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L’une des caractéristiques de la revue Recherches amérindiennes au Québec est son approche par numéros thématiques. Afin d’illustrer les apports de cette orientation éditoriale, les directeurs du présent numéro m’ont demandé de choisir, pour chacune des cinq décennies d’histoire de la revue, un numéro thématique qui incarne particulièrement bien ses visées tout en ayant eu un impact marquant. Aux fins de l’exercice, j’ai proposé la liste qui suit, sachant bien par ailleurs que chaque fidèle lecteur et lectrice de la revue a aussi ses propres numéros iconiques.
« Images de la préhistoire du Québec » (1978, vol. 7, nos 1-2)
Par l’entremise de sa revue et de sa collection Paléo-Québec, la Société Recherches amérindiennes au Québec est de loin le principal porteur du savoir archéologique propre au territoire québécois. Une part significative de ce patrimoine est le fruit des travaux de recherche et des publications dirigés par Claude Chapdelaine. Cette collaboration étroite entre l’archéologue et la société a véritablement pris son envol en 1978, avec la publication d’un numéro thématique de la revue consacré à la préhistoire du Québec. Dans le sillon d’une archéologie depuis peu engagée dans une véritable approche professionnelle, ce numéro, présenté par ailleurs à l’époque comme un « livre », proposait l’un des tout premiers efforts de synthèse des connaissances touchant la période pré-contact dans différentes régions du Québec, tout en offrant des contributions sur l’histoire, l’état et l’avenir de la discipline. Pour reprendre les termes de la présentation, cette contribution se voulait « tout autant un programme qu’un compte rendu des recherches archéologiques faites au Québec ». Dès sa parution, ce numéro est devenu un point de repère disciplinaire, à une époque où les archéologues québécois se trouvaient largement mobilisés par des fouilles de sauvetage souvent moins propices aux analyses détaillées, à l’expérimentation, à la réflexion théorique, voire à une publication. Bien que les numéros consacrés à l’archéologie aient été nombreux depuis, couvrant tour à tour des périodes, des thèmes ou des approches spécifiques, celui-ci allait longtemps se démarquer en tant qu’outil de référence général. Sa pertinence a d’ailleurs rendue nécessaire une réimpression à peine deux ans après sa sortie.
« Chamanismes des Amériques » (1988, vol. 18, nos 2-3)
Au cours des années 1980, Recherches amérindiennes au Québec a entrepris d’élargir sa perspective en augmentant de manière significative le nombre de textes sur les peuples autochtones du reste du continent américain. Dans ce contexte paraissait, en 1988, un numéro double consacré au chamanisme des Amériques et dirigé par Robert Crépeau, lui-même représentant d’une nouvelle génération d’ethnologues ayant effectué leur recherche de terrain à l’extérieur du Québec. Bien qu’au fil des ans la revue ait publié plusieurs numéros thématiques consacrés à la dimension symbolique, aucun n’a soulevé un engouement aussi marqué auprès du lectorat, alors que l’ensemble des exemplaires ont trouvé preneurs en un très court laps de temps. En plus d’alimenter une bibliographie québécoise jusque-là plutôt rachitique sur le thème du chamanisme, ce numéro a participé et certainement contribué à la montée d’intérêt alors observable pour l’étude des systèmes de référence spirituelle des peuples autochtones. Mais peut-être aussi que ce numéro répondait à un intérêt et à un besoin de connaissance plus large sur le sujet, à une époque où un nombre croissant d’allochtones, certains en quête de sens, découvraient et s’intéressaient aux spiritualités autochtones et aux pratiques chamaniques.
« Les Mohawks » (1991, vol. 21, nos 1-2)
La Crise d’Oka a subitement fait prendre conscience à quel point une majorité de Québécois se montraient peu familiers avec le contexte, la nature et les fondements historiques des revendications politiques autochtones, y compris celles des nations vivant pourtant à proximité des principaux centres urbains. Parallèlement, la recherche d’éléments de compréhension a vite permis de constater que la documentation historique et ethnologique de langue française au sujet des Mohawks se faisait rare. En ce sens, ce numéro thématique, dirigé par Pierre Trudel avec la collaboration de José Mailhot, est venu combler en partie ces deux lacunes. Riche en textes de portée historique allant de la période précontact aux résistances contemporaines, en passant par les « réductions » et la saga de la seigneurie du Lac-des-Deux-Montagnes, il offrait également des mises en contexte et des perspectives de spécialistes sur les événements de l’été 1990. Tout cela avec le souci de faire place à la parole et au point de vue de personnes autochtones. Paru très tôt après la crise d’Oka, ce numéro s’est avéré une contribution incontournable pour mieux saisir les sources et la portée du conflit. Le numéro a d’ailleurs nécessité une rapide réimpression. Il s’inscrivait également dans cette longue tradition de la revue de consacrer des numéros thématiques à des nations autochtones, lesquels s’avèrent encore des ouvrages de référence, particulièrement pour le public francophone.
« Métissitude » (2007, vol. 37, nos 2-3)
La décision Powley rendue par la Cour suprême du Canada en 2003 a non seulement établi que des communautés historiques métisses pouvaient exister ailleurs que dans l’Ouest canadien, mais a aussi favorisé l’émergence rapide dans l’espace public de regroupements de personnes métissées revendiquant une reconnaissance et des droits spécifiques. Ce contexte a notamment révélé à quel point la réalité historique et contemporaine des Métis de l’Est demeurait peu connue et documentée à cette époque, bien que Recherches amérindiennes au Québec ait tout de même consacré un numéro aux Métis et Indiens sans statut en 1982. Publié vingt-cinq ans plus tard, le numéro « Métissitude », dirigé par Louis-Pascal Rousseau et Étienne Rivard, vient combler en partie cette lacune, en offrant des perspectives approfondies à la fois conceptuelles, historiques, linguistiques et juridiques en lien avec les Métis de l’Est. De facto, la dizaine d’articles proposés a constitué un corpus documentaire d’une grande utilité pour appuyer et orienter les travaux académiques appelés à croître au sujet de cette population, ainsi que les recherches effectuées dans le sillon des causes portées par celle-ci devant les tribunaux, causes qui commençaient déjà à se multiplier au mitan des années 2000. En ce sens, « Métissitude » reflète également, à sa façon, l’influence qu’exerce désormais la sphère juridique dans le choix et le traitement des réalités historiques et anthropologiques autochtones au pays.
« Récits et savoirs partagés par l’art et la création en milieux autochtones » (2018, vol. 48, nos 1-2)
Dans une optique de décolonisation, les dernières décennies ont vu les chercheurs autochtonistes réfléchir à la dimension éthique de leurs travaux, alors qu’en parallèle les peuples autochtones manifestaient leur volonté d’exercer un plus large contrôle sur la recherche qui les concerne. De ce contexte a résulté un recours croissant, voire désormais incontournable, à la recherche collaborative, propice à mieux promouvoir et comprendre la perspective des peuples autochtones. Depuis sa fondation, Recherches amérindiennes au Québec a toujours eu le souci d’ouvrir ses pages à la parole et aux formes d’expression diverses des personnes autochtones, parfois au prix de discussions animées au sein du comité de rédaction. En ce sens, ce numéro consacré au thème de l’art et de la création est emblématique à la fois de la tradition éditoriale de la revue et des avenues méthodologiques actuelles. Issu d’un projet de recherche collaboratif entre participants autochtones et allochtones et codirigé suivant le même principe par Denis Bellemare et Élisabeth Kaine, ce numéro offre près d’une vingtaine de contributions axées sur la présentation et l’analyse de formes d’expressions culturelles allant du design à l’art en passant par les modes de transmission des savoirs. Cela avec le soin tout autant de donner la parole aux concepteurs que de rendre justice à leurs productions par la qualité des représentations graphiques incluses. Signe des temps, cette production allait être immédiatement suivie d’un numéro consacré au thème de l’archéologie communautaire et collaborative (2018, vol. 48, no 3).