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Je suis une femme de théâtre atikamekw et doctorante en études et pratiques des arts. J’ai un baccalauréat et une maîtrise en théâtre. Je m’implique comme artiste dans les communautés autochtones et comme chercheuse en théâtre dans le programme de recherche-création. L’objectif de ce présent texte est d’illustrer, en partie, comment mon parcours d’artiste et de chercheuse continue de mettre à jour les rapports entre mon identité autochtone et mon statut de femme. Je vous présenterai donc mon projet doctoral, en résumant le cadre théorique que j’ai développé dans ma recherche ou lors de séminaires avec mes professeurs et mon directeur de recherche, en passant par mon parcours de création dramaturgique que j’illustrerai à l’aide d’extraits de mes oeuvres. Je ferai également référence à mon mémoire de maîtrise pour montrer comment le processus de recherche a nourri ma démarche artistique et vice versa. Mon projet doctoral consiste en l’élaboration d’une oeuvre qui combine le théâtre documentaire et de création, sur le sujet du territoire atikamekw, en m’appuyant sur les archives, les recherches, la mythologie et les récits atikamekw. J’identifie les différents éléments de théâtralité de la culture et du territoire atikamekw en me basant sur les notions de performativité et d’oralité. J’examine le rapport qu’ont les Atikamekw au territoire ancestral et comment ce rapport est déterminant dans la culture atikamekw. La structure linguistique atikamekw est également transposée scénographiquement et chorégraphiquement. J’utilise une méthode de création holistique qui fait appel aux dimensions physiques, intellectuelles, affectives et spirituelles, par l’observation de la nature et la ritualisation chamanologique (Hébert 2018) du processus de création. Mon cadre théorique se structure autour des questions d’épistémologies autochtones, de mémoire et de réappropriation culturelle, des enjeux d’éthique en création autochtone et de mes préoccupations féministes.

Depuis plusieurs années, j’écris, je mets en scène et j’interprète des pièces de théâtre dans lesquelles j’aborde divers enjeux de société, en combinant différents styles : drame, comédie, tragédie, absurde. Une de mes premières pièces de théâtre, Métusse, décrit le périple d’une jeune atikamekw de seize ans qui voyage à travers les mondes des vivants, des morts et des esprits, pour libérer son peuple. La jeune fille s’oppose au pouvoir et s’enfuit avec le corps de sa grand-mère chamane pour l’enterrer dans le territoire ancestral pour lequel l’accès est interdit. Elle y rencontrera l’Esprit de la Terre qui lui fera découvrir ses pouvoirs.

Métusse (debout dans la fosse du cimetière, en bloquant l’accès) : C’est quoi cette histoire-là que ma grand-mère, c’est ma mère. Je pensais que mes parents étaient morts. J’étais LA SEULE dans la réserve à ne pas avoir de parents. (Pointant le cercueil en bois sur le dos de l’homme-cortège) C’est qui elle ? Le policier : Personne n’en parlait. C’était une sorte de …sorcière. Métusse : Elle était chamane ! Le policier : Calme. Métusse, il faut qu’on la remette en terre. Chez les Blancs, ce serait criminel de faire ça. Métusse : Ben, on n’est pas des Blancs. Nous, on est des criminels. Le Policier : C’est un délit de… (lisant son calepin de nouveau) un délit de fuite avec une dépouille…Vous étiez rendues loin dans le bois, on comprend ton histoire de lieu …sacré, mais il faut que tu te calmes maintenant. Métusse : Me calmer, hein ? (Elle lance du sable au policier) L’homme-cortège (riant comme un enfant) : Houuu houuou ouu ! (Le prêtre se met à prier vivement. L’homme-cortège répond en psalmodiant.) Métusse : Je veux savoir la vérité tout de suite ou bien je sors tout le monde d’icitte pis je mélange tous les morceaux. On va faire un méga casse-tête communautaire, si on ne résout pas mon casse-tête à moi (criant) TOUT DE SUITE !! À ce moment, la terre se met à trembler et on entend un grondement sourd. Métusse est aspirée dans la terre. Les bruits sourds des prières du prêtre, des invectives du policier et des cris de l’homme-cortège se sont également lentement éteints pour ne laisser entendre qu’une basse tonalité. Noir.Scène 4. Dans la pénombre, on entend un battement très lent et un bruit de fond électrique. La terre stratifiée montre différentes teintes ocre, rouges, brunes. Une lumière rouge s’allume depuis le plancher. Métusse est debout, la tête en bas. Elle respire très fortement puis retombe lentement sur son ventre. Métusse : Je suis dans la terre ? (Elle touche son visage, sa tête, son corps) On entend une voix douce émettre un son. Lentement, l’éclairage laisse voir Nicolère. Des racines pendent du plafond. Métusse se relève tant bien que mal en tombant et en se relevant. Nicolère : N’aie pas peur. Métusse : Je suis enterrée ? … est-ce que je respire encore ? Nicolère(après un souffle) : Ici, c’est le coeur qui respire pour toi. Comme les arbres et les plantes inversent le cours de leur souffle quand la nuit s’étend sur la terre. (Métusse a du mal à respirer) Ouvre ton coeur. Métusse : Respirer ? (Récitant) « Je suis l’enfant de la terre et les arbres sont mes frères. Respirer est la grande prière des vivants pour les morts). Nicolère : Vos arbres, là-haut, sont nos racines. Et vos racines, ici, sont des arbres. Et l’air qui en vient, le tabac pour les morts. (Métusse se met à pleurer.) Nicolère : Tu ne connais pas les autres mondes, n’est-ce pas ? Regarde la pierre, elle est comme l’eau ou l’air. Elle a un corps, un esprit et une médecine. Elle est la manifestation des trois mondes. Le monde des vivants, celui des morts et celui des esprits. […] La terre est amoureuse de l’eau et l’eau du soleil. Le vent transporte cet amour infini. Pour acquérir ton pouvoir et accomplir ton destin, tu devras maîtriser le pouvoir des mots.

Dans une autre de mes pièces, Oka, je parle de la quête identitaire et spirituelle d’une femme atikamekw nommée Wabana qui voyage dans les Amériques pour découvrir l’histoire oubliée de son peuple. La nature et le territoire m’inspirent les univers que je crée et certaines de mes histoires portent sur une quête de vision, de savoirs et de pouvoirs oubliés. D’ailleurs, la recherche que j’ai effectuée au niveau de la maitrise en dramaturgie et théories théâtrales avait pour sujet le chamanisme dans le théâtre et, plus précisément, dans le théâtre féministe. Ces sujets, le chamanisme et le féminisme, se sont présentés au fil de mon travail de chercheuse, mais aussi au fil de mon travail d’artiste. C’est donc par le théâtre que s’est amorcée une quête intellectuelle et spirituelle. La recherche de réponses au féminicide de l’école Polytechnique de Montréal et son rapport avec le soulèvement mohawk quelques mois plus tard, m’ont mené à vouloir comprendre les liens entre ces drames que vivent femmes et autochtones sur un même territoire et comment ils ont été, peut-être même sans le savoir, spirituellement liés. Voici un extrait d’Oka :

Le Chef : Quoi ? La polytechnique ? Qu’est-ce qui t’arrive Wabana ? T’es rendue folle. Parle pas de ça, c’est même pas autochtone cette affaire-là. Wabana : Tu te trompes Chef, la crise d’Oka est une réaction à la tuerie de la polytechnique. Inconsciemment, les Mohawks ont réagi au massacre de 14 jeunes femmes, parce qu’ils sont une société matriarcale pis c’est les plus grands bâtisseurs de gratte-ciels et de structures d’acier. Des femmes ingénieures, des guerriers bâtisseurs. Ça te dit rien ça Chef. Polytechnique, 6 décembre 1989, un antiféministe assassine 14 femmes étudiantes en ingénierie. Le Québec est assommé. Sept mois plus tard, à côté de Montréal, les communautés Mohawk de Kanasatake, de Kanawake et d’Akwasasne vont se soulever et montrer au Canada, leur grande indignation. La résistance mohawk, c’était plus qu’empêcher d’agrandir un terrain de golf. La pinède d’Oka, avec son cimetière ancestral portait la parole de l’indignation. Nous, les Amérindiens, même sans le savoir, on a commencé à se réveiller. Dans nos viscères y a eu comme un grand serpent à plumes qui s’est mis à gronder. Queltzalcoatl, le serpent à plumes. Queltzalcoatl, le dieu toltèque, aztèque, je m’en souviens plus mais le Queltzalcoatl, avec son grand corps de serpent à plumes, s’est enroulé tout le long de nos colonnes vertébrales. Les Indiens du monde entier ont senti quelque chose. Merde, c’était pas rien ça. Au Québec, en 1990. J’avais 14 ans, comme quatorze Lunes. J’venais d’avoir mes premières menstruations. La polytechnique pis la crise d’Oka. Oui, j’ai senti quelque chose.

Extrait d’Oka acte I

J’ai terminé l’écriture de Métusse et commencé celle d’Oka alors que je commençais mon mémoire de maîtrise qui s’intitule « Le chamanisme chez Jovette Marchessault » et qui a été un véritable voyage initiatique. Ce premier projet de recherche m’a donné l’occasion de développer une méthode de création et de recherche basée sur une logique chamanique. Celle-ci implique une forme contemplative d’observation de la nature dans le but d’y découvrir des liens qui nourrissent ma création ou mes questions de recherche. Le théâtre est une façon de refaire le monde, de le voir sous d’autres angles et d’y découvrir des vérités cachées. Lors de mes études de maîtrise, j’ai soumis l’hypothèse que certaines artistes de théâtre ont recours à des méthodes de création chamanologiques afin de réhabiliter le féminin dans le monde. J’ai donc fait une analyse dramaturgique et théâtrale des oeuvres de l’artiste féministe Jovette Marchessault dont les oeuvres font l’éloge du féminin et de la création artistique des femmes au cours de l’Histoire[1]. Voici un extrait de sa pièce La saga des poules mouillées :

Anne : Dans les fictions, la vie revient, circule avec toutes sortes de vérités, de possibilités. Quelqu’une part à la recherche d’un trésor…Et le trouve ! […] Comme s’il suffisait de se mettre en route dans la fiction pour rencontrer des sujets d’émerveillement. Comme si la lecture de certains livres exerçait et renouvelait à la fois, les pouvoirs créateurs des êtres.

Marchessault 1981 : 97

C’est d’ailleurs, en partie, dans cette perspective féministe que j’ai continué de réfléchir aux questions qui m’habitaient comme artiste et chercheuse autochtone. Et, en ce sens, mes quêtes identitaires comme femme et comme Autochtone se sont entrecroisées, comme en témoigne cet extrait de ma pièce Oka :

Le chef : Y en a plusieurs qui disent que la crise d’Oka, ça nous a aussi fait du tort. Wabana : Ben ils ont tort ! Dès ce moment-là, les Zapatistes au Mexique ont commencé à s’organiser. Des agriculteurs autochtones du Chiapas, dans le sud du Mexique, se libèrent du gouvernement. C’est en 1994, 4 ans après Oka. Ils manifestent pacifiquement dans les rues avec dans le visage, des masques, des cagoules. Comme qui ? (Elle met son foulard sur son visage) Comme les warriors de la grande nation mohawk. Défendre la Terre-Mère et les opprimés. Le feu s’est allumé. Les images de la porte-parole mohawk de trente ans qui brandit une plume a fait le tour du monde. Elle, une femme, une artiste porte-parole des guerriers. Les Autochtones du Nord, du Sud, de l’Est, de l’Ouest, ont senti le feu sacré. Même les Inuit du Grand Nord ont ressenti la chaleur. (Le chef s’est étendu par terre pendant qu’elle parlait. Elle parle à la radio.) Kwe kwe kaskina ! Nin Wabana. J’arrive de Mexico. J’ai un message qui concerne toute la Nation. J’ai entendu la voix des montagnes du Mexique. Elles nous attendent là-bas, depuis longtemps. Je vous raconte…

Extrait Oka acte 1

Sur scène, le corps féminin est politique. L’Autochtone est aussi politique (Simpson 2017). Lorsque nous montrons une femme autochtone, la signification peut devenir plus complexe. Quand je monte sur scène, est-ce que le public pense que je m’adresse à lui en tant que femme ou en tant qu’Autochtone ? Ce dédoublement du sens n’était pas utilisé de façon consciente de ma part. Pour moi, j’étais toujours une Autochtone et le statut d’artiste, et même celui de femme, venait ensuite. Depuis quelques années, les choses changent. Avant, quand je voyais une femme autochtone sur scène, j’avais l’impression que c’était surtout l’« amérindianité » que l’on me montrait et que c’était de cela que l’on voulait parler. Autrement, on m’aurait montré une femme allochtone. Maintenant, de plus en plus, je sens qu’on peut être une artiste, et une femme, et une Autochtone sans qu’une partie soit occultée. Depuis la prise de l’espace public et médiatique par des femmes autochtones et la dénonciation des crimes envers leurs consoeurs, l’image de la femme autochtone n’est plus la même. Les rôles sociaux et l’implication des femmes changent (Nepton Hotte 2019 : 75). Chez nous, j’ai toujours senti une certaine ouverture face au leadership féminin. Il y a des exemples de femmes atikamekw qui ont été Grande Chef de la Nation, chef de territoire, politicienne, intellectuelle, chamanes, chasseuses, chercheuses, etc. Malgré la perception quasi généralisée et véhiculée dans l’imaginaire allochtone que l’occupation des postes de pouvoir était traditionnellement strictement masculine chez les Premières Nations, les femmes occupaient une position déterminante dans l’administration sociale – et donc politique –atikamekw (Basile et al. 2017 : 74). Aujourd’hui encore, beaucoup de femmes de ma nation, et même de ma famille, n’hésitent pas à s’affirmer dans plusieurs sphères, à mener le changement social. Mes pièces de théâtre dépeignent aussi cette réalité.

(Extrait d’Oka) Changement d’éclairage. Une salle de musée.

Wabana : Museo Nacional de Antropología à Mexico. C’est magnifique ! Les grottes ! Les cultures préhispaniques !

(Sons d’instrument de musiques. Des tissus colorés voltigent sur la scène. Soudain, elle fait face à une carte du Mexique. Elle lit.)

Wabana : Las antiguas idiomas autóctonas prehispánica. Les langues autochtones préhispaniques du Nord du Mexique…L’Algonquien ? (Elle épelle.) ALGONQUIEN, hein, ça s’écrit pareil comme nous les Algonquiens. Y avaient des Algonquiens au Mexique ? Ils montaient et descendaient le grand fleuve Mississippi. Missi sippi la grande rivière. Partir sur la rivière Saint-Maurice en canot d’écorce, jusqu’à Trois-Rivières. Tourner à droite en attrapant le fleuve Saint-Laurent. Remonter le courant pour atteindre les Grands Lacs. Traverser le lac Ontario. Le lac Érié. Le Lac Huron. Le Lac Michigan et fourcher à droite, woups ! Non à gauche pour attraper le fleuve Missouri ou continuer encore un peu vers le lac Supérieur puis joindre le lac Itasca, le lac à la tête du fleuve Mississippi qui traverse les États-Unis du Nord au Sud en coulant comme un grand serpent avant de se déverser dans le golfe du Mexique, en canot d’écorce. WA !! Arriver en canot d’écorce dans les grandes eaux du golfe du Mexique, du Mexique que je peux imaginer d’ici, voir, sentir, entendre : la coucaracha, la coucaracha ! Ben non. Mais je vois, je vois, tout le long du bassin du Mississippi, y a des tumulus en terre et en roches et des monticules funéraires en forme de pyramide. Les ossements de tous les Indiens qui ont vécu là avant la Conquête sont enterrés là depuis…mille ans. Il faut que je construise une pyramide ! Chez nous dans mon village !! Une grande pyramide du Nord ! Une pyramide de Vie. À Wemotaci, Wemotaci la montagne d’où l’on observe. Un nom prédestiné. (Levant la tête.) Le vent se lève !

Oka, acte 1

Le retour à une occupation ancestrale du territoire par l’imaginaire et la littérature et donc la parole, ici féminine, est, selon moi, une continuité de l’occupation du territoire dans l’imaginaire et la pensée autochtones. Cette quête du territoire par la parole et le langage est, selon moi, comparable et simultanée à la quête de leurs pouvoirs ancestraux par les femmes.

Recherche-création

Comme je m’inspire du territoire pour écrire et que mon peuple était semi-nomade, le titre de mon projet de doctorat est Wasikahikan, ce qui signifie « faire une entaille sur un arbre comme point de repère en forêt et marquer son passage[2] ». Le sujet principal de ma recherche-création en théâtre est le Nitaskinan. J’étudie les différentes perspectives qui existent pour parler du territoire atikamekw afin de créer un spectacle de théâtre à la fois documentaire et de fiction. Le but premier de ce projet est de mettre en lumière la valeur du Nitaskinan et son lien direct avec la culture et la langue atikamekw. Une partie de la recherche documentaire se fera dans le territoire en tenant compte de son climat. Étant moi-même Atikamekw, je m’intéresse au territoire qui est, selon moi, la source de notre « atikamécité ». Plus loin, nous verrons que l’une des hypothèses que je souhaite mettre de l’avant est que la culture atikamekw est performative et empreinte de théâtralité.

Nitaskinan veut dire « notre territoire », mais ne désigne pas une simple possession territoriale. Nitaskinan fait référence à une occupation très ancienne, par plusieurs générations, d’un territoire qui a des frontières précises. Pour les Atikamekw, le mot Nitaskinan est le nom qu’ils donnent au territoire traditionnellement et historiquement occupé par leurs ancêtres. Le terme notcimik, qui désigne la forêt ou encore, de façon plus globale, la nature, veut dire littéralement « là d’où vient notre sang ». Cela démontre le lien qui unit les Atikamekw à la nature et à leur territoire ancestral. Une ainée atikamekw m’a expliqué le mot notcimik. La particule « mik », qui vient de « miko », veut dire « sang ». Notci-mik, « Là d’où vient notre sang ». Elle a dit : « la forêt, c’était notre école, notre église, notre maison » (comm. pers., mars 2013). L’Atikamekw Nehiromowin est une langue poétique qui fonctionne de façon descriptive et par la formation d’images. La majorité des verbes de la langue atikamekw sont des verbes d’action qui ont été façonnés par des millénaires d’occupation du territoire. Le territoire et la langue sont des objets de savoir et de mémoire (Chartier 2013 ; 2020). La poétesse Joséphine Bacon tient le même discours concernant l’Innu-aimun, le territoire et la notion de mémoire (Bacon 2018 ; Radio-Canada 2020). Le nom Tapiskwan sipi (la rivière Saint-Maurice) vient de l’image d’enfiler une aiguille, par référence aux nombreux affluents qu’on rencontre quand on y navigue et qui s’enfileraient. Je retiens aussi cette explication donnée par cette même ainée atikamekw sur l’expression « je t’aime ». La phrase kisakihitin partage la même racine que le mot « lac » (sakihikan). Dans l’ontologie atikamekw, le concept d’amour est lié à l’image ou à l’idée du lac de manière symbolique et sémantique. L’ainée atikamekw m’a dit : « l’eau est vitale, comme l’amour. C’est une médecine » (note personnelle, mars 2008). La langue atikamekw est très imagée et a quelque chose de théâtral, ce que je veux démontrer scénographiquement et chorégraphiquement. Les expressions en langue atikamekw ont un potentiel performatif et théâtral, tant par l’usage du langage verbal que du langage non-verbal. L’écoute de l’autre et le respect des temps de silence sont typiques de la culture atikamekw. On porte attention au corps et aux intonations de la voix qui illustreront parfois une situation. Les Atikamekw ont recours aux onomatopées, aux imitations sonores et physiques et à des analogies pour décrire. L’expression dépend en partie des expériences de vie que cela ramène à la mémoire comme si les liens entre des choses et les expériences étaient continuellement créés et référés. Je crois, d’ailleurs, que la culture atikamekw est une culture de liens. Quand on est d’origine nomade, les liens entre les personnes, les objets, les animaux, la nature sont plus importants que la possession matérielle. La langue (et la culture) atikamekw – c’est l’hypothèse que je propose – est structurée par son rapport avec le territoire et elle est performée en faisant appel à une théâtralité particulière. L’Atikamekw est aussi la langue que je suis en train de réapprendre puisqu’elle a bercé toute mon enfance et que je l’ai entendu toute ma vie. Je l’apprivoise petit à petit, car je me suis rendu compte, il y a quelques années, que j’avais peur de parler atikamekw, et pourtant j’aime cette langue. J’avais un blocage parce que je ne me sentais pas prête à acquérir les connaissances et le pouvoir qu’elle renferme. Pourtant, depuis longtemps, je rêve à des anciens dont les paroles me guident vers le territoire.

Épistémologie autochtone

Un des objectifs de ma recherche-création et de ma thèse est de souligner les liens du savoir ancestral (savoir-être, savoir-faire, savoir-dire) avec le territoire et de les mettre en scène par la performance théâtrale. Ces connaissances traditionnelles relèvent d’une longue expérience vécue en harmonie avec la nature. Malheureusement, la colonisation et l’industrialisation ont bouleversé le mode de vie et le rapport au territoire (Basile 2017). Les Atikamekw sont très conscientisés sur l’importance de la culture et de la langue et ils développent continuellement des programmes de valorisation de la langue et des activités traditionnelles (Basile et al. 2017). Il y a de nombreuses archives, cartes, objets, documents, photos, enregistrements sonores des récits, des contes et des légendes aux services documentaires du Conseil de la Nation atikamekw. Ces archives font partie du corpus que j’étudie et qui serviront aussi pour la partie théâtre documentaire de mon projet doctoral. Ma recherche s’appuie également sur les ouvrages scientifiques, articles, thèses, monographies qui portent sur les Atikamekw, ou mieux encore, qui ont été rédigés avec certains d’entre eux, et sur le Nitaskinan (Basile et al. 2017 ; Dubé 2004 ; Ethier 2011 ; Poirier et al. 2014 ; Jérôme 2014 ; Lavoie 1999 ; Ottawa 2014 ; Poirier 2014 ; Roussy 1998 ; Société d’Histoire atikamekw 2014). Je souhaite ainsi raconter le territoire à travers différents prismes, en comparant les études des sciences naturelles et sociales à l’expérience, actuelle et passée, des Atikamekw. Dans la recherche, il faut valoriser la cosmogonie et la façon d’expliquer le monde des Autochtones.

Les mots [récits] représentent des connaissances accumulées, des valeurs culturelles, la vision de tout un peuple ou de plusieurs. Nous croyons que c’est dans le faire que réside la preuve d’une chose ou d’une idée. […] Nous humanisons la théorie en fusionnant les besoins de l’humanité à la recherche d’un sens partagé entre la théorie et le récit. […] La théorie n’a aucune utilité en dehors d’une application dans la sphère humaine. Si une minorité est seule à la comprendre, elle est seule à pouvoir la mettre en application […].

Maracle 2018 : 39-44

Le récit, la parole et l’expérience de vie font partie de notre cadre épistémologique (Million 2009 ; 2011). Par ailleurs, la valorisation des savoirs autochtones doit se faire pour servir et être utile aux Premières Nations. Il faut appliquer des considérations éthiques autant dans le contexte de la recherche que dans celui de la production artistique et culturelle (CSSSPNQL et al. 2018).

Enjeux d’éthique

La culture, les arts, la musique, le théâtre autochtones sont très en demande, ces dernières années. Le théâtre autochtone est subventionné, produit et diffusé surtout dans les grands centres urbains au détriment des communautés autochtones. On rencontre un problème similaire concernant le théâtre dans les régions (Côté et al. 1991 : 165-166). Je donne souvent en exemple que c’est comme si les productions théâtrales québécoises subventionnées par les différents paliers de gouvernement étaient présentées en Europe et partout ailleurs, sauf au Québec. Des compagnies de théâtre produisent, présentent et exportent ailleurs des spectacles sur les cultures autochtones en utilisant les ressources financières octroyées par les conseils des arts et autres programmes culturels pour soutenir les cultures autochtones. Cela prive les communautés des ressources pour les arts puisqu’elles sont détournées vers les milieux urbains. L’une des problématiques que j’ai rencontrées dans ma pratique est le fait que les communautés autochtones sont souvent en régions éloignées, et ont, de ce fait, du mal à bénéficier des programmes de soutien financier et de développement (Tirel 2017 : 42) puisque les ressources en théâtre (compagnies, artistes, administrateurs, agents) se centralisent dans les grandes villes. Les artistes des communautés sont donc privés des ressources pour leur développement. Pourquoi ne pas soutenir les efforts de décentralisation de la production culturelle et encourager les initiatives artistiques locales ? Pourquoi ne pas subventionner les communautés et/ou y importer du contenu culturel ? Il faut des mesures qui soutiennent l’art dans les communautés et ces projets doivent également être représentatifs des besoins des communautés. C’est la raison pour laquelle je privilégie les populations autochtones et que mon oeuvre de recherche-création sera présentée prioritairement dans les communautés atikamekw notamment. Les enjeux actuels d’appropriation culturelle et de réappropriation culturelle doivent favoriser l’engagement social des artistes autochtones envers leurs communautés. Le statut d’« indien » ou l’appartenance à une Première Nation nous donnent des droits, mais ces droits viennent avec des responsabilités. Nous pourrions être solidaires avec les revendications politiques de l’Assemblée des Premières Nations Québec-Labrador (APNQL) et des équipes de négociations des Conseils de bande en faisant pression sur les diffuseurs et même – pourquoi pas – envisager un boycott de festivals, des milieux touristiques, d’événements gouvernementaux, de la Fête du Canada, de la Fête du Québec, des cérémonies officielles et diplomatiques, etc. Évidemment, les artistes autochtones sont libres de faire ce qu’ils veulent et de travailler à l’extérieur des communautés mais les ressources (subventions, programmes, projets) ne devraient-elles pas servir l’individu et la collectivité de façon équitable ? Il faut apporter des ressources aux communautés pour développer les talents de la relève. Il faut faire en sorte que les communautés autochtones puissent compter sur toutes les ressources, humaines et autres, et cela implique aussi ses artistes.

L’éthique en recherche autochtone soulève des questions importantes. Il existe désormais des protocoles de recherches en milieu autochtone afin que ces recherches soient effectuées de manière respectueuse, utile, équitable et redevable envers les Premières Nations (voir la Boîte à outils des principes de recherches en contexte autochtone 2018). Aussi chercherai-je à prendre des décisions éthiques quant à ma responsabilité comme artiste, comme femme et comme Atikamekw. En faisant de la création théâtrale au sein de ma communauté, dans une approche intergénérationnelle, j’essaie depuis des années d’instaurer des moyens de création par et pour les Atikamekw. J’ai fait le choix de participer aux projets qui servaient aux Autochtones. Je collabore aussi avec des artistes de différentes cultures ou nationalités. J’essaie ainsi de rendre la culture théâtrale accessible à ma communauté. Une réflexion pourrait être menée collectivement sur le sujet de l’éthique de création en contexte autochtone, et c’est la raison pour laquelle j’aborde aussi ces questions dans le cadre de ma thèse doctorale. En ce moment, à qui sert le théâtre autochtone ? Quelles sont les meilleures structures pour produire l’art et diffuser la culture au sein des communautés tout en favorisant le développement et le rayonnement des artistes autochtones ? Ces questions en appellent d’autres concernant la place et la valeur qu’on accorde à l’art autochtone. À qui s’adressent les oeuvres autochtones ? Par le choix du sujet, son traitement, la forme, le ton, la ou les langues, l’esthétique, le contexte de présentation, je m’adresse différemment aux Autochtones que je le ferais avec des Allochtones. Les références culturelles ne sont pas les mêmes. Les prestations d’artistes issus de la diversité culturelle risquent souvent d’être étiquetées comme étant du folklore destiné à plaire aux touristes. Alors comment et par qui devrait être analysée l’oeuvre des artistes autochtones ? Le pouvoir intellectuel des allochtones qui sont spécialistes des littératures autochtones reproduit une dynamique coloniale alors que ces spécialistes devraient développer une éthique face à leurs recherches. Leur manque de connaissance des réalités autochtones mène parfois à une déformation du sens des éléments culturels et à une mauvaise interprétation des littératures autochtones (Sam McKegney 2018). De même, les artistes pourraient développer des moyens éthiques de production et de diffusion culturelle, des processus de création qui vont dans le même sens que les efforts de décolonisation. Il faut aussi savoir nuancer et juger au cas par cas lorsque l’on parle d’appropriation culturelle. Je me suis posé la question, au sujet de la tourmente entourant la pièce Kanata (Nepton Hotte 2019 ; Lalonde 2018). Selon moi, l’art autochtone au Québec n’a pas encore de structure organisationnelle pour gérer ce genre de situation de façon éthique, mais elle est envisagée (Productions Ondinnok 2016). L’art est politique, alors pourquoi ne créons-nous pas notre pièce historique ? Pour ma part, ma recherche-création a pour but de raconter l’histoire et la culture atikamekw en me basant, entre autres, sur nos récits, à partir de mon point de vue de femme atikamekw.

Atikamekw et féministe

Au départ, j’étais réticente à m’affirmer ouvertement comme telle car le féminisme autochtone est bien vivant, mais sa définition varie de celles de nos consoeurs allochtones (Arnaud 2014 : 213). Les femmes autochtones ont également différentes visions du féminisme. Pour certaines femmes autochtones, la culture prévaudrait sur le genre. En d’autres termes, elles se considèrent avant tout Autochtone ou considèrent que genre et race sont indissociables au niveau identitaire (Monture Angus, cité dans Collins et Bilge 2016 : 135, traduit dans Zoghlami 2018). Pour plusieurs femmes autour de moi, c’est la façon de « se battre » qui vient avec le fait d’être une femme. C’est dans notre nature de « protectrice », et ce même si ce n’est pas historiquement nommé comme du féminisme. J’ai l’impression que c’est comme demander à un Autochtone s’il est militant écologiste. Étrangement, la plupart des Atikamekw que je connais hésiteraient à s’identifier comme écologistes, même ceux qui dressent les barricades contre l’exploitation forestière sur le Nitaskinan. Ils ne prétendent pas être des militants écologistes parce que ce n’est pas formulé ou pensé de cette façon dans la mentalité atikamekw. Les valeurs écologiques ancestrales sont inhérentes à la culture atikamekw et indissociables de notre identité. Donc, ces Atikamekw qui protègent le territoire ne jugent pas nécessaire de s’identifier comme écologistes car cela vient avec l’identité atikamekw, tout comme l’idée d’être autonome, libre et en harmonie avec son environnement. Bref, j’ai compris qu’il y a différentes formes de féminismes et différentes façons de penser le féminin. Ma recherche de maîtrise portait sur les méthodes chamanologiques d’artistes féministes québécoises (Jovette Marchessault et Pol Pelletier) qui avaient pour but de réhabiliter le féminin dans la société à travers leurs oeuvres théâtrales. Les travaux de féministes québécoises (des artistes, ainsi que des universitaires, comme la professeure Thérèse St-Gelais, directrice de l’Institut de recherches et d’études féministes de l’UQAM), mais aussi de la communauté noire américaine (hooks 1992) m’ont fait réaliser les ramifications qui se tissent entre hétéropatriarcat et colonialisme, puis le parallèle entre le « genre » et la « race » face à l’oppression. bell hooks souligne que les opprimés et les opprimées peuvent être solidaires peu importe leurs origines ; l’homme, lui, opprimé ou non, aura toujours tendance à opprimer la femme (hooks et Gay 2015). J’ai senti ma parenté culturelle féministe avec des femmes d’autres origines. Les perspectives écoféministes dénoncent ces réalités communes aux femmes et à l’environnement (Hache 2016). Avant, je me sentais proche de la communauté noire et opprimée parce que j’étais Autochtone et opprimée, mais pas parce que j’étais une femme. Je pensais, et je l’ai souvent répété, que l’adversité rencontrée dans ma vie était due à mon « autochtonéité » et non au fait que j’étais une femme. Alors, pour moi aussi, mon sentiment d’appartenance autochtone était plus fort que mon sentiment d’être une femme. Cela pourrait sembler être une position commune aux femmes autochtones, néanmoins, je me demande si cela ne dépend pas du contexte social, familial et de l’époque ? Même s’il est possible d’interpréter les statistiques de plusieurs façons, en faisant un calcul simple, je corresponds, en tant que femme, à plus ou moins 50 % de la société, si je fais abstraction de la question 2ELGBTQQIA (ENFFADA 2019). Or, en tant qu’Atikamekw je corresponds à une minorité (environ 8 820 Atikamekw selon CERP 2018) sur plus ou moins 7,8 milliards d’humains, ou encore sur 37 millions de Canadiens. En effet, selon Statistique Canada (2016), avec 1 400 000 Autochtones, nous représentons 4.3 % de la population. Alors plus le groupe est petit, opprimé ou dont la culture est menacée, plus le nationalisme est fort et moins le féminisme a de place dans la structure identitaire. Par ailleurs, la notion de queer n’entre pas en contradiction avec celle de l’identité sexuelle ou de genre chez les Premières Nations (Hunt 2016). Plusieurs artistes autochtones se réclament de l’identité queer ou de celle de Deux-Esprits (voir le recueil Two-Spirit Acts : Queer Indigenous Performances [O’Hara 2013]). Peut-être que les choses sont appelées à changer, mais malheureusement la domination patriarcale, la violence de genre et la culture du viol (Labrecque 2017) sont répandues de façon assez universelle. Elles sont parfois subtiles, mais les structures de domination patriarcale demeurent souvent lisibles. Pour différentes raisons, personnelles, professionnelles, familiales ou sociales, il est parfois difficile d’admettre qu’être une femme, dans notre monde, est plus vulnérabilisant qu’être un homme. C’est pourquoi je considère les réalisations des féministes qui nous ont précédées comme inscrites dans une épopée héroïque émancipatrice.

Territoire, mémoire, théâtralité, traduction du monde

Le théâtre est un acte de mémoire. C’est une façon d’apprendre et de comprendre la vie, la sienne, mais aussi celle des autres, par une pratique vivante, organique. J’y ai appris ma condition féminine. J’ai eu accès à mon corps et au territoire (corps-territoire) comme l’illustre cet extrait de ma pièce Métusse :

Métusse : Tout ce qui existe change de forme. (Elle prend le bâton et en fait un cercle) La Tour changera de forme et son pouvoir deviendra bénéfique. (Elle tient ce tambour imaginaire au-dessus de sa tête. La terre se met à trembler) Scène 5.

Nicolère(tremblante) : Je suis Nicolère, la femme assassinée, souillée et exclue. Je suis l’esprit errant de la terre mutilée. Je suis chaque femme souillée, violée, assassinée, battue, intimidée, maltraitée, humiliée, exclue et ignorée. Je suis l’Esprit de la Terre, je porte en moi toute la souffrance du monde et à cause de cela, je suis abandonnée.

Le policier, depuis le monde des vivants : C’est qui ?

L’Homme-cortège(arborant un sourire triste) : C’est Nicolère, l’Esprit de la Terre.

Le prêtre(croisant les bras devant lui) : Ah non ! Pas encore elle !

L’Homme-cortège : (déposant doucement le corps-cercueil) : Aci ! Enfin

Le policier : Ah…bon…

Le prêtre : Pfff ! C’est le monde à l’envers !

Nicolère : La Tour aux fenêtres noires comme des miroirs avait emprisonné l’espoir, mais aujourd’hui, il est libéré. Je t’attendais, Métusse.

Métusse : Mais d’où me connais-tu ?

Nicolère : Je suis, avec Irène, ton autre mère.

Métusse : Mon autre mère ?

Nicolère : Tu es née de l’amour de deux femmes. L’amour entre une chamane et la terre.

Métusse : Comment est-ce possible ?

Le prêtre : C’est im-po-ssible !

Nicolère : Ce sont les réels pouvoirs de la vie et de l’amour. Jeune, Irène avait fui la réserve pour vivre avec moi, la terre oubliée. Notre union te donna la vie. Mon vagin de roc rouge orangé sous son vagin de chair, toute ma force de vie est entrée en elle. Tu as été conçue quelques mois avant que la Tour n’envoie des policiers la chercher. Plus personne n’avait le droit d’aller sur le territoire. Elle avait 70 ans. Tu portes en toi le pouvoir de la chamane, celui de le Terre et celui de l’amour.

Métusse(après avoir écouté attentivement, d’une voix grave) : Le corps de ma mère doit retourner dans notre territoire, là où vous vous êtes aimées, elle et toi. Je prononcerai les noms et en les prononçant, je nous libérerai.

Par le théâtre est passée ma quête spirituelle. Ma recherche doctorale se veut aussi une quête de mémoire. La mémoire est une autre notion qui lie le territoire et le théâtre parce que le territoire est notre lieu de mémoire par excellence et « si la mémoire se déroule ainsi comme un théâtre, à son tour, le théâtre se fonde sur la mémoire, […] celle de ses artisans pour se manifester et sur celle du spectateur pour s’actualiser » (Vigeant 1989 : 200). Je veux rappeler, invoquer, convoquer le territoire sur la scène en comptant sur le potentiel théâtral de la tradition orale du conte, des légendes, des mythes fondateurs (Jérôme et Veilleux 2014 : 13). Il s’agit d’un processus de remémoration, puis de commémoration. La forme théâtrale associe l’oralité à la performativité. Elle utilise les ressources de la langue, du corps et du langage scénique, la scénographie (décors, costumes, maquillages, accessoires, espace scénique, éclairage, environnement sonore). Même le lieu de présentation (bâtiment, scène extérieure, lieu géographique) devient signifiant. Le théâtre permet aussi une représentation plus ou moins directe du monde et une traduction de ce monde en jouant sur différents niveaux de représentativité et de signification, par une série de conventions qui sont le propre du théâtre. La théâtralité permet aussi de souligner les dimensions performatives de la culture atikamekw. « [La théâtralité], c’est le théâtre moins le texte, c’est une épaisseur de signes et de sensations qui s’édifie sur la scène » (Barthes 1981 : 41).

On retrouve de la théâtralité dans la capacité d’« interprétation », voire l’« interprétativité », du locuteur atikamekw qui s’exprime avec les ressources intellectuelles, physiques, émotionnelles et spirituelles dont il dispose en tant qu’être humain, tel un acteur de théâtre. L’expérience m’a fait comprendre que le langage non-verbal (posture, geste, mimique) et les temps de silence sont aussi importants que les mots chez les Atikamekw. Le corps autochtone évoque le territoire.

Venus de Sibérie, traversant les contrées glaciales du détroit de Behring alors gelé en permanence, ces peuples portent le froid dans leur sang et dans leur âme, dans leur chair et leur vision du monde. […] Les conditions géologiques, géomorphologiques et géographiques induisent métaphysiques, cosmologies, cosmogonies, philosophies et mystiques.

Onfray 2002 : 45-47

Le territoire façonne le corps et la culture. La variation des pratiques chamaniques est souvent liée au territoire, à des changements géographiques et climatiques, qui modèlent la culture. Le mode de vie ancestral a lié les Atikamekw à leur territoire de façon viscérale. La présence du corps dans l’espace scénique est signifiante dans une performance théâtrale sur la culture atikamekw. De même, ceux qui habitent l’imaginaire lié au territoire (humains, animaux végétaux, esprits, créatures des autres mondes, figures mythologiques) deviennent un objet théâtral intéressant à représenter. Le théâtre est une traduction du monde. La mythologie des contes et des légendes atikamekw est intimement liée au territoire. Les personnages traversent des épreuves liées au territoire et affrontent des climats hostiles. Ils font face aux éléments qui se déchainent. Ils ont pour alliés ou adversaires animaux, végétaux, minéraux. Ils vivent des transformations surnaturelles ou en sont témoins. Cette mythologie s’inspire des phénomènes naturels qu’elle traduit en langage symbolique et métaphorique. Il y a un rapprochement à faire entre le théâtre qui est une traduction de la réalité et la mythologie atikamekw qui est une interprétation de son environnement. D’ailleurs, le théâtre occidental s’est développé dans la Grèce de l’Antiquité dont la mythologie s’inspirait de la nature. Ils associaient, entre autres, leurs divinités aux éléments (feu, terre, etc.) aux forces naturelles (océan, tonnerre, soleil, volcan, etc.) ou aux animaux (aigles, chevaux, centaures, etc.). Notre mythologie animiste est près de la leur. La théâtralité est une compétence humaine archaïque, un « instinct pré-esthétique apparu bien avant le théâtre, […] et serait intrinsèque à l’être vivant et se manifesterait tant dans la vie qu’au théâtre » (Evreinoff 1930; Fernandez 2010 : 27).

Conclusion

Le territoire ancestral est fédérateur de la culture atikamekw et de sa théâtralité. Les lieux portent l’histoire transmise oralement depuis des temps immémoriaux. La culture est acquise par l’expérience du territoire et ses pratiques en faisant appel à une théâtralité précise. Mon projet doctoral en recherche-création se consacre au Nitaskinan, le territoire atikamekw, dans l’objectif de créer un spectacle de théâtre documentaire et de création en me basant sur diverses formes discursives qu’engendre le territoire. Les perspectives des sciences sociales, des sciences naturelles et des sciences de la Terre qui concernent le Nitaskinan seront comparées ou combinées à l’expertise et à l’expérience atikamekw, fruit d’une occupation millénaire du territoire. Les archives du Conseil de la Nation atikamekw ainsi que des expériences au niveau communautaire, familial et personnel serviront à étayer ma mémoire et ma connaissance du territoire ancestral. Je m’intéresse à l’« atikamecité » et à la manière dont il est possible de la transposer théâtralement. L’approche méthodologique que je préconise est autoethnographique, une « démarche de recherche où l’écriture est à la fois la donnée collectée et analysée et où le contexte social devient un lieu propice de développement personnel et professionnel » (Rondeau 2011), alors que mon processus de création repose sur une méthodologie holistique en prenant en considération les dimensions affectives, physiques, spirituelles au même titre que la dimension intellectuelle dans ma recherche. L’approche holistique est appliquée dans plusieurs programmes des secteurs d’activités (santé, éducation, etc.) des communautés atikamekw. Les problématiques que j’aborde concernent l’éthique de recherche et de création en milieu autochtone, dans une perspective féministe. Tant au niveau de la thèse que de la partie création, j’explore la structure linguistique atikamekw et les notions de la théâtralité, d’oralité et de performativité, inhérentes à la culture atikamekw. Par ailleurs, en considérant que la culture atikamekw est de tradition orale, l’acte d’écriture ajoute une nouvelle donnée au tableau. La culture atikamekw a aussi été façonnée au fil des millénaires, par son courage, sa curiosité, sa capacité d’adaptation et sa créativité. Ce sont aussi ces qualités que j’essaie de transmettre à la création théâtrale avec laquelle je propose de conclure :

(Oka- Acte II)

Wabana : Wow ! La rivière se dresse debout poussée par la tornade. Elle tourbillonne et forme une colonne d’eau qui monte vers le ciel.

Abeilles : C’est le serpent à plumes.

Wabana : La rivière tourbillonne dans le ciel poussée par le serpent à plumes !!! Pis j’ai même pas de téléphone !!!! Elle avance en silence et comme au ralenti, mais elle est debout la rivière sortie de son lit et de son sommeil…

Abeilles : Le serpent vient purifier le territoire et rappeler les ancêtres oubliés. Les Morts oubliés !

Wabana : Quels morts ? Parle montagne. Je vois bien les liens, les pyramides, les montagnes, le Mexique, Wemotaci, le Mont-Royal, les abeilles, la ruche, la montagne, la polytechnique, les sacrifices, les femmes, le sang, les guerres, les Mohawk, les Blancs, la rivière, le serpent, le serpent à plumes, la cité des dieux, le chemin des morts. J’ai marché dans le chemin des morts ! Je marche sur le chemin des morts ...

Abeilles : Le serpent à plumes remonte toutes les rivières et libère les esprits qui y sont endormis. Il y a quelques centaines d’années. La nation atikamekw était beaucoup plus nombreuse, on dit des centaines de milliers mais le sang de votre peuple a coulé. Ils parcouraient les rivières jusque dans le coeur de lointains territoires. Puis un jour, la lame de la Mort s’est plantée... […]

Wabana : …Tous nos morts sont encore ici, mais ils vont maintenant être entendus. Le sang de nos ancêtres coule dans le territoire et nous devons l’honorer. Les barrages des rivières ont cédé. Les rivières sont de nouveaux libres et le serpent aussi. Tout le territoire est réveillé. Il se dresse debout, appuyé sur l’ouragan qui lève toutes les barrières du temps.