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L’ouvrage d’Anne Panasuk, anthropologue, journaliste de carrière et aujourd’hui conseillère spéciale auprès du ministre des Affaires autochtones du Québec, retrace le processus d’enquêtes qu’elle a réalisé, dans un premier temps, dans le cadre de reportages pour Radio-Canada et, dans un second temps, comme engagement personnel afin d’assister des familles autochtones à retrouver leurs enfants « disparus » après des hospitalisations dans les années 1970 et au-delà. Au fil de l’ouvrage, elle explique avec précision toutes les démarches qu’elle a effectuées afin de mener à bien ses enquêtes, incluant les méandres administratifs pour l’accès aux archives, des entretiens avec le personnel soignant et les services sociaux, ainsi qu’avec des chercheurs pour comprendre le contexte historique de l’époque. Ce livre se base aussi principalement sur des témoignages qu’elle a recueillis auprès d’hommes et de femmes autochtones, Innus et Atikamekw, et suit le cheminement chronologique des enquêtes qu’elle a menées depuis 2014. Cet ouvrage ne se limite pas à des enquêtes minutieuses à la recherche des enfants disparus, car en brisant les murs du silence, des témoignages d’agressions sexuelles et d’autres formes de violence font également surface. Au fil des chapitres, le lecteur est ainsi amené à suivre les découvertes de l’auteure au fur et à mesure que celles-ci prennent forme.

Les cinq premiers chapitres constituent le récit de la première enquête menée en territoire innu, dans la communauté de Pakua Shipi (Basse-Côte-Nord, Québec), dans laquelle neuf enfants ont disparu en 1971. Panasuk présente un portrait du père oblat, Alexis Joveneau, qui a administré la communauté pendant plus de 40 ans (des années 1950 jusqu’à sa mort, en 1992). En 1961, à la suite d’une décision gouvernementale, appuyée par les autorités religieuses, les Innus vivant à Pakua Shipi ont été « déportés » (p. 41) afin de créer une seule communauté à Unamen Shipi, située à des centaines de kilomètres au sud de la première. Cependant, nous explique Panasuk, compte tenu du fort lien au territoire de leurs ancêtres, cette déportation a été vécue tel un véritable déchirement ; certaines familles ont donc « désobéi » à l’ordre et sont retournées vivre à Pakua Shipi. À la suite de ce retour, elles se sont vues privées d’un grand nombre de services par le père Joveneau. Panasuk offre un portrait détaillé des conflits territoriaux dans cette région : l’isolement des communautés, les conflits de responsabilité dans la construction des routes ou encore la difficulté d’accès aux hôpitaux. À l’époque, il fallait attendre plusieurs heures, voire journées, avant que le père Joveneau accepte le transfert à l’hôpital de Blanc-Sablon situé à 200 km au nord. C’est d’ailleurs dans cet hôpital que les enfants innus seront déclarés morts, alors que les parents, laissés dans l’ignorance la plus totale, ne reverront jamais les corps ni ne recevront d’avis de décès ou de rapport d’autopsie. Quarante ans plus tard, Panasuk et son équipe réussissent à avoir accès aux archives de l’hôpital. Accompagnés par les familles endeuillées, ils découvrent ensemble ces archives qui sont remplies d’incohérences et de fausses informations. De plus, les témoignages recueillis par Panasuk auprès d’hommes et de femmes innus ayant connu cette période font état d’un racisme omniprésent à leur égard de la part des non-Autochtones, notamment dans le milieu hospitalier. La lecture de ces témoignages est d’ailleurs éprouvante. À la fin du chapitre 5, et suivant la chronologie de son enquête, nous sommes en 2015, et son reportage vient d’être diffusé à Radio-Canada ; il aura d’ailleurs un grand retentissement. Panasuk est alors contactée par une personne de la Nation atikamekw lui racontant une histoire similaire.

Les chapitres 6 à 8 se déroulent en territoire atikamekw où les récits ressemblent étrangement à ceux des Innus. On peut y lire des témoignages troublants à la fois d’enfants déclarés morts sans que leurs proches aient revu les corps ni reçu de certificat de décès, mais également d’enfants déclarés morts et retrouvés des années plus tard, bien vivants. Au fur et à mesure de son enquête, Panasuk se rend compte que les autorités religieuses mentaient sur les formulaires qu’elles faisaient signer aux parents ; croyant consentir à l’acceptation des soins, les parents signaient en réalité l’abandon de leurs enfants et une autorisation d’adoption. En 2018, la Nation atikamekw nehirowisiw organise un grand rassemblement pour mettre fin au silence qui régnait depuis 30 ans sur ces enfants disparus et partager leurs témoignages et leurs histoires. Des Anishnabek sont également présents à ce rassemblement. On prend alors conscience à ce moment-là de l’ampleur du phénomène qui a touché plusieurs Premières Nations du Québec.

Les témoignages recueillis par Panasuk sont glaçants : en sus de la perte de leurs enfants, les familles autochtones ont été humiliées, voire invisibilisées, personne n’ayant voulu entendre leur souffrance collective et leurs revendications. En exposant les dédales administratifs qu’il lui a fallu traverser pour avoir accès aux archives médicales, religieuses et celles des cimetières, Panasuk démontre clairement l’efficacité du système pour imposer le silence et la rétention d’information. En 2016, ces affaires prennent une envergure plus large lorsque débute l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées, ouvrant dès lors un nouveau volet à son étude.

Les cinq derniers chapitres (9-13) sont consacrés à la dénonciation des curés oblats responsables d’agressions sexuelles. Elle choisit de nommer toutes les personnes et de rendre publiques toutes les accusations, ce qui n’avait pas été fait dans le cadre de la Commission de vérité et réconciliation (2007-2015). Au fil de ses rencontres et de ses enquêtes, Panasuk a identifié dix Oblats qui oeuvraient dans des communautés autochtones différentes au Québec ; les récits sont partout similaires. Les Oblats étaient des personnes éduquées, respectées, qui maitrisaient les langues autochtones et géraient les intérêts de la communauté. Leur statut de représentants de Dieu leur conférait officieusement l’impunité sur leurs actions. De nombreux témoignages d’adultes ayant été agressés enfants traduisent la détresse dans laquelle ils étaient : ils ont parlé, mais on ne les a pas crus ; beaucoup ont été blâmés de parler « mal » d’un homme de Dieu. Enfermés dans le silence, ils ont alors plongé dans la consommation, l’automutilation, allant jusqu’au suicide pour certains.

Ces chapitres dénoncent toutes les horreurs dont les pères oblats ont été responsables au fil de plusieurs décennies, à la fois comme agresseurs sexuels et partie prenante dans les cas d’enfants disparus, morts ou volés, dans les services de santé. Malgré plusieurs tentatives, Panasuk n’est parvenue à s’entretenir qu’avec un seul d’entre eux ; celui-ci ne donnera jamais suite à ce premier appel téléphonique, et ne prononcera aucune excuse.

Bien que l’enquête suive toujours son cours, un recours collectif déposé par l’avocat Alain Arsenault atteste déjà de 150 victimes entre 1950 et 2018. Les travaux de Panasuk ont donc largement contribué à briser le mur du silence et ont ouvert la porte à la mise en oeuvre de nouvelles enquêtes.

Cet ouvrage majeur met en lumière une réalité longtemps méconnue et ignorée des pratiques et politiques coloniales envers les Autochtones. Il s’inscrit également dans des dynamiques de décolonisation actuelle où les peuples autochtones revendiquent la reconnaissance des torts qu’ils ont subis, ainsi que dans un mouvement de prise de conscience collective de la population québécoise quant à la condition des Autochtones au Canada et au Québec. Rappelons que l’un des reportages de Panasuk est sorti au moment du dépôt du rapport final de la Commission de vérité et réconciliation en 2015 ; duquel suivra en 2016 l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées, dont le rapport final a quant à lui été déposé en 2019. De plus, en septembre 2021, le gouvernement québécois a adopté la loi 79 qui autorise la communication d’informations aux familles d’enfants disparus ou décédés à la suite d’un séjour dans un établissement de soin avant 1992 (Cabinet du ministre responsable des relations avec les Premières Nations et les Inuit 2021). L’association Awacak, créée par Françoise Ruperthouse, une Anishnabe ayant perdu deux frères et soeurs dans des institutions de soin, est devenue un outil de soutien et d’aide pour les familles en quête des leurs ; Anne Panasuk est membre de cette association et veille encore aujourd’hui à l’application de la loi 79 (Jung 2021).

De plus, cette enquête minutieuse est un outil primordial pour toute étude sur la santé autochtone : au-delà de rendre compte du colonialisme inhérent à l’institution médicale, il permet de comprendre la réticence et la méfiance des Autochtones face aux institutions de santé, et leur personnel, qui se sont montrées dans de nombreux cas des lieux de mensonges, d’irrespect et de vols d’enfants.

En terminant, cet ouvrage permet également de mieux comprendre les conséquences et séquelles transgénérationnelles qui ont découlé de ces pratiques coloniales comme la consommation d’alcool et de drogue, les suicides et l’automutilation. Les témoignages recueillis par Panasuk traduisent aussi la force et la résilience des Autochtones qui, malgré les traumatismes, acceptent de parler à visage découvert, de retourner sur les lieux des agressions et de rendre publique ces accusations. Un grand nombre de témoins, hommes et femmes, soulignent l’importance de donner cet espace de parole pour leur guérison personnelle, mais également pour la diffusion publique de cette histoire afin que celle-ci ne soit plus seulement la leur, mais celle de tous les Québécois. Anne Panasuk insiste sur la résilience des peuples autochtones qui parlent de réparation et non de vengeance (Jung 2021). L’avocat Alain Arsenault souligne, par ailleurs, que les Autochtones n’ont pour l’instant pas demandé de l’argent, mais à ce que la justice et la dignité soient restaurées (Jung 2021). Cet aspect est important afin de ne pas s’attarder sur un discours de victimisation de peuples autochtones, mais bien sur les démarches de prise en charge qui existent d’ailleurs depuis des décennies au sein des communautés à travers des pratiques de guérison communautaire, de décolonisation des esprits et d’affirmation identitaire, culturelle et politique.