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La mobilité des Métis des plaines de l’Ouest canadien évoque, au xixe siècle, les grandes chasses aux bisons et le transport des marchandises. Selon Brenda Macdougall, cette société était « perpétuellement en mouvement » (Macdougall 2010 : 93). Outre la chasse et le transport, ces déplacements étaient parfois liés à des événements naturels tels que les inondations et les feux de prairie (Teillet 2008 : 53)[1]. Malgré le fait que les Métis couvraient un large territoire, cette mobilité suggère un attachement profond à la terre ainsi que l’expression d’une identité distincte.

L’éclatement de la nation métisse − tant relaté par les historiens − après les événements de 1869-1870 à la rivière Rouge (Manitoba), puis de 1885 à Batoche (Saskatchewan), symbolise la mobilité de la dépossession territoriale et de l’exil (Ens 1996). Cet éclatement évoque, selon certains, une certaine rupture avec le territoire. Cependant, cette mobilité a lieu à l’intérieur même d’un territoire déjà connu (territoire ancestral de chasse) où des membres de la famille élargie vivent (Teillet 2008 : 55 ; Macdougall 2010). Dans de nombreux cas, les familles qui quittent le Manitoba (et plus tard, la région de Batoche) vont rejoindre des membres de la parenté déjà installés plus à l’ouest ou plus au sud au Montana et dans le Dakota du nord (Ens 1996 ; Macdougall et St-Onge 2013 ; Hogue 2015).

Après l’entrée du Manitoba dans la Confédération en 1870 et avec l’arrivée massive d’immigrants, la mobilité migrante perçue comme centrale à la construction du Canada supplante la mobilité autochtone alors perçue négativement, car gênante[2]. La période qui suit les événements de 1869-1870 au Manitoba engendre la fragmentation progressive du large territoire que les Métis fréquentaient[3]. Comme l’ont souligné Nicole St-Onge et Carolyn Podruchny, les Métis se battent en 1869-70 au Manitoba et en 1885 en Saskatchewan, non pas pour avoir accès à la propriété privée, mais bien pour « un droit d’accès collectif aux troupeaux de bisons, aux zones de pêche et aux sites d’hivernage ou de jardinage » (2012 : 61). Malgré l’empiètement et la dépossession par l’entremise du système de coupons de terre, les Métis maintiennent une connexion au territoire − qu’ils mettent en exergue au fil des années dans leurs multiples revendications politiques et juridiques − en maintenant des systèmes de savoirs faisant partie intégrante à leur culture, ce qui permettrait d’expliquer pourquoi les Métis perçoivent encore aujourd’hui la mobilité et le territoire comme deux concepts interreliés[4]. Il est important de souligner ici que la plupart des communautés métisses de l’Ouest canadien n’ont pas d’assises territoriales constitutionnellement protégées, à l’exclusion de huit établissements métis situés au centre et dans le nord de l’Alberta[5].

La théoriste autochtone Aileen Moreton-Robinson note que bien que les peuples autochtones aient été dépossédés de leurs terres, pour laisser de la place aux nouveaux arrivants, et déplacés par les pouvoirs coloniaux à travers la mise en place d’une multitude de politiques d’assimilation, ils n’ont pas pour autant perdu leur attachement à la terre et au territoire. Malgré l’emprise du pouvoir colonial sur les territoires autochtones, les ontologies autochtones n’ont, selon elle, pas été complètement détruites et/ou effacées (2003 : 31-32). La destitution et la dislocation des communautés auraient en fait entraîné des subjectivités diverses qui lient les personnes à la terre (Ibid. : 33). Elle ajoute que lorsque les femmes autochtones racontent leurs histoires de vie, ces dernières privilégient les relations intergénérationnelles entre les femmes elles-mêmes, les familles élargies et les communautés (Ibid. : 34). Pour Moreton-Robinson, il est important d’accentuer les différentes façons autochtones d’être dans le monde (ou ontologies).

En partant du cadre théorique proposé par Aileen Moreton-Robinson et en accentuant notamment l’idée que la destitution et la dislocation des communautés auraient en fait entraîné des subjectivités diverses qui lient les personnes à la terre (Ibid. : 33), plutôt qu’une rupture abrupte en rapport au territoire, l’objectif de cet article est d’accentuer le lien que les Métis avaient − et ont encore aujourd’hui − au territoire en privilégiant les savoirs écologiques des femmes dans la mesure où leurs savoirs ont souvent été ignorés ou minimisés. En effet, c’est le rapport que les Métisses ont au territoire (que celui-ci soit vaste ou plus étroit) et les savoirs écologiques qu’elles ont développés qui nous intéressent ici. Plus spécifiquement, on s’interroge sur la manière dont celles-ci ont maintenu une relation intime à la terre et à quel point leurs activités − lorsqu’elles peuvent encore s’y adonner − ont été, et sont encore, au centre du maintien et de la préservation d’une culture et d’une identité distincte.

Les droits autochtones étant définis sur des preuves qui privilégient les activités masculines (historiques et contemporaines) de chasse, de pêche et de piégeage, les activités dites « secondaires » comme la cueillette des petits fruits et des plantes médicinales qui, la plupart du temps sont exercées par les femmes, restent à ce jour « invisibles ». Lorsqu’elles sont connues, ces connaissances occupent rarement le devant de la scène notamment lors d’études sur l’utilisation traditionnelle du territoire et d’études environnementales ou de rapports juridiques. Malgré cette éclipse, les femmes continuent de percevoir, au travers de ces activités, leur relation à la terre et au territoire comme essentielle au bien-être de leurs communautés, mais aussi comme une expression de leur appartenance à un peuple (Van Woudenberg 2004 ; Kermoal 2016).

En premier lieu, nous examinerons pourquoi il est important de repenser l’idée d’attachement au territoire pour permettre une plus grande reconnaissance du rôle des femmes dans la transmission de certains savoirs et de certaines obligations liées au territoire. Pour ce faire, nous avons privilégié les écrits d’intellectuels autochtones. En deuxième lieu, l’analyse de témoignages historiques de Métisses − qui n’ont aucunement la prétention d’être exhaustifs, mais plutôt représentatifs d’un attachement au territoire − permettra d’illustrer le fait que certaines activités telles que le perlage et la connaissance des plantes médicinales à travers le temps et les espaces révèlent la persistance d’un ancrage au territoire et ce, malgré le colonialisme ambiant. Pour illustrer notre propos, les récits publiés de Victoria Callihoo et de Marie Rose Delorme Smith, ont été retenus. Nées en 1861, ces deux femmes ont accompagné leurs familles respectives lors des grandes chasses aux bisons. Elles ont également toutes deux bénéficié des enseignements de leurs mères et ont transmis leurs connaissances à leurs filles. Ayant vécu en Alberta, l’une au lac Sainte-Anne (situé à l’ouest d’Edmonton) et l’autre à Pincher Creek (situé dans le sud de la province), ces femmes étaient toutes deux reconnues pour leurs capacités à administrer des soins auprès des Premières Nations, des Métis et des nouveaux arrivants. Quoique Victoria Callihoo et Marie Rose Delorme Smith aient vécu des réalités différentes (que nous développerons dans notre deuxième partie), elles ont, tout au long de leurs vies et à leur manière, persisté dans leur rôle de courtiers culturels. Enfin, ayant favorisé une approche sur la longue durée, en nous appuyant sur une étude menée par la communauté métisse de Willow Lake (située dans le nord de l’Alberta) en collaboration avec le centre de recherche Rupertsland sur les Métis (Faculté d’études autochtones, University of Alberta), nous analyserons comment les femmes métisses perçoivent la continuité entre les activités écologiques de leurs ancêtres et celles qu’elles mènent encore aujourd’hui sur le territoire. En privilégiant la longue durée, nous espérons ainsi démontrer que les femmes ont joué − et jouent encore − un rôle majeur dans le maintien d’obligations relationnelles avec le territoire malgré les tentatives à la fois explicites et implicites des autorités coloniales de les effacer (Andersen 2021 : 21). En somme, nous proposons ici une exploration − certes incomplète − des contours de la socialité métisse qui représentent, non seulement la marque d’une identité, mais aussi l’expression d’une appartenance à un peuple (peoplehood en anglais) (Andersen 2021).

Pour une reconnaissance d’un attachement féminin au territoire

Dans sa critique de la politique de reconnaissance fédérale, Glen Coulthard (Déné) insiste sur le fait que l’histoire et l’expérience de la dépossession des territoires ont été la toile de fond dominante qui a façonné au fil du temps le caractère de la relation historique entre les peuples autochtones et l’histoire canadienne (2014). Selon lui, cette dépossession continue d’informer l’anticolonialisme autochtone. La question de la terre et du territoire est au coeur de la critique autochtone et des mouvements de résistance : « une lutte non seulement pour la terre au sens matériel, mais aussi profondément informée par ce que la terre en tant que système de relations et d’obligations réciproques peut nous apprendre pour vivre nos vies […] en termes non dominants et non exploitables » (2014 : 13). Cette normativité ancrée dans le territoire implique des savoirs et des responsabilités. Ce sont ces obligations relationnelles et ces engagements éthiques qui structurent, selon Coulthard, l’être autochtone (Ibid. : 13). La propriété foncière importe moins que d’être autochtone sur la terre. D’ailleurs, Leanne Simpson (Anishnabé) invite les peuples autochtones à « plonger dans leurs histoires, leurs philosophies, leurs théories et les concepts de leur propre culture afin d’engendrer des processus de régénération, de revitalisation, et de souvenir » (2011 : 148). Une connaissance des traditions intellectuelles autochtones (incluant les modalités des pratiques autochtones liées à la terre et des connaissances expérimentales de longue date) est, selon elle, source de vitalité pour le présent, mais aussi pour le futur. Cette résurgence doit passer par le territoire puisque c’est au coeur de ce dernier que les liens sont les plus forts et les plus familiers. La terre appartient au peuple et le peuple appartient à la terre (Simpson 2011).

Le rapport au territoire ou à un lieu précis est le fondement ontologique et épistémologique sur lequel les peuples autochtones structurent leurs façons d’être et privilégient leurs interactions. La terre est la base des responsabilités relationnelles à la fois au sein des familles, des communautés, avec les autres peuples, mais aussi avec des entités non visibles et non humaines (Innes 2013 ; Basso 1996 ; Cruikshank 2005). Ces formes relationnelles sont essentielles pour comprendre la résilience autochtone face au colonialisme.

Pour l’anthropologue Julie Cruikshank, les récits des Aînés Tlingit et Athapascans − avec lesquels elle a travaillé − révèlent que les savoirs locaux ne sont jamais encapsulés dans des traditions hermétiques, mais sont en fait produits lors de rencontres humaines. Ils évoluent et changent avec le temps et ces nouvelles formes de savoirs deviennent une expression importante de l’autochtonie. La relation au territoire est donc réaffirmée, transmise, enseignée et apprise grâce à la narration (Cruikshank 2005 : 3). Les histoires et les récits communiquent les valeurs relationnelles qui structurent l’autochtonie. Ces récits permettent de préserver et de transmettre les connaissances autochtones, mais également de résister à certains récits coloniaux qui ont tendance à effacer les passés autochtones pour justifier la dépossession. En s’appuyant sur l’exemple de Lilian Wuttunee, Shalene Jobin démontre comment sa grand-mère a réussi à véhiculer des enseignements nehiyawak (cris) « sur les façons d’être dans le monde, les façons d’interagir avec les autres humains et les animaux et les façons d’être en relation avec la terre » malgré le fait que son enfance ait été marquée par l’expérience des pensionnats (2016 : 51). Les récits que Lillian Wuttunee a laissés à ses enfants et ses petits-enfants n’accentuent pas nécessairement les enseignements reçus au pensionnat, mais plutôt son lien au territoire et son identité en tant que Nehiyawak. Malgré les tentatives d’assimilation forcée, Lilian s’est accrochée à ses traditions et les a transmises à une autre génération, liant ainsi plusieurs générations de femmes Wuttunee entre elles. Selon Jobin, en s’assurant de la transmission de sa culture par le récit, sa grand-mère a fait preuve d’un acte de résistance contre un système qui cherchait à détruire les épistémologies autochtones (2016 : 56).

Pour Aileen Moreton-Robinson et Waters (2009), l’intersection entre le genre et les relations de pouvoir est partagée consciemment ou inconsciemment par toutes les femmes autochtones. Ces conditions et ces relations les définissent discursivement dans le quotidien, mais façonnent aussi les problèmes auxquels elles sont confrontées. La décolonisation de la gouvernance autochtone et de la politique doit donc passer par la contribution des femmes dans la construction de la Nation (Kuokkanen 2009 et 2019). Dans un tel contexte, l’examen de la connaissance que les Métisses avaient du territoire est primordial afin d’appréhender les expériences par lesquelles leur relation (incluant leurs obligations) au territoire est continuellement renouvelée et rendue présente.

Se souvenir du territoire au féminin

Malgré l’incursion canadienne au Manitoba en 1869-1870, jusque dans les années 1880, la mobilité des Métis continue d’être déterminée d’abord par les troupeaux de bisons − du moins ce qu’il en reste − notamment dans le sud de l’Alberta et au Montana aux États-Unis, puis par d’autres activités comme le transport des marchandises, le travail journalier auprès d’agriculteurs, etc. Selon Macdougall et St-Onge, la chasse au bison englobait de nombreuses activités puisque les brigades étaient « engagées dans des efforts économiques complexes et multiformes en fonction de la saison, des besoins, des opportunités et des demandes externes pour leurs services et leur connaissance approfondie des plaines » (2013 : 24). Les brigades de chasse traversaient des territoires importants et avaient en commun certains points d’origine et certaines destinations. La rivière Rouge, le fort Edmonton et le fort Benton formaient un triangle régional à la périphérie des plaines. De ces centres de gravité, les Métis partaient vers la Plaine du cheval blanc (Manitoba), les collines aux Cyprès (Saskatchewan), la Montagne de Bois (Saskatchewan), Saint Laurent (Manitoba), Round Prairie (Saskatchewan), Buffalo Lake (Alberta). Certains représentaient des sites d’hivernage et d’autres, des points de rassemblement pour les chasses métisses (Macdougall et St-Onge 2013 : 24-25). Avec le temps, les voyages étaient de plus en plus longs du fait que les troupeaux de bisons étaient de plus en plus éloignés. Les familles qui hivernaient dans certaines régions, mais retournaient toujours vers un point d’attache (Edmonton, Saint-Albert, lac Sainte-Anne, Winnipeg, etc.), décidaient peu à peu de s’installer dans d’autres villages permanents afin de mieux rayonner pour mener à bien leurs activités économiques diverses.

Jusqu’à récemment, la plupart des récits de chasse étaient centrés sur les activités des hommes et les femmes ne semblaient pas avoir beaucoup de place dans une société qualifiée de « patriarcale ». La plupart des descriptions autour de la chasse au bison s’appuient sur les écrits d’Alexander Ross, les récits de missionnaires et sur les témoignages oraux de Métis comme Louis Goulet, Antoine Vermette, Peter Erasmus et Norbert Welsch. Pour le géographe Étienne Rivard, les témoignages de ces hommes renvoient à une territorialité et une géographie métisse d’avant 1870, à savoir une époque où les Métis parcouraient de longues distances sur un grand territoire (avec un large réseau de pistes emprunté par les charrettes de la rivière Rouge vers l’Ouest jusqu’aux Rocheuses et le Sud vers les États-Unis) pour mener à bien leurs activités commerciales et économiques (2012 : 144). Dans leurs réminiscences, ces hommes parlent surtout de chasse au bison et des activités liées à cette occupation. Pour Rivard, ces témoignages font apparaître en toile de fond une culture profondément ancrée dans le mouvement (la mobilité) avec un port d’attache (comme la rivière Rouge que l’on nomme le pays natal) duquel les Métis partent ou reviennent des sites d’hivernement éparpillés dans la prairie. Ce territoire, ils doivent le protéger contre certaines incursions ennemies, et notamment les Sioux[6]. Ces hommes dans leurs narrations mettent un point d’honneur à se distinguer des Premières Nations − bien qu’ils reconnaissent les liens de parenté qu’ils ont avec eux −, mais aussi des Euro-Canadiens et Américains qu’ils perçoivent comme inaptes à survivre dans la prairie, là où vit le bison (Rivard, 2012 : 146). Ayant raconté leur histoire à un âge avancé, Rivard voit un certain romantisme se détacher de ces récits masculins. La prairie représente le bon temps et la liberté. Bien que mentionnées, les femmes sont peu présentes dans ces récits. Pourtant, selon Brenda Macdougall, les femmes étaient au centre des réseaux de famille qui formaient les brigades de chasse. Ses études basées sur une analyse généalogique des familles révèlent de véritables constellations de famille éparpillées à travers l’Ouest canadien qui permettent non seulement de renforcer les liens de parenté, mais surtout d’ancrer solidement les Métis sur le territoire (2016 : 263)[7]. En outre, Émilie Pigeon et Carolyn Podruchny démontrent dans un texte intitulé The Mobile Village que malgré le fait qu’il existe une certaine persistance dans les études historiques à vouloir représenter la chasse et la gouvernance des brigades de chasse comme une affaire d’hommes, les femmes « jouent un rôle central en conduisant les charrettes de la rivière Rouge, en régulant l’ordre social dans les campements de chasse, et en aidant à faciliter une diplomatie pacifique entre les brigades métisses de chasse et les Premières Nations voisines » (Pigeon et Podruchny 2019 : 237). Les deux auteures mettent ainsi en évidence « une répartition genrée du pouvoir entre les hommes et les femmes » lors des grandes chasses aux bisons des années 1850-1860 (Ibid.). Ce qui vient contraster les écrits et les témoignages principalement axés sur des faits et gestes masculins. Dans leur analyse des règles entourant la chasse[8], elles soulignent que « le maintien de l’ordre social était crucial pour le succès de la chasse » (Ibid. : 244). La discipline imposée lors des expéditions de chasse − qui allait d’une simple remontrance à une mise à mort (lors de fautes graves) [Ibid.] − permettait de protéger la communauté et comme le relève Hogue de « tempérer les motivations du marché qui pourraient conduire [...] les chasseurs à détruire les ressources et les moyens de subsistance » (Hogue 2015 : 33). Grâce aux études de Gaudry (2014), ainsi que celles de Pigeon et Podruchny (2019), nous en savons plus sur la gouvernance communautaire des Métis (incluant le rôle des femmes). Toutefois, les études citées parlent peu de la manière dont les femmes conceptualisent leur relation au territoire sur la longue durée (bien après que le bison ait disparu) et de leurs obligations dans la préservation des savoirs écologiques ainsi que dans la gestion des ressources. Des femmes comme Victoria Belcourt Callihoo et Marie Rose Delorme Smith, nous ont laissé de précieux témoignages qui permettent d’ouvrir quelques pistes de réflexion.

Victoria Belcourt (1861-1966) était la fille d’Alexis Belcourt et de Nancy Rowand (Métis) du lac Sainte-Anne en Alberta (situé à 75 kms à l’ouest d’Edmonton). Son père cultivait la terre, chassait, trappait et faisait occasionnellement du frettage de marchandises. Sa mère était reconnue pour son savoir dans le réalignement des fractures et sa connaissance des plantes (Callihoo 1960 : 24). En 1948, Victoria Belcourt Callihoo − qui ne savait ni lire, ni écrire − partage ses souvenirs qui sont ensuite publiés dans la revue Alberta History en 1953, 1959 et 1960.

Victoria a 13 ans lorsqu’elle participe pour la première fois à une chasse au bison. Elle se souvient que les charrettes de la rivière Rouge partaient du lac Sainte-Anne vers Saint-Albert, puis vers Edmonton pour ensuite se diriger au sud dans la région de Buffalo Lake ou Tail Creek (région de Red Deer) qui réunissaient des centaines de familles (Doll et al. 1988). Avant de partir, les familles préparaient les champs et plantaient des jardins (Callihoo 1960 : 24-25). À l’âge de 17 ans, elle se marie à Louis Jérome Callihoo (d’origine iroquoise, né au lac Sainte-Anne en 1858) avec qui elle aura 12 enfants. Ensemble, ils cultivaient la terre, conduisaient des charrettes pour transporter des marchandises pour la Compagnie de la Baie d’Hudson entre Edmonton et Athabasca Landing et tenaient un hôtel au lac Sainte-Anne (Anderson 1985 : 145).

Marie Rose Delorme Smith est née elle aussi en 1861, à Saint François-Xavier, à la rivière Rouge. Elle était la fille d’Urbain Delorme Jr. et de Marie Desmarais. Les Delorme étaient aisés, Urbain Delorme Sr. (le grand-père) ayant acquis sa fortune grâce à la traite des fourrures (Mackinnon 2018 : 193). À l’âge de seize ans, sa famille l’a forcé à se marier à Charlie Smith, un commerçant de fourrure norvégien avec qui elle aura 17 enfants (Mackinnon 2018). Marie Rose Delorme ayant reçu une éducation des soeurs Grises laisse plusieurs écrits dont un manuscrit de 176 pages intitulé Eighty Years on the Plains dont plusieurs chapitres ont été publiés dans le Canadian Cattlemen en 1948 et dont l’original est encore accessible dans les archives du Glenbow à Calgary.

Pour Marie Rose Delorme Smith, qui a passé une bonne partie de sa vie d’adulte dans un ranch de la région de Pincher Creek au sud de Alberta, la vie dans la Prairie − celle de son enfance – représentait, pour elle, la liberté. Elle insistait notamment sur le fait qu’un hivernant, même loin de son village natal, était toujours chez lui. Son récit commence en 1868. Marie Rose avait alors sept ans lorsqu’elle accompagne sa famille pour une expédition de chasse. Elle décrit qu’après que les hommes aient chassé le bison, les femmes dépeçaient les carcasses des animaux, faisaient sécher la viande et préparaient le pemmican (Glenbow Library and Archives M-1154-4 : 12 et 19-20). Elles apprêtaient aussi les peaux (Glenbow Library and Archives M-1154-4 : 21-22 et 24-25). Les femmes chassaient fréquemment le petit gibier, elles savaient où ramasser les oeufs de canards, les plantes médicinales pour assurer le bien-être des membres de la famille ou de la communauté, ainsi que les baies et les légumes sauvages pour une alimentation plus variée et plus vitaminée (Glenbow Library and Archives M-1154-4 : 9-10 et 11). Selon Marie Hélène Parfitt (la fille de Marie Rose), c’est « aux genoux de sa mère » que Marie Rose apprend « à perler, cuisiner avec les légumes-racines et les herbes indigènes, tanner des peaux, faire du savon, et sécher la viande » (Pincher Creek Historical Society 1981 : 249). Outre leurs connaissances des plantes médicinales, comme beaucoup d’autres Métisses à l’époque, les deux femmes cousaient le territoire sur les vêtements qu’elles produisaient pour leurs familles et pour le monde extérieur. Les deux avaient acquis leurs savoirs de leurs mères respectives. Selon Marie Rose : « les leçons que j’ai apprises aux côtés de ma mère ont ensuite été mises en pratique lorsque mes gants en peau de daim faits à la main étaient très recherchés par les premiers colons de notre communauté, de Macleod à Pincher Creek » (Glenbow Library and Archives M-1154-4 : 2). D’ailleurs, elle dessinait ses propres patrons (Glenbow Library and Archives M-1154-4 : 170).

Les métisses sont reconnues pour avoir développé un style distinct de motifs floraux qui deviendra la norme à travers le Nord-ouest tout au long du xixe siècle. Ce style très prisé des voyageurs et des aventuriers leur valut l’appellation amérindienne de « peuple de broderies de perles à motifs floraux » en raison du style de perles qu’elles ont développé (Kermoal 2010 ; Racette 2005 ; Brasser 1985). Selon Marie Rose Smith, les femmes passaient de longues heures (surtout l’hiver) « à perler le devant des gilets, les poignets des manteaux ; et le garçon avec une chemise en peau de daim bien perlée était vraiment fier » (Glenbow Library and Archives M-1154-4 : 22-23). Elle ajoute que ce travail est « un processus fastidieux, car chaque perle a son propre point. Une grande partie de ce travail, je l’ai appris de ma mère […] (Glenbow Library and Archives M-1154-4 : 23). Victoria Callihoo souligne que les Métis, hommes et femmes portaient des jambières de velours noir brodé, les fournitures ayant été achetées auprès de la Compagnie de la Baie d’Hudson (Callihoo 1953 : 24).

Dans ses travaux, Sherry Farrell Racette note que les Métisses ont non seulement joué un rôle économique très important en vendant le fruit de leur travail à des étrangers de passage qui permettait souvent aux familles de survivre, mais elles ont aussi assuré, à leur manière, la diffusion de l’expression d’une identité, d’un territoire, d’une fierté et d’un nationalisme unique au Canada (2005 : 5)[9]. D’ailleurs, les sites archéologiques métis renferment des milliers de perles de verre de différentes couleurs. Ces perles représentant l’artefact le plus important sur les chantiers de fouille (Supernant 2020 : 93). En reproduisant les fleurs de la prairie, la créativité féminine a permis de cartographier le territoire sur les vêtements destinés aux membres de leurs communautés. Par conséquent, il existait des différences notoires entre les styles dépendamment des régions. Lors de son voyage dans l’Ouest canadien en 1859, James Carnegie, le 9e comte de Southesk, note que le long de la rivière Saskatchewan, le style était différent de celui de la rivière Rouge. Il fait la distinction entre un style de la rivière Rouge et un style de la Saskatchewan décrivant ce dernier comme plus flamboyant (1875 : 171). En 1847, lors d’un rassemblement de Métis au Bal de Noël à Fort Edmonton, Paul Kane observe aussi que les Métis « [brillaient] dans chaque ornement sur lequel ils pouvaient mettre la main » (1859 : 263). Fait intéressant, les lois coutumières de chasse des Métis incluaient la destruction des vestes portées par les hommes en cas d’infraction. En effet, lorsqu’un homme enfreignait le règlement, en allant chasser seul ou en mettant le groupe en danger, la bride de la selle de son cheval était coupée. Aussi, pour une faute plus grave, la veste brodée et perlée du coupable était lacérée au couteau détruisant ainsi d’un coup de lame des centaines d’heures consacrées à la création de broderies de perle (Ross 1856 : 249)[10]. Ainsi la famille entière était touchée par cette punition.

Pour Victoria et Marie-Rose, le perlage et la médecine traditionnelle étaient inséparables. Elles transféraient donc les pouvoirs de guérison des plantes qu’elles utilisaient dans leurs recettes médicinales sur les habits qu’elles confectionnaient pour la famille et pour les personnes à qui elles vendaient leurs produits. D’ailleurs, il serait intéressant d’analyser de plus près les plantes et les rhizomes que les femmes reproduisent sur les vêtements afin de mieux cerner leurs connaissances des plantes médicinales et nutritives et ainsi mieux comprendre les variations régionales. Les maladies faisant partie de la vie quotidienne, les connaissances et les compétences en matière de guérison des femmes étaient indispensables à la santé et au bien-être de la communauté (Kermoal 2016 ; Métis Centre 2008). L’expertise médicinale incluant l’obstétrique était principalement associée aux femmes mûres (ayant atteint la ménopause) ou aux « grands-mères » (nôkhoms) (Métis Centre 2008). Certaines de ces femmes sont devenues des sages-femmes respectées aidant d’autres femmes de leur communauté et/ou les nouveaux colons (Burnett 2011 ; Lux 2001). Les femmes avaient toutes des remèdes « maison » qu’elles confectionnaient, mais pour les maladies plus graves, une femme qui avait acquis une solide réputation de guérisseuse était consultée.

Grâce à leurs connaissances des plantes, Victoria Belcourt Callihoo et Marie Rose Delorme Smith jouissaient d’une notoriété bien établie. Victoria apprend les propriétés des plantes et les recettes médicinales pour administrer les soins aux côtés de sa mère qui, lors des chasses, soignait les chasseurs blessés par les bisons ou tombés de leur cheval (Callihoo 1960 : 24). Tout au long de sa vie Victoria administre des soins. Selon Vicky Kildaw (la fille de Victoria) dans un témoignage rapporté à Anne Anderson, sa mère était très demandée auprès des Premières Nations, des Métis et des non-autochtones en raison de sa connaissance de l’utilisation des herbes médicinales. Elle était souvent appelée au chevet des malades ou des mourants (Anderson 1985 : 145 ; Taylor 2008 : 81). En outre, comme d’autres Métis de son temps, elle croyait fermement à la capacité des eaux du lac Sainte-Anne − Manito Sakahigan ou « le lac des Esprits » − pour guérir des problèmes médicaux mineurs (Taylor 2008 : 81). Il est certain que Victoria entretenait un lien étroit avec cet endroit particulier[11]. En effet, le lac est reconnu pour ses vertus médicinales depuis les temps immémoriaux et chaque année depuis 1889, les Premières Nations et les Métis s’y déplacent pour un pèlerinage catholique[12].

Bien qu’elle parle peu de ses connaissances médicinales dans ses écrits, Marie Rose Delorme Smith exerce elle aussi, selon Doris MacKinnon, la médecine traditionnelle tout au long de sa vie. Les membres de sa famille se souviennent qu’elle a conservé jusqu’à sa mort un cahier volumineux détaillant les ingrédients de ses multiples recettes médicinales (Mackinnon 2012 : 76 ; Carpenter 1977 : 149). Cet ouvrage a hélas disparu. En outre, selon sa petite fille Jock Carpenter qui tient cette information de sa propre mère, Mary Hélène Smith Parfitt :

La profession de sage-femme de Marie Rose, exercée pendant qu’elle était au ranch, a continué une fois en ville. Les Indiens venaient en ville comme ils l’avaient fait au ranch, à la recherche d’un traitement pour les infections oculaires. En faisant bouillir une herbe comme Mère Gervais [la mère de Marie Rose] lui a enseigné, Marie Rose a baigné les yeux infectés avec le liquide refroidi et bientôt la rougeur et le drainage ont disparu. … Marie Rose avait pendant de nombreuses années été sage-femme et les médecins étaient mécontents de ne pas avoir été appelés pour les accouchements. Bientôt, Marie Rose a reçu une lettre de fonctionnaires d’Edmonton lui disant qu’elle devait renoncer à cette pratique.

Carpenter 1977 : 149

Les savoirs des femmes sont ainsi invisibilisés car ils étaient perçus par les médecins de l’époque comme une compétition gênante (Lux 2001 : 96).

Dans les deux cas, les lignes de transmission des savoirs liés au territoire (connaissances des plantes et perlage) se font de mère en fille assurant ainsi une continuité culturelle sur la longue durée. Ces pratiques d’enseignement perdurent d’une génération à l’autre puisque la fille de Marie Rose, Eva Forsland, sera également reconnue pour ses broderies de perles. Tout autant Victoria que Marie-Rose ont acquis grâce à l’observation, l’apprentissage et l’expérience, un répertoire encyclopédique des plantes et de leurs propriétés. Toutefois, les sources restent muettes sur la manière dont elles géraient ces ressources et comment cette gestion a évolué avec le temps, notamment en lien avec la fragmentation du territoire. Où se procuraient-elles les plantes et les rhizomes ? Les trouvaient-elles proches de leurs domiciles ou devaient-elles se déplacer ? Les faisaient-elles pousser dans leur jardin ? Échangeaient-elles des plantes avec d’autres femmes ? Observaient-elles et rendaient-elles compte des changements environnementaux touchants les espèces animales et végétales ? Quelles histoires étaient rattachées à la cueillette des plantes et des baies ? Comme le souligne Podruchny, Thistle et Jameson dans « Women on the Margins of Imperial Plots : Farming on Borrowed Land », malgré les revers de la colonisation, les femmes autochtones trouvent des moyens de préserver les traditions et une certaine souveraineté alimentaire (2018 : 166). Par exemple, Jesse Thistle souligne que sa grand-mère Nancy Arcand préparait son propre jardin. Elle obtenait les graines grâce à la vente de mocassins, de vestes, de legging et d’autres produits. Elle échangeait ce qu’elle produisait en trop. Grâce au savoir acquis sur le territoire et à ses pratiques agricoles, elle avait la capacité de s’adapter au fil du temps et des circonstances, surtout en cas de difficulté, d’éviction et de relocalisation (Ibid. : 171).

Malgré les multiples pressions d’une société en pleine mutation à la fin du xixe siècle et du début du xxe siècle, Victoria et Marie Rose continuent à côtoyer le territoire pour le bien-être des communautés environnantes. Dans le cas de Victoria Callihoo, elle évolue sur un large territoire du fait des activités de frettage qu’elle exerce avec son mari. Toutefois, le lac Sainte-Anne restera son lieu d’ancrage pour la majeure partie de sa vie[13].

Dans le cas de Marie Rose Delorme Smith[14], sa biographe Doris McKinnon (2012) insiste beaucoup sur son ambiguïté identitaire qui la pousse à un moment de sa vie à s’identifier comme une pionnière. Bien qu’elle ne s’affiche plus ouvertement comme métisse, cette auto-identification ne fait cependant pas d’elle une non-métisse. Dans ses travaux, l’historienne Martha Harroun Foster constate que certains Métis de la communauté de Spring Creek au Montana qui avaient participé à la traite des fourrures, devenus avec le temps des gens d’affaires impliqués dans de vastes réseaux commerciaux, ne s’affichent plus nécessairement comme Métis (2006 : 205). Harroun Foster démontre en fait que pour ce groupe de Métis du Montana, une identité métisse privée a survécu. Toutefois, si cette identité est devenue complexe et situationnelle hors de la communauté, elle est néanmoins restée enracinée dans les réseaux de parenté qui avaient été établis dans le cadre de la culture de la traite des fourrures (2006 : 220)[15]. Cheryl Troupe note aussi dans ses travaux que certaines femmes métisses vivant dans des communautés métisses aux abords des villes « cessent consciemment de se référer comme Métis lorsqu’elles sont en compagnie de non-Autochtones » (Troupe 2009 : 82).

Une relecture des écrits par et sur Marie Rose permet d’établir qu’il ne semble y avoir aucune ambiguïté quant au fait qu’elle gardera toute sa vie un lien étroit au territoire à travers le perlage et le ramassage des plantes. Elle perpétue non seulement une socialité métisse au territoire, mais aussi aux autres peuples qui l’entourent en administrant des soins aux Premières Nations, aux Métis et aux nouveaux arrivants. Elle s’acquitte de ses responsabilités comme elle le faisait auparavant lors des grandes chasses aux bisons ou lorsque sa mère lui enseignait des recettes médicinales et ce, dans un contexte hostile où être Métis est devenu difficile (surtout après la défaite à Batoche en 1885 et la pendaison de Louis Riel à Régina la même année).

Selon Chris Andersen, les contours de cette socialité métisse − autant en lien avec le territoire qu’avec les autres peuples − doivent non seulement être rendus visibles, mais également être mieux compris et ce, sur la longue durée. Victoria et Marie Rose continuent d’honorer certaines relations sociétales apprises à une période où les Métis contrôlaient encore leur destinée. À la fin du xixe siècle et au début du xxe siècle, les deux femmes apprennent à naviguer les interdictions, les restrictions et les changements liés au territoire pour poursuivre des activités dites « traditionnelles ». Malgré les difficultés et les défis qui s’imposent à elles, elles continuent d’exprimer leur identité en honorant leur relation au territoire − en visitant des lieux particuliers − par l’entremise de la cueillette des plantes, des histoires et des broderies de perle qui s’y rattachent.

Une connexion au territoire qui perdure

Au cours du xxe siècle, l’avancée sur les terres en Alberta va en s’accélérant du fait de l’urbanisation, du développement de projets pétroliers, gaziers et miniers. Le développement apporte avec lui son lot de problèmes. Lors d’un forum sur la santé organisé à Edmonton (Alberta) à l’automne 2019 par la Nation métisse de l’Alberta, les 160 participants présents – représentants les différentes régions de l’Alberta[16] − ont très clairement exprimé qu’un accès facile à la nature et une connexion à la terre par l’entremise d’activités traditionnelles comme la cueillette des baies, des plantes et la chasse étaient essentiel à leur bien-être et à leur santé (Wolbeke Minke et al. 2020 : 4). Dans le même souffle, ils disent être préoccupés par les effets néfastes de l’industrie sur l’environnement, c’est-à-dire par : la pollution des raffineries, les déversements d’hydrocarbures, les niveaux élevés de radon ou la variation des niveaux d’eau dans les aquifères (Ibid. : 7). Ils sont soucieux de l’avenir car leur mode de vie traditionnel est perturbé par des zones de développement toujours plus importantes qui engendrent souvent une perte de connaissances liées au territoire et un fossé intergénérationnel entre aînés et jeunes qui continue à se creuser (Ibid.). Des routes sont construites et les zones qui, auparavant, avaient été largement épargnées sont désormais soumises à des changements majeurs. À mesure que les territoires deviennent de plus en plus affectés par le développement, la conservation fondée sur les connaissances traditionnelles est interrompue.

Les femmes qui chassent, pêchent, trappent avec leur mari sur leur territoire traditionnel depuis plusieurs décennies observent et rendent compte de la dévastation des espèces animales et végétales. Elles sont particulièrement attentives aux changements climatiques. Dans un récent rapport publié par le Rupertsland Center for Métis Research − qui avait pour but de relater l’expérience des femmes sur le territoire −, les femmes de la communauté métisse de Willow Lake dans le nord de l’Alberta se disent inquiètes pour l’avenir. Les membres de la communauté située à environ 35 km au sud-est de Fort McMurray résident près d’Anzac sur les rives des lacs Grégoire et Willow. Les recherches menées auprès des membres de la communauté révèlent une utilisation continue des terres pour la subsistance combinée au travail salarié. De génération en génération, par l’entremise des activités traditionnelles liées au territoire et grâce au partage, les familles et les membres de la communauté sont partiellement nourris de viande d’orignal, de baies et de poisson (Willow Lake 2020 : 1). Toutefois, l’intensification de l’exploration pétrolière et gazière depuis 2005 et le développement de réseaux de transport dans le nord-est de l’Alberta ont entraîné des changements considérables dans la région liés à la déforestation, à l’assèchement des zones marécageuses, à la réduction du nombre de certaines espèces fauniques, végétales et halieutiques et à une occupation plus dense du territoire par des non-résidents (les travailleurs des chantiers gaziers ou pétroliers et les visiteurs qui viennent pour la chasse ou la pêche) (Ibid. : 3). Ces pressions croissantes du développement, combinées à une réglementation gouvernementale autour de l’accès aux ressources et des pratiques de récolte traditionnelles, ainsi que les incendies gigantesques de forêt − comme celui de Fort McMurray en 2016 − restreignent de manières significatives les activités traditionnelles qui favorisent le maintien de leur mode de vie, de leur culture et de leur identité distincte (Ibid.).

Collectivement, les femmes interrogées dans le cadre de l’étude se remémorent le paysage naturel de leur enfance, voire celui de leurs parents par l’entremise d’histoires entendues lorsqu’elles étaient enfants. Bien qu’elles mettent l’accent sur le lien indissoluble qui existe entre l’environnement, l’utilisation des terres, la santé et la vitalité de la communauté, elles sont préoccupées par les changements survenus sur le territoire et par leur capacité à maintenir un mode de vie métis (Ibid. : 42).

À travers l’observation qu’elles en font, les plantes et les baies sont le baromètre de l’ampleur des changements climatiques dans la région. La couleur et la luminosité des feuilles des arbres et des arbustes déterminent, selon elles, la santé du monde qui les entoure. Les feuilles ternes, tachetées de brun ou argentées indiquent un environnement en souffrance (Ibid.).

Elles observent aussi une baisse significative des quantités de baies comme les bleuets dans la région. Leurs souvenirs d’enfance et les histoires racontées par leurs mères et leurs grand-mères leur rappellent un temps où les pénuries de petits fruits n’existaient pas. Maintenant, les buissons poussent, mais les baies ne viennent pas, se dessèchent ou ne mûrissent pas sur l’arbuste. Dans le passé, elles pouvaient cueillir les fruits près de leur domicile à distance de marche alors qu’aujourd’hui, les arbustes ont disparu nécessitant de s’éloigner de plus en plus loin du domicile pour la cueillette (Ibid. : 11-12).

Les plantes médicinales aussi disparaissent. Celles associées à l’eau, comme la menthe et la belle angélique, sont de plus en plus difficiles à trouver. Les femmes ont déclaré avoir appris leurs compétences associées aux savoirs médicinaux de leurs mères et grands-mères, bien que de nombreuses femmes mettent aussi l’accent sur leurs propres recherches, études et résultats (Ibid. : 38). Ces savoirs reposent sur la capacité à identifier correctement et à classer les arbres, les plantes et les racines ; à connaître la délimitation du territoire où ceux-ci poussent ; à connaître les itinéraires vers ces territoires ; et à exploiter l’environnement de manière responsable pour maintenir l’accès à ces ressources. Les savoirs médicinaux impliquent également la connaissance des cérémonies culturelles pour s’assurer que le respect spirituel approprié, enchâssé dans la relation, est démontré (Métis Centre 2008). Pour enseigner les concepts qui sous-tendent ces relations, de nombreuses histoires capturent les valeurs qui doivent être honorées. Ces histoires sont, selon les Aînés, préférablement racontées dans la langue Michif ou en Cri (Ibid.).

Pour les femmes, la transmission des connaissances est essentielle à la continuité culturelle. Toutefois, la programmation de l’enseignement des savoirs doit se faire autour des horaires scolaires, ce qui rend la démarche difficile. En outre, il faut s’enfoncer toujours plus loin dans le territoire du fait du développement et de la présence humaine. Ces activités demandent de plus en plus de temps et de persévérance (Willow Lake 2020 : 38).

Conclusion

Les Métisses sont généralement sous-représentées au sein des conseils de gestion de terre, dans les études sur l’utilisation du territoire et dans les études juridiques réalisées dans le cadre d’une reconnaissance des droits autochtones. Quoique leurs connaissances soient sous-évaluées et sous-utilisées, le rôle qu’elles jouent dans l’intendance du territoire demeure une source importante d’information − et de fierté sur un plan plus personnel − à une époque où les territoires métis traditionnels sont convoités par des projets de développement à grande échelle.

Les Aînés et les membres des communautés sont inquiets de voir leur relation ontologique (ainsi que celle des générations futures) avec la terre constamment remise en question du fait de la fragmentation du territoire liée à l’exploitation des ressources naturelles et de la pollution qui engendre la disparition d’espèces animales et végétales. Pour les femmes, il est temps de revitaliser les enseignements des ancêtres (qu’elles appellent affectueusement les « grands-mères » − comme Victoria Belcourt Callihoo ou Marie Rose Delorme Smith) au bénéfice des familles et des communautés métisses. Selon Jennifer Adese, les communautés ont appris à oublier une économie tournée vers le bison. Toutefois, les femmes ont été les gardiennes des savoirs liés au territoire. Comme nous avons tenté de le démontrer, ces connaissances sont « dynamiques, adaptables et adaptés aux nouveaux contextes écologiques ce qui a permis aux Métis, en tant que peuple, de survivre » (Adese 2014 : 58). Des recherches plus approfondies sont nécessaires pour mieux comprendre l’ampleur des modalités des savoirs écologiques des Métisses et leur adaptation dans le contexte colonial canadien sur la longue durée afin de rendre compte des ruptures et des continuités. Par leurs connaissances, leurs observations, leurs expérimentations et leurs compétences, les Métisses jouent un rôle important dans le maintien du lien entre le passé et l’avenir. Ce rôle peut être compris dans le contexte de la mobilité pour accéder aux ressources, à la famille élargie, à la communauté dans laquelle elles vivent, au partage, à l’édification de la nation et à la gouvernance du territoire (Hodgson-Smith et Kermoal 2016 : 165-166). Le maintien des relations des femmes métisses avec leurs terres et territoires traditionnels, les pratiques de gestion durable ainsi que leurs connaissances liées au territoire sont la clé du maintien et de la préservation d’une culture métisse distincte.