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Cet ouvrage de Maria Campbell, paru en 1973, est aujourd’hui considéré comme un ouvrage phare de la littérature du peuple métis et, plus généralement, autochtone. Dans cette oeuvre biographique qui relate les premières années de sa vie en Saskatchewan, l’autrice explicite clairement son intention de « […] vous raconter ce que c’est d’être une femme halfbreed dans ce pays » (33). Les premières pages de son livre sont dédiées à l’histoire de son peuple et de sa famille en prenant pour base la rébellion de la Rivière Rouge en 1869-1870 menée par Louis Riel et Gabriel Dumont qui a violemment été écrasée par la Gendarmerie Royale du Canada. En prenant pour base la résistance de son peuple, elle explique comment la situation de précarité de son peuple est un résultat direct des impacts de la colonisation. 48 ans après la première parution de son livre, ses mots sont déconcertants tant ils résonnent encore avec l’actualité des systèmes d’oppressions avec lesquels composent les peuples − et en particulier les femmes − autochtones au Canada. Il est d’autant plus déconcertant que c’est avec cette même édition que le livre est pour la première fois traduit en français par le comédien et metteur en scène huron-wendat, Charles Bender, ainsi que par le dramaturge et traducteur franco-ontarien, Jean-Marc Dalpé. À travers des anecdotes empreintes d’injustices, de rires, d’amour et de colères, l’autrice raconte de façon très habile la manière dont l’histoire de son peuple, celle de la colonisation par le Canada, ainsi que sa propre histoire, sont imbriquées.

Dans ce livre, l’autrice nous transporte dans la vie quotidienne de sa famille et de sa communauté. En abordant différents évènements, comme les sorties en ville quand elle était jeune avec l’alcool et les altercations avec les non-autochtones, elle expose les effets insidieux de la colonisation avec la violence qu’elle implique. Parmi les passages marquants, il y a les moments passés avec sa grand-mère Cheechum, que l’on retrouve surtout dans la première moitié du livre. Elle rend ainsi hommage aux moments passés avec elle où celle-ci lui enseignait l’histoire de sa famille, de son peuple, et lui donnait de la force de changer les choses : « si tu n’es pas contente de ton sort, cesses de te battre contre tes parents et prends sur toi de changer ce que tu veux changer toi-même » (116).

À la bibliothèque de l’UQÀM, il y avait la première édition d’Halfbreed datant de 1973. Afin de rédiger ce compte-rendu, je me suis attelé à lire la première édition du livre rédigée en anglais. Le récit est presque identique dans les deux éditions, à l’exception d’un passage ajouté à la nouvelle qui ne figure pas dans l’édition originale. Dans l’édition la plus récente, Maria Campbell décrit comment, lors d’une perquisition de viande de chasse par la Gendarmerie Royale du Canada, elle s’est fait violer par les deux agents alors qu’elle n’avait que 14 ans. La professeure associée de l’Université de Guelph et chercheure du peuple métis, Kim Anderson, a réalisé la préface de cette nouvelle édition du livre de Maria Campbell. Dans cette préface, elle raconte la manière dont les chercheures de l’Université Simon Fraser, Deanna Reder et Alix Shield, ont retrouvé « une page et demie marquée d’un grand X au crayon rouge » (Reder et Shield 2019 : 16) de ce passage dans le manuscrit original conservé aux archives de l’Université McMaster. Ce X avait été fait par la maison d’édition McClelland & Stewart qui jugeait le passage trop « diffamatoire » pour être conservé (ibid.). Son livre aborde, en effet, les violences du colonialisme, que ce soit à travers son vécu de l’itinérance, la consommation ou le maintien dans la pauvreté de son peuple par l’État canadien. En retirant les violences sexuelles du récit de l’autrice, c’est une énième reproduction du processus colonial d’invisibiliser sa parole. En mobilisant les théories de l’intersectionnalité telles que développées par Patricia Hill Collins (2000) et Kimberlé Crenshaw (1991), Julie Perreault a montré comment les violences sexuelles contre les femmes autochtones s’inscrivent dans la perpétuation de l’état de fait colonial au Canada (2015 : 35). Dans son ouvrage intitulé A Recognition of Being: Reconstructing Native Womanhood, Kim Anderson relate les propos de Gertie Beaucage, de la Nation ojibway, qui explique que l’identité et l’amour de soi sont troublés par les violences sexuelles (2016 : 208). La nouvelle édition de l’ouvrage de Maria Campbell réinsère aujourd’hui ce passage afin de montrer la violence de certains mécanismes coloniaux imposés sur les femmes autochtones, et contre lesquels l’autrice a lutté jusqu’à aujourd’hui. Pendant plusieurs chapitres, Maria Campbell aborde des moments de sa vie où elle a été itinérante, ses problèmes de consommation, ainsi que son éloignement avec sa famille et sa culture. Elle montre ainsi comment son parcours est similaire à celui de plusieurs personnes autochtones, et particulièrement les femmes autochtones. Enfin, le livre aborde le revirement qu’a pris la vie de Campbell lorsque celle-ci s’est impliquée dans la lutte contre l’itinérance autochtone et pour les droits des femmes et des enfants autochtones. Elle met l’accent sur la toile de relations qui l’a soutenue dans sa militance lui permettant d’en être arrivée là. Son livre termine d’ailleurs avec ceci : « Les longues et douloureuses années que j’ai passées à chercher ma voie sont terminées. Cheechum m’avait dit : “Le jour où tu te trouveras, tu retrouveras aussi tes frères et tes soeursˮ. J’ai maintenant des frères et des soeurs partout au pays. Je n’ai plus besoin de ma couverture pour survivre » (332).

“And from her parts of me emerged”, oeuvre de Judy Anderson, 2016, matériaux mixtes

“And from her parts of me emerged”, oeuvre de Judy Anderson, 2016, matériaux mixtes
Photo Étienne Levac, exposition Radical Stitch, Mackenzie Art Gallery, Regina, 2022

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Dans la postface du livre, Maria Campbell fait un retour sur le contexte politique des peuples autochtones au Canada dans les années 1960. Elle explique notamment comment le mouvement actuel de résurgence autochtone s’inscrit dans une continuité avec l’effervescence politique de l’époque comprenant les mouvements de libération des personnes afro-américaines et l’American Indian Movement. Elle écrit notamment que c’est à cette époque que « pour la première fois de l’histoire de la colonisation, nous nous réunissions ouvertement avec nos aînés pour qu’ils nous transmettent les cérémonies et les connaissances traditionnelles, tout ce qui avait dû rester caché à cause des politiques des gouvernements » (336).

En préface de cette édition, Kim Anderson, souligne la contribution de Maria Campbell comme grand-mère, mentore, autrice et militante. Elle écrit que « Maria nous a bien formés et qu’elle peut encore nous pousser au-delà de ce que nous pensons être nos limites » (29). Un bel exemple de l’impact de Maria Campbell sur les femmes et les filles autochtones au Canada est l’oeuvre de l’artiste Nêhiyaw, Judy Anderson, intitulée And from her parts of me emerged. On peut y voir la couverture du livre Halfbreed, une couverture perlée d’où émerge une peau de coyote avec plusieurs pierres entourant le livre et la peau.

Pour conclure, cet ouvrage phare est un récit autobiographique et politique. Pour reprendre les mots de Kim Anderson en préface, l’ouvrage « s’inscrit dans l’esprit du wahkotowin, une toile interconnectée de relations où tout le monde a des responsabilités » (10). Par l’exposition de cette toile de relations présente dans sa vie, Maria Campbell inspire assurément les générations actuelles et futures à construire des espaces de guérison pour les différents peuples autochtones basés sur la fierté de leur identité.