Corps de l’article

À partir de la fin des années 1960, la rencontre entre le domaine des idéologies et celui de la pratique modifiait le monde de la recherche en milieu autochtone. Les anthropologues remirent en question leurs objectifs et leurs rôles, notamment à la suite des écrits de Vine Deloria (1969) qui attaquaient de front l’utilité de la recherche anthropologique. Concurremment, au Canada, l’interrelation entre les projets pétroliers et gaziers dans la vallée du Mackenzie, ainsi que dans la mer de Beaufort, et les revendications territoriales des Autochtones a nécessité une recherche qui devait répondre à des besoins immédiats : tant ceux des compagnies pétrolières, que ceux des Autochtones. Au Québec, le projet hydroélectrique de la Baie-James et certains projets miniers ont eu recours à une recherche qui devait également répondre aux besoins des promoteurs et à ceux des Autochtones.

Les universités, les centres de recherche, les gouvernements et les Autochtones ont élaboré des directives et éthiques de recherche pour que celles-ci répondent mieux aux nouveaux besoins. De leur part, les chercheurs ont dû renouveler leurs approches de terrain. Les anthropologues, par exemple, ont développé ce qui fut appelé « anthropologie impliquée », « collaborative », « d’action », « participative » ou « expérientielle », pour ne citer que celles-là. De nos jours, il y a aussi de nombreux chercheurs d’autres disciplines, en milieu autochtone, abordant une multiplicité de thèmes avec leurs approches et analyses spécifiques.

Il m’a semblé toutefois qu’entre les années 1980 et 2000, certains de ces chercheurs entreprenaient des recherches dans les communautés, ainsi que sur le territoire du Nunavik, sans véritablement tenir compte de ces codes et directives : soit qu’ils étaient des chercheurs indépendants, soit qu’ils effectuaient des recherches pour des entreprises privées, ou soit qu’ils étaient des chercheurs étrangers qui ignoraient l’existence de ces codes. En outre, cette impression était peut-être due, du moins en partie, au manque de coordination entre les organisations du Nunavik. Chacun entreprenait ses projets de recherche sans nécessairement en informer les autres.

Avec les années, le nombre sans cesse croissant de chercheurs a créé au Nunavik, comme chez d’autres groupes autochtones, le besoin de mettre sur pied un comité de gestion de la recherche. Les codes d’éthiques et directives ne suffisent plus à assurer une participation des Autochtones aux divers projets. En fait, les demandes de participation à des projets de recherche, ou d’obtention de lettres d’appui pour obtenir du financement des organismes gouvernementaux, exercent une pression sur les organisations autochtones qui, souvent, ont bien d’autres priorités. Elles doivent donc s’organiser en conséquence pour répondre à la demande.

Bien qu’ayant toujours côtoyé le milieu universitaire, je suis un anthropologue praticien, spécialisé surtout dans le monde nordique, et c’est de cette perspective que j’aborde cette réflexion. J’ai une longue expérience du milieu qui a fait que j’ai rencontré nombre de chercheurs de toutes disciplines, tout particulièrement au Nunavik.

Une remise en question

Vine Deloria, universitaire, théologien, juriste, écrivain, activiste, peut-être lui-même sujet de recherches sur la réserve de Standing Rock aux États-Unis, lance un pavé dans la mare en publiant en 1969 son livre Custer Died For Your Sins. An Indian Manifesto. Malgré une tante anthropologue, Ella Deloria, il décrit de façon imagée les chercheurs qui ont défilé sur la réserve et présente un portrait provocateur des anthropologues en les dépeignant comme une malédiction pour les peuples autochtones : « De tous les peuples de l’histoire, les indiens ont subi la plus grande malédiction, ils ont eu des anthropologues » (Deloria 1969 : 78). Cette perception négative du chercheur, et en particulier de l’anthropologue, s’est répandue très rapidement dans tout le milieu autochtone nord-américain. Vilipendé, parfois banni de certaines communautés, sa recherche étant perçue comme inutile, l’anthropologue n’est qu’un exploiteur, un profiteur des savoirs autochtones à partir desquels il publie des livres, devient un expert et fait une brillante carrière. Les Autochtones, quant à eux, sont réduits à des objets d’étude et finalement, ne retirent aucun bénéfice de ces dites recherches.

En tant qu’universitaire, Vine Deloria reconnaît le potentiel de la recherche, mais remet en question l’utilité de celle-ci pour les Autochtones. De façon peut-être sarcastique, il écrivait : « Quelle soit “pure” ou “appliquée” importe peu, car la différence entre les deux en est une du nombre de notes en bas de page : la recherche “pure” a plusieurs notes en bas de page, la recherche “appliquée” en a peu » (Deloria 1969 : 81).

Cette perception a eu un impact important dans le milieu anthropologique − surtout chez les jeunes anthropologues − et une remise en question s’est amorcée. La première réaction a été de se concentrer sur des recherches en bibliothèque ; la deuxième, de tenter de revoir les objectifs et de remodeler les façons de faire de la recherche.

Une autre recherche

En 1979, Serge Bouchard soulignait qu’il existait une tendance des études graduées à porter davantage sur l’histoire, mais n’avançait aucune explication de cette situation. Pour sa part, dans son analyse des articles publiés dans la revue Recherches amérindiennes au Québec de 1970 à 2000, Claude Gélinas « constate que les travaux d’ethnologie et d’ethnolinguistique publiés dans la revue ont connu une baisse importante durant la dernière décennie et ce au profit des études ethno-historiques et des questions de droit » (Gélinas 2000 : 198). Gélinas attribue ce changement à plusieurs facteurs : la difficulté de faire des études sur le terrain en milieu autochtone, le financement difficile à obtenir au début des années 1990, la multiplication des revendications territoriales qui a amené plusieurs chercheurs à travailler pour le compte des Autochtones et enfin, l’absence de relève.

Mais pourquoi était-ce si difficile de faire du terrain ? Dans la foulée de Deloria, Gélinas écrit : « …certains autochtones semblent en être venus à se méfier des études anthropologiques qui, à leur point de vue, se situaient dans la lignée des interventions blanches en milieu autochtone et contribuaient peu au bien-être des populations concernées » (ibid. : 197). En lien avec cette perception, plusieurs groupes autochtones ont encadré les recherches, ce qui a eu pour conséquence − toujours selon Gélinas − de « ...contribuer à éloigner du terrain certains universitaires, tout en multipliant les opportunités pour les ethnologues oeuvrant dans les firmes ou comme consultants indépendants » (ibid.). Aussi, ajoute-t-il à la page suivante : « le financement, difficile à obtenir durant la première moitié des années 1990, a probablement joué aussi » (ibid. : 198).

Ainsi « si le nombre de terrain n’a pas nécessairement diminué pour autant à cette époque » (ibid. : 197), c’était moins une recherche universitaire qu’une recherche conduite par des firmes de consultants, ou des chercheurs indépendants. Ce nouveau contexte de recherche coïncide, comme mentionné précédemment, avec les revendications territoriales des Autochtones en réaction aux projets pétroliers et gaziers au Canada, et au Québec, le projet hydroélectrique de la Baie-James.

Il est intéressant de noter au sujet de la difficulté de financement durant la première moitié des années 1990 qu’en 1982, Marc-Adélard Tremblay − ayant une longue expérience de la recherche et de son financement − apportait un éclairage intéressant sur le contexte de la recherche des années 1960 à 1980 en expliquant que le financement n’était pas le facteur principal dans la difficulté de faire du terrain :

Depuis un peu plus de dix ans les sources de financement pour la recherche dans les sciences humaines se sont multipliées. On a assisté à un accroissement parallèle dans les organismes et les équipes de recherche. Cela aussi a influencé la pratique anthropologique. De nouvelles catégories de chercheurs sont apparues : les chercheurs à plein temps, les chercheurs à contrat ou pigistes et les chercheurs consultants. Durant les années soixante le Conseil des Arts du Canada, devenu depuis le Conseil des Recherches en Sciences Humaines, le ministère des Affaires indiennes et du Nord, le Musée National de l’Homme (tous des organismes fédéraux), étaient à peu près les seules institutions intéressées à patronner financièrement les études amérindianistes. Aujourd’hui, ces sources se sont diversifiées, au niveau fédéral bien sûr, mais aussi et surtout à l’échelle provinciale. Je me bornerai à mentionner les principales sources provinciales de financement de la recherche ethnologique et anthropologique : Le Programme de Formation des Chercheurs et d’Action Concertée (FCAC), le ministère des Affaires culturelles, le ministère des Affaires sociales, les Directions Générales, le Secrétariat des Affaires Gouvernementales en Milieu Amérindien et Inuit (le SAGMAI) et les Associations autochtones.

Tremblay 1982 :87

Ainsi, entre les années 1960 et début 1980, plusieurs programmes de financement de la recherche existaient. La question à savoir pourquoi ces sources se sont taries surtout lors de la première moitié des années 1990 reste en suspens. C’est peut-être là une recherche en elle-même à réaliser, mais le but de cet article est tout autre.

Un autre facteur, selon Gélinas du changement dans le type d’études serait l’absence de relève en anthropologie en milieu autochtone,

[…] et plus particulièrement à Montréal. On se rappellera que la majorité des ethnologues amérindianistes de la première heure qui ont fait du terrain au Québec travaillaient en marge du milieu universitaire et, par conséquent, il n’était pas de leur ressort de former de nouvelles cohortes.

Gélinas 2000 : 198

Il ajoute un peu plus loin « Ce fut moins le cas à l’Université Laval où l’ethnologie amérindienne et inuite au Québec est demeurée très active… » (ibid.).

Les revendications territoriales et les mégaprojets de développement

Enfin, avec les revendications territoriales, Gélinas touche un point des plus importants. En effet, on ne peut nier l’apport de Deloria concernant la remise en question des buts et pratiques de l’anthropologie. Cependant, d’autres facteurs ont contribué à celle-ci. À mon avis, l’interrelation entre les revendications territoriales et les mégaprojets de développement, soit pétroliers, gaziers ou hydro-électriques, a contribué à une réflexion concernant la pratique anthropologique.

Le Mackenzie est une région riche en pétrole et celui-ci est exploité depuis fort longtemps. Déjà en 1789, selon le document du ministère des Affaires indiennes et du Nord (1995 : 4), Alexander Mackenzie note des suintements de pétrole et durant les années 1800 les Dénés et les traiteurs de la compagnie de la Baie d’Hudson se servent de la source bitumineuse de Fort Good-Hope comme principale source de bitume.

En 1911, c’est la découverte de suintements à Norman Wells et en 1919, l’Impérial Oil achète cette concession. Ce site sera exploité tout particulièrement durant la guerre du Pacifique pour alimenter l’armée américaine. Puis, cette région connaît dans les années 1960, une recrudescence de l’exploration géophysique et des forages géotechniques. Le « choc pétrolier » des années 1970 fait craindre pour l’approvisionnement domestique ce qui eut pour conséquence la mise en oeuvre de programmes intensifs d’exploration dans le delta du Mackenzie et dans la mer de Beaufort.

Au Québec, le projet hydroélectrique de la Baie-James est lancé en 1971. Une série d’aménagements ont été construits à partir de 1973 dans le bassin versant de la Grande Rivière et d’autres rivières du Nord. Les travaux d’aménagement se sont déroulés pendant trois grandes phases et les onze centrales portent la capacité du complexe à 17 445 mégawatts en 2012.

Ce projet entraîne des changements importants dans le mode de vie des Cris de la Baie-James et permet de créer des institutions politiques et sociales dont le Grand Conseil des Cris (Eeyou Istchee) en 1974 ainsi que, l’année suivante, la signature de la Convention de la Baie-James et du Nord québécois (CBJNQ).

Aujourd’hui, 20 000 Cris sont représentés par le Grand Conseil des Cris (Eeyou Istchee). De plus, le gouvernement de la Nation crie exerce des fonctions gouvernementales et administratives au nom de la Nation crie. Ces deux organisations ont les mêmes membres, le même conseil d’administration, la même structure de gouvernance, et sont gérées comme une seule entité.

Les Inuits du Nunavik ont également été partie prenante aux négociations de la CBJNQ. Leur territoire a été affecté par le détournement de rivières, tout particulièrement la rivière Caniapiscau, pour former le réservoir portant le même nom. Même si le Nunavik a été moins touché directement que le territoire cri par le développement hydroélectrique, le Québec voulait assumer ses responsabilités envers les Inuits. Dans l’introduction de la CBJNQ, il est écrit : « Ces autochtones [Cris et Inuit] sont des habitants du Québec et il est donc tout à fait normal et naturel que le Québec assume à leur égard les mêmes responsabilités qu’il assume envers le reste de la population » (CBJNQ 2006 : X111). En outre, Hydro-Québec avait dans ses cartons des projets hydroélectriques sur le territoire du Nunavik tels que le Complexe Grande-Baleine, le projet Koksoak-Caniapiscau-Mélèze et un autre sur la rivière George.

Pour les Inuits, la société Makivik, créée en 1978, est l’organisme de revendication territoriale mandaté pour gérer les fonds patrimoniaux des Inuits du Nunavik prévus par la CBJNQ. Le rôle de la société comprend l’administration et l’investissement de ces fonds, de même que de contribuer à la croissance économique par la création d’entreprises exploitées par les Inuits au Nunavik. La société fait à la fois la promotion de la préservation de la culture et la langue inuite, mais aussi de la santé et du bien-être. Elle veille également à l’enrichissement et à l’éducation des Inuits dans les communautés.

Toutes ces activités du début des années 1970 dans le Mackenzie et la région nordique du Québec ont amené les Autochtones de ces régions à revendiquer leurs droits sur les territoires. Bien d’autres nations autochtones du Canada ont rapidement emboîté le pas avec leurs propres revendications territoriales. Nous y reviendrons à la section « les anthropologies nées de la remise en question ».

Un changement dans les objectifs de recherche

Les écrits de Deloria et le contexte créé de l’interrelation entre les revendications territoriales et les projets d’exploration gazière, pétrolière et hydroélectrique ont entraîné une évolution, un changement dans les objectifs de recherche et dans l’approche du terrain. Il fallait rendre la recherche « utile », c’est-à-dire répondre à la fois à des besoins tels que définis par les communautés autochtones, tout particulièrement pour leurs revendications territoriales, mais aussi aux intérêts de l’industrie, en plus de satisfaire les exigences des agences gouvernementales. En effet, l’industrie se devait de soumettre des études d’impacts sur l’environnement et le social de leur projet de développement aux diverses agences d’évaluation et aux commissions d’enquête.

Qu’il s’agisse de communautés autochtones, de chercheurs, d’industries, d’organisations ou d’institutions, tous se sont mis à la tâche pour produire une recherche « utile ». Pour mieux comprendre, jetons un regard sur le cheminement de la réflexion entreprise au Canada et au Québec depuis les années 1980.

Vers une nouvelle éthique de la recherche

Désirant jouer un plus grand rôle dans la planification du développement social et économique des Inuits du Nunavik, la société Makivik mit sur pied en 1981 son propre service de recherche. Dans une allocution présentée en 1988 (Lanari 1988), celle-ci montrait que les Inuits ouvraient ainsi à la recherche une voie leur permettant de contribuer de façon significative à la solution de problèmes reliés au développement nordique. Pour ce faire, la recherche devait toutefois avoir la particularité d’être authentiquement inuite, c’est-à-dire qu’elle devait intégrer dans son cheminement : 1) la participation des Inuits à l’élaboration des projets ; 2) leur connaissance du milieu ; 3) la formation de chercheurs autochtones ; et, 4) la diffusion des résultats dans une langue claire et accessible à tous.

Les organisations gouvernementales et universitaires et la recherche

À l’époque, des organismes représentant notamment les divers paliers de gouvernement, les universités et divers groupes d’intérêts ont commencé à reconnaître ce besoin de recherche authentiquement autochtone. En 1977, après quatre années d’étude, le Conseil des Sciences du Canada concluait que les Autochtones devaient jouer un rôle primordial dans le choix des thèmes de recherche et devaient y participer pleinement. La même année, le gouvernement fédéral abondait en ce sens dans ses directives des activités gouvernementales en milieu nordique. En 1981, dans son rapport intitulé Les défis de la recherche nordique au Québec, le Conseil des universités du Québec (Commission de la recherche universitaire 1981) recommandait, entre autres, la promotion des programmes de recherche liés aux besoins des populations autochtones du Nord, la retransmission des résultats de recherche aux populations autochtones et la participation des collectivités aux recherches. Enfin, il recommandait que les organismes autochtones en matière de recherche déterminent leurs priorités et poursuivent leurs propres efforts de réflexion et d’expérimentation.

L’Association universitaire canadienne d’études nordiques reconnaissait en 1982 cette nécessité d’intégrer la recherche aux besoins des communautés. Elle émettait un énoncé de principes d’éthique pour la conduite de recherche dans le Nord, qui fut révisé en 2003 (Association universitaire canadienne d’études nordiques 2003). Elle présente vingt principes pour la conduite de la recherche au Nord et ceux-ci peuvent s’appliquer dans les autres milieux autochtones.

Deux séminaires avec des Autochtones ont été tenus en 2009 et 2011 par l’Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue (UQAT). L’article de Hugo Asselin et Susy Basile « Éthique de recherche avec les peuples autochtones. Qu’en pensent les principaux intéressés ? » publié en 2012, en résume les discussions sous trois principes directeurs : le respect de la personne, la préoccupation pour le bien-être et la justice.

Résumons brièvement ces principes directeurs. Premièrement, le respect de la personne doit s’exprimer principalement par la recherche du consentement libre, éclairé et continu des participants. Deuxièmement, la préoccupation pour le bien-être et le mieux-vivre signifie que la recherche doit contribuer à renforcer la capacité des peuples autochtones à préserver leur culture, leur langue et leur identité, tout en facilitant leur participation à la société canadienne. Il devrait y avoir une « après-recherche », c’est-à-dire que les chercheurs pourraient offrir en retour leur temps et leur expertise gratuitement. Enfin, le principe de justice s’exprime par l’exigence d’un équilibre, les deux parties devant profiter des retombées de la recherche : « les participants aux séminaires ont insisté sur le fait que la recherche doit contribuer à l’amélioration des conditions de vie des Peuples autochtones, et non seulement à enrichir le curriculum vitae des chercheurs » (Asselin et Basile 2012 : 19). Et pour conclure, Asselin et Basile mentionnent qu’après la recherche « sur » les peuples autochtones et la recherche « avec » les peuples autochtones, de telles initiatives pavent la voie à la recherche « par » les peuples autochtones.

Dans le même ordre d’idée, l’Institut nordique du Québec publiait en 2017 ses « Lignes directrices pour la recherche », et en 2018 un rapport du Forum sur les besoins de recherche des Premiers Peuples (INQ 2018) faisait état des principaux éléments ressortis lors des discussions. Ce Forum réunissait des chercheurs de l’Université Laval, de l’Institut national de la recherche scientifique et de l’Université McGill et des membres des communautés autochtones des Nations anichinabés, attikameks, innues, inuites, et naskapies.

Les organisations autochtones et la recherche

Pour sa part, la Conférence circumpolaire inuite reconnaissait en 1986 le rôle vital de la recherche dans la planification du développement social, culturel, économique, environnemental et politique. Également, elle reprenait à son compte les propos déjà relevés par les organismes précités en insistant fortement pour que les principes et concepts scientifiques ainsi que les connaissances et expériences inuites soient intégrés à la recherche. Les Inuits devaient participer de façon significative à toutes les étapes du développement d’un projet de recherche.

L’Inuit Nipingit (comité national inuit sur l’éthique et la recherche) a participé de 2008 à 2010 à l’Énoncé de politique des trois conseils : Éthique de la recherche avec des êtres humains du Conseil de recherche en sciences humaines, du Conseil de recherche en sciences naturelles et en génie du Canada et des Instituts de recherche en santé du Canada (Nickels et Knotsch 2011).

Les Autochtones ont donc participé à l’élaboration de directives, mais aussi émis leurs propres directives de recherche. En 2012, la société Makivik émettait le Guidelines for Research in the Nunavik Region et en 2014 l’Assemblée des Premières Nations du Québec et Labrador produisait le Protocole de recherche des Premières Nations au Québec et au Labrador.

Toutes ces directives, ces codes d’éthique et protocoles exigent une recherche qui s’élabore en collaboration avec les communautés autochtones. C’est une réflexion qui se fait depuis le début des années 1980, peut-être même plus tôt. Comme mentionné précédemment, tout ce cheminement découle entre autres des propos de Deloria combinés au contexte créé par l’interrelation entre les projets d’exploration pétrolière et hydroélectriques, et les revendications territoriales des Autochtones, au début des années 1970.

Les anthropologies nées de la remise en question

Comme le mentionne Gélinas en 2000 : « la recherche universitaire n’a fourni qu’une partie du savoir total sur les autochtones du Québec. Depuis toujours, la grande majorité des recherches amérindianistes au Québec, que ce soit en ethnologie, en archéologie et de plus en plus en ethnohistoire, a été effectuée par les firmes de consultants ou les chercheurs autonomes » (Gélinas 2000 : 200).

Figure 1

Territoire de la Convention de la Baie-James et du Nord québécois et de la Convention du nord est québécois: Terres de catégorie 1 et 2

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La plupart de ces recherches ont été conduites dans le cadre de revendications territoriales, de projets de développement miniers, gaziers, pétroliers ou hydroélectriques. Pour ce qui est des revendications territoriales, l’Inuit Tapirisat du Canada[1] entreprenait, dès le début des années 1970, une recherche sur l’utilisation du territoire par les Inuits ainsi qu’une négociation pour ses terres dans les Territoires-du-Nord-Ouest. Par la suite, elle retira sa proposition et proposa la création du Territoire du Nunavut, c’est-à-dire deux districts électoraux : l’ouest de l’Arctique d’une part, soit les Territoires-du-Nord-Ouest actuels, et l’est de l’Arctique d’autre part, soit le Nunavut comme nous le connaissons aujourd’hui. Pour l’ouest de l’Arctique, le Committee For Aboriginal People Entitlement (COPE) prit la relève et entreprit une négociation au nom des Inuvialuits pour finaliser une entente en 1984. Pour ce qui est de l’est de l’Arctique, la Tunngavik Federation of Nunavut soumit sa revendication en 1982 pour finaliser une entente en 1993, ce qui déboucha sur le gouvernement du Nunavut en 1999.

Au Labrador, les Inuits entreprennent des négociations pour leurs terres et publient en 1977 Our Footprints are Everywhere. Inuit Land Use and Occupancy pour signer une entente de revendications territoriales début 2005. Rappelons qu’au Québec, en 1971, est lancé le projet hydroélectrique de la Baie-James suivi des négociations avec les Cris et les Inuits pour conclure la Convention de la Baie-James et du Nord québécois en 1975. Puisque cet article présente ma perception de la situation de la recherche en milieu autochtone, principalement au Nunavik et au Québec, j’ajoute quelques mots à propos de la Convention. Volumineux document de 480 pages réunies sous 31 chapitres contenant les 18 conventions complémentaires en date de 2006, elle traite des administrations locales et régionales, des services de santé et services sociaux, de l’éducation, de l’administration de la justice, de la police, de l’environnement et de développements futurs, de compensations financières, ainsi que des entités légales cries et inuites. Pour s’en tenir aux revendications territoriales de chacun des deux groupes, celles-ci sont traitées au chapitre 4 : « descriptions territoriales préliminaires » ; chapitre 5 : « régime des terres » cries ; chapitre 6 : « sélection des terres − Inuit du Québec » ; et enfin, au chapitre 7 : « régime des terres applicables aux Inuit ».

En bref et en simplifiant, la Convention définit trois catégories de terre. Les terres de catégorie 1 à l’usage exclusif des Autochtones sont « habituellement situées à l’intérieur et aux environs des collectivités » (CBJNQ : XV1). L’étendue de celles-ci pour les Cris est de 5 590 km² et de 8 107 km² pour les Inuits. Les terres de catégorie 2 sont « des terres sur lesquelles les autochtones auront des droits exclusifs de chasse, de pêche et de piégeage, sans toutefois y avoir un droit spécial d’occupation » (CBJNQ : XV11). Celles-ci ont une superficie de 65 087 km² pour les Cris et de 90 650 km² pour les Inuits. Enfin, les terres de catégorie 3 sont celles dont « l’accès sera conforme aux lois et règlements du Québec relatifs aux terres publiques » (CBJNQ : 76). Cela couvre un territoire de plus de 1 295 000 km² où les Cris et les Inuits ont des droits non-exclusifs de chasse et pêche, mais peuvent toutefois pratiquer ces activités l’année durant (fig. 1).

De plus, en 2007, les Inuits du Nunavik signaient l’Accord sur les revendications territoriales des Inuit du Nunavik (ARTIN) qui portait sur leurs droits dans les eaux de la baie d’Hudson, du détroit d’Hudson et de la baie d’Ungava (fig. 2).

La plupart de ces revendications territoriales nécessitèrent des recherches en utilisation traditionnelle et contemporaine du territoire, combinée à une ethnohistoire : noms des lieux, saisons d’utilisation, activités pratiquées, etc. Dans son article de 1982, Paul Charest décrit le programme de recherche accompagnant les revendications des Attikameks et des Montagnais :

Les grandes lignes de ce programme de recherche comprennent des études sur l’occupation du territoire, sur l’utilisation des ressources renouvelables et non-renouvelables, sur les impacts des développements (forestiers, miniers, hydro-électriques, cynégétiques et halieutiques) passés et prévus dans un avenir immédiat, sur l’histoire des Attikameks et des Montagnais, sur les besoins de développement économique, social et politique.

Charest 1982 : 13 et 15

Les projets de développement gaziers, pétroliers, miniers et hydroélectriques furent aussi les éléments déclencheurs pour nombre de programmes d’études par les promoteurs et le gouvernement fédéral. Les études de répercussions sociales et environnementales furent nombreuses : Van Ginkel Associates Limited a conduit par exemple en 1975, pour le compte de l’industrie pétrolière, une étude intitulée Communities of the Mackenzie: Effects of the Hydrocarbon Industry-Atlas. Le ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien mit sur pied le Bureau de recherches scientifiques sur le Nord ainsi que le programme Projet de recherche sur le Delta du Mackenzie. Plusieurs rapports de recherche portant sur la vallée du Mackenzie et des régions avoisinantes ont été produits durant les années 1970 dont, entre autres en 1972, le rapport de Peter Usher Les trappeurs de l’île Banks : l’économie et l’écologied’une communauté esquimaude. D’autres études, telles que Mackenzie Valley Pipeline: Assesment; environmental and socio-economic effects of the proposed Canadian Arctic Gas Pipeline on the Northwest-Territories and Yukon (1975), sont davantage reliées au méga projet de développement.

Parallèlement à ces études, au Québec, la Commission Neville-Tremblay fut créée en 1970 pour identifier les préoccupations et aspirations des Inuits eu égard à une autonomie sur leur territoire. Dans le Mackenzie, en 1974, la commission d’enquête sur le pipeline de la vallée du Mackenzie (la Commission Berger) avait pour mandat d’examiner les répercussions sociales et environnementales de la construction du pipeline allant de Prudhoe Bay en Alaska, traversant le nord du Yukon, la vallée du Mackenzie vers le sud, jusqu’en Alberta. Après avoir tenu des audiences dans 35 communautés dénés, inuits, métis ainsi que dans d’autres villes au Canada, la Commission a remis, en plus de son rapport, Le Nord : Terre lointaine, terre ancestrale (Berger 1977), un verbatim de 32 350 pages réunies en 204 volumes.

Au Yukon, en 1977, la Commission d’enquête sur le pipeline de la route de l’Alaska a, lors d’audiences publiques tenues dans toutes les communautés du Yukon, entendu les points de vue des Autochtones, allochtones et représentants de l’industrie, au sujet des répercussions sociales et environnementales de la construction d’un pipeline partant de l’Alaska, traversant le Yukon du nord au sud pour atteindre la Colombie-Britannique puis les États-Unis.

Au Québec, en 1976, Hydro-Québec propose le projet du Complexe hydroélectrique Grande-Baleine, reporté en 1982, repris en 1987, pour finalement être annulé en 1994. Le rapport d’Hydro-Québec des impacts du Complexe Grande-Baleine au Nunavik est une synthèse de plus de 5 000 pages contenant de nombreuses études conduites sur le territoire. Le projet fut soumis à un examen public d’évaluation d’impact en vertu du régime fédéral et provincial, ainsi qu’en fonction de certaines dispositions de la Convention de la Baie-James et du Nord québécois. Aux audiences publiques, on a entendu 275 témoignages de résidents et reçu 90 mémoires d’organismes du territoire et d’autres régions du Québec.

Plusieurs études donc, et les diverses commissions ont recueillies des quantités astronomiques de données fort intéressantes concernant les propos tenus par les autochtones, allochtones et représentants des promoteurs. En plus des rapports soumis par les commissions, il serait intéressant d’analyser ces données pour saisir la perception de chaque intervenant à propos des répercussions socio-économiques et sur l’environnement de ces mégaprojets. Voyons qui sont ces chercheurs qui ont contribué à ces études et aux Commissions ?

La diversité de chercheurs

Serge Bouchard, en 1979, dans « Faux combats, tristes arènes. Réflexion critique sur l’amérindianisme d’aujourd’hui » catégorise les chercheurs en milieu autochtone comme suit : « l’académicien », « l’universitaire-militant », « l’universitaire-consultant », « les jeunes chercheurs », « les pigistes à court et à long terme » (Bouchard 1979 : 189-191).

Figure 2

Vue d’ensemble de la région du règlement des Inuit du Nunavik

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Regardons brièvement ce que Bouchard entend par ces catégories. « L’académicien », c’est le chercheur fondamental qui ne s’implique pas socialement. « L’universitaire-militant » a, pour sa part, des activités d’enseignement et de recherche et vise à une plus grande insertion dans le milieu autochtone. « L’universitaire-consultant » auprès des organisations autochtones peut, en principe, être sollicité par les Autochtones et le gouvernement. En effet, dans un contexte de divergences d’intérêts entre les Autochtones et le pouvoir de la société dominante : « [l’universitaire-consultant] doit toujours se demander pour qui il travaille, à qui vont servir ses conseils et ses recherches » (Bouchard 1979 : 189). Toutefois, selon Bouchard, les associations autochtones apportent une plus grande autonomie aux communautés autochtones vis-à-vis de l’État et dans ce contexte, « [l’universitaire-consultant] a et donne l’impression de travailler pour les Amérindiens » (Bouchard 1979 : 189). Il présente en exemple le principal conseiller scientifique du Conseil attikamek-montagnais, un anthropologue prêté par l’université. Ensuite, il y a les « jeunes chercheurs », un groupe mal défini de chercheurs en émergence qui sont généralement tout à fait sympathiques à la cause des Autochtones qui travaillent − ou voudraient travailler − à le faire valoir et qui, par leurs recherches, tentent de répondre à des besoins exprimés par les Autochtones. Enfin, il y a les « pigistes à court et à long terme » travaillant en tant qu’agents contractuels pour diverses organisations gouvernementales, autochtones et privées.

Depuis les années 1980, une autre catégorie de chercheurs pourrait s’ajouter à celles décrites par Bouchard, soit ceux employés par des associations autochtones. Au Québec, il y en a chez les Cris et les Inuits, et au Canada, dans des associations telles que l’Inuit Tapiriit Kanatami. C’est le chercheur praticien, l’employé permanent qui assure une continuité en combinant recherche et implication dans le milieu. Il est partie prenante des changements sociaux d’une communauté : participer aux négociations relatives à un projet de développement minier et conclure une entente de répercussions et bénéfices, c’est faire partie d’un changement socio-économique, parfois profond, de la société avec laquelle il travaille.

Ma propre expérience peut servir d’exemple pour expliciter ce rôle de praticien. Pour le compte des Inuits, j’ai dirigé des recherches et celles que j’ai entreprises moi-même étaient toujours des recherches dites « pratiques » ou « utiles », c’est-à-dire qu’elles répondaient toujours à un besoin tel que défini par les communautés. Elles demandaient des analyses dites fondamentales, qui nécessitaient une connaissance de la littérature et des intérêts des communautés par rapport à ceux de l’industrie et des gouvernements.

Ces recherches, en lien à des négociations en cours relatives à des projets de développements miniers ou hydroélectriques, identifiaient les répercussions sociales et sur l’environnement, qu’elles soient positives ou négatives, pour ainsi en arriver à conclure une entente avec le promoteur répondant aux besoins des communautés. J’ai eu aussi à mener des recherches post-projet de développement, des recherches de suivi pour évaluer les répercussions sociales d’un projet, afin d’orienter l’élaboration de programmes pour minimiser les répercussions négatives et accroître les retombées positives. C’est une anthropologie d’action, une implication « après-recherche » comme nous l’avons vu dans l’article de Asselin et Basile (2012).

Ce dernier genre d’étude est plutôt rare. En effet, lors d’un projet de développement, les études entreprises par le promoteur afin de soumettre à une commission d’évaluation un rapport d’impact sur le milieu social et l’environnement sont nombreuses. Les études de suivi, quant à elles, portent principalement sur l’environnement. La perception des répercussions par les communautés et les effets réels sur le social sont des dimensions souvent négligées par le promoteur du projet. Une fois les études finalisées, le rapport d’impact soumis, l’évaluation terminée par une commission et le projet entrepris, il semble que toute recherche sur le social cesse. Bien sûr, on s’occupe des emplois pour les Autochtones et des retombées économiques, mais on ne se préoccupe guère par exemple des effets sur les familles ou des aspects relatifs au bien-être des communautés. Parce que j’avais des entrées et une grande influence auprès du promoteur d’un projet minier par une participation à des comités décisionnels, mon rôle de praticien a permis d’établir des programmes d’emploi et de formation basés sur des recherches reliées aux besoins et aspirations des communautés.

De par ma situation j’ai donc été partie prenante du changement social. Est-ce de l’anthropologie ? Certains diront que ce n’est plus de l’anthropologie comme elle aurait été définie auparavant. Mais il faut bien noter qu’une discipline, qu’une approche d’analyse se développe et se transforme au cours des années tant dans ses approches théoriques que dans sa pratique, tant dans ses intérêts de recherche que dans ses liens avec les communautés, mais aussi dans ses positions vis-à-vis des enjeux socio-économiques. D’autres diront que j’ai été un « bureaucrate » qui a fait son travail. Pour ma part, je me suis appuyé sur des théories et méthodes anthropologiques connues et acceptées par l’ensemble de la profession pour donner une direction aux changements sociaux.

La recherche auprès des Autochtones et le colonialisme

Le premier devoir d’une démocratie, ce n’est pas de ressasser le mal d’hier, c’est de dénoncer sans relâche ses crimes et ses manquements d’aujourd’hui

Bruckner 2002 : 250

Depuis ses débuts, l’anthropologie est associée au colonialisme. D’ailleurs n’a-t-on pas dit de l’anthropologie qu’elle est fille du colonialisme. Dans les pays africains, il y a eu « les trois M » : « missionnaires », « marchands » et « militaires », auxquels se sont ajoutés des anthropologues. En fait, selon Borofsky (2019 : 129), c’est au xixe siècle que l’anthropologie appliquée trouve ses racines. L’étude de E.E. Evans-Pritchard sur les Nuers, financée par le gouvernement britannique, avait pour but de comprendre pourquoi ceux-ci s’opposaient au colonialisme afin de mieux les administrer. On pourrait dire que l’Amérique a aussi eu ses « trois M », auxquels se sont ajoutés fonctionnaires et anthropologues.

Deloria voit la recherche sur les Autochtones comme une composante du colonialisme : elle servait aux chercheurs membres de la société dominante. Coulthard, dans Peau Rouge, Masques Blancs (2018), revient sur le même thème. Il interprète la relation entre Autochtones et non-Autochtones à partir de concepts puisés chez Marx et surtout dans les écrits de Frantz Fanon tels que Peau Noire, masques blancs (1952) et Les Damnés de la Terre (1961). C’est une dialectique entre peuples colonisés et peuples colonisateurs, entre sociétés dominées et sociétés dominantes. Il y a eux, et il y a nous.

Dans cette perspective, qu’advient-il de la recherche ?

Pour qui et pourquoi fait-on de la recherche ? Pour contribuer à la Science ? Mais quelle Science ? Celle du monde occidental. Pour lui faire connaître les autres sociétés, souvent perçues comme primitives ou, en tout cas, plus simples, et en tirer profit. Rappelons que le but premier de l’étude de Margaret Mead à Samoa était de contribuer au système d’éducation américain et non améliorer celui de Samoa. L’anthropologie a-t-elle changé depuis ce temps ?

Aujourd’hui, nous l’avons vu, il est question de recherche « avec », « pour » et « par » les Autochtones pour faire « le pont » entre deux sociétés. La recherche impliquée veut donner un rôle aux Autochtones, afin qu’ils ne soient plus seulement objet de recherche, mais participant à la recherche. Dans la perspective de Deloria, et surtout celle de Coulthard en 2018, c’est tout de même une relation de colonisateur à colonisé.

L’on voit que ce cadre d’analyse du colonialisme est utilisé au niveau universitaire et, en exemple le colloque du Centre interdisciplinaire d’études et de recherches autochtones « L’appropriation culturelle et les Peuples Autochtones : entre protection du patrimoine et liberté de création » tenu en 2018 qui, dans sa présentation parle de « culture marginalisée par une culture dominante » (Darsigny-Trépanier et al. 2019 : 7). Cette position est encore plus explicite lors du colloque du CIÉRA de 2019 « Genres et Identités. Perspectives autochtones contemporaines » qui, dans sa présentation écrit : « L’histoire du colonialisme canadien, c’est notamment l’histoire d’une imposition de normes, de valeurs, de catégories identitaires sur les sociétés autochtones ».

Ce discours nous mène dans un dédale

Le colonialisme sur son propre territoire, un colonialisme interne si l’on peut dire, fait certainement partie de l’histoire du Canada dans ses relations avec les peuples autochtones. Cette approche présente une perspective qui nous fait découvrir un aspect méconnu, caché de notre histoire.

Toutefois, cette perspective donne à penser qu’au Canada il y a, d’une part, la société allochtone et, d’autre part, celle des Autochtones. Les Autochtones en réserve d’un côté, les Euro-Canadiens de l’autre : deux mondes séparés géographiquement, économiquement et socialement. Cela a peut-être déjà été vrai, mais selon moi, c’est une dichotomie quelque peu simpliste qui ne représente pas la réalité, très complexe, dans laquelle les relations entre Nations autochtones et la société euro-canadienne sont parfois difficiles à définir. D’une part, ce sont des nations en grande partie autonomes politiquement avec un statut juridique propre à chacune : il y a la Loi sur les Indiens de 1876, la Loi sur la gestion des terres des Premières Nations de 1999, ou encore « les traités numérotés de 1 à 11 signés entre 1871 et 1921 avec plusieurs groupes autochtones, la Convention de la Baie-James et du Nord québécois de 1975 et depuis lors, vingt-cinq autres traités ont été signés avec les autochtones » (Gouvernement du Canada 2020). D’autre part, économiquement et socialement, c’est-à-dire pour les services de santé, d’éducation et autres, ce sont des relations des plus complexes, quasi inextricables, de dépendance vis-à-vis des gouvernements. Cela tant pour les nations autochtones vivant en réserve ou dans des régions comme le Nunavik, que pour celles résidants dans les centres urbains ; et ces dernières sont de plus en plus nombreuses.

En 2021, le recensement de la population a dénombré 1 807 405 autochtones au Canada. De ce nombre, 1 048 405 sont identifiés comme étant des Premières Nations et parmi les 753 110 membres des Premières Nations ayant le statut d’Indien inscrit ou de traités, 41% vivent dans une réserve et 59 % hors réserve (Statistique Canada 2022). Si on regarde le Québec, on observe le même phénomène de migration hors réserve :

Le nombre de membres des Premières Nations résidant dans les villes (51 395) représente 55,5 % de l’ensemble des membres des Premières Nations de la province, tels que recensé par Statistique Canada en 2016. En 2001, 36,6 % des membres des Premières Nations résidaient dans les villes. Une augmentation de 20 points de pourcentage en l’espace de 15 ans est observée.

Lévesque et al. 2019 : 18

La migration hors territoire est aussi très forte chez les Inuits du Nunangat[2]. Le recensement de 2016 donne une population de 65 030 personnes au Canada dont 12 250, soit environ 20 %, résidaient hors des quatre régions formant le Nunangat. Au recensement de 2021, des 70 545 personnes recensées 31 % résidaient dans le reste du Canada. À moins de changements imprévus, tout laisse croire que ce phénomène de migration hors réserve, ou hors territoire pour les Inuits, se poursuivra dans les années à venir. Le monde autochtone est en mutation, les chercheurs en sciences sociales doivent s’adapter à cette nouvelle réalité.

Relations d’égal à égal

Les Inuits semblent moins percevoir que les autres groupes autochtones leurs relations avec l’État comme en étant une relation de colonisé à colonisateur. Par exemple, dans le récent livre Let’s Move On. Paul Okalik Speaks Out, de Louis McComber et Paul Okalik, Premier ministre du Nunavut de 1999 à 2008, ceux-ci nous rappellent les paroles de Jose Kusugak qui fut président de Nunavut Tunngavik Inc et de Inuit Tapiriit Kanatami : à la question suivante « les Inuits se considèrent-ils comme Inuits ou Canadiens en premier lieu ? », il répond : « j’ai toujours pensé que ces deux sentiments se confondent en un seul » (Okalik et McComber 2018 : 129).

Cette perspective coloniale existe tout de même. Dans son livre de 2017 Wrestling with Colonialism on Steroids. Quebec Inuit fight for Their Homeland, Zebedee Nungak, négociateur pour la partie inuite lors de la Convention de la Baie-James et du Nord québécois, interprète la relation entre les Inuits du Nunavik et le gouvernement du Québec comme une relation de colonisateur à colonisé. Toutefois, il place cette perspective dans le passé, avant la Convention de la Baie-James et du Nord québécois.

Ce discours persiste de nos jours et de jeter le blâme sur les « Blancs » pour tous les maux de la société inuite est parfois entendu. Malgré cette perception les Inuits du Nunavik se sont organisés. Les ressources financières et humaines leur permettent d’acquérir une certaine autonomie et visent une relation d’égal à égal, de Nation à Nation. Ils se sont dernièrement donnés une constitution et dans un processus d’autodétermination ils ont signé une entente avec le gouvernement fédéral et entreprennent une négociation avec le Québec.

On pourrait en dire de même pour les Cris de la Baie-James, tout particulièrement depuis la « Paix des Braves », entente signée entre la Nation crie et la Nation du Québec.

Il y a aussi l’Accord-cadre relatif à la gestion des terres des Premières Nations. C’est un accord de gouvernement à gouvernement signé en 1996 par quatorze nations et le Canada. Au premier décembre 2022, un total de 194 nations ont signé ou sont en processus de signer cet accord (Conseil consultatif des terres 2013).

Ce sont là des exemples d’efforts afin d’établir des relations d’égal à égal et il y en a sûrement d’autres au pays. On peut notamment revenir à Coulthard lorsqu’il aborde en 2018 le sujet de la réconciliation : en parlant de la Commission de vérité et de réconciliation du Canada, il dit que : « la CVR situe temporellement les méfaits du colonialisme dans le passé et elle concentre la majorité de ses efforts de réconciliation à en réparer l’héritage tragique. Les sujets autochtones, et non la relation coloniale, sont les objets qu’il faut réparer » (Coulthard 2018 : 216). Un peu plus loin, il cite Taiaiake Alfred qui affirme :

qu’une véritable réconciliation demeure impossible tant que l’on ne reconnaît pas le droit des Autochtones à la liberté et à l’autodétermination, tant qu’on ne leur restitue par leurs territoires et par le fait même l’autosuffisance économique, et tant qu’on n’honore pas les relations garanties par les traités.

ibid. : 216-217

Plusieurs universitaires et autres chercheurs souhaitent maintenant décoloniser la recherche. Est-ce un autre nom pour parler de ce qui a été entrepris il y a plusieurs années avec l’anthropologie impliquée, collaborative, d’action, participative et expérientielle ? En outre, dans ce nouveau contexte, peut-on se demander s’il n’y a pas de concepts plus pertinents que celui de colonialisme pour appréhender et expliquer la réalité contemporaine vécue par les Autochtones ? Quoi qu’il en soit, il faut cesser de ressasser le mal d’hier, comme le dit Bruckner (2002), et se mettre à la tâche de résoudre les problèmes actuels.

Conclusion et dernières réflexions

Comme mentionné au tout début, ce court texte se veut une réflexion d’un anthropologue praticien sur la recherche en sciences humaines en milieu autochtone.

Nous avons vu que de nombreux efforts ont été déployés par plusieurs chercheurs pour définir des recherches répondant aux besoins des communautés, pour que celles-ci soient élaborées en collaboration avec les Autochtones concernés et pour qu’il y ait une continuité dans les programmes de recherche. Que c’est une recherche impliquée, qui demande une analyse dite fondamentale. Aussi, presque toujours, il y a un « après-recherche » qui met à la disposition des communautés une expertise.

J’ai toutefois été témoin, au cours des années, de recherches conduites sans aucune consultation, et encore moins une approbation par la communauté à l’étude. Depuis lors, il existe des comités d’éthique dans chaque université, des exigences des organismes subventionnaires, et des directives élaborées par les Autochtones eux-mêmes. Malgré tout cela, ainsi que ses propres directives de 1986 mentionnées précédemment, le Conseil circumpolaire inuit[3] s’est vu contraint, au printemps dernier, de rappeler aux chercheurs et autres personnes ayant des activités dans les communautés de la nécessité d’une implication des Inuits dans ces travaux. À cet effet le Conseil circumpolaire inuit a publié un protocole relatif à la recherche et autres activités dans le Nord (Inuit Circumpolar Council 2022).

Toutefois, ces protocoles et directives ne répondent pas toujours aux attentes des groupes autochtones. En effet, comme le mentionne Gélinas (2000), déjà dans les années 1980-1990, plusieurs groupes autochtones voulant encadrer la recherche − et non seulement s’en tenir à des protocoles − mirent en place des comités de gestion et de supervision de celle-ci. Encore aujourd’hui, le besoin de gestion se fait sentir. À cause d’une pléthore de projets sur l’environnement et le social menés par divers organismes gouvernementaux, régionaux, ainsi que par les universités, les Inuits ont par exemple décidé, en plus des Guidelines for Research in Nunavik Region de 2014, de mettre sur pied une nouvelle organisation de gouvernance de la recherche au Nunavik. Sept organisations régionales se sont donné pour tâche de créer la Nunavik Regional Research Authority qui sera opérationnelle à partir de 2024 : la société Makivik, l’Administration régionale Kativik, la Régie régionale de la santé et des services sociaux, Kativik Ilisarniliriniq, le Conseil de gestion des ressources fauniques de la région marine du Nunavik, l’Institut culturel Avataq, ainsi que le conseiller en recherche du Nunavik. Sa mission sera de :

Gérer et superviser la recherche au Nunavik de manière à faire progresser l’autodétermination des Inuit du Nunavik en matière de recherche afin d’assurer que la recherche réponde aux priorités, aux besoins et aux aspirations des Nunavimmiut

société Makivik 2022

Deloria et le contexte des années 1970

En bref, l’interrelation du monde des idées comme celles de Deloria, associées aux mégaprojets de développement des années 1970, a amené les universités, les gouvernements et les Autochtones à élaborer des codes d’éthique et des directives de recherche. Aujourd’hui, plusieurs groupes autochtones veulent influer sur la recherche, voire l’orienter, via des comités de gestion et de supervision.

La perception négative des anthropologues

Il est vrai que la perception négative des anthropologues et l’inutilité de leur recherche, que Deloria présente d’un ton sarcastique, s’est répandue rapidement dans le milieu autochtone nord-américain. Tout en étant plus vigilant, plus attentif à la recherche plusieurs communautés ont accepté des recherches car ils y voyaient un bénéfice pour eux. En effet, dans les cours[4] que j’ai donnés au Nunavik et ailleurs, il était fascinant de voir comment les Inuits − et je dirais les Autochtones en général − adorent discuter de leur culture, que ce soit à propos du système de parenté, de la mythologie, des rituels, de l’histoire ou des croyances. Ainsi, une recherche qui ne semble pas, du moins à première vue, s’adresser à un besoin immédiat peut répondre à d’autres attentes comme la fierté culturelle, la fierté de parler et de faire connaître leur culture. La recherche sur la mythologie que l’on disait ésotérique est aujourd’hui perçue par les Inuits comme ayant une grande utilité, comme une grande contribution à la connaissance de la culture inuite.

Lors d’une présentation à l’Université du Québec à Montréal, tenue le 30 mars 2017 et intitulée « Luttes autochtones : Des Nations Unies à Standing Rock », Jean-Charles Piétacho, chef de la communauté innue d’Ekuanitshit, mentionnait la contribution des anthropologues Serge Bouchard et Rémi Savard à la connaissance de la culture innue. Pourtant, les études de ces deux anthropologues ne répondaient pas à des besoins immédiats : le premier a fait des études sur la culture et l’histoire des Innus et a transmis ses connaissances par ses publications et conférences. Les études de Savard ont tout particulièrement porté sur la mythologie. Il est notamment connu pour son engagement et son implication dans le milieu, de même que ses enseignements au niveau universitaire et ses publications.

Dans une interview, la poétesse innue Joséphine Bacon dit que « c’est grâce à des anthropologues qu’elle a pu retrouver sa langue et renouer avec sa culture après un exil montréalais, il y a un demi-siècle » (Cassivi 2018). Elle souhaite désormais transmettre les récits des anciens, les mythes fondateurs à travers son art, en devenant « l’ancêtre de ses ancêtres ».

Ainsi, parler de recherche « utile » ne veut pas dire répondre exclusivement à des besoins immédiats. Cela n’exclut pas non plus la recherche fondamentale, car le rôle du chercheur est d’expliquer des phénomènes sociaux, et non seulement de les décrire.

Recherche « pure » et « appliquée »

La dichotomie entre recherche « pure » et « appliquée » est une simplification de la réalité. Au temps de Deloria, ces deux types de recherche étaient interreliés, imbriqués l’un dans l’autre : c’étaient des universitaires qui entreprenaient des recherches en anthropologie appliquée. On a vu avec Bouchard qu’une séparation entre universitaires et praticiens s’est dessinée à partir des années 1970. En effet, les mégaprojets de développement, les commissions d’enquête et les revendications territoriales des Autochtones ont créé une demande pour des chercheurs à temps plein dans le domaine des études d’impact et de l’utilisation du territoire. On a eu grand besoin d’archéologues, d’anthropologues, de géographes, de biologistes, d’avocats et j’en passe. De nos jours, le recours aux praticiens a peut-être diminué bien que ceux-ci offrent des services toujours en demande.

La jonction entre notamment la perspective de Deloria, les projets de développement et les revendications territoriales a transformé la recherche en milieu autochtone. Les autochtones gèrent, définissent et participent à la recherche. Les chercheurs, de quelques disciplines que ce soit, s’adaptent aux changements, chacun avec ses objectifs et intérêts.