[3]. Le terme le plus couramment utilisé par les villageois pour se référer à l’ensemble de ces narrations est celui d’histórias. S’ils veulent souligner le caractère fictif, le terme lenda (« légende ») pourra être utilisé.

Dans cet article, j’étudierai les histórias qui concernent deux personnages les plus récurrents dans les narrations que j’ai recueillies auprès d’adultes et d’enfants du bas Tapajós, à savoir le Jurupari et le Boto. Le Jurupari est associé à une figure d’« Indien », considéré comme redoutable et asocial, tandis que le Boto est décrit comme un dauphin libidineux qui se transforme en homme blanc pour séduire des villageoises. Ces associations, effectuées par les villageois, m’incitent à considérer ces personnages comme l’incarnation de deux altérités, dont chacune, « Indien » et « Blanc », a été un acteur-clé de l’histoire de la région. C’est pourquoi je proposerai une analyse, une possible parmi d’autres, qui appréhende ces récits à la lumière de l’histoire régionale, faite de violence et de brassage de populations. L’association du Boto aux « Blancs » a été maintes fois signalée par les chercheurs, mais les études n’ont jamais pensé conjointement Boto et Jurupari. L’examen simultané des deux êtres éclaire à nouveaux frais les identifications et les représentations de l’histoire qui sont celles des habitants des pourtours du fleuve Tapajós.

En Amazonie, les populations métisses qui parlent le portugais, comme celles du Tapajós, ont été souvent appelées ribeirinhas ou caboclas (Adams et al. 2006 ; Lima 1992 ; Nugent 1993). Depuis une vingtaine d’années, néanmoins, une partie d’entre elles s’affirme en tant qu’Autochtones (indígenas), une tendance qui n’est pas propre à la région. J’analyserai dans la dernière partie de l’article les croisements entre histoires orales et le mouvement d’affirmation d’autochtonie dans le Tapajós.

Le Jurupari, loin dans la forêt

Des chasseurs, de la viande, du sang

Le Jurupari, féroce et dangereux, est le bicho le plus cité dans les récits des enfants du Tapajós. Il y apparaît comme une figure humanoïde, grande, poilue, avec une bouche sur le torse. De cette bouche, qui dévore les humains, il peut aussi sortir des flèches. Il porte une cape faite d’« un tas de choses sales qu’il met en place... c’est des coléoptères, des araignées, toutes ces saletés, de vieux trucs qu’il trouve et qu’il colle sur sa cape » (Geslaine, 7 ans). Quand on compare le corpus des récits d’adultes et celui des récits d’enfants, le Jurupari est moins présent dans les récits d’adultes, où il est plus souvent entendu que vu par le protagoniste.

Chez des groupes amérindiens du nord-ouest amazonien, dans la région du haut Rio Negro, on trouve également un être appelé Jurupari. C’est alors un héros mythique, associé à des rituels d’initiation masculine lors desquels il est matérialisé par des flûtes dont la vue est interdite aux femmes (Karadimas 2008 ; Reichel-Dolmatoff 1996). Cette figure cosmologique autochtone a été choisie par les jésuites au xviie siècle pour personnifier le diable (Karadimas 2007). Mes interlocuteurs du Tapajós, eux, ne font du Jurupari ni un héros mythique ni un diable, mais ils l’associent à un « Indien ». Dans toute la région du bas-Amazone, comme dans les environs de Belém (Tiphagne 2005 : 158), le Jurupari est en effet « un vieil Indien » qui, en s’isolant dans la forêt, se serait transformé en Jurupari. En somme, l’« ensauvagement » associé à l’isolement en forêt est la marque de cet être.

Dans l’ensemble des histoires de Jurupari recueillies, l’intrigue suit dans les grandes lignes le même déroulement : des chasseurs découvrent dans la forêt une cabane où ils trouvent quantité de viandes de chasse : « Il y avait toutes sortes de gibier. Il y avait de l’agouti-paca, du jaguar, de l’agouti, du tapir, du cerf, il y avait de tout là-bas », précise Tamires, 9 ans. Ils se les approprient sans savoir que ce lieu n’est autre que la « maison » du Jurupari. Quand celui-ci découvre le méfait, il les poursuit, les attaque et en dévore certains. Le Jurupari mange aussi bien des animaux sylvestres que des humains, dont il ne consomme, pour ces derniers, jamais la tête. Les récits font également mention de son caractère asocial et de sa résidence en forêt, éloignée de tout village, et il arrive qu’il y ait des « Indiens » auprès de lui, comme on peut le voir dans l’extrait qui suit, tiré d’une narration de Shirley (9 ans) :

Là, ils ont rencontré près de la maison du bicho des morceaux de gens, c’était plein de gens, des gens, des gens, tous morts. Alors, ils ont dit : « Ici, c’est bien son royaume. » Et là, dans sa maison, il y avait un Indien. C’était le royaume du Jurupari avec les Indiens, tu vois ?

Le personnage de l’« Indien » peut aider les villageois à trouver le Jurupari : « Alors, il y avait un Indien, et alors il dit : ‘Je sais où se trouve la maison de ce Jurupari’ », relate Bruno, 8 ans. Dans un grand nombre d’histoires, les chasseurs survivants regagnent le village et demandent à d’autres hommes de se joindre à eux dans une expédition punitive. Face aux chasseurs vindicatifs, le Jurupari pourra se défendre en lançant une myriade de flèches. L’histoire peut se terminer avec la mort des chasseurs ou celle du Jurupari, dont la tête sera alors exposée dans le village[4] :

Alors, comme ils ne pouvaient pas tout prendre, parce que c’était trop lourd, ils ont pris, ils ont coupé sa tête et les mains. Alors ils l’ont prise, ils l’ont apportée avec eux. Alors, ils ont planté la tête sur un truc, sur un pic très grand, au milieu du village. Alors, les vautours, ben, ils y allaient. Ils mangeaient tout, il n’est resté que le crâne (só ficou mesmo a caveira). Alors, le crâne, il est resté, il est resté… Jusqu’à ce qu’il pourrisse. Alors il est tombé, tout est tombé. Voilà. C’était ça, l’histoire du Jurupari

Henrique, 11 ans

Les enfants aiment donner des détails des cruautés dont est capable le Jurupari :

Alors, ils ont vu le grand Jurupari en train de manger (L’enfant imite le bruit des os broyés sous l’action des dents du bicho.). Et alors, et… c’était tout sale de sang, on voyait sa bave et le sang comme ça, répandu tout partout. Il avait tout plein de dents, et il mangeait et il y avait plein de flaques de sang qui étaient autour de lui

Fernanda, 9 ans

Bicho do mato et indianité

Considéré comme un « bicho de la forêt » (bicho do mato) anthropophage, le Jurupari est le prototype de l’être sylvestre sauvage. Pour certains adultes, il incarnerait la forêt : « C’est la forêt elle-même qui se transforme. » (é o mato mesmo que se engera).

Mais si le Jurupari habite dans la forêt, on ne lui assigne jamais de lieu précis. De sa cabane, souvent mentionnée par les conteurs, il n’est jamais dit sa localisation. Des entités subaquatiques, comme le Boto, dont nous allons parler plus bas, au contraire, vivent et sont les « maîtres » de lieux précis que les villageois connaissent et fréquentent : l’embouchure de la rivière x, la pointe de sable y, etc. Certains disent d’ailleurs que le Jurupari serait un Indien qui erre, perdu, dans la forêt… En effet, si, dans les récits, les indices de l’association entre le Jurupari et un certain stéréotype de l’indianité sont déjà multiples – il vit dans la forêt, il est anthropophage, utilise des flèches, des « Indiens » sont vus à ses côtés ou connaissent son lieu de résidence – cette association est plus explicite encore dans le fait que le Jurupari est considéré par tous mes interlocuteurs comme un « vieil Indien engerado (transformé) ».

Notons ici le choix lexical opéré par les villageois. Le verbe engerar-se et l’adjectif engerado indiquent un type spécifique de transformation nocturne. Un villageois, condamné pour ses fautes morales, pourra ainsi se transformer (engerar-se) en animal, dans un registre proche de la lycanthropie, et « servir le diable » (servir o diabo) pendant ses nuits. Les engerados sont des personnes qui auraient commis un « péché mortel » (pecado mortal), comme battre ses parents, pratiquer la sorcellerie ou commettre un inceste[5], ces deux dernières fautes étant fortement associées, par les populations locales, au stéréotype de l’« Indien sauvage ». Le terme engerado est un néologisme local (Vaz 2010 ; Stoll 2017), mais des cas similaires de transformations nocturnes d’humains en animaux, liés à une condamnation morale, ont été observés ailleurs en Amazonie (Galvão 1955 : 79 ; Harris 2008 : 45 ; Slater 1994 : 140-143).

Il est notable que, pour d’autres types de transformations, les villageois emploieront d’autres termes. Ainsi, pour dire que le Boto ou un autre être enchanté se donne à voir en humain, ils préféreront les verbes se transformar (« se transformer »), se virar em (« devenir ») ou pegar a forma (« prendre la forme »). Pour se référer à la transformation d’humains en êtres enchantés, il est fait usage du verbe se encantar (« devenir un être enchanté »). Le verbe se engerar n’est employé que pour se référer aux villageois qui se transforment la nuit en animal ou au « vieil Indien » qui se serait transformé en Jurupari.

Désigner quelqu’un comme engerado suppose qu’on porte contre lui une grave accusation. Le processus d’engeração est toujours lié à une faute morale lourde. On voit donc s’opérer une association entre Jurupari/forêt/Indien/« péché mortel » qui renvoie aux stéréotypes, encore aujourd’hui très répandus dans la région, sur les « Indiens sauvages » et « dangereux ». C’est sans doute une des raisons qui explique que, dans le cadre du mouvement récent de demande de reconnaissance en tant qu’Autochtones, les villageois ont intégré à leur vocabulaire un terme qui en était auparavant absent : au lieu de dire « Indien » (índio, mot qu’ils utilisent toujours pour se référer à d’autres autochtones), ils utilisent l’adjectif indígena, emprunté au langage scientifique. Cette distinction permet la coexistence d’une vision péjorative de l’« Indien sauvage » avec celle, pour ceux qui revendiquent cette identité, de l’indígena moderne et politisé (Boyer 2015 ; Stoll 2014).

Analysons maintenant l’autre figure de l’altérité qui se donne à voir à travers le personnage du Boto, celle du « Blanc ».

Le boto et la belle vie sous l’eau

Sans travail et sans souci, « comme dans les télénovelas »

L’histoire du Boto est sans aucun doute la plus connue et la mieux documentée de la région amazonienne : un dauphin d’eau douce se transforme en un beau jeune homme blanc, vêtu d’un costume et d’un chapeau blancs, qui, lors de bals, séduit des jeunes filles et les met enceintes[6]. De nombreuses versions et déclinaisons de cette histoire sont racontées dans les villages, certaines ayant un statut de « fait réel », d’autres, celui d’« histoire seulement ». Le Boto peut y apparaître comme un jeune homme, mais il peut aussi s’agir d’une femelle, qui prendra alors la forme d’une tout aussi attrayante femme blonde et s’en ira séduire les hommes. Plus récemment, on entend des versions du récit où apparaissent des Botos gays, qui séduisent des hommes.

Certains Botos ont des noms propres (Turiano, Lavrajé, etc.) – le Jurupari, lui, n’en a jamais – et chacun réside dans un lieu enchanté précis, sous l’eau, appelé encante. On trouve un Boto, par exemple, sous le port de la Pierre Blanche à Parauá, un autre au fond du lac de Pinhel. Le Boto est considéré comme le « maître » ou la « mère » du lieu où il réside (dono ou mãe do lugar). Les villageois lui doivent égard et respect, comme à tous les encantados marqués par des prescriptions et des proscriptions : il est recommandé de demander à voix haute l’autorisation de passer sur son territoire (pedir licença), de ne pas faire trop de bruit à proximité de son habitat (não fazer zoada), les femmes menstruées, dont l’odeur pourrait éveiller son désir, ne doivent pas approcher des rives et des cours d’eau ou mettre à sécher leurs sous-vêtements dehors.

D’autres encantados vivent également dans l’encante avec les Botos. Dans le port de la Pierre Blanche à Parauá, par exemple, on trouve un anaconda géant enchanté, une famille de villageois et leurs animaux domestiques qui ont été tous enchantés et un prêtre enchanté que l’on entend parfois depuis la surface dire la messe. L’encante est dépeint comme un lieu de richesse, d’abondance et d’absence de travail : « Ils vivent de fêtes, ceux des profondeurs » (Lidiana, 43 ans). D’après les descriptions, les encantados, également appelés « le peuple des profondeurs » (o povo do fundo), sont tous beaux, bien vêtus et parfumés et se comportent avec désinvolture. « C’est comme les gens des télénovelas », résume Lidiana (43 ans). On estime que le Boto est le père de certains enfants dans les villages, notamment de ceux qui sont albinos.

Malgré sa belle et attirante apparence, malgré la richesse et la vie facile et festive de l’encante, les villageois qui témoignent avoir rencontré un Boto insistent sur la peur d’être séquestrés et de terminer dans les profondeurs. Ils craignent également les maux de tête ou maladies (faiblesse générale, fièvre, diarrhée) qui surviennent à la suite de la rencontre avec un de ces êtres. Voyons la narration d’une de ces rencontres, faite par Andrielly (23 ans), avec non pas un, mais deux Botos. Andrielly commence avec la description d’un traitement chamanique qu’elle a reçu pour faire cesser les apparitions de deux hommes séduisants qui l’assaillaient depuis plusieurs semaines.

Et cette fois où j’ai eu mal à la tête, tu te rappelles ? M. Jurandir, car il se dit guérisseur (como ele é meio metido a curandeiro, né ?), il m’a dit que j’avais de la chance, parce que mon corps n’est pas totalement ouvert. Et un des deux [Botos qui lui apparaissaient en vision] n’était pas mauvais, tu vois, il est du côté du bien, et il m’a bien aimée, il était en train de me protéger de l’autre qui me voulait du mal. M. Jurandir [le guérisseur] est arrivé et il m’a enveloppée de fumée de cigarette… C’est quoi déjà le nom de ces cigarettes ?

Vanda (belle-soeur d’Andrielly): Tauari[7].

Andrielly : Alors, il a soufflé comme ça de la fumée sur ma tête. Je crois qu’il m’a donné trois bénédictions, et, tu peux le croire ou non, le mal de tête, ben, ça m’est passé. Parce qu’avant ça, je voyais, je les voyais, ils faisaient comme ça en m’appelant [Andrielly fait des gestes de la main qui montrent comment les hommes cherchaient à l’attirer vers eux].

Vanda : Mais tu voyais ça ?

Andrielly : Je voyais ! Ils m’appelaient ainsi : « Viens, viens. » Je fermais les yeux un peu, comme ça, et je les voyais, Vanda, au plafond, les deux m’appelant.

Vanda : Et comment ils sont, comment ils étaient ?

Andrielly : C’étaient deux hommes. Un bien blond. Blanc, bien blanc (bem branquinho mesmo). Mais les deux étaient comme ça, bien habillés, bien beaux, un bien blond, clair, bien clair. Et les deux étaient parfumés ! Bien parfumés. Je sentais leur parfum.

Vanda : Et donc après ça [la cure décrite au début du récit], plus jamais…

Andrielly : C’est ça. Plus rien. Ils disent que ce genre de choses, c’est le Boto qui veut t’emmener. C’est ça que M. Jurandir a pensé pour moi.

De ce récit, je ne commenterai que deux points, en relation avec la problématique de l’article : la relation entre guérisseurs et entités subaquatiques, d’une part, et la figuration du Boto, d’autre part.

Les guérisseurs et leurs auxiliaires subaquatiques

Les êtres enchantés des profondeurs sont les principaux auxiliaires rituels des guérisseurs. Il y a donc des interactions, dans des situations précises, positives et désirées des habitants avec ces êtres. En effet, quand un habitant de la région est confronté à des problèmes qu’il estime être liés à l’action d’un encantado, il fait habituellement appel à un « guérisseur » (curador, curandeiro, pajé ou sacaca). Ces spécialistes de la guérison sont les seuls à pouvoir faire disparaître les maux causés par les encantados[8]. Le traitement est composé de bénédictions – le guérisseur impose ses mains sur le malade et récite des prières d’origine catholique –, de prescriptions de bains et de décoctions d’herbes et de fumigations avec un cigare tauari. Le guérisseur travaille avec l’aide d’« esprits », ou entités auxiliaires (espíritos, ajudantes ou mestres), il entre en transe et les incorpore. Or, le plus souvent, ces entités sont des encantados des profondeurs[9]. Le pouvoir du guérisseur est intimement lié à la relation qu’il entretient avec ces entités. Les grands guérisseurs, que l’on appelle sacacas, sont ceux qui ont développé une relation de grande proximité avec elles au point de pouvoir transiter comme ils veulent entre le monde terrestre et le monde subaquatique. Pour ce faire, ils auraient acquis, par exemple, la capacité de se transformer (pegar a forma) en un anaconda géant pour se déplacer rapidement sous l’eau. Le pouvoir des encantados subaquatiques, incorporés par le spécialiste du rituel, peut donc apporter la guérison : les encantados peuvent ainsi être l’antidote aux méfaits dont ils sont eux-mêmes la cause.

Ces êtres enchantés sont craints, mais ils sont aussi des alliés importants dans les procédés de guérison au sein du système chamanique local. Ces ambiguïtés doivent être considérées si l’on veut appréhender, dans toute sa complexité, les entrecroisements entre récits et histoire régionale. Aussi bien dans les histoires contées que dans le cours de l’histoire, les relations des humains et des non-humains sont marquées par l’ambiguïté.

Bien blanc, bien séduisant

La figure du Boto, telle qu’elle apparaît dans le récit d’Andrielly, coïncide avec la description habituelle : apparition sous les traits d’un homme bien vêtu, parfumé, blanc. À Parauá, on applique cette même description à un autre encantado : le serpent Amorim, qui est le maître du port de la Pierre Blanche. Il se dit qu’Amorim, tombé sous le charme d’une jeune fille qui s’était approchée de la rive alors qu’elle était menstruée, est apparu le soir même chez les parents de la demoiselle sous la forme d’un bel homme « grand, très présentable » et bon danseur. Convié à être leur hôte le temps de la soirée, il en a profité pour « enchanter » toute la famille ainsi que ses animaux domestiques et il les a entraînés, avec lui, au fond du fleuve, les métamorphosant définitivement en êtres enchantés. La jeune fille possédait un perroquet, parauá en langue nheengatu[10], qui, lui aussi, a été enchanté. C’est à la suite de cet événement que le village aurait pris le nom de Parauá. À titre de preuve de cet enchantement de toute la maisonnée (hommes et animaux), les habitants de Parauá signalent un rocher sur la rive qui porte les marques des ongles, griffes et sabots de ceux qui finirent dans les tréfonds du fleuve.

Pour tromper ceux qui vont devenir ses victimes, il arrive que le Boto prenne les traits d’une personne de l’entourage. Ainsi, pour leurrer certaines femmes, prend-il l’apparence de leur mari, ou bien encore, une histoire raconte qu’à Pinhel, un Boto est apparu sous les habits du commissaire de police de la ville d’Aveiro, seu Araújo. Rappelons, enfin, que le Boto peut aussi se donner à voir sous les traits d’une femme. Des enfants, à Parauá, s’amusent ainsi à raconter l’histoire d’un pêcheur qui se serait laissé séduire par une « belle femme blonde ». Plus tard, lors d’un jour de pêche, importuné par la présence de dauphins d’eau douce, le pêcheur s’apprête à tuer l’un d’entre eux, il entend sa cible lui demander : « La bénédiction, papa ! La bénédiction, papa ! » Narrateur et auditeurs rient aux éclats à ce qui s’avère être une révélation pour le moins inattendue pour le pêcheur. Le dauphin était, en effet, le fruit de ses amours « coupables » avec la femme blonde. Qu’il relève délibérément d’un registre humoristique et fictif ou du témoignage, le récit de rencontre avec un Boto met en scène les habitants des communautés face à la tentation de se laisser séduire ou au risque d’être trompé par cette figure « de télénovela ».

Un grand nombre d’auteurs ont relevé l’association, faite par les populations qu’ils étudient, entre ces dauphins enchantés et l’homme « blanc » (Alencar 2002 ; Faulhaber 1998 ; Harris 2014 ; Lima 2014 ; Maués 2006 ; Slater 1994 ; Stoll 2014, 2016 ; Thiphagne 2005 ; Vaz 2010). Certains d’entre eux ont proposé une interprétation de ces récits. Deborah Lima (2014) les considère comme une métaphore de la rencontre coloniale, dite dans les termes du perspectivisme amérindien. Candace Slater voit dans la figure du Boto, en raison du mépris qu’il éprouve pour les activités humaines – on dit, en effet, que le Boto déménage quand il est gêné par le bruit d’humains ou par l’augmentation de l’éclairage électrique sur les sentiers –, une métaphore de la résistance de ces populations aux changements venus du « dehors » (1994 : 234 et suiv.). Mark Harris, quant à lui, suggère plutôt une représentation pessimiste du monde, où les entités enchantées viendraient sans cesse rappeler aux « gens du fleuve qu’ils ne sont ni les maîtres de la nature qui les entoure, ni non plus la fraction dominante » des lieux qu’ils habitent (2014 : 123), tandis que Heraldo Maués (2006 : 25) se demande si l’on ne peut pas percevoir dans ces narrations des échos des légendes sur les succubes et les incubes du Moyen Âge européen.

Chacune de ces analyses, qui se dédient à examiner la relation des villageois avec les entités subaquatiques, notamment avec le Boto, est éclairante, mais il m’a semblé intéressant d’ouvrir la focale afin de saisir conjointement entités subaquatiques, villageois et entités sylvestres. C’est donc sur la triade que forment entités de la forêt, entités enchantées subaquatiques et villageois que j’ai porté mon attention. Le traitement de matériaux recueillis auprès des enfants et des adultes permet d’emprunter cette voie dans la mesure où les enfants donnent nombre de détails sur le Jurupari, le plus souvent omis par les adultes. En comparaison avec le Boto, le Jurupari, tel qu’il apparaît dans les récits de populations du bas-Amazone, a fait l’objet d’un moindre nombre d’études en raison, sans doute, de la place que prennent le Boto et les autres entités subaquatiques dans les récits d’adultes.

L’histoire en toile de fond des histoires

Dans les récits examinés ici, un certain nombre d’éléments peut être appréhendé à l’aune des dynamiques sociohistoriques. En anthropologie, la réflexion sur les interactions entre mythe et histoire, insérées dans un questionnement plus large sur les liens qui unissent structure et histoire, a été portée par Marshall Sahlins (notamment 1981). Dans le cas qui nous occupe, il s’agit de réfléchir à l’incorporation de l’expérience historique aux contes et aux mythes, à l’exemple du travail d’Alban Bensa et de Jean-Claude Rivierre sur les narrations kanak autour du rocher Até (1988) ou encore, pour l’Amérique du Sud, des études proposées dans l’ouvrage collectif dirigé par Jonathan Hill (1988)[11].

La figure du Boto, telle qu’elle apparaît aujourd’hui dans les narrations, a vu le jour très probablement au tournant de la période coloniale et de l’indépendance du Brésil, en 1822 (Harris 2014 ; Henrique 2009). Quant au personnage du Jurupari, il serait intéressant de retracer son histoire et les transformations dont il a fait l’objet, depuis ses divers avatars dans les mythes des populations autochtones du nord-ouest Amazonien, en passant par sa réduction en diable par les missionnaires dans toute la région amazonienne, jusqu’à l’actuelle figure du « vieil Indien engerado », que l’on retrouve dans les narrations des enfants et des adultes du bas-Tapajós et dans le bas-Amazone de manière générale. Ce dernier avatar, qui témoigne, via la référence au « péché mortel », d’une influence catholique, surgit très vraisemblablement quand la colonisation et la christianisation s’imposent et affermissent leur pouvoir sur la région du bas-Tapajós, soit à partir du xviiie siècle. Par ailleurs, pour que les narrateurs puissent parler d’un « vieil Indien engerado », il est probable qu’ils conçoivent l’« Indien » comme quelque chose qui n’est pas eux ou qui n’est plus complètement eux. On peut penser, de la sorte, que les trames des histoires qui sont narrées aujourd’hui se sont constituées quelque part entre la fin du xviiie siècle et le milieu du xixe.

Cette période, qui correspond à la transition entre le Brésil colonial et l’Empire, est aussi celle, selon des auteurs comme Mark Harris ou Stephen Nugent (1993), de la consolidation de la « paysannerie rurale amazonienne ». « Au début du xixe siècle, écrit Harris, les habitants de ces endroits [missions et villages coloniaux] se sont dispersés le long des rives fertiles et sont parvenus à une certaine autonomie dans l’organisation de leur travail et dans leurs relations sociales. » (Harris 2014 : 109) Autochtones « libres » ou « détribalisés », Noirs fugitifs, descendants de Portugais pauvres et métis ont alors essaimé sur les rives des fleuves de la région du bas-Amazone[12]. Ils vivaient loin des centres urbains, avec lesquels, cependant, ils avaient établi des liens commerciaux réguliers, et étaient mal vus tant par les habitants des villes, que par les groupes autochtones à l’identité et à la langue propres. Ceux des villes les considéraient comme des « sauvages » et les désignaient sous le nom de tapuios, terme qui, selon le dictionnaire Stradelli (1929), signifiait « Indiens détribalisés, Indiens acculturés ». Les autochtones qui n’étaient pas « détribalisés » les nommaient, d’après le même dictionnaire, canicarú, « personne vêtue et civilisée », le terme possédant, en sus, une connotation de « traître ». Dans ce contexte, des alliances vont se faire et se défaire, des trahisons vont se succéder, avec pour protagonistes des individus provenant de ces trois groupes, groupes dont les frontières identitaires s’élaborent et se déplacent en fonction du jeu des relations.

Mise en correspondance Boto – Jurupari

Mise en correspondance Boto – Jurupari

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Par ailleurs, au milieu du xixe siècle, un événement va marquer la population de la région : la Cabanagem. Le soulèvement, qui a eu lieu entre 1835 et 1841, a opposé des colons et des petits paysans, incluant les populations tapuias, et a fait un grand nombre de morts[13]. Beaucoup de communautés de la région, à l’instar de Parauá, tiennent leur fondation, selon les habitants, de la fuite lors des combats ou de la réorganisation de l’occupation territoriale à la suite du conflit. Qui plus est, la population de la région s’est accrue avec l’arrivée massive, au tournant des xixe et xxe siècles, de migrants provenant essentiellement de la région du Nordeste, attirés par l’extraction du caoutchouc.

Tout au long de ces siècles à l’histoire violente, le fleuve a ainsi été la « porte d’entrée » des colonisateurs et de leurs descendants – mais aussi la voie pour accéder à la ville –, tandis que la forêt et ses plus lointains retranchements étaient le lieu de fuite et de réorganisation des autochtones et des populations métisses pauvres – mais aussi le réservoir de gibier et de produits sylvestres à valeur ajoutée. Dans cette configuration historique particulière, les habitants des rives du bas-Tapajós ont produit, très probablement à partir d’emprunts d’éléments issus de groupes autochtones et de références d’origine européenne, les figures du Jurupari et du Boto[14]. Ils leur ont donné à cette époque les caractéristiques principales qui sont encore les leurs aujourd’hui : dans la forêt, un « vieil Indien » transformé en un monstre asocial qui réagit avec violence aux incursions des chasseurs sur son territoire ; et dans le fleuve, ses profondeurs et ses abords, un dauphin rusé, qui prend à sa guise les traits de belles et élégantes personnes à la peau blanche, pour tromper et séduire villageoises et villageois.

Ci-dessous, je propose une mise en correspondance des principales caractéristiques des deux personnages.

Si l’on voulait réduire à un schéma sommaire les narrations qui nous occupent, nous pourrions produire une ligne avec trois points. Aux deux extrémités, le Jurupari et le Boto, associés respectivement aux « Indiens » et aux « Blancs » ; au centre, pris entre deux feux, les villageois, affrontant, évitant, ou négociant avec le danger que représentent ces deux extrémités pour eux. En considérant le vécu historique des villageois, cette composition schématique a du sens. Cependant, comme tout schéma, il a ses limites et, en particulier, celle d’effacer les nuances et paradoxes tant des histoires orales que de l’histoire, cette expérience historique transmise et réinterprétée d’une génération à l’autre. Ainsi, dans certaines variantes de l’histoire du Jurupari, le personnage d’un Indien se trouve être un allié des villageois (il indique l’habitat du Jurupari) et dans certaines histoires de Botos, les méfaits qu’ils causent sont jugés dérisoires ou comiques, comme l’apparition inattendue à un pêcheur d’un Boto qui l’appelle « papa », et provoquent alors les éclats de rire. Par ailleurs, hors des narrations, les encantados, comme on a pu le voir dans le récit d’Andrielly, sont les esprits auxiliaires des guérisseurs et deviennent alors des alliés fondamentaux.

Remarquons, qui plus est, que de nombreuses histoires circulant dans la région, mettent en scène une profusion hétérogène de bichos. Loin de se réduire aux deux figures que j’ai évoquées, le paysage narratif est, au contraire, peuplé d’une grande variété de non-humains : le Curupira, « mère » et « maître » de la forêt, considéré parfois comme un encantado ; le Macacão sylvestre, qui séquestre les femmes ; un encantado noir (Pretinho), qui vit sous une roche, non loin du village de Pinhel ; le Capote, « un homme en robe, à la manière d’un prêtre », qui apparaît dans les villages pour « attaquer » les femmes[15] ; la Tapirauara, un jaguar-boeuf enchanté ; la crapaude Joana, qui a séduit le mari de dona Célia, etc. Aux histoires concernant tous ces personnages, il faut encore ajouter des récits sur des fantômes (visagens), des récits sur la Cabanagem et son « or enchanté[16] » et, pour les enfants, des récits inspirés de contes traditionnels occidentaux appris à l’école, comme Les trois petits cochons, Blanche Neige, etc., et des films, dont celui, le plus cité par les enfants, de Chucky, la poupée de sang. Enfin, il est nécessaire de rappeler que les exigences de la performance orale, afin de gagner en suspense et en vivacité, peuvent jouer en faveur de l’intensification des stéréotypes.

Si les récits locaux font intervenir une multiplicité de non-humains, le Boto et le Jurupari occupent une place prééminente. Dans le corpus qui sert à cette étude, ils endossent le rôle de protagoniste principal dans la plupart des récits, suivis par le Curupira. Dans d’autres études sur les narrations dans la région, il est toujours également question de ces deux figures. Sous le dehors de trames stables, mais aussi de variantes agrémentées d’ambiguïtés et de contradictions, les histoires de ces deux bichos ont, il me semble, capturé et, par un travail de l’imaginaire, métamorphosé les affres de l’histoire régionale. Avec l’imaginaire, nous accédons, comme le rappelle Maurice Godelier, à « l’ensemble des représentations que les humains se sont faites et se font de la nature et de l’origine de l’univers qui les entoure, des êtres qui le peuplent ou sont supposés le peupler, et des humains eux-mêmes pensés dans leurs différences et/ou leurs représentations » (2010 : 43). Parce que ce sont des représentations, elles sont aussi, nous dit Godelier, des interprétations du monde, de son ordre et de son désordre, de soi et des autres.

Ces histoires nous donnent ainsi à voir des parcelles d’interprétation de ce qui s’est produit au cours des derniers siècles, des chocs, contacts et interactions qui ont eu lieu et qui ont donné naissance à des Amazonies « mélangées » et « contaminées » (Gruzinski 1999 : 25). Affleurent, dans ces histoires, les peurs, les angoisses et les attirances qui ont pu naître au contact de l’autre. Les émotions qui parcourent les trames des récits du Jurupari et du Boto laissent transparaître les inquiétudes et ambiguïtés identitaires qui travaillent ces populations, tant marquées par l’invasion et la violence coloniales. Ces récits laissent à entendre ce que l’on est et ce que l’on n’est pas et, dans cet effort, offrent une cartographie idéelle des identifications présentes et en jeu.

Des croisements entre histoire actuelle et récits

Nous avons pu voir, dans le corpus de récits analysé, des protagonistes humains qui sont confrontés au Jurupari et au Boto, l’un et l’autre non humain et représentant chacun un danger différent. Alors que le Jurupari, associé à la forêt et au monde autochtone, dévore ses victimes, le Boto, associé aux eaux et au monde des « blancs » et des télénovelas, séduit ses victimes pour les séquestrer ou les rendre malades. En considérant ces récits à l’aune de l’histoire régionale, il apparaît que les habitants de ces villages de bord de fleuve n’appartiennent à aucun des deux pôles, à l’exception de ceux séquestrés dans les profondeurs des eaux, qui, bien qu’étant lieux de fêtes et d’abondance, ne sont pas désirées. Ni « Indiens » ni « Blancs », les femmes et les hommes de ces histoires rendent compte de la place que les habitants du fleuve du bas-Tapajós se sont aménagés pour fuir ce qu’ils perçoivent comme les menaces provenant de ces deux univers d’altérité.

Pour terminer, je voudrais aborder les croisements entre histoires orales et revendications identitaires actuelles. La Constitution de 1988, adoptée à la sortie de la dictature militaire (1964-1985), reconnaît le caractère multiculturel et pluriethnique du Brésil. Ce cadre législatif a contribué à ce que de nombreux groupes s’engagent, par l’affirmation d’une identité autochtone (indígena) ou quilombola (Noirs marrons), dans un processus que l’anthropologue brésilien João Pacheco de Oliveira Filho a appelé le « voyage de retour » (1999). Dans le Tapajós, depuis le début des années 2000, une partie des habitants affirme une identité autochtone ; pour les villages étudiés, les ethnies Maytapu, Cara-Preta et Tupinambá sont celles qui sont revendiquées. D’autres personnes, moins nombreuses, affirment celle de quilombola, tandis que d’autres encore refusent catégoriquement l’une et l’autre[17]. On peut alors se demander si ces enjeux identitaires se reflètent, et comment ils se reflètent, dans les histoires orales, alors même que les Autochtones (« Indiens ») y figurent sous des traits rarement positifs.

C’est sur le temps long que l’on peut le plus souvent percevoir l’intégration de l’expérience historique aux contes et aux mythes, une intégration qui dépendra aussi de l’intensité des évènements vécus (Hill 1988). Peut-être est-il donc trop tôt pour apercevoir les incidences sur les narrations de bichos de ce qui se joue actuellement sur la scène régionale, si toutefois ces questions identitaires devaient apparaître un jour dans ces récits. Notons néanmoins que, d’ores et déjà, récits et revendications identitaires récentes ne s’ignorent pas. En effet, en raison du caractère localisé des encantes, les histoires qui leur sont consacrées servent de balise topographique et de symbole distinctif d’un territoire. Ainsi Parauá a-t-il son nom associé, comme je l’ai évoqué plus haut, à l’enchantement de toute une famille et de ses animaux domestiques. Plus au nord, près de l’embouchure de la rivière Arapiuns, dans le Tapajós, une narration qui concerne un autre encante a été utilisée dans la demande de création et la définition des limites d’un territoire autochtone (Terra Indígena - TI). Merandolino, sacaca de grande renommée, qui a vécu dans la région entre la fin du xixe siècle et les années 1940, se serait transformé (se encantou) en un anaconda géant (Cobra Grande) sur la pointe du Toronó. Les terres, qui ont été officiellement reconnues en septembre 2015 et qui comprennent cette pointe, ont pris pour nom TI Cobra Grande, en référence à cette histoire (Bolaños 2010 ; Mahalem de Lima 2015 ; Stoll 2015, 2016 ; Vaz et Carvalho 2013).

Il est un autre endroit où l’on peut percevoir un point de jonction entre histoires orales et récentes revendications identitaires : la circulation de récits sur la Cabanagem (1835-1841). Dans une version que l’on entend souvent dans la région, les narrateurs associent leurs ascendants à des personnes qui ont fui les Cabanos révoltés, décrits comme cruels et impies. Mais une autre version circule parmi les habitants de Pinhel, qui ont intégré l’actuel mouvement en faveur de la reconnaissance d’une identité autochtone. Selon cette version, les « gens d’ici [de Pinhel] », fatigués des humiliations nombreuses infligées par les Portugais, qui « dominaient » le village, auraient décidé d’en finir avec les Portugais, donnant origine au soulèvement. Il n’est pas difficile de penser que, dans le futur, les bichos, parce qu’ils sont des marqueurs historiques et sociaux, soient une fois de plus mis à contribution pour acter de l’histoire régionale, bousculée par de nouveaux enjeux identitaires.