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Le langage est source de pouvoir − les mots forment la pensée et la concrétisent [...] Le langage vit à travers la dénomination de lieux, et la mémoire de ces mêmes lieux demeure vivante grâce au langage − ensemble, ils sont source de culture.

Nadia Myre 2012 : 4

La décolonisation du champ des arts est un vaste et complexe sujet. Les codes eurocentristes sont fortement ancrés au coeur des pratiques, de la littérature, des institutions muséales ou universitaires. Comme le propose Nadia Myre avec ce texte introductif de l’exposition Baliser le territoire / A Stake Into the Ground (2012) dont elle fut commissaire, le sens des mots va au-delà de la définition d’un lieu. Les mots imprègnent les mémoires, perdurent dans le temps. Le langage n’est pas neutre, il reflète les cultures, les sensibilités, les opinions. Le langage est l’outil premier des historiens et historiennes de l’art. L’étude de celui-ci en ce qui a trait à la construction de la figure d’artiste est née de l’intérêt d’analyser la pratique de Nadia Myre, une artiste multidisciplinaire contemporaine anishnabe, en tentant d’opérer une démarche décolonisante du champ. Comment écrit-on à propos de la pratique d’une artiste anishnabe ? Cet article est le résultat d’une analyse des écrits produits au sujet de Nadia Myre, depuis les débuts de sa carrière, jusqu’à son exposition solo Decolonial Gesture or Doing it Wrong? Refaire le chemin au Musée McCord en 2016.

En tant qu’allochtone[1] oeuvrant dans une discipline de recherche occidentale, soit l’histoire de l’art, l’une des questions était de savoir comment construire un discours qui s’inscrirait dans une perspective décolonisante : un discours qui ne prendrait pas racine directement dans l’appropriation d’une culture qui n’est pas la mienne ; un discours qui ne supplanterait pas celui des voix autochtones. Pour ce faire, j’ai choisi d’analyser l’historiographie qui entoure la carrière de Nadia Myre[2]. En amont, il m’apparait essentiel de comprendre, voire de critiquer les fondements du langage. Comme l’historiographie de cette artiste contemporaine est majoritairement rédigée en français et en anglais, il me semble incontournable de prendre en considération leur construction colonialiste et patriarcale (Penelope 1990 ; Lamothe et Labrosse 1992), ainsi que leur propension à supplanter la tradition orale (Arnaud 2014 ; Smith 1999). L’histoire de l’art étant une discipline coloniale, eurocentrée et sexiste (Nochlin 1993 ; Tuck et Yang 2012), il m’apparait tout d’abord nécessaire de faire état des relents de la violence institutionnalisée et sous-jacente à la construction de l’historiographie au sujet de Nadia Myre en y analysant les textes à son sujet de manière qualitative et quantitative. De cette manière, j’ai pu observer que certains discours collaient à la peau de certaines des oeuvres depuis leur création.

La violence institutionnalisée ou systémique est insidieuse. Elle prend racine dans une histoire de domination coloniale et patriarcale (ENFFADA 2019). Cette violence en vient à être normalisée, banalisée, voire niée par les autorités gouvernementales en place actuellement malgré les pressions effectuées depuis la mort de Joyce Echaquan, une femme atikamekw de Manawan, décédée dans des circonstances tragiques le 28 septembre 2020 à l’hôpital de Joliette, sous une pluie d’insultes racistes prononcées par des membres du personnel soignant (Bélair-Cirino et Sioui 2020). Malgré les nombreux résultats des commissions d’enquête des différents services publics canadiens, le gouvernement québécois refuse encore d’admettre le racisme systémique qui sévit en territoires nommés Canada et Québec (Jung 2021). L’importance du vocabulaire est au coeur d’un discours décolonisant. Le langage influence notre conception du monde, de l’histoire et du territoire. À ce propos, la féministe linguiste américaine Julia Penelope (1990) démontre au début des années 1990 que nos perceptions du monde, ancrées dans notre imaginaire, sont majoritairement construites par des hommes et reflètent ainsi leur conception.

Ce même langage colonial en vient à fragiliser les cultures autochtones sur deux aspects importants. Tout d’abord, par sa propension à supplanter la tradition orale. La langue dans son format écrit devient la seule et unique manière de concevoir et d’étudier l’histoire. Alors que la tradition orale a permis la passation des savoirs − telle que la connaissance du territoire − de manière intergénérationnelle, celle-ci se trouve invalidée lorsque comparée à l’écriture masculine occidentale (Smith 1999). De plus, l’anglais et le français − toutes deux des langues coloniales − sont les seules langues officielles reconnues par le gouvernement canadien. En 2019, l’Organisation pour les Nations unies (ONU) lance l’Année des langues autochtones pour tenter d’engager une réflexion sur la préservation de celles-ci qui permettent, entre autres, la transmission des savoirs, l’autodétermination et la survivance des cultures. L’apprentissage obligatoire de l’une ou l’autre de ces deux langues coloniales (anglais ou français dans le cas du Canada, et selon la province de résidence) vient fragiliser la survivance des langues autochtones, et donc, affecte automatiquement la passation des savoirs intergénérationnels :

Les femmes autochtones ont longtemps fait valoir que cette disposition était doublement dommageable, puisque ce sont les femmes qui transmettent la langue et la culture aux enfants. En les privant ainsi de leurs droits et en les sortant de leurs communautés, tout en y faisant entrer des femmes non-autochtones, le gouvernement s’assurait d’un affaiblissement pratique de la langue, de la culture et des traditions au sein des communautés, et d’une valorisation de la culture occidentale devant mener à « l’émancipation » des Autochtones tel que mise en oeuvre par la Loi sur les Indiens il y a plus d’un siècle.

Arnaud 2014 : 214

Ces deux aspects sont intrinsèquement liés et ont un impact sur notre conception même de la société. La discipline de l’histoire de l’art n’est pas fondée sur les épistémologies autochtones. Comme pour la majorité des disciplines en sciences humaines et sociales, elle prend source dans les traditions européennes. Malgré plusieurs changements et efforts d’autochtonisation des institutions (muséales et autres) en branle depuis quelques années, ces institutions reproduisent parfois encore des comportements d’exclusion systémique. Un grand nombre de chercheuses et d’artistes s’identifiant comme femmes, comme personnes trans* ou personnes défavorablement racisées, se sont penchées sur ces questions d’exclusion. Il n’en demeure pas moins que l’écart n’est, à ce jour, toujours pas comblé. Les autrices et artistes Alison Cooley, Amy Luo et Caoimhe Morgan-Feir ont d’ailleurs exploré la question du racisme systémique dans les grandes institutions muséales qui opèrent sur le territoire nommé Canada. Leur étude, publiée dans la revue Canadian Art, s’est concentrée sur les expositions présentées entre 2013 et 2015 dans les institutions sélectionnées. Cela reflète donc les expositions à l’affiche, ou tout récemment terminées, au moment de la parution de l’article qui résume leur recherche. Intitulé Canada’s Galleries Fall Short: The Not-So Great White North, leur article révèle que seulement 33 % des expositions des grands musées du pays présentent le travail d’artistes femmes. Uniquement 3 % des expositions de ces mêmes institutions étaient consacrées à des femmes racisées (terme employé par les autrices) (Cooley, Luo et Morgan-Feir 2015).

Une fois ces constats posés, il semble d’autant plus pertinent d’analyser l’historiographie d’une artiste autochtone − dans ce cas-ci anishnabe −, car celle-ci s’inscrit dans une dimension plus vaste, soit la manière dont on analyse les pratiques artistiques de femmes non occidentales. Dans le cadre précis de cet article, je m’attarderai principalement sur l’usage des concepts « appropriation » et « réappropriation », ainsi que sur l’essentialisation de l’identité autochtone. Pour ce faire, il sera d’abord question de revenir sur les oeuvres les plus discutées de l’artiste. Il s’agira notamment de résumer des résultats globaux de l’analyse de données quantitatives sur l’évolution de la carrière artistique de Nadia Myre, ce qui permet de la situer dans le champ des arts en rendant compte de l’évolution de sa carrière artistique.

L’historiographie d’une artiste : L’impact de Myre sur le champ des arts

Nadia Myre est une artiste anishnabe qui a réalisé sa formation académique à la Emily Carr University of Arts and Design à Vancouver (graduée en 1997) ainsi qu’à l’Université Concordia à Montréal (graduée en 2002). Son travail multidisciplinaire allie une variété de médiums, telles que la vidéo, l’installation et les pratiques textiles (le perlage et la broderie, ainsi que la pratique du tissage de filets). Depuis ses débuts, jusqu’à la fin des années 1990, la reconnaissance de sa carrière artistique ne cesse de croître. La réception du prestigieux Prix Sobey en 2014 marque un tournant dans la réception critique de l’artiste. Durant cette année seulement, 17 articles de journaux recueillis dans les médias dits traditionnels (ici mis en opposition aux revues d’art contemporain spécialisées) traitent de la réception de ce prix. L’année 2014 est également une année remarquable du côté de la critique. L’artiste réalise une exposition solo qui se tient au centre de diffusion et de création OBORO et fait augmenter l’attention médiatique autour d’elle. C’est en effet en 2014 que l’on retrouve le plus grand nombre de textes produits à son sujet. Un total de 27 textes font parution dans les médias dits traditionnels et 14 parviennent de sources spécialisées du champ des arts.

Au moment de la collecte de données de cette recherche qui a débuté en 2016, Myre bénéficie de deux monographies (En[counter]s et The Scar Project), de plusieurs catalogues d’exposition collectifs, ainsi que d’un catalogue d’exposition solo (Cont[r]act). Depuis 2008, ses oeuvres ont intégré les collections d’institutions réputées tels le Musée des beaux-arts du Canada, le Musée des beaux-arts de Montréal, le Musée d’art contemporain de Montréal ainsi que le Musée des beaux-arts du Québec. Ses oeuvres ont également voyagé à l’international, notamment dans le cadre de la Biennale de Shanghai (2014), ainsi qu’un peu partout sur le territoire nommé États-Unis. Depuis, son travail a également été présenté sous forme d’exposition solo, symbole d’une grande reconnaissance institutionnelle, au Musée des beaux-arts de Montréal (Scattered Remains/Tout ce qui reste 2017), ainsi qu’à Glasgow en Angleterre (Code Switching and Other Work, 2018) et à Toronto (Balancing Acts 2019).

Nadia Myre : résolument politique

Nadia Myre fait partie des milliers d’enfants et de femmes autochtones qui ont pu recouvrer leur statut légal à la suite de la modification de la Loi sur les Indiens en 1985. Jusqu’à ce moment, les femmes autochtones qui mariaient un homme allochtone se faisaient retirer leur statut alors que, dans la situation inverse, on octroyait aux femmes allochtones le droit d’intégrer la réserve et de détenir le statut d’« Indienne » (CVRC 2015a). Cette politique d’assimilation visait directement les femmes puisque celles-ci sont responsables, historiquement, de l’éducation des enfants. Ainsi, le gouvernement canadien assurait une coupure dans la transmission des langues, de plusieurs savoir-faire, ainsi que dans la transmission des croyances spirituelles et autres savoir-être. À l’inverse, l’intégration de femmes allochtones directement au sein des communautés avait pour but d’accélérer l’apprentissage des langues anglophones et francophones en plus des traditions non autochtones. Dès l’âge de 5 ou 6 ans, les enfants étaient forcés de vivre dans les pensionnats indiens, souvent éloignés de leur communauté, où on les empêchait de parler leur langue maternelle, de pratiquer leurs traditions et où, on diabolisait leurs croyances au profit d’un enseignement des langues coloniales et du christianisme. La Rafle des années soixante, conséquence du délestage des systèmes fédéraux qui a consisté à l’enlèvement massif de milliers d’enfants autochtones de leur famille, et à leur adoption par des familles allochtones, est aujourd’hui reconnue comme un génocide culturel. Ces adoptions massives et forcées ont également joué un lien dans la perte de statut de plusieurs Autochtones. En 1997, Myre et sa mère entament le processus pour réclamer leur statut, duquel elles furent privées dû aux raisons évoquées plus tôt. C’est à partir de ce moment qu’elle commence une réflexion critique sur l’identité autochtone.

Ce travail influencera plusieurs autrices et critiques d’art[3] qui décriront sa démarche de résistance d’une manière essentialiste, ce qui n’est pas sans rappeler la construction coloniale du Vanishing Indian. À l’instar de cette figure créée par le photographe Edward S. Curtis (1858-1952) et perpétrée par plusieurs personnages de film ou de roman, le concept du Vanishing Indian renvoie à une figure de l’autochtonie qui se situe hors de la temporalité actuelle. Figée dans le passé, elle présente les Autochtones d’une manière romantique, en symbiose totale avec la nature et refusant toutes avancées technologiques ou sociales. La persistance de cette figure dans l’imaginaire fait en sorte d’annihiler l’agentivité des Autochtones et contribue à cette idée que leur démarche décolonisante n’est qu’une sorte d’intérêt purement stylistique ou holistique décontextualisé. Parmi ses textes, se retrouvent surtout des analyses de l’oeuvre Portrait in Motion (2002) qui évacuent le caractère politique de l’oeuvre au profit d’une lecture essentialiste de l’identité autochtone de Myre.

Manidoominiensikaan : Le perlage comme acte de résistance

Ancrés dans la tradition orale, ou encore dans l’apprentissage par imitation, les savoirs entourant les créations textiles (quillwork, tannage, coquillages, etc.) sont transmis de génération en génération. Les perles de verre ont, par exemple, été utilisées comme monnaie d’échange avec les Autochtones depuis plusieurs siècles, lorsque celles-ci furent introduites sur le territoire par les Européens. L’intégration de ce médium pour les représentations formelles et spirituelles par les femmes autochtones démontre l’agentivité de celles-ci quant à l’utilisation d’un médium donné. La pratique du perlage est traditionnellement performée par les femmes autochtones[4]. Celle-ci fait maintenant partie intégrante des cultures matérielles autochtones (bijoux, artisanat, régalias, art contemporain, etc.). Il n’en reste pas moins que le perlage, comme la majorité des savoir-faire traditionnels autochtones, a été fragilisé par les conséquences de la colonisation. Pratiquer le perlage aujourd’hui est perçu comme une forme de résistance par plusieurs artistes, qui considèrent cette pratique comme un dialogue intergénérationnel, mais aussi une forme d’actualisation des enseignements passés (Gaucher 2019).

L’Indian Act Project

L’importance du perlage dans la carrière de Nadia Myre est indéniable. Il s’agit de la technique qu’elle utilise pour recouvrir partiellement chacune des 56 pages de la Loi sur les Indiens/Indian Act. L’oeuvre qui a pour simple titre Indian Act Project (2000-2003) est sans conteste le projet le plus médiatisé de l’artiste encore à ce jour et est d’ailleurs cité dans 65 des 147 textes recueillis. Durant trois ans, Myre collabore avec son amie Rhonda L. Meier (Meier et al. 2004) qui agit à titre de commissaire de son exposition solo Cont[r]act (2002) présentée à Oboro, un centre d’exposition montréalais. Les deux femmes collaborent ainsi à la création de cercles de perlage où elles invitent autant d’Autochtones que d’Allochtones à venir perler sur le document. Ces moments intimes, qui prennent place notamment au Centre d’amitié autochtone de Montréal, ainsi qu’à OBORO au printemps 2002, permettent des discussions autour des thèmes de la décolonisation et de la réconciliation.

Dès le moment de sa création, le projet attire l’attention : des quinze textes rédigés à propos de Myre durant cette période (de 2000 à 2003), onze traitent exclusivement, ou en partie, d’Indian Act Project. D’ailleurs, bien que réalisé au tout début de la carrière de l’artiste, l’Indian Act Project continue d’intéresser les critiques au fil des années. Selon les données amassées, depuis sa création jusqu’à l’année 2016 (dernière année mise à l’étude), 5 textes par an en moyenne traitent de l’oeuvre. L’Indian Act Project est un phénomène intéressant car il s’agit de l’oeuvre qui trouve la plus grande réception critique politisée à son sujet. En effet, selon les analyses effectuées, 58 % des propos la concernant en traite de façon politique et un maigre 2 % des données amassées à son sujet sont considérées comme essentialistes, c’est à dire, qui conçoivent l’identité autochtone comme figée dans le temps et qui lui refuse sa contemporanéité.

Myre ne choisit pas le document au hasard[5]. Historiquement, la Loi sur les Indiens renferme à elle seule la quasi-totalité des politiques d’acculturation racistes et coloniales mises en place par le gouvernement canadien (perte de statut, création des pensionnats, interdiction de célébrer les cérémonies et pratiques spirituelles, interdiction de voter aux élections provinciales et fédérales, etc.). De plus, les bribes de texte laissées visibles permettent d’entrevoir certains passages de l’acte de loi qui exposent la violence, tant dans le propos que dans le vocabulaire employé. Cela permet à la personne qui se trouve devant l’oeuvre de prendre conscience d’une des sources du racisme systémique qui perdure encore à ce jour. Le texte, normalement noir, est remplacé par des perles blanches. Celles-ci représentent le gouvernement canadien, l’Occident, le patriarcat. Le reste des feuilles − normalement blanches − sont alors recouvertes de perles rouges qui renvoient autant à l’appellation raciste de « Peaux-Rouges » pour définir les Premières Nations, qu’au sang qui évoque la violence qui découle encore de ces politiques. Myre choisit de ne pas recouvrir le texte entièrement de manière à montrer que la décolonisation est un processus inachevé. Présentées ensemble qu’à de rares occasions, les 52 pages perlées font partie de la sélection de l’exposition Sakahàn (2013) au Musée des beaux-arts du Canada. Volontairement inachevé, le perlage symbolise les impacts encore présents de la colonisation. Il s’agit d’un travail continuel qui se poursuivra avec les générations futures. Myre rappelle ainsi que cette loi demeure en vigueur sur l’ensemble du territoire nommé Canada. Certes, certains changements ont été apportés (l’acquisition du droit de vote en 1960 au fédéral et en 1969 pour le Québec − qui est la dernière province à l’autoriser lors des élections provinciales −, ou encore la rétribution de statut pour les femmes et les enfants depuis 1985), mais il n’en demeure pas moins qu’encore aujourd’hui, cette loi maintient des inégalités flagrantes entre les Autochtones et les Allochtones.

En utilisant une pratique textile majoritairement exercée par les femmes, Myre vient donc supplanter le texte patriarcal dans un ultime acte de résistance. De plus, l’usage de perles bicolores (blanches et rouges dans ce cas-ci) renvoie à la tradition haudenosaunee des wampums. Bien que ceux-ci étaient réalisés de « perles » faites de coquillages − puisque leur fabrication est antérieure à l’arrivée des premiers colons européens et donc, antérieure aux perles de verre −, ils étaient également bicolores (pourpres et beiges, couleurs naturelles permettant la création de motifs contrastés). Les wampums étaient la trace tangible d’alliances ou de contrats entre nations. Myre évoque ainsi en parallèle deux types de contrats. L’un colonial et imposé ; l’autre, ancestral et réciproque.

For Those Who Cannot Speak: The Land, The Water and The Animals

Maintenant visible dans le grand hall du Musée des beaux-arts du Canada depuis l’exposition Sakahàn (2013), cette immense réinterprétation d’une ceinture wampum imaginé par Myre montre une prise de position qui est tout aussi politique que le précédent projet analysé. Bien que certains wampums ressemblent à des colliers, leur forme la plus reconnue est celle qui s’apparente à une ceinture (Lainey 2003). C’est cette forme que reprend Myre. For Those Who Cannot Speak : The Land, The Water and The Animals (2013) est une oeuvre faite de perles noires et blanches qui a été numérisée, puis agrandie, ce qui fait que chaque perle atteint une taille d’environ 10 cm de large une fois exposée dans le Musée.

Rappelons-nous qu’au moment de la conception de cette oeuvre, le gouvernement fédéral est mené par Stephen Harper du Parti conservateur du Canada. Celui-ci refusait la tenue d’une enquête nationale sur les disparitions et les meurtres démesurément élevés de femmes, filles et personnes non-binaires autochtones (le rapport de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées inclut aussi officiellement les personnes non-binaires faisant partie intégrante de la communauté 2eLGBTQ+) (ENFFADA 2019). Theresa Spence, Cheffe de bande de la communauté eeyou d’Attawapiskwat, entreprend une grève de la faim dans le but d’obtenir une rencontre avec le premier ministre pour faire entendre les réclamations des Autochtones sur le projet de loi C-45. Il s’agit d’une période politique peu propice pour les revendications autochtones.

Cette oeuvre serait née à la suite de discussions avec un groupe de kokums (grands-mères) qui avait érigé un campement pour protester contre la déforestation d’un territoire traditionnel de chasse non loin de la communauté d’origine (Kitigan Zibi) de Myre. Ces aînées anishnabe cherchaient à protéger le territoire de l’exploitation forestière. Celles-ci disaient vouloir donner la parole à ceux qui n’en ont pas :

Cette oeuvre rend hommage aux kokums (grands-mères) de Kitigan Zibi, qui ont manifesté sur la colline du Parlement en 2013 pour inciter les autorités gouvernementales à agir dans le respect de l’environnement et de la souveraineté autochtones. Ces femmes ont ainsi pris la parole au nom de tous ceux réduits au silence ou incapables de s’exprimer.

Myre 2013, site Internet du Musée des beaux-arts du Canada

Cette vision cosmologique défendue par le groupe de kokums renvoyait, entre autres, à la notion du cercle qui confronte directement la vision anthropocentriste occidentale plaçant « l’Homme » au-dessus de la conception pyramidale de l’univers.

[L]es cosmologies amérindiennes manifestent un degré d’ouverture supérieur à celui des cosmologies chrétiennes et modernes, en accordant une humanité à tous les éléments de l’environnement et en ne la limitant pas aux seuls humains. En d’autres termes, inversement à la cosmologie moderne ou naturaliste, qui relègue tout ce qui n’est pas humain à la sphère de la nature pour mieux l’exploiter, et pour y subsister aussi ses propres valeurs transcendantales, les Amérindiens n’ont jamais eu besoin d’inventer cette notion pour prospérer. En préférant intégrer tous les éléments dans une seule et même sphère, les traditions amérindiennes induisent des résonnements bien différents. Dans une telle configuration, tout élément a sa place, son mythe d’origine, et demeure inextricablement lié à d’autres. L’humain n’est jamais en position d’exception ou au sommet d’une hiérarchie des êtres, mais il est plutôt un simple élément de la création en relation avec cet univers.

Laugrand 2013 : 221

Ces cosmologies prônent qu’il doit y avoir une réciprocité entre les habitants du territoire et le territoire lui-même, ce qui va à l’encontre d’une vision capitaliste de l’exploitation des ressources naturelles. C’est après avoir fait la rencontre de ce groupe de kokums que Myre crée For Those Who Cannot Speak: The Land, The Water and The Animals. Elle reprend l’esthétique propre au wampum avec des perles bicolores en aplat géométrique, une oeuvre fortement politisée malgré son apparence minimaliste. Cette fois, elle évoque l’objet également dans sa forme allongée (ceinture). Myre la numérise puis l’agrandit dans un format qui fait plus de 10 mètres de longueur. Un cartel explicatif est apposé pour permettre aux visiteuses et visiteurs du musée de comprendre la notion politique qui entoure l’oeuvre, ainsi que pour rappeler l’importance qu’ont eues les kokums dans la conception de cette pièce. L’institution gouvernementale entreprend, après l’ouverture de l’exposition (Sakahan), et en débutant par l’oeuvre de Myre, l’apposition de cartels qui mentionnent que le Musée des beaux-arts du Canada se dissocie des propos tenus par l’artiste. Cet ajout cause alors une polémique sur l’incursion du pouvoir politique dans les institutions muséales. Ces cartels seront par la suite ajoutés à presque chacune des oeuvres de l’exposition collective.

Chimàn : Un symbole de l’identité métissée

Le troisième et dernier cas de figure présenté dans cet article est le duo que forment les oeuvres History in Two Parts (2000-2002) et Portrait in Motion (2002). Ces deux oeuvres sont intimement reliées, puisqu’elles ne peuvent exister de manière individuelle. Cependant, une donnée les sépare, il s’agit de la réception critique.

History in Two Parts

L’oeuvre History in Two Parts est un canoë constitué de deux parties distinctes soudées au centre de manière à unifier celles-ci en un seul objet. Une partie du canot est en alliage métallique (aluminium), tel qu’on le connaît aujourd’hui, alors que l’autre est faite d’écorce, de bois et de sève de manière dite traditionnelle. Une fois amalgamées, ces deux pièces forment un seul et même canoë qui représente les différentes difficultés, mais aussi l’évidente possibilité, de conjuguer les traditions et le contemporain. Bien que l’artiste ne remette pas en question l’actualisation des traditions, il n’en demeure pas moins qu’il s’agit d’une conception véhiculée par certains stéréotypes tenaces. Comme le propose Loreta Todd, lorsque nous réduisons

« nos expressions culturelles aux simples questions de modernisme ou postmodernisme, l’art ou l’anthropologie, ou encore en se demandant si nous sommes contemporains ou traditionnels, nous sommes placés à l’extérieur de la sphère dominante de la culture, pendant que celle-ci détermine si nous avons la permission d’intégrer le royaume de l’art » (Todd 1992 : 75). [De ce fait, l]es divisions entre l’art et l’artisanat sont encore visibles.

Phillips et Berlo 1998 : 238

Les sociétés occidentales valorisent la production artistique émanant des grandes écoles d’arts et dévalorisent les créations artisanales et l’apprentissage par imitation ou reposant sur l’oralité. Cette division entre les métiers d’arts et les arts libéraux s’est retrouvé calquée aux productions autochtones, dévalorisant, de fait, celles-ci.

À ce propos, 7 % des textes analysés qui traitent de l’oeuvre contenaient des propos essentialistes : ceux-ci allant d’une mauvaise utilisation de la terminologie, comme l’usage du terme « indien », au maintien d’une conception figée dans le temps de l’identité anishnabe, jusqu’à l’utilisation des stéréotypes identitaires (Vanishing Indian). La vaste majorité cependant (57 %) offrait une analyse politique de l’oeuvre, c’est-à-dire une analyse qui dénonçait la Loi sur les Indiens et ses impacts sur l’artiste et le colonialisme.

Portrait in Motion

La relation entre les deux oeuvres s’effectue à même la vidéo Portrait in Motion. Celle-ci montre une personne dans une embarcation (qui est en fait l’oeuvre History in Two Parts) traversant une étendue d’eau. La vidéo aux couleurs sépia, la brume qui flotte au-dessus de l’eau, ainsi que la forme humaine à contre-jour ne sont pas sans rappeler le grand projet photographique américain confié au photographe Edward S. Curtis. Lors de la construction du chemin de fer qui relie la côte est à la côte ouest du territoire nommé États-Unis, le gouvernement américain lui confie la tâche de photographier les Autochtones avant leur imminente « disparition », disait-on. Ce projet photographique cristallise une image construite par un photographe allochtone de l’ensemble des peuples autochtones. Cette image, qui devient la figure du Vanishing Indian en symbiose avec la nature et qui refuse la technologie au profit d’une conception romantique des traditions, colla à l’imaginaire pour le siècle suivant (Zamir 2007). La figure de Pocahontas telle que présentée dans le film populaire de Disney, ainsi que dans un grand nombre de films hollywoodiens, en est un bon exemple.

Dans la vidéo de Myre, plus l’embarcation glisse sur l’eau, plus la figure devient nette. Elle bifurque au dernier moment, devant la caméra, nous permettant ainsi de réaliser qu’il s’agit de l’artiste elle-même à bord de cet étrange canoë. Nadia Myre vient, par sa simple présence, déconstruire le projet de Curtis et revendiquer son identité actuelle et contemporaine, de même que la pratique et l’actualisation des traditions.

Parmi les oeuvres les plus discutées de l’artiste, Portrait in Motion amasse le plus grand nombre de propos à caractère essentialiste. Cette donnée recueillie révèle quelques pistes de solutions sur l’analyse des oeuvres qui détournent des référents donnés. Peut-être que la référence à Curtis n’est pas repérée par les autrices et que leurs observations demeurent au premier degré. Peut-être sont-ils encore influencés, sans en avoir conscience, par le stéréotype du Vanishing Indian ? Peut-être que certaines d’entre elles se sont habituées à repérer chez Myre une pratique plus directe telle que visible dans l’Indian Act Project ? Il n’en demeure pas moins que Portrait in Motion résulte d’une critique de l’imaginaire colonial responsable de la stigmatisation de « la figure autochtone » et qu’il est étrange de ne pas la considérer comme telle.

Entre appropriation et réappropriation : l’importance d’une écriture décolonisante

Cette réflexion a pris racine sur les questionnements entourant le langage. Alors que l’idée de construire l’historiographie de Myre était encore à ses débuts, les différents usages de ces deux termes m’ont semblé nécessiter une attention particulière. Les termes « appropriation » et « réappropriation » étaient régulièrement utilisés tels des synonymes. Cet usage me semblait particulièrement improbable car le terme « appropriation » découle directement du vocabulaire colonial, en plus de renvoyer au champ lexical de l’appropriation culturelle.

L’autrice Sarah Henzi oppose justement ces mêmes concepts dans un article au sujet de la littérature des Premières Nations :

[...] [N]ous entendons par « réappropriation » une stratégie d’intervention dans le dévoilement, le démêlement et l’exploration d’un discours collaboratif en émergence dans lesquels la langue devient un lieu partagé de renégociation et de résistance. L’acte de réappropriation va au-delà de l’appropriation, de la resignification ou de la réclamation en ce sens qu’il s’agit d’un processus de récupération d’une part et, d’autre part, d’un acte déterminé de résistance.

Henzi 2010 : 78

Selon elle, la réappropriation est notamment politique, puisqu’elle permet d’opérer une transposition ; ce que l’appropriation ne permet pas. Cette idée de résistance est également intéressante et s’amalgame bien à la démarche de Myre. Selon mon analyse, plusieurs auteurs et autrices utilisent le terme « réappropriation » en référence à la manière dont Myre utilise les savoir-faire traditionnels à même sa pratique contemporaine. Une autre utilisation courante du terme est lorsque l’auteur ou l’autrice des textes analysés réfère aux éléments coloniaux que Myre utilise de manière subversive dans son travail. Un peu à la manière de la citation, elle remet en question un référent donné, l’expose, le déconstruit, le questionne. Il s’agit pour Myre de se réapproprier le médium du perlage dans plusieurs de ces oeuvres.

Données récoltées sur les usages du terme « appropriation »

Dans un article paru dans la revue esse arts + opinions au sujet de l’exposition solo de Myre, Decolonial Gesture or Doing it Wrong? (2016), l’autrice Anne-Marie Dubois insiste sur la dimension subversive que prend le travail de Myre. Dans cette exposition réalisée dans le cadre du programme de résidence du Musée McCord, Myre a travaillé à partir d’objets de la collection de l’institution. Elle a choisi divers objets datant de l’époque victorienne, dont des manuels de pratique d’artisanat destinés aux femmes bourgeoises de l’époque. C’est de ces ouvrages (magazines victoriens) dont parle Dubois dans son article. Certains de ces faux-semblants « à la mode victorienne » étaient exposés dans la petite salle d’exposition au troisième étage du Musée McCord. C’est donc sans surprise que le terme « appropriation » est employé pour traiter du colonialisme. Plusieurs auteurs et autrices se réfèrent directement à l’appropriation culturelle dans leurs propos :

En suivant les modes d’emploi publiés dans des magazines de l’époque victorienne pour réaliser des objets « indiens » (mocassins, paniers tressés, etc.), Myre a reperformé l’appropriation culturelle de la bourgeoisie blanche envers les peuples autochtones dans le but d’en désactiver la charge oppressive. L’intervention de Myre était en outre l’occasion de réfléchir au rôle des musées et à leur responsabilité éthique eu égard aux cultures qu’ils exposent et incidemment, qu’ils légitiment [sic].

Dubois 2016 : 107

La définition de l’appropriation telle que l’emploie Dubois représente le travail de décolonisation qu’opère Myre par sa pratique.

Un usage un peu plus inattendu du terme a également été recensé. Directement en lien avec les théories postmodernistes dans le champ des arts et découlant du courant de l’appropriation art, l’usage de ce terme est employé pour illustrer les différents référents qu’utilise Myre dans sa pratique. En revanche, cet usage du terme renvoie à l’idée de s’approprier des référents, ou carrément les oeuvres d’autres artistes. Une des figures emblématiques de ce mouvement est l’artiste Sherry Levine qui s’approprie les oeuvres de ses homologues masculins dans le but de contester leurs positions de pouvoir dans le champ des arts. Cependant, Levine est une artiste allochtone née en Pennsylvanie. Il n’est pas question de racisme systémique et de plusieurs siècles de violence et de domination coloniale dans sa pratique. Analyser l’oeuvre d’une artiste anishnabe en ce sens serait y imposer une définition occidentale qui ne prend pas en compte la notion de pouvoir. Lorsque Levine s’approprie le travail de quelqu’un, il s’agit d’un artiste établi, reconnu et en situation d’autorité, et non d’une culture qui a été dépossédée à maintes reprises.

Un des exemples répertoriés est celui d’un article du critique d’art Jérôme Delgado paru dans le quotidien Le Devoir à propos d’une série d’oeuvres perlées :

Les codes, les signes, les symboles, Nadia Myre se les approprient, les retournent et les détournent à sa guise. Les codes, ou la culture du code : la série Desire Schematics, qui ouvre l’exposition, semble reproduire différents messages non verbaux, de ceux qu’on laisse dans le bois, moyennant quelques brindilles.

Delgado 2009 : E6

L’analyse de Delgado montre un bon exemple de l’usage de ce terme selon la discipline de l’histoire de l’art. Ici, Myre renvoie à cet aspect humoristique du détournement de sens car la série Desire Schematic (2009) se veut, par les titres des oeuvres (Try Cock, Pet Cock et Lubricator), humoristique.

L’usage du terme « appropriation » pour référer aux traditions autochtones a également été répertorié parmi les textes analysés. Dans certains cas, on renvoie à l’idée que Myre s’approprie sa propre culture. Dans un article qui reprend les mots du galeriste de l’artiste ont peu lire :

Cette année, la BACA [Biennale d’art contemporain autochtone] présente 40 artistes – dont des Inuits [sic], pour la première fois – sous le titre Une révolution culturelle. « Le titre fait état d’un changement dans la production autochtone, dit Rhéal Olivier Lanthier. C’est une sorte de révolution que de s’approprier sa culture et de la faire revivre dans les temps modernes ».

Clément 2016 : 7-4

Cette vision n’est pas erronée, quoiqu’elle ne tienne pas compte du bagage colonial du champ lexical. De plus en plus présent dans le vocabulaire actuel, le concept de « l’appropriation culturelle » est mobilisé jusque dans les médias dits traditionnels. L’idée de faire sienne une culture de laquelle on ne fait pas partie n’est pas inappropriée à proprement parler puisque cela va de pair avec le sens même du terme : « s’approprier de nouveau ». Cependant, cette formulation se trouve peu présente dans la littérature analysée.

Un autre usage culturel du terme a été repéré, cette fois-ci dans un texte anglophone. L’autrice traite d’une oeuvre de Myre qui fait écho visuellement au Two Row wampum, un traité créé par la Nation haudenosaunee. Dans ce texte, l’autrice mentionne que Myre s’approprie la ceinture de wampum alors que celle-ci, précisément, a été fabriquée par une autre nation (Lainey 2003 : 52). Cette construction de phrase pourrait induire l’idée que l’artiste puise dans les référents de diverses nations, à la manière de l’appropriation culturelle. On pourrait également y décoder une référence à la pan indianité, ce qui pourrait être considéré comme problématique puisque Myre elle-même ne s’y réfère pas.

Finalement, la dernière catégorie d’usage du terme « appropriation » renvoie à la subversion. Tel qu’il avait été mentionné plus tôt, l’idée de la subversion se trouvait déjà dans l’usage du terme qui renvoyait à la postmodernité. Il avait également été mentionné que celui-ci ne tenait pas compte des conséquences de la colonisation sur le débalancement du pouvoir. En revanche, certaines autrices utilisent le terme « appropriation » dans un but de renversement du débalancement de l’ordre établi par le colonialisme. C’est notamment le cas dans un article de David Capell qui décrit l’Indian Act Project selon les théories décoloniales de l’auteur Homi K. Bhabba :

L’appropriation de la Loi sur les Indiens, sa matière et son nom, exprime une résistance au sujet rendu passif défini par la Loi. Homi K. Bhabba décrit ce type d’appropriation comme une « imitation » du discours colonial, une « double articulation » du langage, à la fois celui du colonisateur et celui du colonisé (rendus de plus en plus similaires) ; le discours dominant devient autre dans la bouche du dominé (comme il l’est, en fait, dans la bouche de tout autre locuteur).

Capell 2003 : 98

Il est clair ici que Capell évoque le renversement opéré par N. Myre, et ce, malgré l’usage du mot « appropriation ». On comprend bien que ses propos s’inscrivent dans une volonté de montrer le travail subversif de Myre lorsqu’elle perle la Loi sur les Indiens.

La conclusion majeure tirée de cette analyse de vocabulaire montre que le choix des mots dans le champ des arts ne prend pas nécessairement en considération les dynamiques coloniales et donc, ne peut être calqué en totalité sur l’analyse des pratiques autochtones contemporaines. À la lumière de cette étude, on comprend qu’une partie de l’acte subversif des pratiques artistiques de l’appropriation art, comme celles de l’artiste Shery Levine, ne s’inscrivent pas nécessairement dans le même historique de domination coloniale. De plus, le terme « appropriation » accolé à la pratique de Myre ou d’autres artistes autochtones contemporains ne reflète pas une démarche d’écriture qui s’inscrit dans la décolonisation (Couchie, Davis et Lady Bird 2018).

Données récoltées au sujet de la réappropriation

À la lumière de l’analyse des différents usages du terme « appropriation », on note que celui-ci prend forme dans le propos des personnes qui écrivent sur Myre et ce, peu importe qu’on lui confère un sens politique ou non. L’analyse du terme « réappropriation » montre une dynamique très similaire qui repose avant tout sur l’intention de l’autrice, au-delà du vocabulaire employé.

Si l’on considère qu’il est possible de se réapproprier quelque chose nous ayant précédemment appartenu, ceci explique donc le premier usage du terme « réappropriation » analysé plus haut, qui renvoie à son utilisation pour traiter des traditions. Cette idée de réappropriation de la culture comme outil de décolonisation est perçue par plusieurs autrices comme allant bien au-delà d’un simple geste stylistique, d’où sa différence avec l’appropriation art. Colette Tougas écrit au sujet de l’Indian Act Project : « [...] ce travail communautaire constitue à la fois la réactualisation d’une pratique spirituelle, un geste politique d’effacement et de réappropriation et une entreprise de guérison » (Tougas 2011 : 18). Elle se réfère d’abord à la réactualisation du perlage, mais également à la tradition orale que performe Myre pour enseigner le perlage aux bénévoles qui participent au projet. Avec les perles, elle couvre, voire efface le texte, tout en se réappropriant des éléments culturels que cette même loi lui a pris.

La professeure uqamienne Marie Fraser emploie le terme dans le même sens lorsqu’elle traite du duo d’oeuvres Portrait in Motion et History in Two Parts :

Myre fait basculer le mythe ethnographique de l’autochtone dans le récit d’une identité en quête d’elle-même et de sa reconnaissance. Portrait in Motion suggère le geste de réappropriation d’une mémoire, d’une identité et d’un imaginaire dont History in Two Parts (2001-2002) présentes la part de dualisme en mettant en contact deux matérialités symbolisant la rencontre de deux réalités difficilement assimilables.

Fraser 2004 : 33

Le propos de Fraser évoque cette notion de renversement, de reprise du pouvoir par la performance des traditions et l’activation de la mémoire. Plusieurs autres textes récoltés montrent que la majorité semble s’entendre sur cet usage est assez courant.

Le second et dernier usage du terme « réappropriation » renvoie à cette idée de se réapproprier le colonialisme. Cette idée pourrait très certainement paraître étrange à première vue, mais elle renferme en fait un double usage subversif : « Si à ce moment-là, les voix indiennes [sic] commencent à se faire entendre, les écrits sont encore peu nombreux, il est temps de se réapproprier un des outils de leur propre domination : l’écriture » (Marchand 2008 : 23-24). Comme il a été mentionné plus tôt, l’écriture (en français ou en anglais) n’est pas un outil à proprement dit autochtone. Cependant, en se le réappropriant, les artistes autochtones contestent le pouvoir établi.

Dans le cas précis de Myre, on le remarque surtout au sujet de ses oeuvres qui ont déjà un aspect subversif, telles sa résidence au Musée McCord, ou encore l’Indian Act Project où la subversion est utilisée comme moteur de création.

Cet usage subversif s’effectue un peu à la manière d’une citation qui nous permet de référer à un élément donné, le colonialisme, pour ensuite le déconstruire en se le réappropriant. Cette stratégie de citation employée par Myre permet à la personne qui la comprend de modifier son regard sur l’élément d’origine.

Le concept de réappropriation n’est pas propre à la pratique de Nadia Myre, ou même aux pratiques autochtones, ou encore même aux pratiques artistiques. Il s’agit d’une pratique subversive qui est utilisée par plusieurs groupes marginalisés. On peut penser notamment au groupe de femmes lesbiennes motocyclistes qui ont choisi pour nom : Dykes on Bikes (Anten 2006). Le terme dyke est un terme péjoratif qui est encore utilisé pour désigner certaines femmes lesbiennes. En utilisant fièrement cette insulte, allant même jusqu’à la broder sur leurs manteaux de motocyclistes, ce groupe de femmes détourne le sens de l’insulte homophobe en un geste d’autodétermination et de reprise de pouvoir des groupes marginalisés par la société dominante. Il en va de même pour le mot queer. S’il est aujourd’hui intégré dans certains cursus universitaires et a même intégré l’acronyme 2eLGBTQ+, le mot queer[6] était, à la base, une insulte envers les personnes qui ne performaient pas l’ensemble des codes de la société hétéronormative, qu’il s’agisse d’identité de genre, d’orientation sexuelle, ou les deux.

Finalement, il en va de même pour la réappropriation du n-word par les personnes de descendance afro. Ce mot a évidemment un très lourd passé indétachable du racisme, de l’esclavagisme et du colonialisme. Cependant, contrairement au mot queer, lusage de celui-ci demeure réservé aux personnes des communautés concernées (Kennedy 1999). Cette idée de reprise du pouvoir d’une insulte par la subversion est très bien performée par la joueuse de Roller Derby Michelle Cross. L’athlète kanien’kehá:ka a choisi le nom Squarrior qui est un amalgame de l’insulte raciste et sexiste « squ*w », utilisée pour dénigrer les femmes autochtones, et du terme warrior, qui signifie guerrière (Niosi 2018).

L’effet des propos essentialistes

À l’instar des usages des termes analysés précédemment, les propos essentialistes découlent de problématiques diverses, toutes reliées au langage. Le professeur et artiste métis David Garneau écrit : « Il est difficile d’en arriver à des termes appropriés. Plusieurs de ces mots [...] sont hérités du colonialisme, formés à l’origine pour regrouper de nombreux peuples très différents les uns des autres » (Garneau 2009 : 11). Les usages divers et parfois erronés des termes qui servent à définir l’autochtonie ont été l’un des sujets d’analyse. D’abord, il est important de choisir le bon vocabulaire car certains mots en français sont péjoratifs, tels qu’« Indiens » ou « Amérindiens », malgré que certaines personnes les utilisent quand même, soit dans une optique de subversion, soit qu’ils s’autodéfinissent de cette façon (on peut penser par exemple à Guy Sioui Durand, Josephine Bacon ou Ann Antane Kapesh). De plus, il serait erroné de croire que les termes « Autochtones », « Premières Nations », « Aborigènes » et « Indigènes » sont synonymes. L’analyse des textes a souligné le problème qui découle de la traduction du terme Indigenous, qui ne se traduit pas nécessairement par indigènes en français. Il en va de même pour Aboriginal, qui une fois traduit en français réfère uniquement aux Aborigènes australiens, et non à l’ensemble des nations autochtones. Il est donc important de laisser une place à l’autodétermination quant au choix du vocabulaire utilisé pour traiter des pratiques artistiques autochtones de manière décolonisante, en plus d’apprendre à utiliser les noms des nations dans leur propre langage. Un exemple marquant de ce type de propos provient d’une revue française :

Son objectif est de faire basculer le mythe ethnographique de l’autochtone indien dans une quête identitaire de reconnaissance. La deuxième partie est une exposition de photos de l’Indian Act (2001-2002) enrichie du travail de perlage, geste mémoriel des tribus indiennes, qu’elle a elle-même effectué sur chaque page du traité pour détourner l’aspect légal du document afin de questionner sa validité.

Parouty-David 2004 : 104

L’autrice amalgame « Autochtone » et « Indien », puis rajoute les mots « tribus indiennes » par la suite. Ces amalgames et usages péjoratifs de termes désuets démontrent bien la méconnaissance du sujet. Bien que l’on pourrait argumenter que le terme « tribe » est utilisé par certaines personnes sur le territoire américain, ce n’est pas le cas si l’on réfère à une artiste « anishnabe », « dene », « inuk » ou encore « haïda ». Bien que l’autrice soit française, et sans doute peu familière avec ces différentes terminologies, son texte sert d’introduction à celui rédigé par Marie Fraser qui fait pourtant un usage approprié des termes. Cela démontre à quel point les usages problématiques sont ancrés dans nos imaginaires collectifs. Cet ancrage gagnerait à être déconstruit, autant par respect pour les nations autochtones, que pour faciliter la tâche aux générations futures.

Un autre type de propos problématiques récoltés dans cette recherche, l’idée de « style autochtone » qui renvoie à l’image que les techniques et les pratiques artisanales sont simplement esthétiques : « La pièce de Nadia Myre, aux accents autochtones, Coupling and Union Screwed, exprime avec une admirable économie de moyen la notion d’appariement » (Royer 2010 : 38). Ce type de propos renvoie également à une uniformisation des cultures autochtones, plutôt qu’à une mise en valeur de leurs singularités. Cette uniformisation à outrance mène également au concept de color blindness, tel que l’écrivait Catherine Genest :

J’ai pu découvrir le travail de l’artiste algonquine Nadia Myre et sa série Meditations on Red [...], des cercles immenses faits de perles rouges, rose et blanc [sic] qui symbolisent le sang et proposent une réflexion hautement efficace sur le métissage. Que savons-nous réellement de nos ancêtres comme Blancs, comme membres des Premières Nations ou, même, comme immigrants ? Et si nous appartenions tous, carrément, simplement, à la race humaine ?

Genest 2004

Nier les couleurs et les différences − comme c’est le cas dans cette citation − revient à nier les inégalités vécues par les personnes issues de communautés culturelles diverses. Il s’agit d’un discours qui, sans le vouloir, reconduit les inégalités sociales. En refusant de percevoir les différences, la personne en situation de privilège invalide les expériences différentes de la sienne (Lewis 2014 ; Williams et Land 2006). Un type de propos similaire a été repéré dans un article paru dans la revue Canadian Art à propos de la Biennale d’art contemporain autochtone en 2012 avec l’exposition Baliser le territoire / A Stake Into the Ground :

Je suis toujours dérangée par les projets qui se trouvent sous l’ombrelle de l’ethnicité ou du genre. Je ne suis pas contre ceux-ci – seulement dérangée. Peut-être que je suis tellement assaillie par l’hypersensibilité que je n’arrive plus à apercevoir la valeur des communautés collectives. Par contre, en tant que personne autant à l’intersection de deux cultures opposées, peut-être que je vois la fausseté des étiquettes unificatrices. Mais l’autochto-nité[7] de cette exposition est également ce qui me fait accourir pour la voir. Les expositions qui montrent les artistes des Premières Nations comme producteurs d’une culture visuelle frappante sont beaucoup moins représentées que les expositions qui les présentent tels des protecteurs d’une culture mourante, ou morte. Le regroupement basé sur l’ethnicité de ces 25 artistes était une mise en scène forte.

Tousignant 2012 : 116 – traduction libre de l’autrice

La place des artistes autochtones au sein des grandes institutions artistiques est minime. Un peu à la manière du color blindness, ce genre de propos ne prend pas en considération la dynamique de pouvoir perpétrée par les institutions. Il serait utopique de croire que le travail de décolonisation est atteint et que ces expositions ne sont plus nécessaires. Elles demeurent encore souvent une porte d’entrée dans les institutions muséales et culturelles.

Une seconde solitude semble jouer un rôle certain dans la dynamique de diffusion des arts contemporains autochtones au Québec depuis 1967. Il s’agit de celle qui oppose les artistes autochtones des artistes allochtones au sein même des expositions et des pratiques commissariales. Cette réalité n’est sans doute pas exclusive au Québec. En effet, partout où les arts autochtones ne sont que peu ou pas du tout reconnus, les artistes et commissaires autochtones font forcément face à certaines formes d’exclusions de la part du milieu des arts contemporains. Mais ici, cette réalité est bel et bien vérifiable, puisque notre corpus démontre que même si les artistes autochtones tendent à gagner en crédibilité au Québec au fil des décennies, et particulièrement à partir de la deuxième moitié des années 2000, ils ne parviennent toutefois pas encore tout à fait à s’intégrer aux artistes, aux commissaires et aux expositions allochtones. Ainsi, l’on peut aujourd’hui se demander si leur inclusion dans le monde des arts visuels est bien réelle, ou si elle n’est encore que partielle ; plutôt superficielle, c’est-à-dire grâce à un simple nombre d’expositions en croissance, mais pas vraiment de manière à intégrer concrètement toutes les sphères et les pratiques du milieu des arts contemporains

Delacroix 2017 : 149

De plus, cette exposition commissariée par Myre portait un message résolument politique. Le projet de la première édition de cette biennale n’était pas d’offrir une sorte de « tour d’horizon » des pratiques autochtones contemporaines rassemblant des artistes qui partagent des référents culturels similaires. Myre y mettait en relation une vingtaine d’oeuvres qui représentent la dépossession du territoire, la perte de la langue, le sentiment de déconnexion causé par les traumas intergénérationnels (CVRC 2015b). De plus, son choix commissarial reflétait une panoplie de médiums allant de la photographie de paysage (Will Wilson, Robert Houle), à l’installation (Rebecca Belmore). Dans le petit opuscule produit par la galerie, on pouvait y lire un texte de présentation :

Qu’advient-il d’un peuple qui a été coupé de sa langue ? De son territoire ? Comment aborder la question de l’effacement de nos mémoires collectives et historiques ? De quelle manière exprimer la culture lorsque nous avons oublié (ou n’avons jamais connu) les mots nous permettant de lire et de comprendre le paysage ? Comment enrayer ce que David Garneau nomme le « projet assimilationniste » et aller au-delà de nos amnésies, traumas et préjudices moraux collectifs ?

Myre 2012 : 4

Baliser le territoire / A Stake Into the Ground ne cherche pas à montrer la contemporanéité des diverses pratiques, mais à illustrer un commentaire social. Réduire les productions artistiques autochtones contemporaines à une conception englobante d’une esthétique commune ne rend pas compte de la diversité des pratiques ni de l’agentivité des artistes.

Conclusion

L’analyse des textes récoltés à propos de Nadia Myre a permis de noter que les propos essentialistes étaient présents dans moins de 10 % des textes presque tous issus du champ des arts visuels, et non des médias dits traditionnels. Cette donnée peut paraître étrange car plusieurs revues effectuent un travail de révision plus assidu que les médias traditionnels qui jonglent avec des délais beaucoup plus contraignants. Peut-être que ce problème émane du manque de connaissance des équipes de correction et de traduction (lorsque c’est le cas). Une autre statistique intéressante est que l’ensemble des propos essentialistes recueillis proviennent d’autrices allochtones, ce qui démontre que le travail d’éducation doit être poursuivi.

Malgré qu’ils soient peu présents, les propos essentialistes demeurent problématiques puisqu’ils contribuent à renforcer les stéréotypes ancrés socialement au pays. De plus, cela ne signifie pas que les autres textes sont nécessairement inscrits dans une démarche décolonisante. À ce propos, plusieurs articles recueillis exprimaient un propos politique de manière très sommaire, par l’usage d’une simple citation de l’artiste sans mise en contexte par exemple. Il est important de faire usage des citations, surtout dans un contexte comme celui-ci où l’autrice, issue de la classe dominante, écrit à propos de la pratique d’une artiste autochtone. Mais, un simple usage d’une citation sans plus d’approfondissement ne peut pas être considéré comme une démarche décolonisante à part entière selon moi.

Pour terminer, l’étude exhaustive de la carrière de Nadia Myre pourrait sans doute servir de point de départ à une analyse du vocabulaire propre au champ des arts. La méthodologie mixte qui allie autant l’analyse formelle de textes (qualitative), à celle qui permet de contextualiser la carrière de celle-ci (quantitative), pourrait trouver écho dans une multitude de recherches à propos d’autres artistes qui, à l’instar de Myre ou des artistes autochtones en général, se retrouvent trop souvent mis à l’écart du champ des arts.

Trois constats émanent de cette recherche. L’usage du terme « appropriation » est en majorité utilisé pour traiter du colonialisme, donc de la culture dominante vers la culture marginalisée. L’usage du terme « réappropriation », quant à lui, est surtout sollicité pour évoquer le travail qu’opère Myre en lien avec les traditions anishnabe (qu’elles soient matérielles ou non). Finalement, cette recherche a permis de constater que même si très peu d’autrices font usage d’un vocabulaire, ou encore d’idées, qui essentialisent l’identité autochtone de Nadia Myre et son travail artistique, cela ne reflète pas la pensée de la majorité. Cependant, on peut également tirer comme conclusion que le champ des arts tend vers analyse décolonisante de sa pratique allant de sommaire à politiquement engagée. La décolonisation du langage est un terreau vaste et fertile en pleine évolution. Il m’apparaît donc important de penser la décolonisation du champ des arts à travers le langage certes, mais également dans la manière d’analyser les oeuvres et d’écrire à leur sujet.