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L’étude réalisée par Heidi Bohaker propose de revisiter l’histoire diplomatique anishinaabe depuis ses origines jusqu’à aujourd’hui en passant par l’impact de la colonisation sur la culture politique de ce peuple. Néanmoins, plutôt que de rédiger une simple monographie politique, l’autrice choisit d’aborder la question de l’alliance via le concept de doodem, souvent traduit par le terme « clan », et de leur rencontre autour de « feux » (ou council fire). Par l’usage de ces concepts, l’autrice parvient à manifester l’environnement politique des Anishinaabek où chaque terme politique est formé de multiples facettes. Ainsi, le doodem n’est pas juste un outil diplomatique, il incarne aussi un animal symbolique propre à un groupe (p. 46), un élément rappelant un lien avec ses ancêtres (p. 48-49), un concept possédant des caractéristiques humaines comme une âme ou une descendance (p. 55), ou encore une réalité mobilisée lors des adoptions d’un nouveau membre de la communauté (p. 72). En ressort un travail montrant la complexité du fonctionnement de la société anishinaabe dont le système d’alliance n’est pas seulement utilisé dans les relations avec d’autres communautés, mais aussi dans la structure même de la société : chaque clan, chaque famille, chaque groupe se lie aux autres dans un grand ensemble cohérent. Tous les doodems se réunissent et entretiennent des liens politiques, économiques et matrimoniaux afin de maintenir les feux (p. 150).

En ressort une grille de lecture fluide capable de s’adapter à tout type de situation et de relier ce concept aux autres cultures politiques des groupes proches. Par exemple, Bohaker indique que les Anishinaabe peuvent inclure ou exclure certains animaux par les alliances matrimoniales. À ce sujet, elle mentionne l’introduction du loup parmi les autres doodems comme le résultat d’un mariage entre les Anishinaabe et les Lakotas (p. 83). Cette simple information permet d’introduire l’équivalence du doodem dans les univers traditionnels d’autres communautés, expliquant ainsi comment le peuple anishinaabe interagit avec les autres communautés d’Amérique du Nord. Ainsi, de la même manière que les individus sont intégrés dans les clans et les familles par des processus d’adoption, leur doodem, fragment essentiel de leur identité, les accompagne. Selon nous, cette volonté de ne pas se tenir à une définition trop simple de ce concept permet à Bohaker d’aborder ses sources avec un esprit plus ouvert et permet une meilleure correspondance à une réalité politique autochtone capable de s’adapter à l’Autre, qu’il s’agisse d’une communauté voisine ou de colons européens.

D’une manière plus large, cette étude de nouveaux concepts politiques permet de renouveler une historiographie qui se cantonne souvent aux rencontres autour de feux (Delâge et Sawaya 2001 ; Jennings et al. 1995 ; Goldstein 1969 ; Sawaya 1998 ; White 1992), et qui présente ici l’existence d’un univers politique se confondant avec le quotidien des communautés. Les doodems sont à la fois des éléments de détermination culturelle (p. 48-57), des représentations politiques de groupes autonomes, mais aussi des éléments de la tradition orale des Anishinaabek dont les origines permettent de retracer l’histoire de leur peuple (p. 46). Bohaker ajoute un nouveau degré de compréhension des communautés autochtones dont l’approche décentralisée du domaine politique se renforce avec cette étude : outre le partage d’un capital politique entre tous les membres d’une même société (p. 24-26), chaque individu s’approprie la culture diplomatique propre à son clan via son doodem de référence. Cette décentralisation politique se retrouve alors dans l’organisation des feux avec d’autres communautés où chaque décision rapportée par les représentants est décidée en collégialité par l’ensemble des individus lors de « feux internes ». Malgré tout, si l’étude des différents représentants et des mécanismes anishinaabek permet de mieux comprendre la manière dont les rencontres diplomatiques se forment, l’originalité de cette partie de l’étude provient davantage de la spécificité locale des communautés étudiées que de l’élaboration d’une nouvelle compréhension des feux diplomatiques. Dans cet ouvrage, nous retrouvons l’échange de présents, les métaphores politiques autochtones, la place des représentants diplomatiques et leur lien avec leur communauté d’origine sans nécessairement remettre en question les études précédentes. En d’autres termes, à ce niveau, cette étude demeure dans les règles des recherches diplomatiques traditionnelles.

Outre cette définition générale d’un concept aux utilités multiples, l’analyse de Bohaker présente l’évolution du doodem au fil du temps, passant d’un concept partagé par l’ensemble des Anishinaabek et utilisé au cours des grands feux diplomatiques, à une spécificité culturelle utilisée pour signer les traités européens et qui finit par évoluer au fil de la colonisation pour discuter autant de la disparition des droits politiques des communautés que de la survivance d’une notion qui perdure encore aujourd’hui (p. 170-198). Pour arriver à un tel degré de précision et de compréhension, l’autrice s’est dotée d’un corpus varié. En effet, elle mobilise tour à tour des transcriptions de l’histoire orale, des penseurs autochtones, des sources européennes écrites et des éléments de la culture matérielle pour rendre compte de ce que représente réellement le doodem : la culture politique anishinaabe sous toutes ses formes. D’un point de vue méthodologique, le choix de sujet d’étude et son corpus de sources permettent à Bohaker de se concentrer sur la culture politique autochtone et de se détacher des études politiques traditionnelles qui présentent autant les traditions politiques européennes que celles des communautés (Jaenen 1976 ; Trigger 1976 ; Havard 2017). Cette décision offre la possibilité de débuter par une présentation générale de la structure politique interne de la communauté avant de progressivement élargir la focale pour décrire son évolution au fil du temps, des rencontres avec les sociétés européennes et de l’impact de la colonisation sur la société anishinaabe. Relevons notamment le dernier aspect du corpus qui se distingue largement des études politiques traditionnelles : parmi les objets échangés lors des discussions formelles, les doodems, sous forme de signatures, s’insèrent dans une étude matérielle fascinante où leur évolution artistique est mise en relation avec les transformations politiques de la société anishinaabe. Si les wampums ou les calumets ont déjà été largement étudiés par le passé (Brown 1989 ; Ceci 1982 ; Jennings et al. 1992 ; Lainey 2004 ; Snyderman 1954), nous remarquons tout de même le parti pris rare d’une étude matérielle des relations diplomatiques qui va au-delà du simple objet pour le replacer dans des contextes politiques et temporels variés. Ce choix permet alors, via la représentation iconographique, d’étudier la question de l’évolution des mentalités et des droits autochtones lorsque la colonisation finit par empiéter sur leurs libertés : la présence d’un doodem dans des traités européens, leur évolution graphique, mais aussi leur survivance sur de longues périodes, apparaissent comme des témoignages du passé des groupes anishinaabek.

Évoquons néanmoins une limite à l’ouvrage : nous sommes ici face à une étude portant sur les principes d’alliances. Si ce terme inclut les rapports internes au peuple anishinaabe, il induit aussi des rapports vis-à-vis d’autres communautés. Quid des autres systèmes diplomatiques en Amérique du Nord ? Si le doodem est une pratique anishinaabe, comment peut-on le faire correspondre aux structures politiques et diplomatiques des autres peuples ? Par exemple, lorsque vient le moment de signer la Grande Paix de Montréal de 1701, les Anishinaabek ne sont pas les seuls à signer le traité européen avec leurs animaux totémiques (Havard 1992). S’agit-il d’une équivalence de ce concept ou bien d’une toute autre notion ? Les pratiques d’une communauté se retrouve-t-elle chez d’autres ou bien conserve-t-on des coutumes locales ? Bohaker mentionne bien l’adoption d’animaux issus d’autres communautés, mais sans jamais pleinement décrire les systèmes politiques des groupes voisins. Il nous semble donc que ce concept, bien que largement discuté, comporte encore des zones d’ombre qu’il conviendrait d’étudier plus en profondeur, notamment en les comparant à d’autres communautés proches. Finalement, l’ouvrage souffre des mêmes critiques que l’on peut attribuer aux autres monographies portant sur les communautés autochtones : si nous prenons l’exemple de l’ouvrage sur les Wendats de Bruce Trigger, The Children of Aataentsic, nous remarquons que l’auteur se cantonne lui aussi au destin d’une seule communauté dont les relations extérieures se limitent aux puissances européennes (Trigger 1976). Pourtant, des ouvrages comme Empire et métissages de Gilles Havard ou Onontio le médiateur de Maxime Gohier (Havard 2017 ; Gohier 2008) ont bien montré que le territoire nord-américain est structuré par des liens de toutes sortes entre les communautés (politiques, économiques, matrimoniaux, diplomatiques, etc.) si bien qu’il serait plus juste de considérer l’histoire autochtone autant comme un récit de relations au sein d’un même peuple qu’un récit d’interconnexions et d’échanges sur l’ensemble du territoire. Mais finalement, ces remarques n’enlèvent rien au fait que le travail présenté ici est d’une importance cruciale pour l’histoire des Premiers Peuples, tant pour une meilleure compréhension du peuple anishinaabe que pour rappeler qu’il est possible de rédiger une histoire du point de vue des communautés via des grilles de lecture innovantes, plus proches de la vision des Premiers Peuples, de leur propre histoire.