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Je frémis à la pensée de tout l’injuste et l’inadéquat qui un jour ou l’autre se réclamera de mon autorité.

Nietzsche, juin 1884

I realize fully the plan.

A crowd do not want my free will.

In me, they want another man.

They swore to secure a true Bill.

But their mode is doing false.

My captivity gives me room.

Riel, mai 1883

Le nom de Louis Riel résonne encore au Québec aujourd’hui au point où nous n’avons guère besoin de le présenter. C’est justement ce capital symbolique dont le nom de Riel jouit qui rend possible l’instrumentalisation de la figure de Riel et y mène trop souvent. Comme le souligne Jarrett Rudy au sujet de la thèse principale du livre False Traitor d’Albert Braz (2003), « l’utilisation du personnage de Riel dans la fiction historique a été modulée en fonction des opinions politiques des auteurs plutôt que de celles de Riel et a donné naissance à des images de Riel qui, à maintes reprises, se sont même trouvées en contradiction avec la cause qu’il défendait » (Rudy 2003 : 272). Plusieurs études portent sur ce phénomène de l’instrumentalisation de Riel (Carvalho, Morisset et Riel 1997 ; Braz 2003 ; Reid 2008), mais celui qui nous intéresse ici est sa récupération dans le contexte du mouvement d’auto-autochtonisation par une petite minorité de Canadiens français au Québec (Leroux 2019 : 103-106, 130). À la différence de celle de Leroux (2019), notre analyse ne porte pas sur les acteurs au sein d’un mouvement social qui prétendent avoir une relation de parenté avec Riel, mais plutôt sur la mobilisation de l’autorité de Riel par un petit cercle d’intellectuels organiques qui soutiennent la cause de ce mouvement. Depuis le début des années 2000, l’Université Laval et l’Université de Saint-Boniface forme le centre de gravité d’un groupe de chercheurs qui ont investi leurs formes variables de capital – économique, social, culturel et symbolique (Bourdieu 1984, 2001, 2003, 2012) – dans le développement d’un sous-champ en études métisses, qui est centré sur la région orientale du Canada (Bériault et Dubois 2020). Afin de dorer le blason des revendications non seulement d’une identité métisse dans l’est du Canada, mais aussi des droits ancestraux en tant que communautés autochtones sous l’art. 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 et le paragraphe 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867, ces chercheurs se forcent d’associer la figure de Riel à leur cause.

Bien que le politologue métis Adam Gaudry (2013) ait noté la récupération de la figure de Riel afin de métisser l’identité canadienne en général, ce qui nous intéresse ici est plutôt le picorage (cherry-picking) de certaines citations de Riel dans les publications de Michel Bouchard, Robert Foxcurran, Sébastien Malette et Guillaume Marcotte. Ces citations partielles et partiales tentent de monopoliser le capital symbolique associé au nom de Riel afin de faire une pierre deux coups : d’un côté, utiliser le capital symbolique de Riel dans le but de délégitimer le nationalisme dit « exclusif » des Métis du Nord-Ouest et, de l’autre côté, l’associer aux « Métis de l’Est » afin de légitimer leur réclamation identitaire dit « inclusif ». En effet, à partir de quelques citations tronquées de Riel, Foxcurran, Bouchard et Malette prétendent trouver une « vision politique inclusive » (2016 : 390) parce qu’elle comprend « tous les descendants des Métis et “Sang-mêlé” de l’Amérique du Nord, sans égard à leur situation ou distribution [géographique] » (Foxcurran, Bouchard et Malette 2016 : 360). Qui plus est, selon ces auteurs, ce « projet nationaliste panaméricain de Louis Riel demeure largement sous construction, un projet que Riel lui-même n’a jamais cessé d’articuler dans des termes à la fois ethniques et culturels » (ibid. : 371 ; voir aussi Malette et Marcotte 2017 : 38-39).

Une fois ce nationalisme « inclusif » de Riel établi, ils l’opposent à ce qu’ils considèrent comme étant le nationalisme « exclusif » du Ralliement national des Métis (RNM) (Bouchard, Malette et Marcotte 2019 : 229 ; Foxcurran, Bouchard et Malette 2016 : 395 ; Malette et Marcotte 2019 : 27). S’ils reprochent au sociologue métis Chris Andersen d’utiliser des « métaphores pour le moins douteuses » (Bouchard, Malette et Marcotte 2019 : 12), ils en font autant lorsqu’ils prétendent que ce « nationalisme étroit », c’est-à-dire un « néo-nationalisme » (Malette et Marcotte 2017 : 40 ; Foxcurran, Bouchard et Malette 2016 : 359, 366, 368, 370, 383 ; Malette 2021) qui serait « ethno-nationaliste » (Bouchard, Malette et Marcotte 2019 : 11 ; Foxcurran, Bouchard et Malette 2016 : 371), n’aurait été inventé qu’en 1983, lorsque les Métis des Prairies ont quitté le Conseil national autochtone du Canada (CNAC) pour former le RNM (Foxcurran, Bouchard et Malette 2016 : 395 note 9 ; Malette et Marcotte 2017 : 42 note 22 ; 2019 : 27 ; Bouchard, Malette et Marcotte 2019 : 8, 229). Malette et Marcotte prétendent même qu’en 1983, le RNM se séparera du CNAC « selon une nouvelle doctrine idéologique qui exclura désormais les Métis de l’Est, de même que les Métis francophones appartenant à l’Union nationale métisse Saint-Joseph du Manitoba, de toutes négociations politiques officielles » (Malette et Marcotte 2019 : 27). Une autre raison pour laquelle ils qualifient ce nationalisme d’exclusif est que le RNM limite géographiquement la nation métisse à la région de la Rivière-Rouge et du Nord-Ouest (Malette et Marcotte 2017 : 38). Ce faisant, tout en critiquant la soi-disant logique binaire du nationalisme du RNM (Foxcurran, Bouchard et Malette 2016 : 359), ils tombent eux-mêmes tout droit dans une logique binaire carrément manichéenne.

Dans le but de mesurer l’écart entre le prétendu « nationalisme inclusif » de Louis Riel et le « nationalisme exclusif » du RNM, nous ferons d’abord un survol du développement historique des organismes des Métis de l’Ouest et de leurs critères identitaires. Ensuite, nous analyserons deux extraits des écrits de Riel que les auteurs citent plusieurs fois comme preuves que sa nation métisse était pancanadienne. Étant donné la prétendue fluidité entre l’identité canadienne-française et l’identité métisse que prônent ces auteurs (Foxcurran, Bouchard et Malette 2016 : 100, 358-359), nous regarderons de plus près comment Riel voyait les rapports entre ces deux peuples. Enfin, tout cela nous permettra de comparer le nationalisme de Riel à celui du RNM et, notamment, la place que Riel a accordé aux « Métis de l’Est » dans son nationalisme. Nous verrons que les auteurs induisent le lecteur non averti en erreur quant à la nature du nationalisme de Riel et que celui-ci dit parfois même tout le contraire de ce qu’ils prétendent.

Cette critique négative s’inscrit dans une démarche plus constructive qui cherche à contribuer à une analyse plus sérieuse et approfondie de la pensée politique, ou plus précisément à ce qu’on peut appeler le projet théologico-politique de Riel (Martel 1978, 1984 ; Flanagan 1979, 1996 ; Reid 2004, 2008, 2011 ; Bélisle et St-Onge 2017). Étant donné que les deux citations de Riel mobilisées par Bouchard, Foxcurran, Malette et Marcotte proviennent du 6 juillet et du 1er août 1885, soit les derniers mois de la vie de Riel (il fut pendu le 16 novembre 1885), la portée de notre analyse se limite surtout à une étude synchronique du projet politique de Riel à la fin de sa vie. Cependant, Riel ne nous a pas laissé un traité politique achevé sur le bureau dans sa cellule quand on l’a amené à l’échafaud, et il faut donc se référer à ses écrits, notamment ceux de la période entre 1875 et 1885 lorsqu’il a élaboré son projet théologico-politique, afin de clarifier ses derniers textes. Une analyse diachronique s’impose donc jusqu’à un certain point, par exemple lorsqu’il s’agit de souligner la continuité spatiale du nationalisme de Riel avant et après 1875[1].

Au-delà du débat actuel, il est encore rare de trouver des études qui cherchent à comprendre la pensée politique de Riel dans ses propres termes et de façon globale malgré la sortie de ses Écrits complets[2]. Il y a certes plusieurs articles ou chapitres de livres récents qui abordent un aspect ou une période de sa pensée (Bélisle et St-Onge 2017 ; Hamon 2019), mais la tendance consiste à parler davantage du contexte de sa pensée que du contenu de sa pensée[3]. Si nous philosophons ici avec un marteau, c’est dans le sens héraclitien où les gestes contraires se trouvent dans le même acte : le mouvement destructeur du marteau du sculpteur sur le marbre est en même temps l’acte de création de son oeuvre d’art. Ce n’est qu’en jetant Riel en bas de son piédestal que nous pouvons en finir avec l’idolâtrie qui défigure tant sa personne que sa pensée, et ainsi commencer à au moins essayer de comprendre l’homme et sa pensée dans leurs propres termes, à savoir une pensée qui est Menschliches, Allzumenschliches[4].

La formation du Ralliement national des MÉtis

Dès 1887, les vétérans de la résistance des Métis à l’annexion unilatérale de la fédération canadienne du Nord-Ouest en 1869-1870 et de la révolte à Batoche en 1885 formèrent le premier organisme métis, l’Union nationale métisse Saint-Joseph du Manitoba (UNM), afin d’affirmer leur nationalité distincte (Bocquel 2012). Selon la première constitution de 1888, l’UNM se limitait à la province du Manitoba et, pour être membre, il fallait « être métis français ou canadien-français ayant habité le pays avant le 1er juillet 1870 ; être catholique ; être de bonnes moeurs » (ibid. : 62). Un mois plus tard, on enleva la référence au 1er juillet 1870 et « français ou », pour le réduire à « être métis canadien-français ayant habité le pays » (ibid. : 63). Dès 1910, il était question d’ouvrir l’Union aux membres anglophones (ibid. : 128-129), et en 1929, il y eut une brève tentative d’élargir la portée géographique aux « Métis de l’Ouest » – c’est-à-dire aux trois provinces des Prairies – en renommant l’organisme métis l’Union nationale métisse Saint-Joseph de l’Ouest canadien (ibid. : 272). Si l’initiative n’alla plus loin que la visite d’une délégation à Batoche en Saskatchewan (ibid. : 275), elle révéla, au grand dam des défenseurs des « Métis de l’Est », que le nationalisme de l’UNM était « prairie-centrique ». En 1909, l’UNM créa un comité historique afin de défendre sa version des événements de 1869-1870 et de 1885, ce qui a mené à la publication de L’histoire de la nation métisse dans l’Ouest canadien en 1935 (Trémaudan 1984). Derechef, la région géographique où l’histoire des Métis s’est déroulée dans le texte de Trémaudan se limite essentiellement au bassin du Lac Winnipeg.

Puisque le but de l’UNM était surtout historique et culturel, c’est seulement en 1932 que les Métis commencèrent à s’organiser politiquement à l’échelle provinciale avec la fondation de l’Association des Métis de l’Alberta et des Territoires du Nord-Ouest, ancêtre de la Nation métisse de l’Alberta (Pulla 2013 : 409 ; Saunders 2013 : 351). Aux yeux du gouvernement fédéral, la Loi constitutionnelle de 1930 a transféré la responsabilité des certificats fonciers des « Métis » (half-breed scrip) aux provinces des Prairies (O’Byrne 2007). Dans le but d’obtenir une assise territoriale collective, l’Association réussit à convaincre le gouvernement de l’Alberta de mettre sur pied la Commission Ewing (1934-1936) afin d’enquêter sur les conditions de la population métisse. Les recommandations du rapport final en 1936 menèrent à l’adoption du Métis Population Betterment Act en 1938 (Pulla 2013 : 410 ; Ens et Sawchuk 2016 : 256-287). Cette loi créa notamment onze « réserves » métisses, dont huit existent encore aujourd’hui (O’Byrne 2014).

Bien que les critères formels pour devenir membre de l’Association des Métis de l’Alberta (AMA) étaient assez ouverts, les témoignages devant la Commission Ewing suggérèrent qu’elle représentait en fait deux groupes – les Métis et les Indiens métissés non compris dans un traité et donc non inscrits à la Loi sur les Indiens. Les témoignages établissent clairement que la raison pour laquelle ces derniers n’étaient pas compris dans un traité n’est pas parce qu’ils appartenaient à une bande qui n’avait jamais signé de traité ; c’est plutôt qu’eux ou leurs parents avaient jadis bénéficié d’un traité, mais que le gouvernement fédéral, lors de la signature des traités ou après, les perçurent comme étant d’ascendance mixte (half-breed) et leur offrirent des certificats fonciers afin de les sortir du traité (voir notamment Giokas et Chartrand 2002). De surcroît, l’anthropologue Joe Sawchuck démontre (presque malgré lui, il faut le dire) que certains témoins à la Commission firent une distinction très nette entre les Métis de la Rivière-Rouge et les Indiens métissés non compris dans un traité (Ens et Sawchuk 2016 : 270, 273). Le fil conducteur qui lie ces deux groupes était le programme fédéral des certificats fonciers pour supprimer la part du titre indien des « sang-mêlé » (half-breeds) (O’Byrne 2014 : 314 ; Ens et Sawchuk 2016 : 290-291).

En 1937, les Métis de la Saskatchewan formèrent la Métis Society of Saskatchewan (MSS) (Barron 1997 : 34 ; Dubois 2013 : 438). Tout comme en Alberta, le gouvernement de la Saskatchewan créa plusieurs colonies métisses (Barron 1990 ; Pulla 2013 : 410-411 ; Ens et Sawchuk 2016 : 288-324). Fait important pour l’identité métisse : alors que l’Association des Métis de l’Alberta représentait aussi les Indiens non compris dans les traités, la MSS ne représentait que les Métis (Ens et Sawchuk 2016 : 292). Cependant, il y avait un point commun : les deux associations basaient leurs revendications des terres sur l’échec du dispositif fédéral de certificats fonciers (et plus tard des certificats pécuniaires) qui furent distribués aux « sang-mêlé » (half-breeds) – tant les Métis que les Indiens métissés – afin d’éteindre leur titre indien (Ens et Sawchuk 2016 : 290). Même si nous pouvons dire que la conception de l’identité métisse était plus inclusive à l’époque, dans la mesure où elle incluait les Indiens métissés qui se retirèrent des traités – et encore, ce ne fut pas le cas en Saskatchewan –, l’association de l’identité métisse à la politique de certificats fonciers limitait géographiquement cette identité aux provinces des Prairies et aux Territoires du Nord-Ouest.

Comme les autres organismes autochtones, ceux dirigés par les Métis connurent un renouveau dans les années 1960. En 1961, des Indiens inscrits, des Indiens non inscrits et des Métis formèrent un organisme pancanadien, le Conseil National des Indiens. Les Indiens inscrits décidèrent tout de même de former la Fraternité des Indiens du Canada en 1967 (qui deviendra l’Assemblée des Premières Nations en 1982). La même année, lors de la réunion annuelle de l’Indian and Métis Conference, les Indiens inscrits décidèrent de ressusciter la Manitoba Native Brotherhood, un organisme qui excluait les Métis, ce qui poussa ces derniers à fonder la Fédération des Métis du Manitoba (FMM). Bien que l’UNM existait toujours, « les objectifs et les membres qui composaient l’Union nationale métisse Saint-Joseph du Manitoba étaient très différents et beaucoup trop étroits pour affronter les problèmes auxquels faisaient face les Métis et les Indiens non inscrits qui ont fondé la Fédération des Métis du Manitoba » (Ens et Sawchuk 2016 : 371 ; voir aussi Pulla 2013 : 412).

À la suite du rejet du Livre blanc par les Premières Nations en 1969, le gouvernement fédéral développa le Programme d’aide aux organisations autochtones représentatives (PAOAR) en 1970. Cependant, du point de vue du gouvernement fédéral, la question des Indiens non inscrits et des Métis n’en était pas une portant sur les droits autochtones, mais simplement sur les services gouvernementaux qui leur permettraient de mieux s’intégrer à la société euro-canadienne (Bernard 2019 : 31‑32). Pour cette raison, le gouvernement fédéral ne voulait financer qu’un seul organisme pancanadien et un seul organisme dans chaque province, qui représenteraient à la fois les Indiens non inscrits et les Métis (Pulla 2013 : 414). Les Métis de l’Ouest et des Indiens non inscrits fondèrent par la suite le Conseil national autochtone du Canada (CNAC) en 1971, mais des groupes du centre et de l’est du Canada s’incorporent en 1973 (Bernard 2019 : 50). Pour sa part, la Métis Society of Saskatchewan devint l’Association of Métis and Non-Status Indians of Saskatchewan en 1975. C’est aussi dans le contexte du financement fédéral que l’Alliance laurentienne des Métis et Indiens sans statut (ALMISS) fut créée en 1970 et devint une filiale du CNAC. Dès 1977, l’ALMISS défendit la position qu’« au Québec, il n’existe pas à proprement parler de nation métisse. Bien sûr, il existe des gens qui sont issus de mariages interethniques, mais ces gens ne sont pas regroupés dans des modes de vie distincts ; ils n’ont pas inventé une culture qui leur soit propre » (Bernard 2019 : 83, nous soulignons).

Au niveau fédéral, il existait dès le début des lignes de fracture entre les Métis et les Indiens non inscrits. Tandis que ces derniers voulaient simplement se faire réinscrire comme « Indien » selon la Loi sur les Indiens, les Métis mettaient toujours de l’avant des revendications territoriales (Pulla 2013 : 415 ; Bernard 2019 : 55‑69, 103). Selon Sawchuck, « l’alliance n’avait jamais été particulièrement forte dès le début » et le CNAC « a toujours eu beaucoup de misère à combler les différences régionales et culturelles énormes entre les Métis et Indiens non inscrits à travers le Canada » (Ens et Sawchuk 2016 : 400). Sawchuck mentionne que, malgré les critères assez ouverts quant à l’adhésion des membres, quand il commença à assister à des réunions des sections locales de la FMM en 1970 et 1971, il fut « frappé par la régularité avec laquelle les discussions étaient centrées sur qui était ou qui n’était pas Métis. C’était également une préoccupation au niveau provincial de la fédération – un atelier en 1969 de l’exécutif de la FMM consacra une majeure partie de la discussion à la confusion entre Indiens non inscrits […] et ceux qui étaient considérés comme étant des “vrais Métis” » (Ens et Sawchuk 2016 : 383). Selon Sawchuck, « on discutait des préoccupations semblables au sein des organismes en Saskatchewan et en Alberta à l’époque » (ibid.). S’il est vrai que le CNAC a d’abord endossé une définition biologique et raciale de « métis », entre 1978 et 1982, « le CNAC éclipse les conceptions de l’identité́ et des droits métis fondés sur la mixité biologique des individus, mais privilégie une conception nationaliste, historique et collective de l’identité et des droits métis » (Bernard 2019 : 66). De surcroît, selon Bernard, c’est « cette conception de la Nation Métis qui est constamment mise en valeur au sein des sphères décisionnelles étatiques entre 1978 et 1982 et qui contribuent à l’inclusion des Métis en tant que peuple autochtone distinct au sein de la constitution » (ibid. : 66, nous soulignons).

Cette question atteignit un point culminant lors de la conférence constitutionnelle de 1983 qui avait pour but d’identifier et de définir les droits des peuples autochtones (Adese 2016 : 14‑15). Depuis sa création, il y avait une règle implicite voulant que le poste de président ou de vice-président du CNAC soit pourvu par un Métis, et l’autre par un Indien non inscrit. Le CNAC détenait deux sièges à la conférence, mais ni le président ni le vice-président n’était Métis. Pour la première fois depuis la fondation du CNAC, les Métis se retrouvèrent sans voix politique (Saunders 2013 : 353)[5]. Se trouvant encore une fois exclus d’un organisme « pan-indien », les Métis quittèrent le CNAC et créèrent leur propre organisme, le Ralliement national des Métis (RNM) (Ens et Sawchuk 2016 : 376-377 ; Weinstein 2007 : 60-91).

Ce survol assez bref nous permet d’infirmer plusieurs prétentions que Foxcurran, Bouchard, Malette et Marcotte soutiennent dans plusieurs publications : 1) le nationalisme des Métis se limitait aux Prairies bien avant 1983 ; 2) les Métis n’auraient peut-être jamais formé des organismes avec les Indiens non inscrits n’eût été la politique fédérale qui a forcé une alliance tactique ; 3) l’alliance entre Métis et Indiens non inscrits était précaire dès le début ; 4) les Métis ont quitté le CNAC à cause de leur exclusion d’une conférence constitutionnelle et non à cause d’une « nouvelle doctrine idéologique » ; et 5) la création du RNM n’a pas eu l’effet d’exclure les « Métis de l’Est » puisque l’aile provinciale du CNAC, l’ALMISS, ne représentait les « Métis » que dans le sens biologique du terme et non en tant que peuple distinct. Si le nationalisme du RNM n’était certainement pas nouveau, peut-on dire pour autant qu’il était moins inclusif que celui prôné par Louis Riel?

Les Métis dans les provinces canadiennes de l’Est

Afin d’appuyer leur interprétation des écrits de Riel selon laquelle celui-ci avait une conception d’un peuple métis a mari usque ad mare et que c’est cette idée qui était au coeur de son projet politique, Foxcurran, Bouchard, Malette et Marcotte misent notamment sur deux citations de Riel où il mentionne explicitement des « Métis » dans les provinces de l’Est. La première vient d’une lettre que Riel composa le 6 juillet 1885 dans sa cellule de prison et qu’il adressa au capitaine Richard Deane[6], au lieutenant-gouverneur Edgar Dewdney[7] et au premier ministre John A. Macdonald. Nous allons cependant fournir au lecteur le contexte textuel immédiat afin de démontrer à quel point les citations de Bouchard, Malette et Marcotte sont sélectives et tronquées.

La deuxième citation provient de la déclaration que Riel adressa à la cour le 1er août 1885 lors de son procès où il était accusé de trahison. Riel était en fait en train de paraphraser la lettre adressée à Dean, Dewdney et Macdonald parce que cette dernière avait été déposée à la cour comme preuve pour le chef d’accusation de trahison. Riel tenta d’expliquer le contenu de la lettre à la cour et fit donc allusion encore une fois aux « Métis » dans les provinces canadiennes de l’Est.

Regardons de plus près ces deux citations. Tout d’abord, la citation tronquée peut donner l’impression que Riel encourage les Métis de l’Ouest de « traverser la ligne » entre l’ouest et l’est afin d’aider « les Indiens et les métis de l’est à obtenir un revenu équivalant à environ un septième ». Or il n’en est rien. La ligne dont Riel parle est la frontière canado-étatsunienne, et il ne s’adresse pas aux Métis de l’Ouest, mais invite plutôt des immigrants allemands à envahir l’est du Canada – y compris le Québec. En plus, Riel prétendit avoir le pouvoir et le droit de faire un « don » du territoire traditionnel des Ojibwas et des Cris en Ontario aux Allemands, une position présomptueuse qui fera sans doute grincer les dents des descendants de ces peuples. Si Riel parle de créer un monde métis germano-indien en Ontario, on est loin d’un métissage franco-catholique issu du Saint-Laurent qui trouve son origine dans la traite de fourrure.

Pour aller droit au but, comment Riel utilise-t-il le terme « métis » ici ? Tout d’abord, Riel n’écrit pas « métis » avec un « M » majuscule, mais avec un « m » minuscule. Dans un autre texte, il parle d’une « race issue du sang mêlé des européens et des Sauvages[11] », c’est-à-dire une population qui est biologiquement métissée (ou « métis » avec minuscule), qu’il mettra en contraste avec un nom « propre à dénommer une race d’hommes » (Riel 1985b : 3 : 272), c’est-à-dire un peuple distinct ou « la nation métisse » (ibid. : 274) (ou « Métis » avec majuscule). Si le titre et le contenu de ce texte sont des indices, Riel parlait strictement des « Métis du Nord-Ouest ». Bouchard, Malette et Marcotte citent deux autres textes de Riel plusieurs fois afin de soutenir leur position idéologique selon laquelle n’importe qui, avec une « goutte de sang » indien, peut revendiquer l’identité métisse (et ipso facto des droits autochtones). Dans le premier texte qu’ils citent (Malette et Marcotte 2017 : 38, 40 ; 2019 : 24 note 55, 26 note 61 ; Bouchard Malette et Marcotte 2019 : 24, 72 note 18), tant le titre que la suite du texte rendent très clair que Riel parlait en fait des « Métis du Nord-Ouest » (Riel 1985b : 278). Quant au deuxième texte, il s’agit d’une lettre que Riel écrivit à son cousin germain, Paul Proulx, le 10 mai 1877 (Riel 1985a : 120-121 ; Malette et Marcotte 2019 : 25 note 59 ; Bouchard, Malette et Marcotte 2019 : 24-25). Dans cette lettre aussi, Riel mentionne très explicitement que le nom Métis est « un nom de baptême comme peuple » qui « désigne particulièrement […] la fondation d’une puissante nationalité dans le Manitoba et le Nord-Ouest » (Riel 1985a : 120-121, cité dans Malette et Marcotte 2019 : 25 note 59, nous soulignons). Un peu plus loin, il parle encore de « notre nationalité dans le Manitoba et le Nord-Ouest » (ibid.). Non seulement il n’y a rien dans ces textes qui permet de croire que Riel avait en tête une grande nation métisse a mari usque ad mare, mais il la limite très explicitement à une région géographique qui correspond tout à fait au même territoire que le RNM désigne comme homeland.

De surcroît, Riel mentionne explicitement des « villages » – ce qui n’a rien à voir avec « une communauté métisse de type régional […] dépassant le cadre géographique strict que peut constituer le modèle villageois ou celui de la “réserve indienne” » (Malette et Marcotte 2019 : 15). De plus, ce sont des « villages d’indigence » où les habitants portent un « costume indien » – deux traits qui les distingueraient nettement de la population d’origine européenne qui les entourait. Ce sont donc des gens qui étaient encore très visiblement « Indiens » lorsque Riel écrivait en 1885. Rien à voir donc avec ces soi-disant « métis » qui se seraient dissimulés en se faisant passer pour des Blancs pendant deux siècles (Malette 2021 : 38). Mais, quelle conclusion peut-on en tirer eu égard à l’existence des Métis dans l’Est du Canada ? Où se trouvaient ces villages ? Qui résidait dans ces villages ? Qui sont leurs descendants et où se trouvent-ils aujourd’hui ? Pourquoi « un costume indien » plutôt qu’un habit proprement métis ? Rien dans le texte de Riel ne nous aide à identifier ni une communauté historique, ni une communauté contemporaine, ni les descendants qui en seraient les membres.

Est-ce possible que Riel ne parlait pas de « Métis », mais des Indiens métissés dans l’Est du Canada ? À l’époque de Riel, les réserves au Québec portaient encore le nom de « villages indiens », un langage qui remonte aux réductions des Jésuites en Nouvelle-France (Stanley 1950 ; Beaulieu 2002). Comme le soulignent Bouchard et al. (2019 : 72-74), l’annexe de la troisième section du Rapport Bagot mentionne justement le métissage dans les villages indiens au Bas-Canada. Or ces auteurs reconnaissent que les fonctionnaires et missionnaires qui répondirent aux questionnaires faisaient le constat unanime que, du point de vue culturel et linguistique, les « Indiens métissés » ne se distinguaient aucunement des « Indiens pur-sang[12] ». En d’autres mots, si les individus étaient biologiquement métissés, ils ne l’étaient nullement du point de vue culturel (ou du moins, pas plus que les « Indiens pur-sang » dans le Sud du Québec). Certes, la preuve ne nous permet pas de confirmer cette hypothèse et de trancher le débat « hors de tout doute raisonnable », mais selon « la prépondérance de la preuve », elle a l’avantage de fournir une explication de certains aspects des énoncés de Riel dont l’hypothèse de Malette et Marcotte a du mal à rendre compte. Nous le voyons, Malette et Marcotte tombent tout droit dans l’erreur logique de l’appel à l’autorité : « C’est vrai parce que le grand Louis Riel l’a dit. » Riel n’est ni un demi-dieu, ni un pape infaillible, ni un chaman plastique et nous ne devrions pas traiter ses énoncés comme une vérité absolue.

En soi, ces textes ne nous permettent ni de comprendre d’où vient le principe d’un septième des terres, ni l’idée de faire envahir les Canadas et les Maritimes par des immigrants allemands, ni de quoi parle Riel lorsqu’il se réfère à des corporations belges, bavaroises, danoises, suédoises et norvégiennes. Pour mieux comprendre ces aspects de ces deux extraits, il faut tenir compte de son projet politique de façon plus globale.

La vision de Riel du Nord-Ouest

Bien que le projet de Riel ait déjà fait l’objet d’une analyse de la part de Gilles Martel et Thomas Flanagan, nous allons en résumer les grandes lignes à partir des Écrits complets de Riel lui-même. Riel voyait la Loi de 1870 sur le Manitoba comme étant un traité en droit des gens entre les Métis et la fédération canadienne (Riel 1985b : 542-544). Un aspect fondamental du traité était le principe d’un septième des terres. Parce que l’art. 31 de la Loi sur le Manitoba avait fait une concession de 1,4 million d’acres de terres aux Métis à l’intérieur d’une province de 9,5 millions d’acres, Riel fit le calcul qu’un septième des terres dans toutes les provinces et tous les territoires revenaient aux Métis (ibid. : 119, 544), et un autre septième aux Indiens (ibid. : 309, 545). C’est dans le contexte de ce principe du septième des terres que Riel mentionne des « Métis » dans les provinces canadiennes de l’Est (121). Bien qu’il répète la demande dans son allocution à la cour (ibid. : 545), c’est la première et la dernière fois qu’il parle des « Métis de l’Est » dans ses écrits. Cependant, tout comme pour les Indiens, Riel ne prévoyait pas nécessairement une concession des terres aux « Métis de l’Est », mais plutôt une compensation financière pour l’extinction de leur part du titre indien (ibid. : 121, 545).

La préférence de Riel était que le gouvernement fédéral acquiesce simplement à ce principe (ibid. : 545), mais faute de le reconnaître, il n’y aurait plus « d’union constitutionnelle entre le Nord-Ouest et le Canada » (ibid. : 119, 120). La sécession du Nord-Ouest ferait renaître le gouvernement provisoire de 1869-1870 avec Riel comme président qui, dans cette fonction, serait libre de négocier avec la fédération étatsunienne (ibid. : 120). Afin de forcer le Canada à reconnaître le septième des terres aux Métis et aux Indiens dans les provinces canadiennes de l’Est, Riel prévoyait faire envahir les deux Canadas – c’est-à-dire l’Ontario et le Québec – et les provinces maritimes par les immigrants allemands des États-Unis. En guise de compensation, Riel leur donnerait « toute la région du Lac Supérieur et du Lac Huron depuis la ligne américaine jusqu’à la mer, du côté du Nord » (ibid. : 121) pour « en faire un nouveau monde germano-indien » (ibid. : 545).

Afin de sécuriser un septième des terres dans le Nord-Ouest et en Colombie-Britannique, Riel parlait d’effacer la frontière entre les États-Unis et le Canada, entre le Lac Supérieur et l’Océan Pacifique (Riel 1985b : 307, 309, 312), et de faire ainsi venir dix groupes d’immigrants des États-Unis afin de coloniser le Nord-Ouest où ils créeraient des nouvelles provinces (ou territoires), soit les Belges sur l’Île-de-Vancouver, les Norvégiens, les Suédois, les Danois et les Juifs convertis au christianisme en Colombie-Britannique, les Irlandais, les Polonais, les Italiens et les Bavarois dans les Prairies, et les Français (et Canadiens français) au Manitoba. Riel « leur cédera assez de terrain, pour faire à chacune de ces nationalités, une province de leur nom, dans le Nord-Ouest » (ibid. : 120). Riel était même assez précis en ce qui concerne les Prairies : les Italiens dans le territoire de l’Alberta ; les Irlandais dans la zone fertile (Riel 1985b : 315) à l’ouest du Manitoba (Riel 1985a : 10, 13) ; les Bavarois dans le territoire d’Assiniboine[13] ; et les Polonais en Saskatchewan (Riel 1985b : 316).

Afin de bien comprendre ce que Riel avait en tête, il faut se rappeler de quoi avait l’air le Nord-Ouest du Canada en 1885 (voir la figure ci-dessous).

Riel stipulait très clairement que les populations de ces nouvelles provinces deviendraient des nouveaux peuples métis. Il proposa d’« amener tous les sauvages des É. U. dans le N. O. et [de] les désarmer pour tâcher de faire des cultivateurs et pasteurs de troupeaux » (307-308, nous soulignons). Il promut ainsi non seulement un nettoyage ethnique des États-Unis (pensons à la Removal Act, 1830 et le Sentiers des larmes des peuples cherokee et creek), mais carrément la thèse disparitionniste lorsqu’il écrivit que

dans un espace de temps relativement court, cette manière de procéder [le métissage] vis-à-vis les sauvages aurait pour effet de les faire disparaître sans secousse et degré par degré. […] Ainsi, toute la race sauvage de l’Amérique du Nord ferait place à une race nouvelle la race métisse qui varierait selon les pays

Riel 1985a : 409, nous soulignons

Riel semblait croire que le sang indien était un antidote à la corruption et à la dégénérescence des peuples européens, qu’il attribua à l’influence du libéralisme. Dans une lettre qu’il écrivit à Taché, il mentionna « la régénération spirituelle et corporelle dont le monde a besoin » (Riel 1985a : 89). Pour lui, le « mode de vie primitif » des Indiens était « un agent puissant de régénération » (ibid. : 372). Cependant, il accordait moins de valeur aux terres des Indiens qu’à celles des Métis en les plaçant toutes les deux sur une échelle civilisationnelle et évolutionniste (Riel 1985b : 27, 279 ; 1985a : 224). Nous voyons ici la contradiction dans le fait de revendiquer le nationalisme de Riel tout en accusant les autres de promouvoir la thèse disparitionniste (Bouchard, Malette et Marcotte 2019 : 227 notes 25 et 26) et d’appliquer une échelle évolutionniste (Malette et Marcotte 2017 : 33 note 10, 36 note 15) aux « Métis de l’Est ».

Ce projet politique se dédoublait d’un projet religieux. Selon Riel, l’Europe, – et notamment l’Italie et la France – était dégénérée à cause de l’influence du libéralisme. Pour cette raison, le Saint-Siège allait quitter Rome pour s’installer à Ville-Marie (Montréal) le 8 décembre 1876 et y demeurer pendant 457 années (Riel 1985b : 492). Ensuite, lorsque la nation canadienne(-française) tomberait dans la vieillesse, le Saint-Siège se déplacerait encore une fois à Saint-Vital, au Manitoba, où il demeurerait pendant 1876 ans (ibid.). Le Manitoba dont Riel parle serait une province entièrement peuplée par les Métis canadiens, qu’il les voyait comme un peuple élu qui devait se préparer pour son rôle théologico-politique. Dans cette optique, Riel appelait de ses voeux que les Indiens, les Métis, les Français et les Canadiens français des États-Unis s’installent au Manitoba dans le but de se métisser et de faire grandir le peuple métis canadien-français.

Territoires du Nord-Ouest à la mort de Riel en 1885

-> Voir la liste des figures

Soulignons que la logique plutôt westphalienne du projet politique de Riel – une fédération des États-nations – n’a absolument rien à voir avec la conception rhizomique que Foxcurran, Bouchard, Malette et Marcotte mettent de l’avant (Foxcurran, Bouchard et Malette 2016 : 379-381 ; Bouchard, Malette et Marcotte 2020 : 23 ; Malette 2021 : 25, 45-49). Nous voyons à quel point il est également exagéré de faire de Riel un précurseur du « multiculturalisme » anglo-canadien à la torontoise. Certes, il y aurait plusieurs ethnies et cultures dans le Nord-Ouest, mais le projet politique de Riel comprend une double ségrégation ethnique et religieuse. Que ce soit des « territoires » (Riel 1985b : 312) ou des « provinces » (Riel 1985a : 10-11), il s’agit d’une ségrégation étatique et territoriale de chaque nouveau peuple métis. De surcroît, les montagnes rocheuses servent de ligne de ségrégation entre les nouvelles nations protestantes et les Juifs christianisés à l’ouest des Rocheuses en Colombie-Britannique, et les nouvelles nations catholiques à l’est des Rocheuses dans les Prairies. Qui plus est, le projet de Riel est basé sur une immigration strictement européenne et chrétienne. Sur le plan racial, bien que Riel appuie l’abolition de l’esclavage aux États-Unis (Riel 1985b : 362), les Noirs ne figurent nulle part dans son projet politique. Riel soutient aussi la suspension de l’immigration chinoise aux États-Unis par le Chinese Exclusion Act de 1882 (ibid. : 370). Comme le dit Martel, « Riel entrevoyait à ce moment-là une immigration sélective d’ethnies, d’origine européenne, mais venant du bassin américain » (Martel 1984 : 245). Sur le plan religieux, Riel avait même écrit que « Jésus Christ Notre Dieu défend à tout catholique d’épouser aucune personne protestante. Pensez-vous que le Seigneur puisse permettre qu’un de ses enfants s’allie à un enfant du diable ? » (Riel 1985b : 152).

Rapport entre Métis et Canadiens-français

Malgré sa qualification des Métis comme étant d’origine « canadienne » ou « canadienne-française », Riel semble avoir développé l’idée d’un peuple métis distinct du peuple canadien-français assez tôt. La première fois qu’il s’est identifié publiquement comme « Métis » remonte à une lettre du 1er février 1869 au journal québécois Le Nouveau Monde (Riel 1985c : 14). Dans une autre lettre du 6 octobre 1869, il mentionne plusieurs fois la « population métis-canadienne de la Rivière-Rouge » (Riel 1985c : 19) et se réfère au Comité National des Métis dans une lettre à William McDougall datée du 21 octobre 1869 (Riel 1985c : 21). Si Riel était plutôt discret dans ses écrits pendant la résistance en 1869-1870, dès la fin du gouvernement provisoire en août 1870, il mentionne « les Métis » (Riel 1985c : 99). Un survol du premier volume des Écrits complets de Riel, qui couvre la période de 1861 à 1875, révèle que c’est de loin le terme qu’il utilise le plus souvent, c’est-à-dire « Métis » avec majuscule (même quand il l’utilise comme adjectif – « soldat Métis » ou « enfants Métis ») et sans qualitatif, bien qu’il l’écrive parfois avec un « m » minuscule. Nous y retrouvons cependant les expressions suivantes : « population métis-canadienne de la Rivière-Rouge » (1985c : 19, 356) ; « peuple des Métis » (105) ; « la nation naissante des Métis » (165, 168) ; « Métis Français » (198, 290) ; « Métis canadiens-français » (267, 289) ; « the Metis population of the Province [of Manitoba]» (269) ; « the Métis people » (271) ; « le peuple Métis » (394, 397, 398, 399, 438, 451) ou « peuple métis » (447, 449, 475) ; « la population Métisse » (291 ; 386) ; « Nation Métisse » (291 ; 383) avec les variantes « nation métisse » ou « nation Métisse » (446, 467, 476) ; « métis canadiens français de la Rivière-Rouge » (339) ; « la population métisse Canadienne de Manitoba et du nord ouest » (355 ; 390) ; « la population Métisse Canadienne » (404) ; « paroisses Métisses Canadiennes » (355) ; « Métis Canadiens » (357) ; « les Métis Canadiens de Manitoba et du Nord Ouest » ; « Métis Canadiens français du Nord » (368) ; « Métis du Nord Ouest » (441) ; « les Métis du Manitoba » (449, 451, 453).

Lorsque Riel utilise le qualitatif de « Métis canadien » ou « Métis canadien-français », il situe les Métis toujours dans la région géographique de la Rivière-Rouge, du Manitoba ou du Nord-Ouest. Nulle part pendant cette période de sa vie ne fait-il pas la moindre allusion à des « Métis » au Québec ou dans l’Est en général. Qui plus est, il distingue toujours les Métis des Canadiens français. Si son utilisation de l’expression « Métis canadiens-français » en s’adressant à l’évêque Taché lors de la fête de Saint-Jean-Baptiste en 1873 semble faire exception, cet incident a lieu à Saint-Boniface au Manitoba, et Riel stipule que c’est pour tendre « la main à leur[s] frères les canadiens-français ». Dans ce contexte, il parle également de « la fondation d’un peuple nouveau fêtant ici sa nationalité » en référence aux Métis (Riel 1985c : 267). Dans une lettre à Joseph Dubuc, rédigée en septembre 1874, il attribue à celui-ci l’établissement d’une « très grande différence entre la population métisse canadienne de manitoba et la population canadienne française de Québec […] chacune chez Elle », mais il est évident que Riel partage cette opinion (ibid. : 390). Hamon (2019 : 258) fait ressortir la métaphore des Métis comme une branche de l’arbre canadien-français dans une lettre que Riel a écrite au président de la Société Saint-Jean-Baptiste le 23 juin 1874. Si Riel mentionne effectivement « notre fête nationale » et les Métis comme « une branche de l’arbre Canadien français », il s’agit néanmoins du « petit peuple » des « Métis Canadiens de Manitoba et du Nord Ouest » et des « Métis Canadiens français du Nord » (Riel 1985c : 368, nous soulignons). À part une seule référence à des « Métis » dans l’Est du Canada en 1885, Riel situe les Métis géographiquement toujours dans le Nord-Ouest canadien, c’est-à-dire les prairies.

Qui plus est, Riel mentionne plusieurs fois « les Métis et les canadiens français » comme deux groupes bien distincts (Riel 1985c : 399, 439, 442, 453, 459, 446). Par exemple, il parle de « l’exaspération [qui] pouvait regagner les Métis et peut-être même les Canadiens français » (ibid. : 431). Ailleurs, il les éloigne géographiquement avec des expressions comme « Bas Canada et les Métis » (ibid. : 440), ou plus précisément « l’intérêt du Bas Canada et des Métis du Nord Ouest » (ibid. : 441). L’utilisation du « M » majuscule et les multiples références au « peuple » ou à la « nation », à la région du Nord-Ouest, au catholicisme et à la langue française démontrent que, pour Riel, les Métis du Nord-Ouest forment un peuple catholique et francophone distinct. Pour lui, les Métis sont « canadiens » dans le même sens que les Canadiens sont « français ». Si l’adjectif « français » est une reconnaissance des origines françaises des Canadiens, le nom « Canadien » trace une ligne de démarcation entre les Canadiens et les Français en tant que peuples distincts l’un de l’autre. C’est très exactement dans ce sens que l’adjectif « canadien » est une reconnaissance des origines canadiennes des Métis du Nord-Ouest, mais le nom « Métis » trace une ligne de démarcation entre les Métis et les Canadiens comme peuples distincts l’un de l’autre.

Nous voyons donc qu’il y a une continuité dans les idées de Riel quant à l’identité métisse avant et après son épiphanie du 8 décembre 1875. Comme nous l’avons vu dans la lettre écrite à son cousin germain, Paul Proulx, le 10 mai 1877, Riel visait à fonder cette « puissante nationalité dans le Manitoba et le Nord Ouest » (Riel 1985b : 120). Il y stipula qu’il ne voulait pas que son peuple, les Métis canadiens, « s’appelle Canadien-français, tout court ». Il insista pour que le nom Métis « désigne particulièrement » son peuple et « soit en quelque sorte son nom de baptême comme peuple » (ibid.). En revanche, Riel encouragea les Canadiens français éparpillés aux États-Unis de « frapper à la porte du Manitoba et du Nord Ouest » (ibid. : 121). Il faut dire que, si Riel semble suggérer que tout le Nord-Ouest sera ouvert aux Canadiens français des États-Unis en 1877, ses textes de 1885 limitent l’immigration des Français et des Canadiens français à la province du Manitoba (telle qu’elle était à l’époque), le reste du Nord-Ouest faisant place à quatre autres nouvelles nations métisses (irlandaise, italienne, polonaise et bavaroise).

Dans ce contexte, Riel mentionne qu’il s’agit de « rejetons choisis » et des « canadiens du moral » (ibid. : 121). Dès 1875, Riel adhéra explicitement au « programme catholique » qui faisait la promotion de l’intervention active de l’Église dans la vie politique, tout en critiquant l’objectif des libéraux de s’émanciper de l’Église (1985c : 448-453). Ce faisant, Riel a pris part au débat entre l’ultramontanisme et le gallicanisme, et s’est positionné en faveur du premier. Dans sa lettre à l’évêque Tâché du 24 juillet 1885, Riel parle des « bons chrétiens de France à qui la foi reste chère et qui éprouvent tous les jours des difficultés de plus en plus grandes à pratiquer leur religion [qui] prendraient la direction du Canada » où ils « grandiraient la Province de Québec et le Manitoba » (Riel 1985b : 149). Que veut-il dire par « bons chrétiens » ? Selon Riel, le libéralisme était responsable de la corruption de la Ville de Rome. Si la vieille France avait dû hériter du Saint-Siège de Rome, elle « s’est prostituée comme l’Italie », et donc, « c’est la Nouvelle-France que le consolateur prend pour séjour » (Riel 1985a : 112). Riel alla jusqu’à dire que les Métis ne réclament « plus la liberté de professer des opinions contraires à votre manière de voir. La libre pensée est fatale. Elle est la mère du libertinage et du libéralisme » (ibid. : 90, nous soulignons). Riel traita même le cardinal et archevêque de Québec, Alexandre Taschereau, de « mauvais français » qui « y fait de l’ordure devant tout le monde » et de l’« infection même » à cause de sa réputation d’être teinté du libéralisme (ibid. : 75). Riel n’épargna pas non plus le Pape Pie IX, l’accusant d’être « libéral » (ibid. : 112, 139). Selon Riel, si l’Angleterre « a jadis obtenu de Dieu la gloire de conquérir le Canada », c’est « parce que le Canada devenait mauvais français, en se négligeant comme catholique. Et qu’il méritait ainsi d’être humilié » (ibid. : 126). Comme Martel le remarque, Riel a prié pour « l’émigration la plus respectable et la plus sainte » (Martel 1984 : 245). En d’autres mots, selon Riel, « la catégorie de “Métis” n’est pas une soupe populaire » (Andersen 2014 : 24).

Pour revenir au rétrécissement territorial de cette « puissante nationalité » à la province du Manitoba, Riel a prétendu qu’il animerait de son esprit « les États-Unis de Washington », qui effaceront la frontière et ouvriront « le Manitoba aux Français et aux Canadiens-Français de la république » (1985c : 312)[14]. Mais ce que Riel avait en tête n’était pas de canadianiser les Métis, mais plutôt de métisser les Canadiens. Riel pria Dieu de daigner « faire en sorte que beaucoup d’indiens, de Métis, de canadiens et de Français se passionnent dès aujourd’hui pour la colonisation toute métisse canadienne française du Manitoba » (1985b : 346) ou de commander « à tous, par la puissance irrésistible de Jésus-Christ, de se passionner pour [ses] projets : les indiens, les Métis, les canadiens, les français, fort particulièrement pour la colonisation toute métisse canadienne-française du Manitoba » (ibid. : 450). Le but n’était donc pas simplement de faire venir des Indiens, des Métis, des Français et des Canadiens pour s’installer au Manitoba, mais surtout d’encourager le métissage. Riel a maintenu que, si les Canadiens français aidaient les Métis à obtenir leur septième des terres : « Je vous ouvrirai à vous et à toute la race française, le Manitoba. […] La volonté du Seigneur est que les Canadiens et les Français, en se mêlant du sang indien, dans le Manitoba, y constituent une nationalité fraîche et toute nouvelle. » (ibid. : 314-315, nous soulignons) Le fait que Riel voulait que les Canadiens français épousent des Métis et des Indiens afin de se métisser implique qu’il ne les voyait pas comme étant déjà métissés et encore moins comme Métis, comme semblent le suggérer Étienne Rivard (2004 : 205) et Denis Gagnon (2009 : 300).

Vers la fin de sa vie, Riel a continué d’établir une distinction entre le peuple canadien et le peuple métis. Dans un poème intitulé « Le peuple Métis-Canadien-français » qu’il a écrit en août 1883, Riel répète encore les caractéristiques des Métis, ensuite des Canadiens français et enfin des Français (Riel 1985d : 319-325). Dans une lettre aussi écrite en août 1883, Riel mis en contraste les traits de caractère des Métis et des Canadiens (Riel 1985a : 299-301). Dans le poème, Riel y mentionne explicitement « le trait d’union [qui] se place entre Métis et Canadien » et note les traits de caractères qui distinguent les deux peuples (ibid. : 321). Il y distingue les Métis des Canadiens par le sang indien : « Métis, la grande indifférence que nous tenons du sang indien, se rendant jusqu’à l’outrance ; Et tout de même, Canadien » (ibid. : 322). Il revient sur l’image du trèfle à trois feuilles, soit « Métis et Canadiens ensemble ; Français, si nos trois éléments s’amalgament bien » et qui consolide la « nation manitobaine des Métis-canadiens-français » (ibid. : 324-325). Notons que Riel restreint encore une fois la nation métisse canadienne à la Province du Manitoba. L’aspect théologique du trèfle est rendu évident plus tard lorsque Riel parlera ouvertement d’une « Sainte Trinité » (ibid. : 315).

La distinction que fit Riel éclata au grand jour le 17 août 1884 lors d’une dispute entre Riel et le père André à la résidence de Louis Schmidt. Riel y affirma qu’il voulait « former une nationalité tout à fait distincte » (Martel 1984 : 242 ; Flanagan 1996 : 141). Non seulement les Canadiens français devraient « s’identifier à elle », mais il leur faudrait aussi « abandonner leur nationalité canadienne-française » (ibid.). S’il est vrai que les Métis partageaient la fête nationale de Saint-Jean-Baptiste en 1874, lors d’une réunion publique du 5 septembre 1884, Riel a proposé Saint-Joseph comme patron des Métis et le 24 juillet comme jour de fête nationale, ce que l’évêque Grandin a accepté (Martel 1984 : 243 ; Flanagan 1996 : 142). Selon les notes de Schmidt, Riel « avait l’intention de faire un discours qui mettrait l’accent sur la nationalité distincte des Métis, la progéniture de la Nouvelle-France tout comme les Canadiens français étaient la progéniture de la Vieille France » (Flanagan 1996 : 141). Riel a même produit un geste théâtral afin de mettre en scène l’image du trèfle, lorsqu’il s’est déplacé devant l’évêque Grandin et a pris la main d’un Français et d’un Canadien (ibid. : 142). À la messe d’inauguration de l’Union métisse Saint-Joseph le 24 septembre 1884, Riel a proclamé : « Nous voici établis en nation. » (Martel 1984 : 243) C’est en restant fidèle à cette vision de Riel que ses compatriotes signalèrent une rupture avec la nation canadienne-française lorsqu’ils fondèrent l’Union nationale métisse Saint-Joseph du Manitoba en 1887 (Bocquel 2012 : 51). Le « Saint-Joseph » est justement pour ne pas dire « Saint-Jean-Baptiste »[15].

Martel (1984 : 95) l’avait déjà bien vu : « Pour Riel, les Métis canadiens-français constituent une nation spécifique distincte même de la nation canadienne-française. C’est pourquoi, affirme-t-il, les Canadiens français qui immigreront dans l’ouest devront se convaincre qu’il existe une véritable nation, les Métis canadien-français ; ils devront s’identifier à eux et abandonner leur nationalité canadienne française ». Cette renonciation à une nationalité française et canadienne est évidente aussi dans la prophétie de Riel, selon laquelle le « Manitoba deviendra tout Métis-Canadien-français. Dans cinq cents ans d’ici, sa population métisses Canadienne française sera de quarante millions d’âmes » (1985c : 490). Bien évidemment, la fondation d’un nouveau peuple « Métis canadien » au Manitoba n’aurait aucun sens si Riel voyait l’identité métisse comme étant une sorte d’appendice de l’identité canadienne, incapable d’atteindre le même niveau de maturité politique pour exister en tant qu’entité distincte et indépendante, comme Foxcurran, Bouchard et Malette le suggèrent (2016 : 47)[16].

Conclusion

Bien que Foxcurran, Bouchard, Malette et Marcotte revendiquent le nationalisme de Riel sous prétexte qu’il serait plus ouvert, il est en fait plus exclusif sur tous les plans. Sur le plan géographique, le nationalisme du RNM inclut tout le Nord-Ouest – une région, soit dit en passant, qui équivaut à la moitié de l’Union européenne. Cependant, le nationalisme « métis canadien » de Riel se limitait à la province du Manitoba de 1885. Lorsque nous tenons compte de la taille du Manitoba à cette époque, nous comprenons toute la fausseté de prétendre que le « nationalisme métis de Riel n’a jamais cautionné un tel récit chauvin de la Rivière-Rouge » (Malette 2021 : 49). Il était au contraire littéralement centré sur l’ancien établissement de la Rivière-Rouge.

Sur le plan linguistique, bien que le RNM fasse la promotion du mitchif (qui se compose de verbes cris et de noms français) comme langue officielle, les Métis dans les Prairies parlent plusieurs langues – anglais, français, mitchif, cri, ojibwa, etc. Sur le plan ethnique, le nationalisme du RNM n’exclut aucune origine ethnique tandis que le nationalisme de Riel se limite strictement aux origines françaises. Sur le plan religieux, le nationalisme du RNM n’exclut aucune religion ou pratique spirituelle tandis que Riel limitait sa nation métisse-canadienne aux catholiques pieux, pratiquants et conservateurs. Comme l’ont reconnu Ens et Sawchuck, « le nationalisme de Riel, ou plutôt sa façon de voir les Métis, était moins universel que la nouvelle Église qu’il a mis de l’avant. Pour Riel, c’était le catholicisme et la langue française qui liaient la nation métisse ensemble. […] La conception religieuse de Riel de la nation métisse était […] un obstacle majeur à une identité ou à une organisation pan-métisse » (Ens et Sawchuck 2016 : 371, nous soulignons).

À ce sujet, malgré le fait que les auteurs insistent sur les « caractéristiques qui demeurent en évolution constante » (Bouchard, Malette et Marcotte 2019 : 11), ils font très exactement ce qu’ils reprochent au nationalisme du RNM : ils figent l’identité métisse « dans un essentialisme et un passéisme », c’est-à-dire dans un ethno-nationalisme homogène et primordialiste fantasmé qui date du xixe siècle, voire de la traite de fourrure au xviiie siècle. Ils qualifient eux-mêmes le peuple de Riel de « Métis canadiens-français » qui partageaient le français comme langue commune, la culture et l’éthos de la traite de fourrure, et le catholicisme (Foxcurran, Bouchard et Malette 2016 : 390 ; Malette et Marcotte 2017 : 24). Une telle définition de « Métis » exclut d’emblée les Métis d’origine écossaise, dont la religion était protestante et la principale langue européenne était l’anglais[17]. De toute évidence, les dix nouvelles nations métisses qu’imaginait Riel ne faisaient pas partie d’une « ethnicité partagée qui semble avoir émergé de la vallée du Saint-Laurent » (Foxcurran, Bouchard et Malette 2016 : 389) et n’auraient certainement pas partagé « la culture et l’ethos de la traite de fourrure » (ibid. : 390).

Il y a deux aspects du nationalisme de Riel qui lui donne un air plus « ouvert » : son inclusion apparente des « Métis de l’Est » (du moins en 1885) et son désir de fonder plusieurs nouvelles nations métisses. Quant aux « Métis de l’Est », il n’est pas clair de qui Riel parlait au juste, et il est bien possible qu’il se référait aux Indiens métissés. Dans tous les cas, dès que les « Métis de l’Est » sont compensés pour la perte de leur droit à un « septième des terres », ils disparaissent complètement de son projet et ses écrits. Malgré l’effort de Malette et Marcotte d’instrumentaliser le patronyme « Riel » afin d’établir un continuum de migration des Métis entre l’est et l’ouest (2017 : 58-60), les soi-disant « Métis de l’Est » du Canada ne figurent nulle part dans le projet de migration des Indiens, des Métis et des Canadiens français des États-Unis vers le Nord-Ouest afin de participer à la fondation d’une puissante nationalité métisse canadienne au Manitoba. Il faut dire que, dans trois volumes d’écrits de 1 665 pages et un volume de poésie de 544 pages, Riel ne mentionne la présence des Métis dans l’Est du Canada qu’une seule fois, et une autre fois dans son discours au tribunal. En aucune façon, on ne peut prétendre qu’il s’agisse d’une idée fondamentale ou centrale dans le projet théologico-politique de Riel.

Quant aux nouvelles nations métisses dans le Nord-Ouest, Riel prônait une ségrégation territoriale et religieuse, et de toute façon, elles n’ont jamais vu le jour. S’il est vrai que « Riel lui-même n’a jamais cessé d’articuler » son projet « dans des termes à la fois ethniques et culturels » (Foxcurran, Bouchard et Malette 2016 : 371), nous voyons à quel point il est faux de prétendre que son projet « demeure largement sous construction » (ibid.). Nous ne sommes pas à la veille de voir une province irlando-métisse se former dans le sud de la Saskatchewan. Enfin, le projet de créer des nouvelles nations métisses n’était pas du tout « panaméricain » (Foxcurran, Bouchard et Malette 2016 : 371), mais se limitait à la région au nord des Grands Lacs en Ontario et aux quatre provinces de l’Ouest. Il excluait la partie de l’Ontario qui se trouve à l’est des Grands Lacs, le Québec et les provinces maritimes.

Quant au « néonationalisme » du RNM, Malette et Marcotte utilisent l’expression dans deux sens qui seraient liés : 1) une position idéologique qui réduit les conditions de possibilités de l’ethnogenèse à un récit ethno-nationaliste basé sur l’historiographie classique de la Rivière-Rouge ; et 2) « souligner son invention récente (néo-) et le distinguer du nationalisme métis historique tel qu’articulé par Louis Riel » (Malette et Marcotte 2017 : 27 ; Malette 2021 : 50 note 4). Les auteurs inversent ainsi le sens usuel d’un nationalisme qui serait simplement nouveau et non un néonationalisme proprement dit. Le préfixe néo- « sert en particulier, en termes de philosophie, à désigner certaines écoles qui se rattachent à une école antérieure qu’elles continuent à quelques égards. Néo-platonisme. Néo-platoniciens » (définition provenant du CNRTL, nous soulignons). De surcroît, comme le souligne Patrick Wolfe (2013 : 265), le préfixe néo- suggère le renouvellement d’une idée qui s’est éclipsée pendant un certain temps. Par exemple, nous faisons une distinction entre le nouveau libéralisme de Keynes, qui a fait de l’ombre au libéralisme néoclassique, et le néolibéralisme, qui a renouvelé le libéralisme néoclassique. Or, selon Malette et Marcotte, le « nationalisme de Louis Riel s’estompera peu à peu » (2019 : 27). À leurs yeux, « le nationalisme de Louis Riel n’est pas achevé, ni même déterminé par des conditions sociologiques préexistantes en 1885, mais plutôt en pleine construction idéologique, s’appuyant sur une culture métisse diasporique qui se veut préexistante » (ibid. : 26). Comme nous l’avons vu, dans la mesure où Riel voulait créer de toutes pièces dix nouvelles nations métisses, son projet ne repose ni sur une culture, ni sur une culture diasporique, ni sur une culture préexistante. En revanche, dans la mesure où ces auteurs croient être en train de ressusciter une forme de nationalisme qui s’est éclipsé, ce sont plutôt eux les véritables « néonationalistes ».

Si l’émergence d’un peuple métis est un phénomène qui a eu lieu uniquement dans l’Ouest, la question du métissage ne se limite pas à cette région. Pendant des décennies, des milliers de voyageurs canayens retournent au berceau de la vallée du Saint-Laurent après avoir passé des années au Pays d’en Haut. Entre le nombre et la durée, ils ont sûrement fait fléchir l’identité canayenne vers un métissage, non pas nécessairement biologique, mais culturel, géographique et imaginaire. L’identité canayenne est, après tout, une identité « amériquaine » (Carvalho, Morisset et Riel 1997 : 63), même si elle est mal assumée comme telle (Bouchard 2000). C’est une chose, cependant, de « s’autochtoniser » (littéralement « issu de la terre même ») dans le sens de « s’américaniser » ; c’en est une tout autre de « s’autochtoniser » dans le sens de « s’indigéniser ». L’un assume la position postcoloniale agonisante de colonisateur colonisé (Giroux 2019b, 2019a, 2020) tandis que l’autre cherche à déplacer pour remplacer les premiers peuples. Il s’agit d’un positionnement qui, en plus de contourner tout besoin de réconciliation, refuse d’entendre des vérités désagréables.

Cette ambivalence vis-à-vis l’américanité se retrouve chez Riel, qui pouvait proclamer que « le Nord-Ouest est aussi ma mère, ma mère patrie » d’un côté (Canada 1886 : 194), mais déclarer de l’autre que « la volonté divine [veut] que ce continent s’appelle “Belle-Colombie” en l’honneur du bon chrétien et du grand homme qui l’a découvert » (1985b : 489)[18]. Curieusement, malgré la reconnaissance posthume de l’écrivain brésilien Mathias Carvalho, qui inscrit Riel dans la lignée des libérateurs de l’Amérique, c’est seulement pendant la dernière année de sa vie que Riel a évoqué l’Amérique latine. Le lien avec le catholicisme est évident, mais je n’ai trouvé aucune trace d’une référence aux mestizos ou même au mestizaje[19]. Le plus proche est un poème que Jennifer Reid a déniché (Reid 2008 : 199), mais Riel se réfère à une région à partir de sa limite sud avec le Mexique jusqu’à sa limite nord avec le Canada, c’est-à-dire les États-Unis. Reid fait ressortir une citation où Riel parle même des échanges entre les Métis au Collège Saint-Boniface et les collèges de la Nouvelle-Espagne (ibid. : 200), mais elle omet de mentionner que Riel y inclut aussi les étudiants canadiens-français inscrits aux collèges classiques au Québec (Riel 1985b : 467). Morisset note que Riel a eu une révélation selon laquelle « les Espagnes de notre Continent ont la mission divine de prêter main forte au Pontificat Majeur dans la Nouvelle-France et dans le Manitoba » (Carvalho, Morisset et Riel 1997 : 91; voir aussi Riel 1985b : 493). Ces évocations de l’Amérique latine pointent du doigt la possibilité de comparer les écrits de Riel à ceux de figures marquantes de l’Amérique latine (Reid 2011), notamment le projet politique de Riel avec celui de José Martí dans Nuestra América (Lamore 1986). Il s’agit, à mon avis, d’un terrain beaucoup plus fécond pour des études comparées sur l’ethnogenèse d’un nouveau peuple indigène issu d’un métissage entre Européens et Amérindiens que ne l’est la région orientale du Canada.