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La nation mohawk est souvent citée en exemple pour son système traditionnel de gouvernance, dans lequel les femmes jouaient un rôle important à la fois dans la gestion des terres et la pratique de l’agriculture, ainsi que dans l’organisation et la répartition de la nourriture et des biens. Les femmes occupaient également une place centrale dans les décisions relatives aux guerres, au choix des représentants diplomatiques, de même que dans la nomination et la destitution des chefs (Goodleaf 1995 ; Horn-Miller 2016 ; Monture-Angus 1995 ; Simpson 2014). Des élections ont eu lieu durant l’été 2021 au sein des trois communautés mohawk sur le territoire du Québec. Elles ont mené à l’élection d’un grand chef et de douze chefs, dont sept femmes, à Akwesasne ; d’un grand chef et de six chefs, dont trois femmes, à Kanesatake ; et d’une grande cheffe et de onze chefs, dont deux femmes, à Kahnawà:ke (AADNC 2021).

Kahnawà:ke[1] se démarque en raison de la présence continue de femmes cheffes depuis 1964 au sein de son conseil de bande, mais aussi parce qu’elle est la première des trois communautés mohawk à avoir élu une femme au poste de grande cheffe en 2021. Communauté d’environ 8000 habitants, Kahnawà:ke est située sur la rive du fleuve Saint-Laurent au sud-ouest de Montréal (Papillon 2008). Le Mohawk Council of Kahnawà:ke (MCK) est constitué de onze chefs et d’un grand chef, élus par les membres de la communauté pour des mandats de trois ans, qui occupent des postes à temps plein rémunérés. Parallèlement au MCK institué en vertu de la Loi sur les Indiens dans les années 1880 (Papillon 2008), il existe à Kahnawà:ke des institutions traditionalistes appelées Longhouses (Maisons longues), un rappel de la forme des habitations traditionnelles iroquoises qui symbolise plus largement : « le siège et le lieu de réunion de l’organisation politique, juridique et sociale traditionnelle de la nation iroquoise » (Lajoie et al. 1998 : 693). Les Longhouses tiennent notamment des cérémonies spirituelles traditionnelles et prennent position sur des enjeux qui touchent la communauté (entretiens de recherche avec les femmes élues de Kahnawà:ke 2017). Une partie des personnes affiliées aux Longhouses considèrent celles-ci comme détentrices légitimes de l’autorité politique dans la communauté puisqu’elles refléteraient le système de gouvernance traditionnel de la Confédération iroquoise et refuseraient de participer aux élections du MCK, qu’elles associent à l’État canadien et à la Loi sur les Indiens (Alfred 1995 ; Simpson 2014).

Mary Cross et Mary Scott Jacobs ont été les premières femmes élues à titre de cheffes au sein du MCK en 1964, et chacun des conseils subséquents a compté au moins une femme, avec une moyenne de trois élues entre 1964 et 2018 (AADNC 2018). Toutes, sauf une, ont effectué plus d’un mandat. Peggy Mayo-Standup est celle qui cumule la plus longue présence au sein du conseil, avec un total de dix mandats entre 1990 et 2012. L’année 2015 a marqué l’élection du plus grand nombre de femmes à avoir siégé simultanément au conseil, soit cinq cheffes élues pour trois ans.

De la même façon, l’année 2021 a été une année marquante pour le leadership des femmes autochtones. Alors que Mandy Gull-Masty a été élue première grande cheffe du Grand Conseil des Cris, RoseAnne Archibald a pris la tête de l’Assemblée des Premières Nations du Canada et Kahsennenhawe Sky-Deer est devenue première grande cheffe de la communauté mohawk de Kahnawà:ke. Cette note de recherche résume les thèmes principaux extraits d’entretiens de recherche de maîtrise effectués en 2017 avec quatre élues du Mohawk Council of Kahnawà:ke, soit Gina Deer, Rhonda Kirby, Kahsennenhawe Sky-Deer et Christine Zachary-Deom. Alors que la nation mohawk est souvent citée en exemple pour le rôle important des femmes dans la gouvernance de la communauté, l’objectif était de mieux comprendre les motifs de leur entrée en politique, les défis auxquels elles sont confrontées et leur vision de la place des femmes mohawk en politique.

Présentation de la recherche et des participantes

Alors que les défis associés au fait d’être femme en politique dominent le corpus des études sur les réalités des élues autochtones (Basile et al. 2017 ; Groupe de travail des femmes élues de l’APNQL et Conseil du statut de la femme 2010 ; Johnson 2000 ; Voyageur 2008), l’objectif était de vérifier si les élues interviewées avaient une expérience semblable, savoir comment elles envisageaient le rôle des femmes en politique dans leur communauté et comprendre quelles étaient leurs motivations à se lancer en politique.

Le questionnaire d’entretien et l’analyse du contenu des entretiens sont inspirés de deux concepts issus des études sur la participation politique des femmes en contexte nord-américain. Premièrement, le concept de « ressources » développé par Nancy Burns, Kay Lehman Schlozman et Sidney Verba (1994 et 1997) désigne les ressources financières et le temps libre dont dispose chaque individu, son degré de scolarité et ses compétences citoyennes. Selon les autrices qui ont développé ce concept, ces ressources peuvent être acquises au sein du foyer familial, à l’école et par l’expérience de travail, et l’engagement bénévole au sein de sa communauté. Plus un individu détiendrait de ressources, plus il serait susceptible de s’engager dans des activités politiques – autant l’exercice du droit de vote que l’implication dans des organisations politiques locales. Ce concept a permis d’aborder avec les élues à la fois leurs expériences professionnelles, mais aussi scolaires et d’engagement, dans leur communauté qui les ont poussées vers la politique et les ont aidées à établir leur crédibilité comme candidates. Deuxièmement, le concept d’« efficacité politique » s’appuie sur le travail de Diane-Michele Prindeville (2003) à propos de l’expérience de leaders politiques féminines autochtones du Nouveau-Mexique, élues et impliquées dans des organisations locales. La notion d’« efficacité politique » renvoie à la perception qu’ont ces femmes des résultats produits par leur engagement politique. Selon Prindeville (2003), le sentiment d’efficacité dépasse le simple fait d’avoir mené des projets à terme dans le sens où il concerne aussi l’influence positive qu’elles croient exercer sur les membres de leur communauté et le sentiment de contribuer à des changements sociaux et politiques dans leur communauté. Cela peut se mesurer, par exemple, par le fait d’avoir incité d’autres femmes à s’investir en politique. Le concept d’« efficacité politique » a permis d’aborder les objectifs politiques des élues de Kahnawà:ke, les obstacles rencontrés et leur degré de satisfaction envers leur travail dans un contexte où elles en étaient toutes à leur deuxième, voire leur troisième mandat.

La cheffe[2] Kahsennenhawe Sky-Deer détient un baccalauréat en psychologie obtenu en Floride. Élue pour la première fois en 2009 à l’âge de 29 ans, elle a été réélue en 2012, en 2015 et en 2018. Au moment de réaliser l’entrevue, elle était responsable des dossiers suivants : affaires administratives, code d’appartenance, législation et patrimoine. La cheffe Gina Deer a été policière (Peacekeeper) à Kahnawà:ke durant douze ans avant de se lancer en politique, en plus d’avoir travaillé à l’hôpital Kateri Memorial de Kahnawà:ke. Elle était également propriétaire d’une station-service. Élue pour la première fois en 2012, elle a été réélue en 2015 et en 2018. Au moment de réaliser l’entrevue, elle était responsable des dossiers suivants : développement économique, sécurité publique (Peacekeeper Services Board et Kahnawà:ke Gaming Commission) et commerce du tabac. Détentrice d’un baccalauréat en éducation à la petite enfance, la cheffe Rhonda Kirby a été enseignante de maternelle à Kahnawà:ke durant douze ans et a travaillé plusieurs années au développement d’un programme de prévention du diabète dans la communauté. Élue pour la première fois en 2006, elle a été réélue en 2009, en 2012, en 2015 et en 2018. Au moment de l’entrevue, elle était responsable des dossiers suivants : éducation et affaires sociales et communautaires, santé et relations Québec/Kahnawà:ke. Diplômée en anthropologie, en éducation et en droit, la cheffe Christine Zachary-Deom a été enseignante au primaire à Kahnawà:ke durant onze ans. Elle a également exercé la profession d’avocate, notamment pour le Mohawk Council of Kahnawà:ke. Élue pour la première fois en 2012 et réélue en 2015, elle ne s’est pas représentée lors des élections en 2018. Au moment de l’entrevue, elle était responsable des dossiers suivants : revendication territoriale de la seigneurie du Sault St-Louis, consultations et accommodements, justice et développement du musée de Kahnawà:ke.

Résumé des entretiens de recherche

L’entrée en politique

Les élues interviewées ont grandi à Kahnawà:ke et y ont passé la majeure partie de leur vie. Elles ont travaillé au sein de leur communauté durant plusieurs années avant de faire le saut en politique. Ces expériences ont pu constituer des « ressources » − pour reprendre le concept de Burns, Lehman Schlozman et Verba (1994, 1997) qui désigne les ressources dont dispose un individu qui peuvent favoriser sa participation politique (ressources financières, temps libre, degré de scolarité atteint et compétences citoyennes) − qui les ont incitées à s’engager en politique et les ont aidées à établir leur crédibilité comme candidates.

Contrairement aux constats formulés par Fiske (1989) et Voyageur (2008) dans leurs entretiens avec des femmes cheffes, le fait d’avoir vu des membres de leur famille s’impliquer en politique n’aurait pas eu d’effet direct sur le choix des élues de se porter candidates au conseil. Trois des cheffes interviewées comptent un membre de leur famille ayant siégé au sein du MCK. La cheffe Sky-Deer a, par exemple, relaté que sa famille avait été très active dans le mouvement de revitalisation de la langue mohawk à Kahnawà:ke. De la même façon, la cheffe Kirby a témoigné avoir retardé son entrée en politique le temps que ses enfants grandissent, ayant constaté au sein de son entourage la charge de temps qu’un tel travail représentait. En les écoutant, on comprend que ce sont surtout les circonstances de leur vie personnelle et professionnelle qui ont été déterminantes quant à leur décision de poser leur candidature. Elles désiraient relever un nouveau défi professionnel, ou cherchaient du travail lorsque l’occasion s’est présentée, et souhaitaient continuer à travailler pour leur communauté, comme en témoigne l’une des élues : « J’ai eu l’occasion de travailler ici dans la communauté durant 24 ans avant d’être élue, donc je me suis dit qu’il était temps que je redonne à la communauté » (Cheffe Rhonda Kirby).

Leur expérience se rapproche à cet égard du vécu des élues en poste dans d’autres communautés, dans la mesure où l’entrée en politique n’est généralement pas décrite comme le résultat d’un parcours linéaire, mais plutôt comme une décision découlant d’une « conjoncture d’éléments circonstanciels » dont la recherche d’un emploi ou d’un nouveau défi professionnel (Groupe de travail des femmes élues de l’APNQL et Conseil du statut de la femme 2010 : 9). Par leurs longues années d’expérience à Kahnawà:ke, les élues avaient une connaissance approfondie des enjeux propres à la communauté et sentaient que la politique leur permettrait d’exercer l’influence nécessaire pour mettre en oeuvre des changements concrets autour d’elles.

À la lumière des études consultées, l’un des facteurs qui distinguent Kahnawà:ke par rapport à d’autres communautés est l’affiliation de la famille aux milieux traditionalistes. Celle-ci aurait une incidence sur la décision d’un individu de se lancer en politique au sein du MCK, institution dont l’autorité est critiquée par ces milieux. Dans un tel contexte, le choix de s’engager serait plus difficile à défendre auprès de son entourage étant donné qu’une partie des membres de la communauté, plus près des mouvances traditionalistes des maisons longues (Longhouses), refuserait de participer aux activités du MCK. La cheffe Sky-Deer a par ailleurs décrit sa décision de se lancer en politique comme une occasion de tenter de rapprocher ces institutions qui entretiennent un rapport complexe.

Qualités et compétences clés

La quantité et la diversité des expériences de vie, professionnelles et scolaires, y compris le fait d’avoir vécu à l’extérieur de la communauté constituent, selon les élues, un atout fondamental en raison de la variété et de la complexité des situations qu’un membre du conseil est amené à gérer. Avoir travaillé longuement dans la communauté leur a par exemple donné l’occasion de connaître les enjeux locaux et la population, les aidant ainsi au quotidien dans le cadre de leur travail politique :

Il y a plusieurs choses qui peuvent te préparer à faire ce travail ; il n’y a pas de programmes ou de cheminement préétabli. L’expérience de vie est un des plus grands atouts. Plus tu possèdes d’expérience, mieux c’est. Plus tu es ouvert d’esprit, mieux c’est, car tu dois prendre en considération plusieurs facteurs et factions au sein de la communauté.

Cheffe Gina Deer

Les quatre cheffes ont parlé de l’importance des études postsecondaires − une perspective encouragée dans la communauté − pour que les jeunes aient accès à des emplois qualifiés et puissent travailler à Kahnawà:ke. Elles ont notamment souligné l’utilité des connaissances et des compétences interpersonnelles développées durant leurs études universitaires. Néanmoins, et malgré ces expériences, la période d’apprentissage lors de leur entrée en poste leur a parue « longue et ardue » alors qu’elles avaient hâte de s’impliquer activement dans leurs dossiers respectifs. En plus de qualifier le travail de cheffe d’« unique », les élues ont identifié un ensemble de compétences clés pour ce poste telles que : l’écoute, l’ouverture, la faculté d’adaptation, la capacité à négocier, à gérer plusieurs dossiers en même temps, à composer avec les critiques des membres de la communauté, l’aptitude à prendre la parole en public, ou encore à interagir avec les médias. Par ailleurs, c’est cette variété de dossiers et d’enjeux, associée au dynamisme de leur environnement de travail qui les a motivées à se présenter de nouveau après un premier mandat : « C’est un poste très unique […]. On touche à tout, que ce soit d’aider quelqu’un par rapport à un problème de logement ou encore traiter d’enjeux de taxation ou de droits territoriaux avec le gouvernement » (Cheffe Gina Deer).

Objectifs des élues

Les objectifs politiques décrits par les élues de Kahnawà:ke concernent en premier lieu le bien-être de la communauté, soit une volonté d’incarner un modèle de leadership positif, de défendre la souveraineté de Kahnawà:ke et de rassembler la communauté pour aller plus loin. De la même façon que les cheffes interviewées par Voyageur (2008) ont témoigné de leur sentiment de responsabilité vis-à-vis du bien-être de la communauté, les élues de Kahnawà:ke ont exprimé le désir de se servir de leur rôle afin d’exercer une influence positive sur les membres de la communauté, et en particulier auprès des jeunes, en faisant notamment la promotion de choix de vie sains. Elles le font, entre autres, en témoignant de leurs expériences de vie ou en transmettant messages sur des enjeux qui leur tiennent à coeur, tels que la persévérance scolaire par exemple, lors d’allocutions dans des événements locaux.

Ainsi, tout en étant très attachées à leur communauté, elles encouragent les jeunes à acquérir de l’expérience à l’extérieur de Kahnawà:ke − comme elles l’ont elles-mêmes fait pour le travail ou les études afin de découvrir d’autres réalités − et à y revenir ensuite pour mettre cette expérience à profit :

Je souhaite que davantage de gens aillent vivre ailleurs pour acquérir de l’expérience de vie, puis qu’ils reviennent. C’est quelque chose que nos Aînés prônent. Va explorer le monde, t’instruire, vivre ta vie, mais n’oublie jamais qui tu es, et, le moment venu, tu reviendras à la maison pour te mettre au service de ta communauté.

Cheffe Kahsennenhawe Sky-Deer

La promotion et la défense de la langue et de la culture mohawk sont également au coeur de leurs préoccupations. Possédant une connaissance de base de la langue mohawk alors qu’elles ont fait la plus grande partie de leur parcours scolaire en anglais, elles évoquent l’importance des initiatives qui visent à en faire une langue d’usage dans la communauté et du rôle des Aînés dans la transmission de la langue : « Je pense que les jeunes le voient comme une matière scolaire […]. Il faut qu’ils puissent l’entendre, bien vivante dans la communauté et en milieu de travail » (Cheffe Kahsennenhawe Sky-Deer).

Motivation et satisfaction à l’égard du travail politique

La façon dont les cheffes mesurent leur efficacité politique (Prindeville 2003) dépasse le simple décompte des projets et des politiques auxquels elles ont directement contribué qui, selon elles, mettent beaucoup de temps à se réaliser, mais touchent plus largement à leur sentiment de servir leur communauté. C’est ce qui les a notamment encouragées à se présenter de nouveau après un premier mandat. Les élues ont effectivement exprimé leur attachement profond envers Kahnawà:ke, un lieu où leurs familles vivent depuis plusieurs générations et qu’elles conçoivent comme propice à la transmission de la culture, de la langue et de l’histoire de la nation mohawk. Soucieuses des conflits qui divisent les membres de la communauté, elles souhaitent les rassembler – en tentant par exemple de rapprocher ou de faire en sorte que le MCK et les institutions traditionalistes collaborent – pour amener Kahnawà:ke à développer son plein potentiel. Il est primordial, pour elles, de « redonner » à la communauté dont elles sont issues, dans la perspective d’assurer un milieu de vie prospère aux générations à venir :

C’est plus qu’un emploi, c’est le fait de faire partie de la communauté, de faire de la communauté un endroit où il fait bon vivre, d’offrir des possibilités aux gens pour qu’ils aient une meilleure vie et soient des membres à part entière du tissu social de la communauté.

Cheffe Rhonda Kirby

La dimension collective des fonctions qu’elles exercent est aussi liée à l’importance qu’elles accordent à la famille, décrite comme une valeur primordiale à Kahnawà:ke. Proches de leurs parents, grands-parents, enfants et petits-enfants, elles ont longuement parlé des liens familiaux étroits entre les membres de la communauté. Cette proximité contribue à l’attachement profond qu’elles éprouvent envers leur communauté qui a eu une forte incidence sur leurs choix de carrière. Leur travail politique est pour elles une manière de prendre soin de la communauté. Tout comme les membres d’une famille prennent soin les uns des autres, elles veulent léguer une communauté viable à leurs enfants et petits-enfants : « Notre lien à la terre, c’est aussi ce qui nous lie à nos ancêtres et c’est ainsi que l’on sait que nous sommes ici chez nous, nous sommes d’ici, nos ancêtres étaient ici » (Cheffe Kahsennenhawe Sky-Deer). Qualifiant cette réalité de « caractéristique des communautés autochtones », les femmes cheffes de Kahnawà:ke accordent une place primordiale à la famille dans leur vie, ce qui par ailleurs concorde avec les témoignages d’autres élues autochtones. Le Groupe de travail des femmes élues de l’APNQL et le Conseil du statut de la femme (2010 : 17) souligne que les femmes sont très investies auprès de leur famille élargie, et que l’idée que la conciliation travail-famille constitue pour plusieurs élues autochtones « une réalité, une situation de fait » plutôt qu’une source de conflits. Ce dernier constat diverge à certains égards de l’expérience des élues de Kahnawà:ke. Devant l’imposante charge de travail que représente la fonction de cheffe, deux d’entre elles ont fait leur entrée en politique alors que leurs enfants étaient d’âge adulte. Cela laisse à penser qu’il est plus difficile pour les femmes plus jeunes ayant des enfants à charge d’entrer en politique et que la conciliation de ces responsabilités peut effectivement représenter une source de conflits (Anderson 2009 ; Voyageur 2008).

Être une femme élue à Kahnawà:ke, une ressource plutôt qu’un obstacle

Les études sur les réalités des élues autochtones font largement état des obstacles que celles-ci ont eu à affronter en tant que femmes dans ce domaine : le sentiment de n’être pas prises au sérieux, d’avoir à travailler plus fort pour prouver leurs compétences et de se voir assigner des dossiers « féminins » comme la santé ou l’éducation malgré leur intérêt envers une variété d’enjeux, etc. Ces défis seraient amplifiés par le fait qu’elles sont souvent minoritaires, voire les seules femmes présentes au sein de leur conseil (Groupe de travail des femmes élues de l’APNQL et le Conseil du statut de la femme 2010 ; Johnson 2000 ; Voyageur 2008). Plutôt que d’opter pour une approche qui envisagerait le genre comme facteur discriminant, la question du genre a été abordée par les élues comme une ressource potentielle en politique à Kahnawà:ke.

D’abord, elles ont décrit en détail les rôles et responsabilités des femmes au sein de la Nation mohawk, qualifiant celle-ci de « société matriarcale » où les femmes disposaient autrefois d’une indépendance et d’une autorité importante qui s’exerçaient, notamment, dans la gestion des terres et des récoltes, la sélection des chefs, ainsi que dans la transmission aux enfants de la langue, de la culture et de l’appartenance au clan. Aussi, les cheffes ont exprimé leur vision selon laquelle cette position d’influence aurait perduré. Bien qu’elles aient abordé brièvement les conséquences de l’imposition du modèle social patriarcal euro-canadien sur la position des femmes mohawk, ces valeurs seraient, selon elles, encore inscrites au sein des rapports sociaux dans la communauté. Elles contribueraient au fait que les femmes soient nombreuses à exercer des postes de leadership, non seulement au sein du MCK, mais aussi dans d’autres institutions comme les écoles et l’hôpital à Kahnawà:ke :

Je crois que cela fait partie de nos racines [...]. Et ces racines sont fondées en grande partie sur le travail des femmes [...]. Cette attitude selon laquelle les femmes ont l’autorité sur leurs enfants, ont le contrôle sur le travail qu’elles font et sur la nourriture qu’elles donnent à leurs enfants. Donc, c’est assez facile d’imaginer que devenir cheffe élue, c’est comme devenir mère. Nous prenons soin de notre famille, de notre communauté.

Cheffe Christine Zachary-Deom

Il s’agit pour elles d’une source de fierté qui contribue au caractère distinct de la nation mohawk, et qui fait en sorte que la forte présence des femmes au MCK, de même que dans des postes de direction ailleurs dans la communauté, n’est pas surprenante ou inhabituelle selon leurs dires. Tandis que des cheffes interviewées par Voyageur (2011) ont rapporté que la participation politique des femmes dans leur communauté était découragée du fait qu’elle contreviendrait à la « tradition » – une vision de la tradition influencée par la Loi sur les Indiens selon l’auteure –, les élues de Kahnawà:ke ont fait référence aux responsabilités traditionnelles des femmes mohawk comme source de légitimité par rapport à l’influence qu’elles exercent encore aujourd’hui en politique.

Un leadership au féminin ?

Comme le genre n’a pas été identifié par les cheffes comme source de discrimination dans le cadre de leur travail politique, les entretiens se sont davantage attardés sur la façon dont le fait d’être une femme pouvait être perçu comme une ressource. En premier lieu, les dossiers gérés par les femmes cheffes au MCK comprennent les questions sociales, sans toutefois s’y limiter. Les élues n’ont pas témoigné d’un traitement différencié en raison de leur genre, ce qu’elles ont lié une fois de plus aux valeurs matriarcales qui seraient présentes dans la communauté. Néanmoins, elles ont tout de même identifié des traits et des qualités propres aux femmes qui constituent, selon elles, des « atouts » en politique. D’abord, la capacité à gérer de multiples dossiers en même temps serait facilitée par l’expérience de celles qui ont eu à concilier leur vie de famille et leur carrière. De la même façon, la négociation et la résolution de conflits caractériseraient davantage leurs interactions avec les autres. Selon les cheffes de Kahnawà:ke, les décisions prises par les femmes élues s’appuieraient sur des réflexions approfondies et prendraient en compte l’ensemble des considérations relatives à un enjeu. Ce témoignage rejoint les propos des élues citées par le Groupe de travail de l’APNQL et le Conseil du statut de la femme (2010), selon qui la présence des femmes favorise un équilibre et une complémentarité des compétences et du style de leadership. Les élues de Kahnawà:ke ont cité des caractéristiques supplémentaires qui seraient propres aux femmes de la nation mohawk. Elles seraient, selon elles, plus franches, dynamiques, voire plus directes que leurs collègues masculins dans leurs échanges avec des acteurs externes à la communauté :

Cela fait partie de notre nature en tant que femmes mohawk. Nous sommes reconnues pour être plus loquaces et agressives. Plus passionnées, je crois, dans certains cas. Les femmes n’ont pas peur d’exprimer leurs émotions. Nous sommes toutes très ouvertes, très directes, nous disons ce que nous pensons et nous sommes à l’aise de le faire.

Cheffe Gina Deer

Ces traits les aideraient à défendre les intérêts de Kahnawà:ke dans le cadre de leurs fonctions de cheffe, ce qui contraste fortement avec le témoignage des cheffes publié dans l’étude de Voyageur (2008 et 2011) qui ressentaient de la pression à se montrer douces et maternelles, exigence avec laquelle leurs collègues masculins n’avaient pas à composer.

Défis associés au travail de cheffe

Le dernier thème des entretiens visait à répertorier les défis et obstacles auxquels les élues sont confrontées. Ce thème renvoie au concept d’« efficacité politique » − désignant l’évaluation que font les élues des résultats de leur travail (Prindeville 2003) − puisque les élues ont identifié les facteurs qui rendent plus difficile l’atteinte de leurs objectifs. L’un des principaux défis identifiés par les cheffes découle de la relation complexe entre les membres de la communauté de Kahnawà:ke et le MCK. Elles ont expliqué que la méfiance d’une partie de la population à l’égard de cette institution fait en sorte qu’elles doivent, dans certains cas, défendre leur décision de se porter candidate aux élections. Elles trouvent qu’il est également ardu de rassembler les membres de la communauté autour des projets portés par le MCK. Elles associent ce manque de confiance à des événements et des décisions dans lesquels le MCK a été impliqué, de même qu’à la perception selon laquelle il serait un organe du gouvernement fédéral imposé à la communauté qui aurait échoué à protéger celle-ci contre les empiétements territoriaux successifs, comme la construction de la voie maritime du Saint-Laurent inaugurée en 1959 par exemple. D’autres sujets contentieux, tels que le code d’appartenance et la question du droit de résidence dans la communauté, alimenteraient des divisions politiques de longue date à Kahnawà:ke (voir aussi Alfred 1995 ; Simpson 2014). En plus de ces divisions, elles ont souligné le défi que cela était de faire de la politique dans une communauté où les liens familiaux et interpersonnels sont étroits. Dans ce contexte, il arrive que les élus soient accusés de favoritisme, et les débats politiques deviennent souvent personnels.

Dans un contexte plus large, elles ont souligné que leur priorité politique, qui est de défendre les intérêts de Kahnawà:ke, se heurtait aux contraintes territoriales propres à la communauté et aux relations parfois difficiles avec les autres gouvernements. Elles ont effectivement qualifié la proximité de Kahnawà:ke avec la métropole montréalaise comme étant à la fois un avantage, en particulier économique, mais également un inconvénient compte tenu du fait qu’elle est ceinturée par les autoroutes, la voie ferrée, le pont Mercier, plusieurs municipalités, ainsi que la voie maritime du Saint-Laurent qui a coupé l’accès de Kahnawà:ke au fleuve. L’accès à une assise territoriale suffisamment grande est nécessaire selon les cheffes à la croissance économique et démographique de la communauté, mais est rendu difficile par la situation géographique de Kahnawà:ke. Évoquant des relations parfois conflictuelles avec les gouvernements canadiens et québécois, elles ont critiqué leurs tentatives d’imposer à Kahnawà:ke des lois et des politiques, alors que celle-ci se conçoit comme souveraine sur son territoire.

Enfin, les cheffes ont abordé les concessions personnelles qu’elles ont eu à faire en raison de la nature très exigeante de leur poste. En effet, être cheffe signifie qu’elles ont parfois des engagements le soir et/ou la fin de semaine et qu’elles doivent parfois se déplacer pour participer à des événements à l’extérieur de Kahnawà:ke. Elles ont aussi souligné avoir développé des stratégies au fil de leurs années d’expérience en politique pour composer avec les critiques et commentaires qui leur sont adressés en raison du rôle qu’elles occupent au sein du MCK.

Conclusion

Les défis relatés par les élues de Kahnawà:ke concerneraient d’abord le contexte socio-politique dans lequel elles exercent leurs fonctions et se poseraient, selon elles, de façon semblable aux hommes et aux femmes au sein du MCK. Le témoignage des élues de Kahnawà:ke offre une perspective unique sur une communauté où la participation politique des femmes est normalisée selon les cheffes interviewées, celles-ci occupant plusieurs postes au sein du conseil de bande et assurant la gestion de dossiers nombreux et variés.