
Revue de droit de l'Université de Sherbrooke
Volume 44, numéro 2-3, 2014
Sommaire (7 articles)
Articles
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LE DROIT SELON LE MODÈLE DE LA LOI DE LA LOI : LES LIMITES DE LA THÉORIE DE LA RECONNAISSANCE DE HONNETH ET DE L’INTERPRÉTATION ANTHROPOLOGIQUE DU DROIT DE SUPIOT
Jacques Lenoble
p. 233–258
RésuméFR :
Cet article montre les limites de la démarche épistémologique privilégiée par la théorie de la reconnaissance d’Axel Honneth. Pour interroger cette démarche, l’auteur s’intéresse à la conception anthropologique du droit d’Alain Supiot qui subordonne, tout comme la théorie de la reconnaissance, la possibilité du droit à une condition qui lui est extérieure, à une métarègle, une loi de la loi. En s’appuyant sur un principe extérieur qui en garantirait l’opérativité et l’effectivité, le droit ainsi pensé présuppose la capacité du social à s’auto-transformer en fonction des exigences de la raison. Chez Honneth, l’existence de l’opération d’apprentissage des sujets individuels et collectifs demeure supposée, tandis que chez Supiot, la loi de la loi est assurée par ce Tiers garant mis en position de condition transcendantale de tout ordre juridique. Tout en insistant sur le caractère problématique du modèle de la loi de la loi, le présent article propose un déplacement épistémologique prenant acte de la dimension pragmatique de l’indétermination. La finitude de la raison implique qu’il n’est pas possible, ni dans la perspective de la norme elle-même ni dans celle du juge au moment interprétatif, de formaliser les conditions de l’application. La possibilité du droit à se réaliser effectivement dépend plutôt à la fois de l’usage qui en est fait par ceux qui ont charge de l’appliquer et de sa construction coopérative par tous les acteurs concernés.
EN :
This article sets out the limits of the epistemological approach favored by the theory of recognition of Axel Honneth. In examining this approach, the writer looks at the anthropological conception of law by Alain Supiot, which points out, like the theory of recognition, the possibility of law being dependent upon an external condition, a meta-rule, a law of the law. By relying on an external principle which would ensure its operability and effectiveness, the law so conceived presupposes the capacity of social actors to transform themselves, based on the requirements of reason. For Honneth, the existence of the learning operation of individual and collective subjects is still supposed, while for Supiot, the law of the law is guaranteed by the “Other” put in a transcendental position of any legal order. While emphasizing the problematic nature of the model of the law of the law, this paper proposes an epistemological shift based on the pragmatic dimension of indeterminacy. Finitude of reason means that it is not possible, neither in the context of the norm itself nor in the perspective of the judge at the time of interpretation, to formalize the conditions of application. Rather, the possibility of the law becoming effective depends on both the use made of it by those responsible for its implementation as well as its cooperative construction by all stakeholders.
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LES DÉBATS CONCERNANT LE DROIT FRANÇAIS ET LE DROIT ANGLAIS ANTÉRIEUREMENT À L’ADOPTION DE L’ACTE DE QUÉBEC DE 1774
Michel Morin
p. 259–306
RésuméFR :
Suite à l’adoption de la Proclamation royale de 1763, les Britanniques nouvellement établis au Québec exigent la convocation d’une Chambre de députés et le droit d’être jugé par un jury protestant. De leur côté, des seigneurs, des juristes et des commerçants francophones déplorent l’abrogation apparente du droit français et l’impossibilité pour les catholiques d’exercer des hautes fonctions publiques. Le gouvernement britannique sollicite ou reçoit des rapports rédigés majoritairement par des juristes britanniques dont certains exercent leurs fonctions dans la colonie. Ces documents procèdent à une comparaison du droit pénal et du droit privé de la Nouvelle-France avec celui de l’Angleterre. Plusieurs recommandent le rétablissement du droit immobilier, successoral et matrimonial antérieur ou l’intégration de règles précises d’origine française dans des ordonnances provinciales exhaustives. La préservation du droit pénal français suscite une très forte opposition. En 1774, des ébauches de projets de loi truffées d’incohérences amènent le gouvernement britannique à conclure que les règles anglaises et françaises ne peuvent être combinées à distance. L’idée d’interdire la consultation de sources françaises est également abandonnée, alors qu’au départ, elle est considérée comme un élément indispensable de la réforme. Le gouvernement est aussi irrité par l’attitude hostile des législatures coloniales américaines, ainsi que par les décisions de jurys défavorables à ses intérêts. En définitive, l’Acte de Québec de 1774 rétablit le droit privé de la Nouvelle-France et maintient en vigueur le droit pénal anglais. Il autorise les catholiques à exercer des fonctions publiques, mais crée un Conseil législatif non élu qui a le pouvoir d’introduire graduellement certaines règles du droit privé anglais.
EN :
Following the Royal Proclamation of 1763, British subjects newly established in Quebec demanded both the convocation of a legislative assembly as well as the right to trial before a Protestant jury. For their part, Francophone seigneurs, jurists and businessmen lamented the apparent abrogation of French law and the fact that Catholics could not hold high public office. The British government requested or received reports drafted mostly by British jurists, some of whom practised in the colony. These documents compared the criminal law and the private law of New France with that of England. Many recommended that the former rules pertaining to immovables, to successions and to matrimonial regimes be reinstated, or that detailed rules of French origin be integrated into extensive Provincial ordinances. The preservation of French criminal law aroused fierce opposition. In 1774, legislative drafts marred by numerous inconsistencies compelled the British government to conclude that the combination of French and English rules could not be achieved from a distance. The idea of prohibiting the consultation of French legal sources was also abandoned, even though it had initially been considered an essential element of the reform. Furthermore the Government was annoyed by the hostile attitude of the American colonial legislatures and by jury decisions that were contrary to its interests. In the end, the Quebec Act of 1774 reinstated the private law of New France while retaining English criminal law. It authorized Catholics to hold public office, but created an unelected legislative council that had the power to gradually introduce certain English private law rules.
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LA DÉMOCRATIE ÉTUDIANTE, LA GRÈVE ÉTUDIANTE ET LEUR RÉGULATION PAR LE DROIT
Finn Makela
p. 307–415
RésuméFR :
Bien que le phénomène de la grève étudiante jouit d’une légitimité politique au Québec depuis des décennies, cette manifestation de la liberté d’association a subi une délégitimation lors de la grève de 2012 en raison de la perception que, contrairement à la grève de salariés prévue au Code du travail, elle n’était ni autorisée ni encadrée par le droit. Or, la démocratie étudiante est encadrée par la Loi sur l’accréditation et le financement des associations d’élèves ou d’étudiants ainsi que par les lois d’application générale telle la Loi sur les compagnies et le Code civil. Cet article explique l’interaction entre ces lois et les pratiques des associations d’étudiants. Cette explication fonde une critique des jugements rendus en la matière pendant la période que l’on appelle « le Printemps érable » et ouvre la réflexion sur des pistes potentielles d’une reconnaissance formelle d’un droit de grève étudiant.
EN :
Though the phenomenon of the student strike has benefited from political legitimacy in Québec for decades, this exercise of the freedom of association suffered a delegitimation during the 2012 strike due the perception that – contrary to the employee strike provided for in the Labour Code – the student strike is neither regulated nor permitted by the law. Yet student democracy is regulated by the Act Respecting the Accreditation and Financing of Students' Associations as well as by statutes of more general application such as the Companies Act and the Civil Code. This article explains the interaction between these laws and the practices of student associations. The explanation grounds both a critique of the judgments rendered during the time known as the “Maple Spring” as well as a reflection on potential avenues leading to the formal recognition of a right to strike for students.
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CONTRIBUTION À LA RÉFLEXION SUR LA GRÈVE ÉTUDIANTE ET LE DROIT DES CONTRATS : OU COMMENT CONCILIER L’AUTONOMIE DES INDIVIDUS, DES ASSOCIATIONS ET DES ÉTABLISSEMENTS
Guillaume Rousseau et Marie Danielle Alarie
p. 417–461
RésuméFR :
La grève étudiante du printemps 2012 a été l’occasion d’une judiciarisation. C’est dans ce contexte que cet article propose une réflexion sur différentes façons d’encadrer le droit de grève des étudiants québécois. S’appuyant sur le droit des contrats, fondement de la jurisprudence issue du printemps 2012, les mesures proposées visent à permettre un respect de l’autonomie des acteurs concernés. Dans une première partie, le présent article expose l’état du droit relatif au contrat étudiant-établissement et au pouvoir de l’établissement d’enseignement de suspendre des cours. La seconde partie analyse des façons d’inclure à ce contrat une clause permettant ou obligeant la suspension des cours en cas de vote de grève.
EN :
The student strike which occurred in the spring of 2012 resulted in a strong reliance on the courts for resolving several issues arising from this event. In view of this phenomenon, the writers propose various avenues for providing a legal framework to students’ right to strike. Contract law generally served as the basis of various court decisions arising out of these circumstances and will also retained as the foundation of measures proposed by the writers, who seek to promote the autonomy of the various players involved in the strike. The first part of the article describes certain legal facets of contracts between students and educational institutions and examines the power of these institutions to suspend class. The second part analyzes various ways of including in these contracts, a clause which would allow or require the cancellation of classes in case of a student strike.
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LE PRÊT ENTRE PARTICULIERS PAR INTERNET
Marc Lacoursière et Arthur Oulaï
p. 463–530
RésuméFR :
Inspiré du prêt communautaire, le prêt entre particuliers tente de s’adapter à l’ère du 21e siècle. Dans sa version actualisée dans le Web 2.0, un individu prête une somme d’argent à un autre individu via une plate-forme de prêts qui leur sert d’intermédiaire. Cette forme de prêt alternatif au réseau traditionnel des institutions financières se décline en plusieurs modèles et a connu un essor durant la dernière crise financière, laquelle a entraîné le resserrement des conditions du crédit. Même si la crise du crédit semble se résorber, le prêt entre particuliers par Internet conserve encore son intérêt auprès des internautes motivés par plusieurs raisons, dont la recherche de profits ou la philanthropie. Ce type de prêt soulève toutefois plusieurs enjeux réglementaires.
EN :
Inspired by the phenomenon of social lending (also known as peer-to-peer or P2P lending), the traditional manner of effecting loans between individuals seeks to adapt to the reality of the 21st century. It its present Web 2.0 version, a person may make a loan to another person through a virtual lending platform, which acts as an intermediary. Unlike loans offered by traditional financial institutions, this Internet loan concept presents various forms. Its development has gained acceptance as a result of the last financial crisis which provoked a significant tightening of available credit. Even through the effects of the last credit crunch are less evident today, P2P Internet loans enjoy a certain popularity amongst Internet users, either in the pursuit of profit or for philanthropic purposes. Nevertheless, this new form of providing loans raises several regulatory issues.
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ANALYSE DES BÉNÉFICES PUBLICS TANGIBLES OFFERTS PAR LES ORGANISATIONS RELIGIEUSES
Luc Grenon
p. 531–567
RésuméFR :
Des privilèges fiscaux considérables sont accordés aux organisations religieuses, toutes confessions confondues. Ces avantages étant supportés par l’ensemble des contribuables, il y a lieu de s’interroger sur les retombées sociales de ce financement étatique, surtout à l’heure où la neutralité de l’État en matière religieuse semble faire consensus au Canada. Par une analyse des déclarations de renseignements produites par les organismes religieux, l’auteur cherche à vérifier si les fonds publics investis en leur faveur peuvent s’expliquer ou se justifier par les services et bénéfices tangibles (non religieux) qu’ils offrent à la société. Il conclut qu’une réponse négative s’impose.
EN :
Significant tax benefits are granted to religious organizations, regardless of confession. Since these benefits are borne by all taxpayers, the social impact of this state funding must be considered, especially when state neutrality in religious matters seems to be a consensus in Canada. Through an analysis of the information returns filed by religious organizations, the writer discusses whether the public funds received can be justified or explained by the services and tangible benefits they provide to society. The writer concludes that the answer should be no.
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DES CONTOURS DE L’INTÉRÊT DE L’ENFANT À SON INSTRUMENTALISATION : EXEMPLE D’UNE RÉFORME ANNONCÉE EN MATIÈRE D’ADOPTION
Andréanne Malacket
p. 569–617
RésuméFR :
Paradigme du droit familial, l’intérêt de l’enfant est un concept dont les contours sont difficiles à cerner, ou en d’autres termes, à caractère « polymorphe ». D’une part, le présent article a pour objet de mieux délimiter la portée du principe dans un contexte d’adoption, et ce, au moyen d’un bref examen de ses paramètres historiques, de ses fondements supra-législatifs et de ses principaux critères de définition. D’autre part, l’article vise à illustrer l’instrumentalisation dont l’intérêt de l’enfant peut faire l’objet vu sa nature polymorphe. En effet, c’est au moyen d’une critique empirique, à la fois descriptive et objective, que les discours tenus par les ordres professionnels et les groupes de pression lors des consultations publiques menées par la Commission des institutions de l’Assemblée nationale du Québec au sujet de l’avant-projet de Loi modifiant le Code civil et d’autres dispositions législatives en matière d’adoption et d’autorité parentale sont examinés. Ces discours démontrent que, dans ce contexte, l’intérêt de l’enfant est instrumentalisé, étant tantôt utilisé comme paravent au profit du corporatisme « professionnel », tantôt détourné au service de missions sociales.
EN :
A family law paradigm, the child’s interest is a notion the limits of which are difficult to circumscribe, or in other words, a notion of a “polymorphous” nature. On the one hand, the present article seeks to better define the core of the notion in the context of adoption through a brief analysis of its historical parameters, its supra-legal foundations and its main definitional attributes. On the other hand, this article aims to illustrate the instrumentalisation of this notion, given its polymorphous character. Indeed, by means of empirical criticism, both descriptive and objective, the presentations made by professional orders and pressure groups at the public hearings held by the Committee on Institutions of the National Assembly of Québec with respect to the draft bill of the Act to amend the Civil Code and other legislative provisions as regards adoption and parental authority are examined. These presentations demonstrate that, in this context, the child’s interest is instrumentalised, at times to the benefit of professional corporatism, and at others, as a means of serving social purposes.