Corps de l’article

En 1983, l’Association des musées canadiens (ci-après « AMC ») lançait Muse, une revue s’adressant aux professionnels de la muséologie au Canada. Sous la tutelle d’un comité éditorial composé de spécialistes des musées, la revue se consacre aux enjeux auxquels les institutions font face, allant de thèmes généralistes comme le rôle des conservateurs et la gestion des ressources humaines à des questions plus pointues comme l’administration de collections d’armes. De par la diversité des thèmes abordés et la pluralité des auteurs – du praticien de renom à l’étudiant stagiaire –, c’est un objet d’étude particulièrement intéressant pour cerner les enjeux et réflexions qui préoccupent les acteurs du milieu muséal.

Dans le cadre de ce numéro spécial sur le rapatriement et ses multiples dimensions relationnelles, cet article propose de rendre compte des discours diffusés dans la revue Muse sur le thème de la gestion du patrimoine autochtone dans les musées. Les vingt premières années de la revue concordent avec une période de remise en question de l’autorité des muséologues vis-à-vis de la gestion du patrimoine autochtone. En effet, de nouveaux rapports de force s’installent entre les acteurs du secteur muséal et les acteurs de la lutte pour la reconnaissance des droits autochtones. La médiatisation et l’internationalisation des prises de parole et des initiatives de revendications autochtones au cours des Trente Glorieuses mènent à l’organisation d’actions publiques au Canada dans les années 1980. Ainsi, en 1988 la Première Nation des Cris du Lac Lubicon lance un boycott de l’exposition Le Souffle de l’esprit (The Spirit Sings: Artistic Traditions of Canada’s First People) présentée au Glenbow Museum. Le boycott vise à rendre compte des combats territoriaux et culturels autochtones. Pour l’anthropologue Bruce Trigger, le cas du Glenbow Museum

a prouvé qu’au moins un musée canadien important est encore prêt à monter une exposition malgré les protestations d’associations représentant presque tous les groupes autochtones du Canada, qui dans ce cas ont été insultés de voir une exposition voulant mettre en valeur la créativité des Autochtones au moment de la découverte par les Européens, être commanditée par une société pétrolière dont l’activité actuelle risque de détruire l’économie traditionnelle et le mode de vie des Cris de Lubicon Lake

Trigger dans Harrison, Trigger et Ames 1988 : 23[2]

Ce boycott médiatisé à l’international souligne les enjeux moraux et politiques liés à la gestion du patrimoine autochtone par les musées. Pour Bruce Trigger, « [i]l est clair qu’un nombre croissant d’Autochtones acceptent difficilement l’idée qu’une partie importante de leur patrimoine soit maintenant sous le contrôle d’anthropologues et de muséologues euro-canadiens » (ibid. : 22). Si cet anthropologue démissionne du Musée McCord pour signifier son désaccord avec les pratiques muséales, les réactions des muséologues vont prendre de multiples formes. La période allant de la fin des années 1980 au début des années 2000 correspond à une période de conscientisation des muséologues et des musées. On assiste à la médiatisation de débats et d’actions au sein du secteur en faveur d’une reconnaissance de l’autorité et d’une inclusion des Autochtones dans le contrôle et la gestion de leur patrimoine : ainsi, en 1982 l’exposition New Works by a New Generation met en valeur les oeuvres d’artistes contemporains autochtones, en 1985 l’une des tables rondes du Congrès de l’AMC s’intitule « C’est un ouvrage autochtone ; où va-t-on mettre ça ? » et en 1988 l’Université Carleton accueille la conférence « Préserver notre héritage : une conférence de travail entre les Musées et les Premières Nations ». Cette volonté de changement est symbolisée par la mise sur pied, en 1990, du Groupe de travail sur les musées et les Premières Nations, créé conjointement par l’AMC et l’Assemblée des Premières Nations. Dans ce contexte de mutation, comment les revendications autochtones et les critiques à l’égard des musées ont-elles transformé les discours des muséologues canadiens et leurs méthodes de gestion des collections autochtones ? Entre 1980 et 2000, quelles idées et quelles actions sont développées par le secteur muséal canadien pour engager les Autochtones dans la gestion de leur patrimoine ?

La revue Muse, un objet d’étude sur les pratiques des muséologues canadiens

Cette étude vise à comprendre quelles ont été les modalités de reconnaissance des revendications autochtones à l’égard de leur patrimoine culturel par le secteur muséal canadien. Pour ce faire, nous proposons une synthèse et une contextualisation des discours des muséologues canadiens en marge de la création, en 1990, du Groupe de travail sur les musées et les Premières Nations, soit de 1980 à 2000. Nous allions deux méthodologies complémentaires. D’une part, une étude de cas portant sur la revue Muse. Elle consiste à analyser systématiquement les discours des auteurs de textes se référant au champ lexical autochtone, du premier numéro de la revue, en 1983, jusqu’au volume 10(4) en 2002. Ce segment nous permet d’observer sur vingt ans l’évolution des connaissances diffusées à propos de la gestion des collections autochtones, et ce, dans les multiples aspects traités par les auteurs, soit la collecte, la conservation, la recherche, la médiation, l’exposition, l’accessibilité et le rapatriement d’objets autochtones. D’autre part, une revue de la littérature en muséologie situe les discours publiés dans notre étude de cas par rapport aux tendances évoquées par les chercheurs du domaine de la muséologie dans les années 1980 à 2000 afin de contextualiser les positions des muséologues canadiens et de rendre compte des enjeux apparents et sous-jacents à leurs prises de parole dans Muse.

Muse comme objet d’étude

Nous considérons la revue Muse comme un espace d’élaboration et de diffusion de connaissances capable de nous renseigner sur la culture scientifique, culturelle et opérationnelle de la communauté des muséologues canadiens des années 1980 à 2000. En effet, ce périodique est une revue spécialisée destinée à un lectorat de professionnels. Elle a été créée par l’AMC pour ses adhérents. Contrairement à ses consoeurs provinciales, cette association, fondée en 1947, fédère « un réseau national réunissant tous les intervenants du milieu dans le but de prendre la parole au nom des musées canadiens » (AMC s.d.). La revue Muse a été créée pour informer les adhérents de l’association en diffusant des connaissances de nature professionnelle et scientifique. C’est un espace de circulation des savoirs, c’est-à-dire de production et de réception d’informations, écrites par des individus énonciateurs – les professionnels auteurs des textes venant majoritairement du secteur muséal (directeurs, conservateurs, commissaires d’exposition, employés, stagiaires) mais également des chercheurs, des artistes et des personnes publiques –, pour un lectorat de destinataires précis – les professionnels adhérents à l’AMC. La mission de la revue, la nature des énonciateurs et la communauté des récepteurs font de l’analyse systématique des textes qu’elle publie une étude de cas appropriée pour rendre compte des idées, des pratiques, des expériences et des enjeux intéressants les muséologues canadiens des années 1980 à 2000 au regard de la gestion du patrimoine autochtone.

Cadre de la recherche archivistique

N’ayant pas fait l’objet d’une numérisation et d’un téléversement sur une base de données en ligne, les volumes papier de la revue ont été consultés physiquement entre janvier et février 2019 à Bibliothèque et Archives nationales du Québec et à la Bibliothèque de l’Université du Québec à Montréal qui recensaient, à elles deux, les 77 numéros de la période allant d’avril 1983 à décembre 2002, soit les volumes 1(1) à 20(6), à l’exception du volume 17(2) de 1999, demeuré introuvable. La structure standard d’un numéro contient six segments : l’éditorial, le courrier des lecteurs, les profils de musées, les articles de fond, les critiques d’expositions et les comptes rendus d’ouvrages ; aussi certains numéros sont thématiques. L’étude prend en considération les éditoriaux, courriers des lecteurs et articles de fond en version française portant mention de termes renvoyant au champ lexical « autochtone », que le patrimoine autochtone soit le sujet central ou contingent. Le corpus final rassemble soixante textes, soit quatre éditoriaux, trois courriers des lecteurs et cinquante-trois articles, dont dix et cinq sont respectivement recensés dans les numéros thématiques « Les musées et les Premières Nations » en 1988 et « L’essence des musées nordiques » en 1990. Notre analyse examine les contenus informatifs et argumentatifs des articles, mais ne prendre pas en considération les contenus imagés, le graphisme et la mise en page, ainsi que les illustrations avoisinants les textes. Longs de trois à quatre pages en moyenne, les articles prennent la forme de textes théoriques, de points de vue ou d’exposés d’expériences directes et d’études de cas. Ils sont signés par cinquante-cinq auteurs, dont treize indiquent dans la revue leur appartenance autochtone. Les auteurs sont des praticiens, directeurs de musées et enseignants-chercheurs autochtones ou non. Plusieurs se démarquent par leur activisme dans leurs engagements professionnels, c’est-à-dire leur implication notable dans des initiatives de reprise de contrôle des communautés autochtones sur leurs patrimoines en tant que responsables d’opérations de rapatriement d’objets, commissaires d’expositions et chargés d’enseignement en études autochtones ; on pense notamment à Gloria Cranmer Webster et Kahente Horn-Miller.

Cadre de la recherche analytique

Les soixante articles ont été lus et résumés en fiches individuelles. Chaque fiche paraphrase le contenu argumentatif de l’article en reformulant et synthétisant les données écrites, recense les citations significatives et intègre une courte biographie de l’auteur. Ces fiches ont été compilées dans une base de données conçue sur Filemaker afin de permettre un catalogage selon plusieurs champs de recherche : date, auteur, sujet principal ainsi que 4 à 7 mots-clés par entrée, dont les plus utilises sont (par ordre alphabétique) : autodétermination, collaboration, collection, conservation, éthique, exposition, formation, politique, rapatriement. Le travail de fond a consisté à mettre en relation les fiches afin de catégoriser et de corréler leurs contenus pour cerner les principaux axes de réflexion et de clivage du corpus. Les soixante-dix pages de fiches ont été analysées et condensées plusieurs fois, afin de segmenter les articles en idées clés et d’opérer des recoupements entre les articles selon des unités de sens. En parallèle, la revue de littérature a permis de mettre en relation les idées clés ressortant du corpus avec les écrits scientifiques en muséologie. Les démarches de traitement des données, de recherche bibliographique et d’analyse ont été menées conjointement et elles se nourrissent entre elles.

Cet article présente les principaux concepts émergents de l’analyse. Un préambule sur les tendances liées à la gestion des collections dans les musées sert à contextualiser les résultats. Ensuite, trois axes thématiques sont analysés successivement.

  • Le premier axe, intitulé « Énoncer les biais de la gestion du patrimoine autochtone », rend compte des thèmes de la dépossession, de l’exploitation et de l’assimilation.

  • Le deuxième axe, intitulé « Rééquilibrer les pouvoirs entre musées et communautés autochtones », analyse les discours et les actions visant l’émancipation, l’accessibilité et la cogestion.

  • Le troisième axe, intitulé « Gérer les rapatriements d’objets autochtones », traite des enjeux d’autorité, de propriété et de rapatriement.

L’étude révèle certaines promesses et nouvelles pratiques du milieu muséal canadien en accord avec les revendications autochtones, mais aussi certains leurres et actes controversés. Il confirme et illustre la persistance de tensions entre deux postures argumentatives en conflit : le devoir de préserver les collections publiques et la reconnaissance des intérêts des communautés autochtones à contrôler leurs patrimoines. En 1988, Michael Ames, Julia Harrison et Trudy Nicks soulignent déjà l’incapacité du secteur à concilier ces missions conflictuelles. Pour eux, ce conflit explique l’incapacité de muséologues réunis en 1986 à rédiger une « politique commune [des musées possédant des collections ethnologiques importantes] pour répondre aux Autochtones qui demandent le retour des collections » (Ames, Harrison et Nicks 1988 : 53).

Préambule : La muséologie des années 1980-2000, vers une réforme de la gestion des collections

Le renouveau du modèle muséal

Dans le champ de la muséologie, les années 1980 à 2000 sont une période d’internationalisation des échanges et d’amorce de transformation du secteur. Après 1945, le développement spectaculaire de la quantité de musées à travers le monde (Poulot 2001), la professionnalisation des praticiens, les nouveaux réseaux de diffusion (associations internationales, colloques) et la naissance d’une muséologie universitaire engendrent des questions sur le sens des musées. Parmi les événements d’envergure internationale sur la raison d’être des musées, citons le colloque de l’UNESCO sur « Les musées dans le monde d’aujourd’hui » en 1969, la conférence du Conseil international des musées (ICOM) « Museum and the Continuity and Identity of Indigenous People » en 1986, le Sommet de San José de l’American Association of Museums « Museums and Sustainable Communities » en 1998 ou le colloque sur « L’avenir des musées » de la Réunion des musées nationaux en France en 2001. Les réflexions critiques sur le modèle traditionnel de musée se multiplient : ses valeurs, son écosystème d’acteurs et ses missions sont scrutés (Hainard 1984 ; Weil 1995 ; Poulot 2001 ; Montpetit 2002). La tendance est à la prise de distance face au modèle traditionnel de musée. Dans les années 1980, la nouvelle muséologie incarne la volonté de changements. Ce courant de pensée transforme durablement de nombreux musées qui se décentrent des objets au profit d’une muséologie sociale (Mairesse 2002), c’est-à-dire tournée vers les publics et la société (Weil 2002) où les communautés et les visiteurs sont considérés à la fois comme des spectateurs à satisfaire en intensifiant l’offre culturelle (à coup d’expositions attrayantes reposant sur une circulation à grande échelle d’objets échangés et empruntés entre musées) et des acteurs du discours muséal. Ce nouveau paradigme fait émerger de nouveaux rapports de force. Les visiteurs, groupes activistes et minorités demandent des comptes (Cameron 1990 : 17) et peuvent « d’une certaine manière censurer l’exposition, et intervenir sur la propriété des collections » (Poulot 2001 : 193).

Les musées face aux patrimoines coloniaux

De la sorte, les mouvements de décolonisation des trente Glorieuses (1945-1975) amorcent un réexamen des rapports entre les musées et les patrimoines culturels coloniaux. Le tournant du xxie siècle concorde avec d’importants débats pour réformer l’« éthique de la propriété culturelle » (Price 2001 : 463). Prenant appui sur les théories des études culturelles, des muséologues, anthropologues et historiens reconsidèrent les actions des musées en termes de stratégies d’oppression. Les questions relatives à l’autorité et au pouvoir de sélectionner et de rejeter, de catégoriser et de nommer nourrissent le champ théorique.

En parallèle à ces développements théoriques, on assiste à un phénomène de protection et de réclamation du patrimoine sous l’effet d’actions militantes, politiques, juridiques, légales et déontologiques visant à encadrer les pratiques et la circulation d’objets (Montpetit 2002 ; Mairesse 2002)[3]. Ainsi, de nouvelles entités (Nations, groupes communautaires, individus) vont revendiquer publiquement une réappropriation de marqueurs patrimoniaux. Les patrimoines culturels coloniaux deviennent les leviers de stratégies d’affirmation et de construction de repères identitaires par référence au passé (de l’Estoile 2007 : 327 ; Delamour 2017). De ces prises de conscience naissent de nouvelles manières d’agir basées sur des alliances et des collaborations à des fins de décolonisation des musées (Dubuc et Kaine 2010)[4] ; la mise en place d’une doctrine plus favorable aux retours et transferts de biens culturels dans un effort de « moralisation » de la gestion du patrimoine (Poulot 2001 : 193 et 197 ; Delamour 2017) ; de nouveaux musées et collections administrés par les communautés concernées (Mairesse 2002).

Des restitutions aux rapatriements d’objets

Pour ce qui est du retour des biens mal acquis, c’est d’abord sous l’angle légal et sous le terme de restitution que l’enjeu est abordé. Les débats et les textes favorables aux restitutions voient le jour à la fin des années 1960. À l’échelle internationale, elles débouchent sur des traités, conventions, coutumes, principes ou décisions juridiques d’instances comme l’UNESCO, UNIDROIT et le Conseil de l’Europe qui cherchent à réguler les conflits patrimoniaux interétatiques ou opposants État(s) et citoyen(s) d’un pays tiers. Toutefois, leurs mesures ont un champ d’application limité qui exclut de facto de nombreux objets restituables en restreignant les délais d’action, le type d’objets visés et les parties en capacité d’agir. Ces règles ne sont généralement pas rétroactives, ne visent principalement que les objets liés au trafic illicite du patrimoine et surtout, ne sont applicables qu’aux États ayant ratifié et implémenté les textes et principes dans leur droit national. En droit interne, chaque État est libre de légiférer ou non sur ces questions. Ainsi, au Canada, seules l’Alberta et la Colombie-Britannique possèdent des lois portant sur la question des restitutions. Ce qui fait dire à Carole Delamour qu’« [a]u Canada les démarches de rapatriement s’éloignent des postures légalistes et s’inscrivent davantage au sein de relations de collaboration qui impliquent des partenaires autochtones, muséaux et académiques » (Delamour 2017 : 4).

Il faudra attendre les années 1980 pour voir le terme rapatriement être utilisé dans le champ de la culture matérielle. Le rapatriement c’est le retour de l’objet à son lieu d’origine (Conn 2010). Le terme émerge à travers le double mouvement visant la décolonisation et la renaissance culturelle instigué par les groupes autochtones (Delamour 2017). Mais les revendications patrimoniales et les questions relatives à la propriété, la circulation et la prise en charge des patrimoines culturels qu’elles sous-tendent entrainent une polarisation des points de vue entre les pro-rapatriements et les anti-rapatriements (Warren, dans Mauch Messenger 1999[1989] : 3-11 ; voir aussi Delamour 2017 : 277).

Les révisions successives des règles écrites dans les codes de déontologie d’associations de muséologues montrent que l’acceptation des rapatriements par le secteur muséal est relative. En 1997, dans son analyse des révisions du Code de déontologie de l’ICOM, Élisabeth des Portes, alors Secrétaire générale de l’association, fait valoir l’émergence de nouvelles règles, alors innovantes, au sujet des restitutions. Ces nouvelles règles stipulent que les musées doivent être prêts à proposer des dialogues dans un esprit ouvert basé sur des principes scientifiques et professionnels en faveur des restitutions. Face à des objets possiblement issus du trafic illicite, ils doivent prendre l’initiative de notifier les autorités compétentes. Concernant les restes humains et les biens sacrés, il est énoncé que l’entreposage et la conservation en musée restent préférables – certes dans le respect des attentes de porte-paroles des communautés d’origine, mais surtout parce que l’accessibilité aux chercheurs et au large public demeure fondamentale dans la philosophie de la gestion des collections. Notons que dans son article de 1997, Élisabeth des Portes dénonce le comportement de certains musées qui continuent de contrevenir à ces nouvelles directives. Toutefois, elle minimise ce comportement, en ne l’attachant qu’aux « derniers survivants d’une vieille génération de musées mettant en avant des intérêts financiers égoïstes ainsi que des habitudes obsolètes et contraires à l’éthique » (des Portes 1997 : 144, notre trad.).

Les musées canadiens de 1980 à 2000

Alors que le cadre théorique général des tendances en muséologie dans les années 1980 à 2000 souligne l’éveil des consciences vis-à-vis des enjeux sociaux et coloniaux des musées, l’analyse du corpus des articles de la revue Muse démontre une réalité plus nuancée. Un premier constat : les questions autochtones ne sont pas abordées avant 1987. Nous ne sommes pas en mesure de connaître la ou les sources de cette absence (indifférence, choix éditoriaux). Un deuxième constat : la période allant de 1980 à 2000 est une période d’initiatives et d’actions publiques qui influencent les réflexions des muséologues relayés par Muse. Les articles du corpus mentionnent :

  • des expositions comme New Works by a New Generation (MacKenzie Gallery en 1982), Le Souffle de l’Esprit (Glenbow Museum en 1988) et Indigena (Musée canadien des civilisations, actuel Musée canadien de l’histoire en 1992) ;

  • des événements politiques comme la Crise d’Oka en 1990, l’aliénation de la collection d’art inuit du ministère des Affaires indiennes et du Nord en 1990 et la création du Nunavut en 1999 ;

  • des initiatives de concertation comme les rencontres du Groupe de travail sur les musées et les Premières Nations et les réflexions de la Commission royale sur les Peuples autochtones dans les années 1990 (Canada [gouvernement du], 1996) ;

  • des lois telles que le Native American Graves Protection and Repatriation Act américain en 1990, le First Nations Sacred Ceremonial Objects Repatriation Act en 2000 ou encore la Loi sur l’Accord définitif Nisga’a en 2000.

Au cours de ces deux décennies, l’analyse du corpus rend compte d’un milieu muséal canadien bousculé par au moins trois facteurs d’influence : des actions revendicatives autochtones comme les boycotts d’expositions et les demandes de rapatriements ; des études critiques notamment sur les biais et revers de la collecte dans les musées et, enfin, l’apparition de nouvelles pratiques telles que les musées communautaires et l’arrivée d’une nouvelle génération de professionnels. Ces facteurs sont propices à l’actualisation des modes opératoires des musées des années 1980 à 2000 afin qu’ils restent pertinents dans une société dont les moeurs et les besoins ont évolué. Ainsi, l’AMC va s’engager dans des tentatives de réconciliation et de restructuration des relations entre les Autochtones et les non-autochtones vis-à-vis de la gestion du patrimoine. Pour ce qui est de la revue Muse, elle rend compte des biais de gestion du patrimoine autochtone dans les musées, des démarches pour rééquilibrer les pouvoirs entre les musées et les communautés autochtones et de l’évolution des attitudes vis-à-vis des rapatriements d’objets.

Premier axe : énoncer les biais de la gestion du patrimoine autochtone

C’est le numéro thématique sur « Les musées et les Premières Nations » de 1988 qui introduit ce que nous considérons comme le premier axe d’analyse de cette étude : le constat et la dénonciation des travers liés à la gestion du patrimoine autochtone qui opèrent dans la sphère publique, dans le champ culturel et dans les musées.

Les mécanismes d’assimilation des populations autochtones

Plusieurs articles rappellent les mesures assimilationnistes mises en place par le gouvernement canadien. Probablement à cause de l’exigence éditoriale de textes courts, les auteurs se contentent de nommer certaines procédures politiques et sociales oppressantes, en soulignant leurs impacts historiques et contemporains pour les populations autochtones. La Loi sur les Indiens de 1876 est évoquée et brièvement remise en contexte par Gerald McMaster (1993 : 26). Elle incarne, selon lui, l’idéologie paternaliste et assimilationniste des gouvernants, fondée sur une mise sous tutelle et une mise en réserve des populations autochtones en vue de « protéger les “Indiens” du monde extérieur à mesure que la maladie, les luttes et la famine déciment les populations autochtones » (ibid.). En 1885, un amendement à la loi interdit et condamne l’organisation de potlatch et autorise la saisie de regalia (Canada [Centre de recherches historiques et d’études des traités], 1980). Cet amendement légalise les interventions des forces de l’ordre lors de potlatch ainsi que les arrestations et les saisies de grande envergure qui en résultent, comme Gloria Cranmer Webster en rend compte dans son article de 1988. En 1920, un amendement à la loi systématise les pensionnats indiens en imposant leur fréquentation aux « enfants âgés de 7 à 15 ans ayant le statut d’Indien des traités » (Centre national pour la vérité et la réconciliation s.d.[a] et s.d.[b]). Dans son article de 1993, Kahente Horn-Miller dénonce les pensionnats comme les outils d’un déracinement culturel à grande échelle. Elle évoque les familles brisées, les viols d’enfants, la toxicomanie qui impacteront plusieurs générations d’enfants autochtones. Elle rend compte des pertes culturelles et patrimoniales considérables qui résultent de la privation de leurs familles, de leurs histoires, de leurs langues et de leurs cultures (Horn-Miller 1993 : 48-49).

Les auteurs du corpus sont particulièrement intéressés par l’impact de ces mesures sur les populations autochtones contemporaines. Plusieurs auteurs du corpus s’intéressent aux impacts, notamment socio-économiques, des mécanismes d’assimilation historiques sur les populations autochtones contemporaines. Ainsi pour Gerald McMaster,

[l]e gouvernement, désireux d’assimiler les autochtones à la société occidentale, met en oeuvre des politiques qui créent les conditions grâce auxquelles de nombreuses pratiques culturelles traditionnelles, parmi lesquelles l’utilisation des objets – sacrés ou profanes –, deviennent obsolètes

1993 : 27

Plusieurs auteurs vont s’intéresser aux conséquences socio-économiques contemporaines des mécanismes d’assimilation historiques. Des situations d’injustice sociale et de marginalisation sont décrites à plusieurs occurrences. « Même s’ils ont combattu avec vaillance et ténacité pour défendre et plus récemment pour reconquérir leurs droits et leur patrimoine culturel, [les Autochtones] restent encore le groupe le plus pauvre de la société canadienne. » (Trigger, dans Harrison, Trigger et Ames 1988 : 21) Au-delà de la situation de précarité économique évoquée par Bruce Trigger, il est question chez Jo-Anne Birnie Danzker (1990 : 29) du fort taux de suicide et du manque de protection des femmes autochtones plus à risque d’être enlevées, violées et battues, ainsi que, chez Rick Hill (1989 : 43), de l’exploitation des artisans autochtones.

À plusieurs occurrences, les textes rendent compte de l’oppression, du déracinement et de la perte de lien identitaire dans des formules où l’affect transparaît. Ainsi, chez Kahente Horn-Miller, les échelles collectives et individuelles fusionnent sous la forme du « nous » :

Nous avons tellement souffert d’avoir été privés de notre langue, de notre histoire, de nos chants, de nos danses et de toute notre identité, notre sentiment de perte est tel que nous sommes devenus gourds, comme si cette déshumanisation avait creusé un trou « là », dans nos estomacs.

Horn-Miller 1993 : 49

L’argumentaire de la dépossession du patrimoine autochtone

Les mesures visant le patrimoine culturel autochtone sont davantage abordées par les auteurs du corpus. La dépossession est évoquée à l’échelle du patrimoine immatériel ; c’est la perte des langues, des histoires, des chants et des danses dans l’extrait du texte de Kahente Horn-Miller précité. Elle est aussi centrale dans l’article de Rick Hill (1989), qui utilise l’angle de la photographie pour montrer les enjeux de perte et de reprise de contrôle sur le patrimoine immatériel. En cinq pages, il démontre le rôle de la capture d’images photographiques non autorisées dans la création et la propagation de stéréotypes identitaires et culturels biaisés et oppressifs pour les individus autochtones, et ce depuis le xixe siècle. La dépossession est également évoquée à l’échelle du patrimoine naturel, lorsqu’il est question chez Kahente Horn-Miller (1993 : 48) de « terres violées » du fait des intrusions impérieuses de représentants de l’ordre public, de scientifiques ou de spéculateurs dans les territoires autochtones. Mais la dépossession est surtout abordée par les auteurs du corpus à l’échelle du patrimoine matériel. Ainsi, on recense la mention de collectes d’objets patrimoniaux autochtones dans de multiples formes : achats, échanges, raids ethnologiques ou policiers, fouilles, pillages de cimetières, chantages à la vente, reproductions illégales. Bill McLennan analyse ces collectes comme un phénomène majeur de transfert de richesses culturelles à l’origine des grandes collections privées et publiques friandes d’objets « exotiques » depuis le xviiie siècle (1989 : 51)[5]. Mais, comme Rick Hill (1988) et Bruce Trigger (Harrison, Trigger et Ames 1988 : 22) le soulèvent, les saisies d’objets et l’engouement des collectionneurs privés et institutionnels entraînent en contrepartie un appauvrissement des populations autochtones :

Les objets de culte ont été confisqués et vendus aux collectionneurs ou aux musées. Les Autochtones ont été forcés de vendre leur propriété, les mâts totémiques ont été enlevés, les potlatchs interdits, et le patrimoine national des Premières Nations s’est trouvé dispersé dans le monde entier.

Hill 1988 : 36

Et il n’est pas seulement question des conditions d’accaparement des objets autochtones. Les enjeux de dépossession et d’exploitation persistent lorsqu’il est question de leur gestion dans les musées. Le rôle des musées dans l’exploitation des objets autochtones tel qu’abordé par les auteurs du corpus peut être classé en quatre thèmes, soit le cadre légal, opérationnel, métaphysique et politique de l’exploitation.

  • Le cadre d’exploitation est de prime abord légal chez John Moses puisque c’est la Loi sur les Indiens qui désigne les musées en tant que dépositaires légaux des saisies gouvernementales et religieuses. À ce titre, il les juge complices du système puisqu’ils ont contribué à « éloign[er] les Premières Nations de leur propre patrimoine ». (Moses 1997 : 75)

  • Le cadre d’exploitation est aussi opérationnel. Ainsi, l’analyse de Deidre Sklar montre que le Museum of the American Indian (Washington D.C.) opère un recyclage des objets autochtones en les décontextualisant. Le musée a « créé un nouveau contexte en soi [qui] vient […] substituer à la logique du contexte original […] sa propre logique de classification et d’organisation » (1987 : 32). En effet, une fois intégrés dans les collections permanentes, les objets autochtones changent de statut. Ils sont gérés par un nouveau détenteur – le musée – qui leur affecte une nouvelle fonction et contrôle leurs discours et leurs usages. Pour John Moses, ce recyclage permet l’exclusion des communautés et individus créateurs des objets (1997 : 75).

  • Le cadre métaphysique, qui correspond à l’appareil argumentatif légitimant les modalités de gestion des musées permet, pour Rick Hill (1988) et Deborah Doxtator (1988), de justifier l’exclusion des communautés et individus autochtones dans la gestion des objets autochtones conservés dans les musées. Pour Rick Hill, deux arguments permettent aux musées de perpétuer la conservation et l’exploitation des objets autochtones en leur sein. D’une part, l’argument de l’intérêt public qui justifie la conservation des objets autochtones dans les musées, puisqu’ils font partie du patrimoine collectif. S’ils venaient à y déroger, les administrateurs de musées s’affiliant à ce raisonnement jugent que leur institution contreviendrait à sa mission de préservation (Hill 1988 : 34). D’autre part, l’argument de l’accessibilité la plus démocratique que permet le maintien de la conservation des objets autochtones dans les musées. Cet argument consiste à dire que le retrait d’objets hors des collections permanentes des musées en vue de répondre aux besoins culturels et demandes de rapatriements de communautés autochtones est néfaste puisqu’il réduit la quantité de bénéficiaires pouvant y accéder (Hill 1988 : 35). De son côté, Deborah Doxtator évoque l’argument du sauvetage du patrimoine autochtone. Elle démontre que le mythe de l’extinction imminente des populations autochtones et le sentiment d’urgence d’agir ont influencé les manières d’acquérir et d’exposer les objets autochtones en permettant aux musées de ne prendre en considération ni les parties prenantes autochtones ni les formalités de rigueur – notamment les règles écrites et orales encadrant l’acquisition de la propriété des biens culturels d’autrui (Doxtator 1988 : 30).

  • Le cadre politique est au coeur du contrôle des objets autochtones. Le musée est décrit par Rick Hill comme un espace de sélection, de conservation et de présentation du patrimoine collectif pour les générations actuelles et futures (1988 : 34). À ce titre, comme Duncan Cameron l’énonce, les musées sont une « arme » de maintien ou d’accroissement du pouvoir en place (1990 : 17). Duncan Cameron envisage les musées comme un média qui permet aux administrateurs de contrôler les référents identificatoires collectifs et de mettre « à l’honneur les systèmes de valeurs de ceux qui détiennent ce pouvoir » (Cameron 1992 : 12-13). Il considère que, tant que les musées sont perçus comme les détenteurs du « droit exclusif de classer et de nommer, d’étiqueter et de contextualiser » (ibid.), les collections qu’ils conservent sont d’influents supports de propagande.

Les mises en scène des cultures autochtones dans les musées

L’analyse du musée comme un média véhiculant des mythes identitaires nationaux est perceptible dans plusieurs articles portant sur l’exposition des objets autochtones dans les musées canadiens contemporains aux années 1980 à 2000. Les musées sont décrits comme mettant en scène des discours et des expositions partisanes visant à renforcer l’hégémonie culturelle anglo-européenne pour Robert D. Sullivan (1996 : 37), et à idéaliser les colonisateurs blancs, pour Jo-Anne Birnie Danzker (1990 : 28) ; notamment en présentant des « mythes historiques, non vérifiés ou non présentés comme tels » comme Bernadette Lynch en fait le constat dans les salles du Whyte Museum of the Canadian Rockies en 1993 (Lynch 1993 : 55). Le corpus rend compte de plusieurs manières par lesquelles les musées véhiculent et entretiennent des stéréotypes sur les cultures autochtones :

  • la création de scénarios d’exposition et de textes basés sur des trames narratives binaires opposant les héros colons aux méchants Indiens (Horn-Miller 1993 : 50) ;

  • le recours à des images stéréotypées de l’Autochtone telles que les figures du guerrier violent et du sauvage romantique qui sous-entendent une justification, ici de son élimination du territoire à cause du danger qu’il représente, et là de sa disparition prochaine faute d’être en mesure d’évoluer (Hill 1989 : 38-39) ;

  • la valorisation du génie des collectionneurs plutôt que des créateurs autochtones (Horn-Miller 1993 : 48) ;

  • l’affectation du patrimoine autochtone à un passé lointain ou à une période atemporelle, sans aucune mention de la présence contemporaine et urbaine autochtone (Philipps 1988 : 68-69 ; Trigger dans Harrison, Trigger et Ames 1988 : 22) ;

  • la collecte d’objets autochtones se limitant aux objets historiques ou aux objets contemporains dénués de marques de changement et d’évolution (Sklar 1987 : 33 ; Houle 1988 : 61 ; Doxtator 1988 : 30) ;

  • l’anonymisation des données identifiant les créateurs et les individus représentés, ainsi que l’absence de recherche pour les identifier (Hill 1989 : 42) ;

  • la généralisation des avis autochtones derrière une unanimité de façade (Hill 1989 : 42 ; Sklar, renvoyant à Berkhofer 1987 : 33).

La revue Muse rend donc compte du rôle des institutions muséales canadiennes dans la perpétuation d’une exploitation du patrimoine oppressive envers plusieurs générations d’Autochtones. Comme nous l’avons vu, les auteurs du corpus démontrent que le sentiment de légitimité des musées et le maintien d’un statu quo dans les méthodes de collecte, de conservation et d’interprétation des musées ont leur part de responsabilité dans la dépossession des Autochtones. Pour Tom Hill et Rick Houle, le manque de réflexivité des musées et l’« ethnocentrisme de la profession muséale dominée par les Blancs » (Hill 1988 : 34) perpétuent la domination et la propagation de stéréotypes racistes dans les musées :

[…] les administrateurs blancs de notre patrimoine culturel semblent oublier que nous vivons toujours au sein de ces cultures. Mais d’une certaine façon on ne nous permet pas de vivre au xxe siècle et d’interpréter notre propre réalité, la façon dont nos communautés voient la vie de tous les jours. On nous regarde comme des artefacts vivants.

Houle 1988 : 63

Deuxième axe : Rééquilibrer les pouvoirs entre musées et communautés autochtones

Si le premier axe a mis en lumière les réflexions sur l’ancrage historique des pratiques de gestion des objets patrimoniaux autochtones dans les musées, le second s’inscrit pleinement dans la contemporanéité des années 1980 à 2000. Il vient rendre compte de l’émergence de nouveaux rapports de pouvoir vis-à-vis du patrimoine autochtone à travers des initiatives émancipatrices, mais aussi institutionnalisées.

La « résistance culturelle autochtone »

Les transformations de la gestion du patrimoine autochtone dans les musées canadiens sont à associées aux débats et revendications de groupes colonisés et autochtones qui se structurent sur la scène internationale dans la seconde moitié du xxe siècle. Michael Ames (1987) constate l’émergence de nouveaux acteurs dans l’échiquier politique mondial (Nations, groupes communautaires, personnes publiques). Les mouvements militants varient d’un pays à l’autre, mais le directeur du Musée d’anthropologie de l’Université de la Colombie-Britannique « observe une constante : la montée de l’élite intellectuelle autochtone et l’avènement d’une solidarité socio-politique qui dépasse les dimensions de la tribu » (1987 : 20). Les « autochtones du monde entier » (Sullivan 1996 : 35) vont réclamer la reconnaissance publique des offenses qui leur ont été infligées et le regain d’une souveraineté sur leurs statuts, leurs territoires et leurs patrimoines. Un changement notable, pour Michael Ames, est que ces réclamations ne sont plus liées à des révolutions armées ou des « appels messianiques », mais à des actions « d’ordre juridique, politique et culturel » (Ames 1988 : 20) telles que des actions en justice dénonçant l’appropriation culturelle de motifs aborigènes (Birnie Danzker 1990) ou l’utilisation irrespectueuse de stéréotypes (Hill 1989). Ce type de démarche rend compte des nouveaux usages politiques et médiatiques du patrimoine immatériel et matériel autochtone : il devient le symbole de « la résistance culturelle autochtone » (Doxtator 1988 : 30) alors que

[l]es autochtones du monde entier veulent qu’on leur accorde pleine et entière autorité sur la façon de raconter les récits propres à leurs cultures. Ils recherchent le pouvoir, le bien-être culturel et le respect de soi qui découlent du fait d’être les gardiens, dépositaires et défenseurs de [leur] propre patrimoine

Sullivan 1996 : 35

Au Canada, cette résistance passe également par des actions visant à la reconquête du contrôle du patrimoine naturel, immatériel et matériel. Claudia Notzke (1996 : 57) décrit les années 1980 et 1990 comme une période de négociation et de restructuration des relations, pouvoirs et responsabilités entre les Autochtones et les autres Canadiens au regard des ressources naturelles et culturelles. Le travail réflexif amorcé par les activistes autochtones à partir des années 1970 à travers des publications, des colloques, des expositions, des oeuvres contemporaines et des opérations médiatiques, va bousculer le milieu muséal canadien. Le monopole de la gestion du patrimoine est remis en question par des appels à la reprise de contrôle et des actions directes. On le perçoit dans les textes du corpus sous la forme de déclarations d’intentions personnelles, comme chez Gerald McMaster : « Maintenant nous sommes capables de commencer à présenter nos propres histoires. » (1990 : 42) Mais, on en prend réellement conscience grâce aux articles consacrés aux institutions culturelles autochtones créées pour et par les communautés dans le but de rapatrier, de préserver et de contrôler leurs patrimoines. Le corpus mentionne plusieurs de ces musées communautaires : le Oldman River Cultural Centre de la Nation Piikani en Alberta (Notzke 1996), le Secwepemc Museum (Jules 1988) et le Ktunaxa Interpretative Centre (Hunter 2002) en Colombie-Britannique ainsi que le Musée amérindien de Mashteuiatsh au Québec (Paul et Trudel 2000). Mais le U’mista Cultural Centre exemplifie particulièrement bien les actions directes de reprise de contrôle en raison de sa mention à plusieurs reprises dans le corpus (Cranmer Webster 1988 ; Notzke 1996 ; Macnair 1999), de l’histoire de sa collection et de l’approche globale du patrimoine développée par l’institution. Gloria Cranmer Webster retrace le parcours de la collection du Centre dans son article de 1988. Elle évoque le raid du Grand Potlatch de Daniel Cranmer en 1921 : les forces de l’ordre canadiennes vont emprisonner quarante-cinq individus et saisir sept cent cinquante objets (masques, crécelles, sifflets, accessoires de danse). Gloria Cranmer Webster retrace le parcours de ces objets qui vont être transportés au Victoria Memorial Museum (l’actuel Musée canadien de la nature), puis dispersés au Musée canadien des civilisations (l’actuel Musée canadien de l’histoire), au Royal Ontario Museum et au Museum of the American Indian (l’actuel National Museum of the American Indian). Elle témoigne des négociations pour rapatrier ces objets, soit vingt ans de travail auprès des instances canadiennes. Ce « premier rapatriement considérable à avoir lieu au Canada » (Cranmer Webster 1988 : 45) donne naissance à deux centres culturels, le Nuyumbalees Cultural Centre en 1979 et le U’mista Cultural Centre en 1980, créé notamment afin de satisfaire aux conditions de restitution imposées par le musée gatinois[6]. Le U’mista Cultural Centre est présenté par l’anthropologue Peter L. Macnair (1999) comme une institution particulièrement innovante en raison de son approche globale du patrimoine. Il le décrit à la fois comme un lieu de conservation et un musée visant la plus grande accessibilité possible pour les regalia du Grand Potlatch, mais également comme l’institution responsable des fouilles archéologiques sur le territoire et comme la gardienne de la langue kwak’wala grâce à son centre linguistique.

L’institutionnalisation des mesures d’émancipation autochtone

En parallèle à ces actions directes de reprise de contrôle par et pour les populations autochtones, l’analyse du corpus dévoile un phénomène d’institutionnalisation des mesures d’émancipation. La « cogestion » est définie par Claudia Notzke (1996) comme une technique de gestion consistant à laisser les représentants autochtones participer à titre de partenaires égaux dans les secteurs les concernant. Elle explique dans son article que la cogestion culturelle est l’orchestration de deux modèles de gouvernance : d’une part, la gestion des ressources culturelles à l’occidentale basée sur la muséalisation, d’autre part, la philosophie autochtone de culture vivante. Au sein du corpus, le terme cogestion apparaît au cours des années 1990 dans les articles relatant les initiatives de l’AMC pour favoriser la conciliation entre les musées et les populations autochtones. En 1988, l’association co-parraine la conférence « Préserver notre héritage : une conférence de travail entre les Musées et les Premières Nations » avec l’Assemblée des Premières Nations, qui mènera à la constitution du Groupe de travail sur les musées et les Premières Nations dirigé par Trudy Nicks et Tom Hill. En résulte le rapport Tourner la page : forger de nouveaux partenariats entre les musées et les Premières Nations (Assemblée des Premières Nations et AMC 1994 ; ci-après « Rapport ») énonçant une liste d’actions à mener dans les musées (Nicks et Hill 1992). Dans la continuité de cette démarche, une série d’articles du corpus critique les défaillances des musées et propose des correctifs à apporter pour que la gestion humaine et la gestion des collections soient plus intègres et permettent aux communautés autochtones de définir leur histoire.

À l’échelle de l’humain, c’est l’invisibilité des individus autochtones qui est reprochée aux musées. L’absence de représentants autochtones dans les musées transparaît dans les articles du corpus à trois niveaux : en tant que professionnels, en tant que visiteurs et en tant que groupe social.

  • En 1988, Rick Hill dénonce l’absence quasi totale des représentants autochtones dans les rangs des professionnels et des administrateurs de musées (1988 : 34). En 1992, Trudy Nicks et Tom Hill soulignent que le Rapport incite les musées à réviser leurs modes de gouvernance et à embaucher du personnel autochtone (1992 : 87). Quelques articles du corpus attestent de la création de stages, de contrats ponctuels, de postes de conservateurs et de protocoles d’entente avec des informateurs. Ainsi Les Goforth (1993) rend compte de sa collaboration à titre d’agent de liaison auprès d’artisans autochtones locaux pour le Saskatchewan Museum of Natural History (actuel Royal Saskatchewan Museum), Bernadette Lynch (1993) évoque le contrat de Kahente Horn-Miller pour revoir le parcours de médiation du Whyte Museum of the Canadian Rockies, et Claudia Notzke (1996) aborde les initiatives de cogestion mises en place par Gerald Conaty au Glenbow Museum. De plus, trois programmes de formation spécialisée en muséologie sont évoqués : le « Museum Training Program » de l’University of Alberta le « Aboriginal Cultural Stewardship Program » de la Victoria University et le « Programme de formation en pratiques muséales destiné aux autochtones RBC » de l’actuel Musée canadien de l’histoire (Tanner-Kaplash 1995 ; Andrews et Hayward 1995). Bien que l’on observe des succès, notamment en termes d’éducation du personnel muséal aux règles de bienséance à respecter au-devant d’informateurs autochtones (Goforth 1993 : 19-20), le corpus laisse concomitamment percevoir le maintien de stéréotypes. Ainsi, au Thunder Bay Historical Museum l’implication de collaborateurs pour construire un wigwam n’empêche pas de restreindre la présence autochtone dans l’exposition à la seule section « Préhistoire » (Tronrud 1999 : 24). Pour ce qui est des programmes d’enseignement, ils semblent avoir connu une vie très brève : ils ne sont pas mentionnés dans le numéro spécial de la revue sur « La formation pour les musées d’aujourd’hui » (1995).

  • Pour ce qui est du manque de reconnaissance des visiteurs autochtones, les auteurs critiquent l’assimilation des publics autochtones à la masse générale des clients. Pourtant ils ciblent deux fonctions des musées qui leur permettrait de s’adapter à cette clientèle spécifique : la médiation et la conservation. Pour Gerald T. Conaty il s’agit d’offrir des outils de médiation adaptés « à la communauté indienne tout en étant utile à tous les visiteurs » (1989 : 8). Plusieurs exemples sont évoqués dans le corpus : Doris Paul et Jean Trudel (2000 : 34) créent des niveaux de discours différents pour les Autochtones, les Canadiens et les touristes qui visitent l’exposition permanente du Musée amérindien de Mashteuiatsh ; Les Goforth (1993) et Troy Hunter (2002) proposent d’intégrer le calendrier autochtone à la programmation événementielle des musées ; Doris Paul et Jean Trudel (2000) mais aussi Kahente Horn-Miller (1993) et Peter Macnair (1999) évoquent l’intégration des langues autochtones dans la scénographie[7] ; Dreide Sklar (1987) et Tom Hill (1988) défendent l’inclusion d’objets de créateurs autochtones contemporains dans les collections et les expositions. Pour Bruce Trigger, il s’agit de ménager une plus grande accessibilité aux collections et aux archives qui concernent les populations autochtones (Trigger dans Harrison, Trigger et Ames 1988 : 22). En effet, le Rapport prône la transparence dans les activités de conservation et d’archivage des collections comme moyen de partager l’autorité sur les objets. Comme le rappellent Trudy Nicks et Tom Hill (1992), il recommande aux musées d’entamer des démarches pour publier et diffuser leurs politiques de gestion des collections, leurs inventaires et leurs bases de données sur les objets et la documentation afférente. Les musées devraient également apporter leur expertise pour aider les communautés autochtones à repérer leur patrimoine dans des institutions étrangères (Canada 1996). Pour les seconder dans ces démarches, Trudy Nicks et Tom Hill (1992) soulignent l’engagement pris par l’AMC et l’Assemblée des Premières Nations pour obtenir des financements publics spéciaux.

  • Finalement, l’analyse du corpus laisse transparaître un manque de considération concernant les Autochtones en tant que groupe social, faute de présenter l’histoire et les expériences vécues par les Autochtones. Cela transparaît particulièrement dans les analyses portant sur le boycott de l’exposition Le Souffle de l’esprit commanditée par la société pétrolière Shell et présentée au Glenbow Museum en 1988. Les tensions qui opposent groupes autochtones et musées inspirent le numéro spécial de la revue Muse de 1988 intitulé « Les Musées et les Premières Nations », dirigé par Tom Hill. Le cas fait couler beaucoup d’encre (Harrison, Trigger et Ames 1988 ; Ames, Harrison et Nicks 1988 ; Hill 1988 ; Cameron 1990 ; Nicks et Hill 1992). Pour Trudy Nicks et Tom Hill (1992 : 85) cet événement symbolise le manque d’écoute, l’incompréhension et le désintérêt des musées canadiens pour les réalités autochtones.

À l’échelle de la gestion des collections d’objets autochtones, c’est la survalorisation de la fonction conservatoire qui est reprochée aux musées. Pour inclure les communautés autochtones, les articles du corpus proposent de transformer trois cadres de la gestion des collections : le système de pensée rationnel, l’uniformité des règles de gestion et la fonction conservatoire du musée.

  • La pensée rationnelle telle qu’elle est exercée dans les musées pose problème pour Michael Ames (1988 : 22) et pour Robert D. Sullivan (1996 : 36-37) qui considèrent qu’elle n’est pas en mesure de reconnaître les systèmes de connaissance autochtones. Plusieurs auteurs attendent des musées qu’ils s’adaptent et apprennent à discerner et valoriser divers systèmes de savoirs : l’histoire écrite et orale, les composants culturels et surnaturels des objets, les narrations scientifiques et les autres récits coexistants (Nicks et Hill 1992 : 87 ; Horn-Miller 1993 : 49 ; Janes 2001 : 20).

  • L’uniformité des règles encadrant l’entreposage, la conservation, la préservation, l’exposition, l’usage et l’accessibilité des collections est à moduler pour Rick Hill (1988 : 26), car elle néglige les besoins spéciaux de certains objets autochtones et contrevient au respect de pratiques spirituelles et culturelles. Il considère que lorsque les musées continuent de conserver les objets, les pratiques de conservation doivent être adaptées aux besoins des communautés concernées. Et ce, particulièrement pour les objets partiellement remis en usage, pour les restes humains et animaliers ainsi que les instruments du culte nécessitant le respect d’actes cérémoniels comme le soulignent également Miriam Clavir (1994 : 36-37), Les Goforth (1993) et Claudia Notzke (1996).

  • Le statut du musée comme protecteur légitime et permanent des collections qu’il conserve est considéré par Deborah Doxtator (1988 : 30) comme un frein au partage de l’autorité du savoir et de la propriété sur les objets autochtones entre les musées et les communautés d’origine. C’est à cette échelle que se situent les débats sur « le retour de biens mal acquis » (Hill 1988 : 34).

La persistance de postures à contre-courant

Avant d’aborder l’analyse du discours sur les rapatriements, soulignons la persistance de positions à contre-courant chez certains auteurs du corpus. En effet, quatre textes témoignent d’incompréhension et de mésusages des procédés de cogestion, détournant des mesures visant la décolonisation des musées à des fins bien éloignées de la reprise du contrôle et de l’autorité des Autochtones sur leur patrimoine. Les échelles de méprise sont diverses, allant du zèle d’un archiviste pour le respect des objets à l’ingérence d’une entreprise pétrolière mécène dans une exposition.

  • Le devoir de respect des objets rituels autochtones est détourné dans l’article de Tony Rees (1998) sur les expositions consacrées à la culture « cow-boy ». Par zèle professionnel, cet ancien archiviste en chef du Glenbow Museum regrette que les nouvelles pratiques de conservation prenant en considération les besoins spéciaux d’objets autochtones ne soient pas généralisées à l’ensemble des collections du musée. Sa réflexion sur l’inégalité des traitements entre les objets autochtones et les autres objets de collection naît de la critique d’un dispositif d’exposition. Il considère irrespectueux qu’un panneau propose aux visiteurs de se prendre en photographie en attirail de cow-boy : « […] mais imaginez un peu les sermons qu’on vous assénerait si vous vous coiffiez d’une parure à plumes et preniez place par numérisation devant le tipi d’un camp piégan ! » (Rees 1998 : 42)

  • L’article de Carole Mayer, conservatrice au Musée d’anthropologie à l’Université de la Colombie-Britannique, souligne la persistance au sein des conservateurs de musées d’une hyper-valorisation des collectionneurs-donateurs et du manque de reconnaissance des créateurs autochtones. Alors qu’en 1995 la plurivocalité est déjà défendue comme un procédé à utiliser pour faire entendre une pluralité de points de vue sur un thème afin de nuancer les propos en présentant des voix minoritaires, Carole Mayer défend le topos du collectionneur de génie. Elle place au second plan les « géniteurs des oeuvres » (Mayer 1995 : 24). Loin de la plurivocalité, son approche se base sur une discussion entre elle (la conservatrice) et Walter C. Kerner (le collectionneur), discussion qui aboutit à un propos encensant ce dernier, décrit comme un visionnaire, un défenseur des luttes autochtones et un protecteur grâce à sa collection d’art de la Côte Nord-Ouest :

    [Walter C. Koerner] se rendit compte avec émerveillement qu’il était « en présence de l’une des [plus] grandes représentations de l’art au monde ». Il apprit aussi les sentiments profonds des autochtones concernant les préjudices passés ainsi que leur détermination à récupérer leur statut et à réaffirmer leur identité collective. Je pense qu’il avait trouvé là quelque chose à quoi se rattacher. En collectionnant certaines céramiques, Koerner avait aidé à travers l’histoire du combat des anabaptistes contre leurs oppresseurs ; en collectionnant les objets de la Côte du Nord-Ouest, il aidait à documenter une lutte visant à rendre à un peuple vivant un statut et un pouvoir. Toutefois, les éléments de ses collections étaient surtout vus comme la mesure de son érudition.

    Mayer 1995 : 26
  • Les partenariats d’affaire entre un musée et une entreprise mécène sont présentés comme des stratégies de développement fructueuses pour les musées dans l’article sur les commandites de Sarah Iley, présidente-directrice générale du Conseil pour le monde des affaires et des arts du Canada (Business for the Arts). Toutefois, elle présente le partenariat financier entre le Royal Alberta Museum et l’entreprise pétrolière Syncrude sans tenir compte du pouvoir d’influence d’un mécène vis-à-vis du musée qu’il soutient. En l’espèce, l’analyse critique de l’article nous alerte sur les dangers liés à l’immixtion d’un mécène dans les discours d’exposition. En effet, si le musée a pu créer la « Syncrude Gallery of Aboriginal Culture » grâce à l’apport de deux millions de dollars de la part de l’entreprise pétrolière, le musée a également permis à l’entreprise d’influencer l’exposition. L’article nous apprend que c’est cette dernière qui a créé

    [le] cadre de consultations afin d’entendre les suggestions des autochtones de l’Alberta à propos du contenu et de la structure de la salle où leur histoire devait être présentée. En tant que plus important employeur d’autochtones, Syncrude a trouvé logique d’offrir l’expertise de son service des ressources humaines pour monter une exposition qui tienne compte des différences culturelles.

    Iley 2000 : 42
  • Le terme « rapatriement », qui désigne le retour d’un objet à son lieu d’origine, est utilisé à tort par Bill McLennan, photographe au Museum of Anthropology de l’University of British Columbia dans son article de 1989. Il y présente l’Image Recovery Project, une banque d’images destinée à la recherche comme une alternative permettant de pallier les coûts et les attitudes prohibitives aux rapatriements. Pourtant, l’objectif principal de cette initiative n’est pas d’aider d’éventuels requérants à repérer des objets en vue de leur rapatriement, il est scientifique. Le projet vise à permettre « une meilleure compréhension des styles des tribus et des individus et une meilleure connaissance des artistes indiens de la Côte Nord-Ouest des siècles précédents » (McLennan 1989 : 51).

Troisième axe : gérer les rapatriements d’objets autochtones

L’analyse de vingt ans de discours publiés par Muse rend compte d’une transformation des mentalités des muséologues vis-à-vis des rapatriements. En 1988, Michael Ames, Julia Harrison et Trudy Nicks rendent compte de l’échec d’un comité mis sur pied en 1986 pour écrire une politique des musées sur les restitutions. Les trois auteurs, qui étaient membres du Comité spécial en charge de cette politique, reconnaissent l’échec du mandat faute d’avoir pu concilier deux postures argumentatives : d’une part, la reconnaissance des intérêts des Autochtones à contrôler et présenter leurs patrimoines, d’autre part, la responsabilité des musées à conserver les collections publiques pour les générations actuelles et futures.

Améliorer la réputation des musées face aux demandes de rapatriement

L’attitude des auteurs au regard des demandes de rapatriement est plutôt conciliante. Michael Ames, Julia Harrison et Trudy Nicks (1988) soulignent l’émergence d’attitudes plus sensibles aux intérêts des peuples autochtones et aux enjeux moraux liés aux demandes de rapatriement. Ils constatent l’« importance croissante des revendications extrajudiciaires » (1988 : 54), et prédisent qu’elles vont influencer durablement le futur des musées. Ils considèrent les rapatriements comme un enjeu d’intérêt public que les musées doivent appréhender, au risque de « met[tre] en péril l’image publique et la réputation professionnelle » des institutions (ibid. : 55). On note même, chez certains auteurs du corpus comme Gloria Cranmer Webster et Duncan Cameron, une posture jugeant non-éthiques les musées qui n’aident pas les parties prenantes autochtones à accéder, récupérer et contrôler leur patrimoine :

J’oserais poser aux musées la question suivante : « Pourquoi voudriez-vous conserver des artefacts que vous savez, ou même pensez simplement, avoir été volés ou acquis de façon illégale ? » Si nous ne pouvez pas y répondre honnêtement, ne venez pas me parler de votre éthique.

Cranmer Webster 1988 : 46

Aujourd’hui, alors que les anciennes colonies ou les anciens territoires conquis exigent le rapatriement de leur iconographie culturelle ou religieuse, alors que les Nations autochtones exigent la restitution des témoins matériels de leur culture qui subsistent dans les musées des États qui leur consentent un droit de cité, n’y a-t-il pas un impératif moral à rendre ces symboles du pouvoir à leurs propriétaires légitimes ? Y a-t-il seulement quelqu’un qui puisse encore défendre cet argument condescendant selon lequel nos musées doivent préserver leur patrimoine culturel parce qu’ils ne savent pas en prendre soin ?

Cameron 1992 : 13

Michael Ames, Julia Harrison et Trudy Nicks (1988) neutralisent les arguments traditionnellement utilisés pour refuser de rendre des objets.

  • L’argument consistant à refuser systématiquement les retours d’objets pour ne pas créer de précédents qui viderait les collections – qui avait notamment été utilisé par le Musée canadien des civilisations (actuel Musée canadien de l’histoire) lors des négociations pour les retours des objets du Grand Potlatch (Cranmer Webster 1988) – est neutralisé par un changement de perspectives. Michael Ames, Julia Harrison et Trudy Nicks considèrent que les nouvelles pratiques de gestion des collections d’objets autochtones, qui visent la transparence et le partage d’autorité, vont réduire les risques de faire face à des demandes de rapatriement massives et systématiques puisque « [l]es gens qui sont bien servis par les musées ont peu de chances d’en chercher la dissolution ou d’exiger le démembrement de leurs collections » (Ames, Harrison, Nicks 1988 : 55). Le point de vue de Gloria Cranmer Webster que présente Peter Macnair abonde en ce sens : « Gloria estime que les collections devraient rester dans ces musées, tant et aussi longtemps qu’elles y seront entretenues et exposées avec la collaboration des dirigeants des communautés auxquelles elles appartiennent.» (Macnair 1999 : 63)

  • L’argument consistant à refuser de se départir d’objets pour qu’ils restent accessibles aux chercheurs est renversé par des constats pragmatiques sur les initiatives et moyens de la recherche dans les musées. Michael Ames, Julia Harrison et Trudy Nicks évoquent la probabilité que les objets visés par des demandes de rapatriement ne soient jamais étudiés par les musées :

    L’argument selon lequel il faut préserver les artefacts au cas où de nouvelles techniques soient un jour mises au point pour en extraire de l’information additionnelle doit être pesé à côté d’autres facteurs scientifiques. Les universitaires et les conservateurs devront aussi tenir compte, par exemple, de l’originalité relative de l’artefact, de la probabilité qu’il ne soit jamais étudié, tenant compte du fait que dans la grande majorité les artefacts ethnologiques ne l’ont jamais été ; des limites d’espace d’entreposage du musée, ce qui signifie que les artefacts conservés vont prendre la place d’autres qui auraient pu être collectionnés plus tard ; de la pertinence théorique de l’artefact et [du] fait que les recherches universitaires se font au moyen d’examen, non pas de tous les phénomènes possibles, mais seulement d’un échantillonnage systématique.

    Ames, Harrison et Nicks 1988 : 56

Geoffrey Simmins considère d’ailleurs les rapatriements comme des mesures capables de revaloriser des pièces sous-exploitées dans les musées, et qui, une fois rendues, peuvent être les moteurs de recherches scientifiques, de ressources économiques et de fierté locale. Il l’explique en se remémorant les connaissances d’une guide qui lui avait fait visiter les collections du Nuyumbalees Cultural Centre :

[…] ses connaissances rivalisaient avec la fierté qu’elle tirait de ces objets. Pensant aux tonnes d’objets autochtones qui dormaient dans les réserves de la Smithsonian et d’autres grands musées du monde, j’aboutis à l’unique conclusion que ces objets seraient bien mieux là où ils avaient été produits, qu’ils pourraient ainsi apprendre aux habitants et aux touristes leur signification d’antan, et peut-être celle de demain.

Simmins 1993 : 45

Le manque d’actions en faveur de la cause

Pourtant, l’analyse du corpus démontre la survivance d’avis divergents au regard des demandes de rapatriement. Si on apprend que deux groupes se sont successivement penchés sur la question – en 1986 le Comité spécial sur les musées et les collections autochtones et à partir de 1988 le Groupe de travail sur les musées et les Premières Nations –, aucun ne parvient à se positionner clairement. Dans le premier cas, la gestion des rapatriements est contournée par des méthodes alternatives : offrir des lieux d’entreposage neutres, encourager les prêts, les échanges, l’accès aux collections, adopter et rendre public les politiques et procédures sur la gestion des collections (Ames, Harrison et Nicks 1988 : 57). Cela prévaut également dans la décennie 1990. Ainsi, le Rapport du Groupe de travail sur les musées et les Premières Nations ne présente que des propositions optionnelles prenant la forme d’une variété de manières de rapatrier tels que les retours spécifiques ou en bloc « sur la base des réclamations d’ordre éthique, moral ou juridique » (Nicks et Hill 1992 : 87), les prêts négociés tenant compte « des besoins de conservation » (ibid.), des emprunts temporaires (ibid.) et de la fabrication de répliques (ibid.).

De 1980 à 2000, la place qu’accorde la revue aux opérations de rapatriement est relative. Le corpus ne rend compte en détail que d’une véritable opération de rapatriement : l’exposé de Gloria Cranmer Webster (1988), directrice fondatrice du U’mista Cultural Centre, consacré aux rapatriements des regalia du Grand Potlatch de 1921 sur les terres kwakwaka’wakw. D’autres articles témoignent d’enjeux connexes aux rapatriements. Linda Jules (1988), directrice du Secwepemc Museum and Heritage Park, traite des limites et contraintes des accords légaux visant la propriété et la gestion d’objets autochtones issus de fouilles archéologiques. En l’espèce, les accords de fouilles signés en 1970 entre des universités et les bandes schuswap prévoyaient que « les bandes conserveraient la propriété du matériel trouvé et que ces artefacts leur seraient retournés quand leur propre musée aura été établi » (Jules 1988 : 6). En 1982, la création du musée Secwepemc remplit cette condition. Cependant, seuls les objets découverts après signature des traités seront transférés. « Malheureusement, tout ce qui a été découvert par les archéologues avant les années 1970 a trouvé son chemin dans les musées municipaux ou gouvernementaux » nous dit Linda Jules (1988 : 6). Faute de rétroactivité, les objets patrimoniaux de la Nation Secwepemc conservés avant 1970 restent dans les musées municipaux et gouvernementaux dépositaires, qui ne remettent donc pas en question leur statut de propriétaires légitimes et permanents sur ces objets. Par ailleurs, dans les années 1990, il est fait mention à deux occurrences des efforts du Glenbow Museum et de Gerald Conaty, conservateur en chef de la section d’ethnologie, pour collaborer avec les communautés autochtones, notamment en restituant des objets cérémoniels sacrés et en adaptant les principes de la conservation aux exigences de manipulation et d’usage (Clavir 1994 ; Notzke 1996).

Mais les questions de rapatriements se retrouvent relativement évacuées dans la deuxième décennie du corpus. Des lanceurs d’alerte signalent l’essoufflement du milieu muséal pour la cause autochtone. En 1997, John C. Moses profite du numéro spécial sur le 40e anniversaire de l’AMC pour encourager l’association et ses membres à redoubler d’efforts pour soutenir et renforcer leurs engagements auprès des Premières Nations (Moses 1997 : 76). En 2000, Sonja Tanner-Kaplash fait part du manque d’action concertée des musées et reproche l’inaction de leurs administrateurs qui s’accommodent de transférer « la responsabilité de décisions embarrassantes à la génération suivante de membres du conseil, de directeurs et de cadres supérieurs » (Tanner-Kaplash 2000 : 8). La consultante en patrimoine est à l’époque responsable d’une étude sur les rapatriements pour le compte d’un consortium d’organismes (First Nations Confederacy of Cultural Education Centres, First Peoples’ Cultural Foundation, U’mista Cultural Society). Elle constate l’absence d’actions suite au dépôt du Rapport du Groupe de travail sur les musées et les Premières Nations. Elle prédit une augmentation à venir du nombre de demandes de rapatriements et enjoint le milieu muséal d’« analyser le dossier du rapatriement de manière plus concertée » (ibid.). Comme Geoffrey Simmins (1993), elle aborde la question dans une perspective générationnelle afin que les nouveaux administrateurs de musées se positionnent véritablement pour régler les questions « que nous avons été incapables et peu désireux d’aborder depuis plusieurs dizaines d’années. » (Tanner-Kaplash 2000 : 8).

Vingt ans après la conscientisation, qu’en est-il ?

Bien que certaines postures restent très conservatrices, l’analyse du corpus rend compte des années 1980 à 2000 comme d’une période de prise de conscience des défauts des musées canadiens vis-à-vis de la gestion des collections autochtones. Le contexte socio-politique mondial favorable aux revendications autochtones permet cette conscientisation des muséologues canadiens. Et vingt ans plus tard qu’en est-il ? Le temps des propositions a-t-il cédé la place au temps des actions ? Répondre minutieusement à cette question demanderait de prolonger l’étude du corpus aux années 2000 à 2020 en prenant également en considération les nouveaux supports de diffusion des discours et des connaissances entre les adhérents de l’AMC (réseaux sociaux, sites internet, déclarations officielles, communiqués de presse…). Plutôt qu’une analyse exhaustive, regardons les discours sur le patrimoine autochtone véhiculés sur le site Web et les communiqués de presse de l’AMC en date du 30 avril 2021.

Le site Web et les communiqués de l’AMC nous apprennent qu’en 2018, l’association s’est engagée à analyser la conformité des pratiques muséales vis-à-vis de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones de 2007 (AMC 2018, Nations unies 2007). En effet, plusieurs articles de ce texte de loi évoquent les musées en lien avec : le droit à l’autodétermination (article 3) ; le droit de conserver, protéger et développer sa culture (article 11.1) ; le droit de disposer des objets rituels (article 12.1) ; le droit au rapatriement des restes humains (article 12.1) ; le droit de contrôle sur le patrimoine matériel et immatériel (article 31.1) et la création de mécanismes de réparation efficaces de concert entre l’État et les peuples autochtones « qui peuvent comprendre la restitution » (articles 11.2 et 12.2). Cet engagement de l’AMC répond à l’appel à l’action du rapport Honorer la vérité, réconcilier pour l’avenir de la Commission de vérité et réconciliation du Canada (Centre national pour la vérité et la réconciliation 2015). Pour procéder, l’AMC a créé un groupe, le Conseil de la réconciliation, responsable de formuler des recommandations à propos de

tous les aspects du travail muséal – allant de la réconciliation, du rapatriement, de la représentation, de la voix, des droits des artistes, des modes de connaissance et de la participation, jusqu’au financement, à la dotation en personnel, à la gouvernance, et plus encore – dans une volonté de soutenir les musées et les centres culturels qui désirent apporter un changement positif et croître dans le respect des points de vue et des pratiques autochtones.

AMC 2018

En 2019, suite à l’octroi d’une subvention fédérale d’un million de dollars (Canada [Patrimoine canadien] 2019), l’AMC structure son action en créant un poste de « muséologue de la réconciliation », soit un chargé de projet, qui supervisera le Conseil de la réconciliation formé de 14 spécialistes, Autochtones et non-autochtones. Ils devront produire pour 2021 un rapport de recommandations et une trousse à outils sur « l’inclusion et la représentation des communautés autochtones dans les musées » (AMC 2019a ; AMC 2020a). Leur mission est présentée comme le prolongement du travail entamé trente ans plus tôt par le Groupe de travail sur les musées et les Premières Nations. Notons toutefois que contrairement à l’époque, il n’est pas question d’une action parrainée conjointement avec un organisme autochtone.

En 2019, le Conseil de la réconciliation réalise un sondage pour « apprendre comment les institutions non autochtones présentent les collections autochtones ». Il vise à rendre compte des initiatives des musées en faveur de la « réconciliation et des relations avec les peuples autochtones », des limites de ces initiatives, ainsi que des besoins de formation ressentis par les muséologues. Les répondants sont notamment intéressés par des « orientations » sur les restitutions et des outils de perfectionnement au regard de l’« éthique des retraits d’inventaires » (AMC, 2020b). Suite à ce sondage, le Comité envisage de réaliser « des visites », de « demander des conseils aux Aînés et aux dépositaires du savoir culturel », d’« interviewer des dirigeants de musées » et d’« organiser des cercles de discussions et des tables rondes » (AMC 2019a). Cette multitude d’actions de concertation envisagées, ainsi que l’exhaustivité du mandat initial du Conseil de la réconciliation, laisse présager du dépôt d’un document comparable aux rapports et études des décennies précédentes, et donc, d’avancées très relatives depuis vingt ans.

Toutefois, la succession de plusieurs chargés de projet (AMC 2020c, 2021), et sans doute, l’incapacité de réaliser des enquêtes de terrain et des entrevues à cause de la pandémie mondiale, entraine une réévaluation du mandat du Conseil de la réconciliation. Dorénavant l’objectif est de produire un « répertoire des ressources et autres outils existants » afin de diffuser le travail déjà accompli par divers organismes et de rédiger une série d’articles traitant d’exemples concrets « de partenariats sur la réconciliation mis en place avec succès dans les musées » (AMC 2021). Ce changement de démarche pourrait être plus fructueux. En effet, un travail d’inventaire et d’analyse des ressources produites depuis les années 1970 ainsi que des démarches réussies et manquées, permettra d’éviter que la génération actuelle de muséologues ne se contente de réinventer les mêmes enjeux et les mêmes solutions que la génération précédente au regard de la réconciliation entre les musées et les Premières Nations.