Résumés
Résumé
Grâce à plusieurs recherches ethnohistoriques, l’évangélisation de la Baie d’Hudson a été bien documentée, mais celle de l’Ungava et des régions limitrophes qui s’étendent jusqu’au Labrador reste méconnue. À partir des journaux personnels, des rapports et de la correspondance du révérend Stewart et de quelques lettres du révérend E. Hester qui vient le rejoindre en 1911, – la plupart de ces documents provenant des tribunes du Great Britain Messenger –, cet article décrit la christianisation de cette région. Le rôle des chamanes et celui des catéchistes est examiné pendant les vingt-cinq premières années de la mission du révérend Stewart (1899-1918).
Mots-clés :
- Inuit,
- ethnohistoire,
- baie d’Ungava,
- Stewart,
- christianisation,
- chamanisme
Abstract
The evangelization of Hudson Bay has been well documented through several ethnohistorical sources, but that of Ungava and of neighboring areas stretching as far as Labrador remains unknown. Drawing on Reverend Stewart’s diaries, reports and correspondence and a few letters from Reverend E. Hester who joined him in 1911 – most of these documents were published in the Great Britain Messenger – this paper describes the Christianization of this region. The role of shamans and catechists is examined during the first twenty-five years of Reverend Stewart’s mission (1899-1918).
Keywords:
- Inuit,
- ethnohistory,
- Ungava Bay,
- Stewart,
- Christianization,
- shamanism
Resumen
Varios estudios etnohistóricos han documentado la evangelización de la Bahía de Hudson, pero la de Ungava y de las zonas adyacentes que se extienden hasta Labrador sigue siendo desconocida. Este artículo describe la cristianización de esta región, utilizando diarios de vida, informes y correspondencia del reverendo Stewart y algunas cartas del reverendo E. Hester que se unió a él en 1911, documentos que en su mayoría fueron publicados en el Great Britain Messenger. Se examina el papel de los chamanes y catequistas durante los primeros veinticinco años de la misión del reverendo Stewart (1899-1918).
Palabras clave:
- Inuit,
- ethnohistoria,
- Bahía de Ungava,
- Stewart,
- cristianización,
- chamanismo
Corps de l’article
L’évangélisation de la côte est de la baie d’Hudson est bien connue (Francis et Morantz 1984 ; Trudel 1991 ; Laugrand 1999, 2001, 2002 ; Laugrand et Oosten 2018). La situation religieuse contemporaine décrite et analysée par L.-J. Dorais (1997, 2000) et L. Koperqualuk (2011) l’est également. L’évangélisation de l’Ungava demeure cependant méconnue, une sorte de point aveugle de la christianisation du Québec arctique. Dans sa magnifique histoire illustrée de l’Ungava, Toby Morantz (2016) y consacre quelques pages, citant les témoignages, conservés à l’Institut culturel Avataq, de deux Inuit de Kangirsuk, Tumasi Kudluk et Jimmy Kuuttuq, selon lesquels, au moment où les missionnaires sont arrivés, les pratiques chamaniques avaient cessé. L’affirmation n’est qu’en partie juste, car les témoignages de Stewart indiquent que le chamanisme a perduré dans la région plus de dix ans après son arrivée. Ces sources historiques suggèrent que les chamanes ont donc résisté avant d’adhérer au christianisme. Ce phénomène confirme la difficulté de saisir la conversion autrement que sous l’angle d’un lent processus, comme l’a suggéré jadis Denys Delâge (1982) dans un article pionnier sur la conversion des Iroquois.
À partir des journaux personnels, des rapports et de la correspondance du révérend Stewart, ainsi que de quelques lettres du révérend E. Hester qui vint le rejoindre en 1911 et de plusieurs témoignages d’Inuit qui ont vécu dans la région, cet article propose d’examiner plus en détail ce chapitre méconnu de la christianisation du Nunavik en se concentrant sur les vingt-cinq premières années.
Le révérend Samuel Milliken Stewart est le fondateur de la mission anglicane de Fort Chimo, dans la Baie d’Ungava (Leechman 1947 ; Marsh 1964). Né à Carrickfergus, en Irlande, en 1865, il a fait ses études à Terre-Neuve et à Saskatoon, pour devenir prêtre le 27 novembre 1897 (McConnell : 1988/1989 : 55). Membre de la Colonial and Continental Church Society (CCCS), il séjourne pour la première fois dans ce qu’on nomme « le District de l’Ungava », pendant deux mois, à l’été 1899. Toutefois, ce n’est que l’année suivante, en 1900, qu’il débarque à Port Burwell et s’installe à Bishop Jones’ Village (aujourd’hui dénommé Killiniq). Il y séjournera jusqu’en 1905, avant de s’établir à Fort Chimo.
À cette époque, le christianisme est déjà bien implanté sur les côtes du Labrador où des missions ont été ouvertes par les Frères moraves depuis le xviiie siècle. En 1814, B. Kohlmeister et G. Kmoch ont visité l’Ungava. D’autres missionnaires moraves ont effectué des incursions sporadiques dans la région. Selon Carrière (1964), des Oblats se sont rendus jusqu’à Fort Chimo en 1872 (voyage du père C. Arnauld), en 1876 et 1877 (voyage du père Z. Lacasse), puis en 1881 et 1887 (voyage du père D. Fafard). Ces derniers n’ont cependant enregistré aucune conversion chez les Inuit si ce n’est quarante-quatre baptêmes en 1887 à l’entrée de la rivière Koksoak[1]. Plus à l’ouest, dans la baie d’Hudson, un missionnaire anglican, le révérend Walton, est arrivé en 1892 pour y remplacer le révérend E.J. Peck, basé à Great Whale River[2].
Au début du xxe siècle, tandis que la christianisation de la péninsule du Québec arctique est bien entamée, l’Ungava et le nord de la péninsule demeurent des régions encore peu évangélisées. Certes, le nomadisme des Inuit et la circulation des bibles aidant, les idées chrétiennes y connaissent une large diffusion, mais les distances à franchir sont considérables. Le révérend Peck constate un peu partout cet enthousiasme des Inuit pour le christianisme, mais il dresse un constat mitigé lorsqu’en 1884 il se rend pour la première fois de Great Whale River à Fort Chimo. Lors de son passage, Peck orchestre quelques baptêmes et observe une bonne réception de ses idées. Il confie qu’il lui faudrait toutefois plus de temps pour asseoir le christianisme. À son arrivée en 1899, le révérend Stewart suggère à son tour qu’il reste un énorme travail à entreprendre pour évangéliser les populations inuit et naskapi.
Dans cet article, il s’agit de voir si, comme le soulignent les deux Inuit de Kangirsuk, « au moment où des missionnaires sont arrivés, les Inuit ont cessé de pratiquer le chamanisme » (Morantz 2016) et si plusieurs processus observés ailleurs au Nunavik ou en Terre de Baffin s’y retrouvent. En effet, qui ont été les premiers convertis dans la Baie d’Ungava ? Quelle a été la réaction des chamanes ? Comment les Inuit ont-ils réagi à la diffusion des nouvelles idées ? Quelles ont été les stratégies de Stewart ? Est-il parvenu, comme bien des missionnaires anglicans l’ont fait ailleurs, à recruter des leaders locaux pour qu’ils prennent en charge l’évangélisation ?
L’étude mobilise des documents conservés dans les archives sous forme de microfilms et que nous avons retranscrits, ainsi que quelques témoignages d’Inuit repérés dans la littérature. Les textes proviennent pour la plupart du Great Britain Messenger, un journal missionnaire de la Colonial and Continental Church Society auquel Stewart et d’autres missionnaires de l’époque contribuent régulièrement pour informer les bienfaiteurs des missions et solliciter leurs appuis financiers. Ces articles et lettres s’avèrent très riches car le révérend Stewart y décrit son quotidien, ses voyages, ses difficultés et ses sentiments à l’égard des Inuit qui se convertissent dans des conditions socioéconomiques souvent pénibles.
La structure du présent texte comprend quatre parties. Seront d’abord examinées les conditions générales du séjour et des voyages du révérend Stewart dans l’Ungava et les régions limitrophes. J’aborderai ensuite la vie sociale et cérémonielle des Inuit et les rapports que Stewart tisse avec les chamanes pour interroger leur résistance, mais également le travail des catéchistes qui, j’en fais l’hypothèse, permettront avec l’instruction des enfants, de faire émerger une communauté chrétienne.
Les conditions de vie et les voyages du révérend S.M. Stewart dans l’Ungava
Comme la plupart des missionnaires qui voyagent dans l’Arctique, le révérend Stewart arrive dans une communauté, Bishop Jones’ Village (Killiniq), déjà constituée autour d’un poste de traite. Stewart explique que les Inuit s’y rendent pour y vendre leurs fourrures, se consacrant à la chasse la plupart du temps. Le missionnaire se rend vite compte que, pour les convertir, il lui faut voyager dans les alentours et profiter des grands rassemblements d’hiver, lorsque les Inuit installent leurs iglous autour du poste de traite (Stewart 1901). Comme Marcel Mauss dans son Essai sur les variations saisonnières, Stewart observe que l’été est marqué par la dispersion des familles dans la toundra et l’hiver caractérisé par de grands rassemblements. Dès le départ, le missionnaire est appuyé par un guide-interprète originaire du Labrador, Henry Thomas Ford (Marsh 1964 : 433 ; Laugrand 2002 : 91 ; Morantz 2016).
En 1901, il explique qu’au lieu de solliciter Unalik, le chef du village dont la tente est déjà pleine de gens, il préfère utiliser sa propre tente calicot – qu’il transporte dans son canot avec des provisions (Stewart 1901 : 172-173).
Stewart entend surtout conserver son autonomie. En 1902, il réitère sa conviction : « La mission ne peut être efficace qu’à partir d’un centre. » En établissant son quartier général à Bishop Jones’ Village, le missionnaire se rend ainsi, dès l’été, à Nachvak (Navvaaq) et à Chimo, prévoyant d’autres déplacements au printemps. (Stewart 1902b : 112)
D’abord installé à Killinek, Stewart se basera plus tard à Fort Chimo, voyageant la plupart du temps dans une vaste région qui s’étend du Labrador à la pointe septentrionale de la baie d’Ungava.
À l’époque, la plupart des missionnaires reconnaissent la difficulté d’évangéliser des populations nomades qui suivent le gibier en permanence et affrontent les aléas de l’hiver. L’expérience de Stewart confirme ce point. Le missionnaire confie que son travail s’avère dispendieux. Sur place, les services se paient et les coûts grimpent vite. En 1902, il note :
Je n’ai eu aucun confort cet hiver. Pratiquement pas de bois et pas de charbon. Pour me chauffer, j’ai dû brûler ma seule table et mes chaises. Le peu de bois flotté que je me suis procuré auprès des Esquimaux m’a coûté entre cinq et sept dollars le chargement. [...]. Mes dépenses ont été importantes et c’est l’une des raisons pour lesquelles une base d’opération plus centrale est nécessaire. Lorsque vous prenez un guide esquimau comme je l’ai fait pour le voyage, cela vous coûte en espèces de dix à quinze dollars. Ensuite, vous devez le nourrir en chemin et lui procurer des allumettes et du tabac. En plus de cela, vous devez approvisionner ses épouses (mon chauffeur en avait deux) et leurs enfants en nourriture pendant son absence. [...] J’ai oublié de mentionner que j’ai dû vendre mes armes à feu pour du bois. [...] Beaucoup de mes pauvres gens manquent cruellement de vêtements.
Stewart 1902b : 112[3]
À ses lecteurs et contributeurs du Great Britain Messenger, Stewart explique qu’il doit nourrir les Inuit, partager tout ce qu’il possède pour voyager. En août 1902, il relate un événement survenu pendant l’hiver, le 30 janvier, qui montre que de sévères famines affectent les Inuit. Plusieurs chasseurs ont dû se résigner à tuer leurs chiens pour survivre (Stewart 1902c : 123). Et pourtant, Stewart observe parfois des scènes de chasse très fructueuses, comme c’est le cas l’année suivante avec des lagopèdes tués au fouet (Stewart 1903a : 8-9). Mais il se montre pessimiste : « La plupart de mes provisions de nourriture ont été consommées car j’ai beaucoup partagé avec les gens affamés. On ne peut pas évangéliser des pauvres, ce serait se moquer d’eux. Je crains que beaucoup vont périr de la famine cette année. » (CCCS 1902-1903 : 77)
Dans son autobiographie, Tivi Ituk – qui est né entre Kuujjuaq (Fort Chimo) et Kangiqsualujjuaq et dont la famille suivait le gibier jusqu’à Killiniq et Ramah, dans la région de l’Ungava, au Labrador – indique qu’il chassait le caribou et traquait les renards dont il vendait les peaux aux postes de traite. Ituk se souvient de lieux giboyeux mais il évoque également des temps très difficiles marqués par la pénurie de renards, de phoques et d’animaux à fourrure (Weetaluktuk et Bryant 2008 : 94).
Stewart, lui, constate les effets désastreux des maladies. En 1903, il déplore la disparition prématurée d’une chrétienne qu’il jugeait « la plus prometteuse » d’Ukkeasivik et qui laissait derrière elle un nourrisson et un mari désorienté (Stewart 1903b : 125-126, août). Lui-même échappe de justesse à la mort : « Depuis deux semaines, je suis confiné au lit, j’ai essayé divers remèdes, mais aucun ne semble efficace. Heureusement, j’avais avec moi quelques bouteilles de chlorodyne qui ont fait ce qu’il fallait. » (Stewart 1903b : 126)
Hormis ses déplacements, le missionnaire relate la visite occasionnelle de groupes inuit. En 1906-1907, il décrit l’arrivée d’une bande venue du Nord, des Taqqamiut en route pour Fort Chimo où ils vont vendre leurs pelleteries (CCCS 1906-1907 : 76). Ces visiteurs lui indiquent que la famine fait là aussi des ravages, de sorte que plusieurs en sont réduits au cannibalisme :
Nous avons entendu tout ce qu’ils avaient à nous dire – des récits pitoyables de famine et des épreuves endurées. Une pauvre femme m’a raconté qu’une partie de sa tribu était morte de faim pendant l’hiver et que les survivants ont dû manger les cadavres. [...] Dans un iglou, j’ai trouvé une famille de cinq personnes qui n’avaient comme souper que de la viande et de l’huile de phoque putride. Cela avait été leur régime quotidien pendant quatre « lunes », période au cours de laquelle ils avaient parcouru plus de 500 milles.
Le missionnaire fait tout ce qu’il peut pour évangéliser ces visiteurs. Il évoque, pour une première fois, des chamanes qui auraient renoncé à leurs pratiques :
Chaque soir, lorsque toutes les maisons de neige étaient érigées et que les chiens avaient été nourris, nous avions un service religieux auquel assistaient quelques personnes qui, il y a quelques années, s’étaient apaisées en acceptant la prédication de l’Évangile. L’une d’entre elles était reconnaissante d’apprendre que le royaume des ténèbres s’affaiblissait dans le Grand Nord, et que le plus important de tous les angekkok [angakkuit] [les sorciers] avait abandonné ses coutumes païennes. En rentrant à notre quartier général, des services religieux furent organisés de façon quotidienne au bénéfice des visiteurs et des derniers arrivés. Les demandes de baptême étaient fréquentes, mais je ne pouvais pas les satisfaire. Pour chaque cas, il faut compter au moins deux ans d’instruction et de probation avant que le baptême ne soit administré.
Dans ses voyages, Stewart indique qu’il sait tout de suite s’il est, ou non, le bienvenu :
Lorsque votre présence n’est pas désirée, un silence mortel se fait ressentir, ou la personne répond à vos questions en monosyllabes. D’autre part, vous ne pouvez pas vous tromper lorsque la réception d’un indigène est amicale. À peine êtes-vous entré chez elle avant que la personne vous salue avec un « Tujumênak ! » (« Asseyez-vous »), et dès que vous y avez consenti, vous êtes à nouveau accueilli par « Tujumênak ! » ce qui est l’équivalent de notre expression commune « Faites-comme chez vous ». Plus d’une fois, nous avons vu nos hôtes mettre leur nourriture de côté pour que la famille puisse entendre parler de « Jésus et de son amour ».
Stewart 1903b : 124
Forcé d’abandonner sa tente, le missionnaire découvre peu à peu l’habitat et les coutumes des Inuit qui, parfois, retournent leurs canots pour s’en servir d’habitation :
La crainte de la météo m’a obligé à abandonner ma tente calicot pour m’installer dans un iglosuak abandonné, l’un des quartiers les plus terribles que j’aie jamais occupés. Les murs de la hutte étaient mouillés et le sol humide. Un cadre de fenêtre béant d’environ 8 pieds carrés dans le toit du bâtiment donnait à la maison toute une allure. [...] La nuit, les Esquimaux ont très gentiment fermé cette ouverture avec des peaux de phoque et ils ont fait de même pour l’entrée. Chaque soir, une fois que les chasseurs étaient rentrés, je les appelais tous ensemble et nous célébrions ensemble la prière du soir, avec une explication toute simple de la leçon.
Stewart 1903a : 127
Stewart semble avoir eu quelques difficultés avec l’hygiène de ses ouailles. À partir des témoignages qu’elle a pu retrouver dans les archives des commerçants de fourrure, Toby Morantz (2016) indique que le missionnaire jouissait d’une mauvaise réputation en la matière : « Cotter, dans son journal de 1909, indique qu’une maladie qui affecte Stewart tient à son hygiène qui laisse à désirer, concluant avec ce détracteur du missionnaire que “cleanliness is not next to godliness” ».
Quoi qu’il en soit, Stewart fait la découverte de ses paroissiens et des pratiques qu’ils perpétuent, comme ces rites de la première fois et des partages auxquels ils donnent lieu :
Lorsqu’un jeune chasseur tue son premier gibier à bord de son kayak, il est de coutume qu’il envoie des morceaux de viande à chacun des membres de la communauté. Un événement de la sorte s’est produit alors que j’étais présent, et un petit morceau de phoque a même été mis de côté pour le missionnaire.
Stewart 1903b : 125
Ces gestes indiquent que le christianisme ne bouleverse pas tant les pratiques des Inuit et que les rites de chasse se perpétuent, le missionnaire y étant convié.
Stewart consacre une part importante de son temps à réviser une grammaire inuit qu’il a obtenue des Frères moraves du Labrador. Son niveau de langue étant encore limité, il le pallie en utilisant les traductions de Peck, en particulier The Eskimo Prayer Book. Il distribue des bibles et des calendriers, espérant que les Inuit respecteront le dimanche comme une journée d’abstention. Selon Seegmiller (1968 : 165), ces derniers se montrent enthousiastes pour apprendre l’écriture et, comme ailleurs dans l’Arctique, une dynamique de diffusion s’installe : « Depuis l’introduction du syllabaire Cree, la plupart des gens ont appris à lire et à écrire leur propre langue. Ceux qui y sont parvenus avec succès sont rapidement devenus des “professeurs honoraires”, et c’est ainsi que la Bonne parole se diffuse[4]. »
Stewart ne précise pas si les femmes ont été les premières à répondre favorablement à l’évangélisation, mais plusieurs, comme Jeannie Snowball, se souvenaient qu’il leur a enseigné le syllabique (Morantz 2016) et que le surnom de Sitiu [sitijuq, « ce qui est dur »] lui avait été donné.
Le bilan que Stewart dresse, au début des années 1900, montre l’ampleur de l’évangélisation : « Nous avons eu un hiver très chargé et avons parcouru pendant notre mission une distance de près de 1000 milles. En plus des tâches scolaires, nous avons pu couper suffisamment de bois à l’intérieur des terres, à environ 100 milles d’ici. » Pour le missionnaire, l’objectif est maintenant de construire une église, dont il doit trouver le financement :
La prochaine entreprise sera une église. [...] Ma propre maison est trop petite pour les besoins de l’église. Revillon Frères, la nouvelle société de commerce de Fort Chimo, m’a promis de m’apporter 4000 pieds de bois d’oeuvre pour les plafonds et les planchers. Cela coûtera au moins 100 dollars.
CCCS 1905-1906
Toby Morantz (2016) souligne qu’à Fort Chimo, Stewart a construit sa maison à deux cents yards du comptoir de traite de la Compagnie de la Baie d’Hudson (CBH) et qu’il utilise un autre bâtiment comme chapelle – ce que des employés locaux, comme Dave Edmunds, nommeront « La cathédrale de l’Ungava ». Selon ces mêmes sources, Stewart partage un repas une fois par semaine avec le chef du poste de traite.
En 1903, après un congé en Angleterre, Stewart se rend à Nachvak [Navvaaq] avec l’aide du Dr Grenfell. Il se déplace ensuite à George River (aujourd’hui Kangiqsualujjuaq) pour rejoindre finalement Fort Chimo. Son énergie paraît exceptionnelle et le conduit non seulement plus au nord, mais également à l’intérieur des terres, où il va à la rencontre des Cris et des Naskapis.
En novembre 1907, alors qu’il rentre à Fort Chimo après plus de trois semaines d’absence, il note que des Inuit qui arrivent par bateau de régions plus éloignées encore sont toujours victimes de la famine :
Au début de ce mois, cinq barques en peaux (umiaq) sont arrivées du Grand Nord avec plus de 200 Esquimaux. Ce sont ces gens que je désirais voir depuis plusieurs années. La misère et la famine ont fait des ravages parmi ces pauvres gens et beaucoup sont morts de faim. Les survivants m’ont dit qu’ils devaient manger les corps des morts.
Stewart 1907c : 172
En ce début de xxe siècle, les conditions de vie paraissent donc très dures pour les Inuit. En dépit des difficultés logistiques qu’il éprouve, le missionnaire partage tout ce qu’il a et s’organise.
C’est une belle occasion pour le travail d’évangélisation. J’espère passer le plus clair de mon temps cet hiver avec ces gens, en leur enseignant et en les instruisant. Ils repartent pour le Nord l’année prochaine. Je pourrai en vêtir plusieurs et les rendre heureux. Aujourd’hui, ils s’entassent chez moi pour se réchauffer et se nourrir. [...] En regardant par la fenêtre, je compte treize tentes et je sais que les pauvres gens qui y sont rassemblés sont assez durs. Cependant, je suis sur le point de mener une grande « bataille de thé » ou des soirées pour les enfants et je suis sûr qu’ils vont aimer cela ; pour beaucoup ce sera leur tout premier divertissement.
Stewart 1907b : 159
Stewart baptise plusieurs familles et observe qu’en dépit des graves difficultés auxquelles elles sont confrontées, « leur influence sur d’autres sera bonne ». Mais il s’interroge sérieusement sur la possibilité d’évangéliser dans de telles conditions (Stewart 1907c). En 1908-1909, il relate d’autres accidents tragiques, d’abord avec le décès accidentel d’un jeune chasseur qui s’est donné un coup de fusil par mégarde (Stewart 1908-1909 : 71, 77, 79). Peu après, c’est un autre drame qu’il relate, celui d’une jeune femme décédée sous ses yeux :
La semaine suivante, j’ai eu un autre appel pour voir une jeune femme qui était en train de mourir chez elle, tout en haut de la rivière. C’était une jeune chrétienne brillante et elle était presque toujours absente des services religieux ordinaires. Je l’ai trouvée allongée sur le sol de la hutte avec ses proches autour d’elle. Elle ne craignait pas la mort et rejoignit de manière audible la prière et les louanges données. Pendant la nuit, on m’a appelé dans ma tente ; elle s’éteignait peu à peu. Fixant longuement ses yeux sur moi, elle me dit : « Nahkôrmek » (merci). Peu de temps après, elle mourut et, une fois que la neige de l’hiver eut disparu, je l’ai déposée dans le petit cimetière de Chimo, avec le corps de son bébé.
CCCS 1908-1909 : 71, 77, 79
Le missionnaire décrit à plusieurs reprises des scènes de désolation :
Des moins fortunés ont raté le passage des caribous et lorsque leur nourriture a manqué, plusieurs sont morts de faim. À un endroit, j’ai trouvé deux ou trois familles [...] j’ai décidé de rester pour la nuit. Je suis heureux de l’avoir fait car je n’ai jamais revu certaines personnes de ce groupe. Dans une maison, j’ai demandé ce qui était en train de cuire, car l’odeur était si vile, et on m’a dit qu’ils étaient en train de faire bouillir du kissivinnek (de la peau de phoque) qui avait été utilisée pour la tente. Comme ils n’avaient pas de nourriture, j’ai partagé mes rations avec eux et, après un bon repas [...] nous avons fait le service religieux. Je leur ai dit qu’une épidémie sévissait et combien parmi eux étaient morts. Je les ai exhortés à se tourner vers le Seigneur Jésus et pour être sauvés par lui. [...] Quelques semaines plus tard, j’ai rappelé, mais je n’ai vu aucun signe [...]. Laissant mes chiens sur la glace, mon guide et moi avons trouvé sur le rivage une maison de neige dans laquelle nous avons creusé un trou. J’ai regardé à l’intérieur et là, recouverts d’un manteau de glace mince et transparent, six de ces mêmes personnes qui avaient entendu le message étaient immobiles et raides mortes. Gelés, fatigués et affamés à la fin de la longue journée, ils s’étaient couchés ensemble dans la petite maison enneigée et sont ainsi tombés dans le sommeil de la mort. Le bébé était au sein de sa mère, et les parents et les enfants étaient côte à côte. La montée des eaux les avait recouverts et la glace a fini de les enfermer dans une étreinte glaciale. [...] À une autre occasion, on m’a appelé pour voir un mourant. Avec beaucoup de difficulté – car la dérive était aveuglante – nous avons enlevé la glace et, après avoir cherché pendant un moment, nous avons trouvé ce qui semblait être une maison de neige enterrée. Nous avons creusé dans la neige et avons trouvé l’entrée de l’habitation. Après avoir dégagé l’ouverture, nous sommes entrés. Dans une atmosphère polluée, quatorze personnes étaient regroupées autour d’un mourant. L’espace entre le sol et le plafond était si étroit que nous avons touché le toit, maintenu par une crotte.
« Est-il en train de mourir ? » demanda la jeune épouse. Je lui répondis « Oui ». Suis-je en train de mourir ? » ajouta le malade ? Je répondis « Oui », puis je lui ai demandé à mon tour « Craignez-vous la mort ? » – « Oh non, dit-elle, mais apprends-moi de ce livre, en montrant celui que je tenais. Dis-moi plus sur Dieu ».
CCCS 1908-1909 : 71, 77, 79-80
En mars 1910 la maladie fait de nouveau des victimes. Stewart observe :
Les épidémies de type malin, les maladies non encore diagnostiquées, la faim et les épreuves de disette, la famine et la fièvre, les désastres et la mort ont tous provoqué des ravages au cours des dernières années parmi les enfants des neiges. [...] La mort est récemment venue chercher l’un de nos jeunes hommes les plus prometteurs, un chrétien dévoué et sincère. Sa vie et sa conduite ont influencé la tribu qu’il dirigeait et dont il était le guide, et son influence pour le bien a été très remarquée.
Stewart 1910 : 218
Ces témoignages confirment les conditions extrêmes dans lesquelles le missionnaire a mené l’évangélisation. Même si à ses yeux ses conditions ne favorisent pas son action, les conversions finissent par se produire.
La vie sociale et les pratiques religieuses des Inuit
Stewart offre peu d’informations sur les rites et les pratiques cérémonielles préchrétiennes de ses ouailles. Il évoque des cérémonies comme celles de la pipe, un rituel auquel les Inuit convient leurs visiteurs :
Des Esquimaux d’au-delà de Chimo sont arrivés ici dernièrement et ils ont tout de suite tenu à assister au service religieux. [...]. Les pipes étaient allumées et passées des uns aux autres. Même les jeunes enfants arrachaient la racine de bruyère de la bouche de leur mère pour la mettre dans la leur. « Pap » et « pipse » sont appréciés des plus petits ; mais l’affection des enfants semble encore plus forte pour le « black cutty », si l’on en juge par les singeries d’un petit enfant nu qui trottinait sur le sol pendant le service avec un énorme tuyau dans la bouche. Au même moment, près du poêle de la cuisine, une vieille femme tripotait et sniffait une petite poche à tabac à priser, s’affairant à diverses préparations pour la fabrication de cette poussière nasale, qui a presque toujours eu ses dévots.
Stewart 1901 : 172
Hommes, femmes et enfants fument abondamment.
Stewart indique qu’il célèbre sa toute première fête de Noël en 1901. La fête se traduit par un festin frugal :
Les services de la veille de Noël et des jours suivants ont été bien suivis, tout comme le service de minuit à la fin de l’année. Le soir du 26 décembre, nous avons eu notre première grande « Soirée » – un thé pur, parfumé, « sucré ». [...] Des raisins secs et des bonbons ont suivi. [...] Plus tard dans la soirée, nous avons eu un service au cours duquel des cartes ont été distribuées aux enfants et aux hommes, ainsi que des « devises » aux femmes. Tout le monde était ravi, et vous l’auriez donc été, bon lecteur, si vous aviez constaté les effets d’un petit rayon de soleil sur des vies jusque-là négligées et méprisées. Nous étions désolés que plus de personnes n’aient pas pu venir, puisqu’un bon nombre résidaient dans les environs du cap Chudleigh. Bien sûr, cela était impossible étant donné que les femmes et les enfants étaient mal vêtus pour affronter le froid. Cependant, nous avons décidé de leur rendre visite, et une occasion favorable se présentant plus tard, nous avons mis le cap sur leurs domiciles.
Stewart 1902a
Sur le plan des stratégies évangélisatrices, Stewart catéchise, il distribue des cartes, des images, des livres de prières et des hymnes. Il nomme surtout des « responsables » de l’instruction, espérant trouver là un effet de levier pour la christianisation et faire naître de possibles vocations. Sa stratégie recoupe celle des missionnaires de la Church Missionary Society qui suivaient, eux, la « Native Church Policy » :
Lors des services, mon plan est constitué d’hymnes, de leçons, de prières, d’adresses en langue esquimaude, tirées de livres (N.T. Esk.), et de la traduction de M. Peck du Book of Common Prayers. Depuis l’introduction des caractères complets (cris) chez les gens, la plupart d’entre eux ont appris à lire et à écrire. Ceux qui le comprennent rapidement sont nommés enseignants « honoraires », ce qui permet de diffuser les connaissances. J’espère que les amis de la Mission nous enverront beaucoup de cartes de Noël et de littérature illustrée. Les mensuels illustrés, Strand, etc., sont les meilleurs pour nous ; nous espérons en obtenir davantage.
Stewart 1902b : 112
La stratégie porte ses fruits. Stewart explique qu’il utilise tout ce qu’il a sous la main, y compris des livres rédigés en langue crie, comme c’est le cas un jour alors qu’il se rend à Tuktutuk [possiblement Tuttutuq], où il rencontre une famille de sept Inuit qui vivent dans une cabane (Stewart 1903a : 7).
Dès ces premières années, Stewart cherche enfin à recruter des jeunes garçons pour les instruire et bénéficier de leur aide. Il y parvient dans une famille qui semble bien disposée à se convertir au christianisme :
Mon garçon esquimau, Puktajuk, [...] a su se rendre utile. C’est un garçon brillant, venu avec son peuple de Hope’s Advance, il y a deux ans. Son père, mon ancien pilote, désire le rite du baptême pour lui et sa famille, mais ils ne sont pas encore suffisamment avancés pour cela. Les habitants d’Ukkeasivik souhaitent également se faire baptiser, mais certaines conditions doivent être respectées et davantage de preuves d’un changement de coeur et de vie doivent être visibles avant de pouvoir administrer consciencieusement ce sacrement.
Stewart 1903b : 126
Lorsque Morantz (2016 : n. 9), évoque que Stewart a avec lui « une famille » et qu’elle identifie deux références à ce sujet dans les archives de la Compagnie de la Baie d’Hudson, il s’agit selon nous de ces enfants que le missionnaire tente de recruter et non d’enfants biologiques. Dans la région de Churchill, le révérend Lofthouse avait déjà adopté une stratégie identique.
Enfin, Stewart utilise des images qu’il projette le dimanche après-midi avec une « magic lantern », instruisant à la fois des Inuit et des Naskapis à qui il expose la vie du Christ : « Dimanche après-midi, ils vont à l’école, le clou étant une projection visuelle d’images illustrant la vie et le ministère de notre Seigneur. Chaque image est projetée sur le drap, elle est expliquée aux Indiens et aux Esquimaux réunis ensemble par leurs interprètes respectifs. » (Stewart 1903a : 10)
Comme Peck, Stewart orchestre des célébrations adaptées à chaque groupe. Les Blancs bénéficient de services religieux à part. En janvier 1903, ces services sont assurés par Mr. Wilson et Mr. Robert Guy, un ancien enseignant (ibid. : 10). Auprès des Inuit, la langue privilégiée est l’inuktitut, les Naskapis, eux, étant en mesure de comprendre ce qui se dit. Stewart indique que les Naskapis suivent aisément son instruction, la plupart des Indiens étant bilingues (ibid. : 10-11).
En mars 1910, il fait état de la construction d’une église à Fort Chimo et du recrutement d’un pasteur inuit. À cette occasion, il expose ses besoins matériels et financiers.
Une église est en construction pour accueillir notre congrégation chrétienne autochtone à Fort Chimo. Il nous faut 200 £ et les frais de transport sur le navire sont lourds. Un catéchiste chrétien esquimau a été nommé pour servir ses frères de naissance. 10 £ vont permettre de soutenir un tel travailleur. Je me permets de demander tout spécialement aux lecteurs du Greater Britain Messenger de nous aider à acquérir une machine à écrire spéciale avec des caractères syllabiques cris pour imprimer nos traductions d’hymnes et des extraits des Écritures.
Stewart 1910 : 223
En décembre 1911, alors qu’il s’est absenté, Stewart observe que les Inuit ont continué à pratiquer les cultes chrétiens. Il y a malheureusement eu des décès, y compris de chrétiens, mais le missionnaire exprime avec grande satisfaction le recrutement d’un catéchumène :
Pendant mon absence, j’ai trouvé que les gens avaient suivi des services religieux régulièrement, alors que mon catéchiste [lay reader] a également fait du bon travail sur les terrains de piégeage loin d’ici. Dieu merci, les gens ont été gardés et guidés pendant l’absence du missionnaire. Le Seigneur les a véritablement gardés pendant ce temps et les a préservés du mal. Certains avaient été appelés à se reposer. J’ai été désolé d’apprendre la maladie et la mort de Quarnarnak, le garçon qui avait tant pleuré quand je suis rentré chez moi en 1909 et avait demandé de m’accompagner. Peu de temps après mon arrivée dans mes quartiers généraux, je suis allé rendre visite aux habitants de l’autre côté de Whale River [Rivière à la baleine]. J’ai eu la grande joie de baptiser un jeune homme avec son épouse et sa famille. Cela faisait presque quatre ans que je l’avais accepté, lui et les siens, comme catéchumènes. Depuis ce temps, je suis satisfait de leurs progrès et, après instruction et prière, le rite a été administré. Les baptêmes ont eu lieu en plein air au bord d’une rivière, là où la glace gisait tout autour de nous. [...] Les parents âgés et les autres membres de la famille souhaitent se faire baptiser et j’espère accéder à leur demande cet hiver.
Stewart 1911 : 178-179
En novembre de la même année (1912), il dresse un bilan très favorable de la situation religieuse. Il a parcouru plus de 1000 milles, visité près de 700 personnes et donné 137 baptêmes (Stewart 1912 : 339). Et il poursuit :
Avec ces personnes, j’ai passé trois semaines heureuses et, chaque nuit, les offices de la mission ont été célébrés, avec des groupes allant de quarante à cent personnes. Notre lieu de rencontre était une double tente. Dieu a béni les faibles efforts déployés en son nom, et à la suite de la mission j’ai eu la joie quelques mois plus tard de baptiser un homme qui à son époque avait été un chamane (conjuror) notoire. Lors du même service, j’ai également baptisé sa femme. L’homme est maintenant devenu un travailleur sérieux parmi son propre peuple. Quand il est arrivé pour la première fois au service, il y a quelques années, j’avais de sérieux doutes quant à la sincérité de son comportement ; maintenant il est du côté du Seigneur et promet de devenir un véritable pouvoir pour le bien. [...] Je dois également remercier Dieu pour une plus grande liberté de parole lorsque je prêche en esquimau. [...] Nous tous, hommes, femmes et jeunes, avons lu des versets en alternance ; exposition et catéchèse ont suivi, et j’ai finalement donné une explication simple du sujet. De cette manière, les gens s’intéressent davantage à l’étude de la Parole de Dieu.
ibid. : 344-345
La même année, Stewart reçoit la visite surprise d’un ancien chef, Palliaratook, qu’il baptise sous le nom de Noé (Noah) :
Il y a quelques semaines, une bande d’Esquimaux est venu à Fort Chimo avec son ancien chef, Palliaratook. Cet homme et sa famille sont catéchumènes depuis plusieurs années. J’avais espéré aller chez lui au cours de l’hiver dernier, mais la nourriture des chiens était trop rare et on ne pouvait pas risquer un long voyage. Ce cher vieil homme a donc parcouru un long chemin sur un bateau qu’il a lui-même construit. Il m’a dit qu’il craignait de mourir avant que j’aie atteint sa résidence d’hiver et qu’il était impatient de témoigner de sa foi au Christ. J’ai rassemblé les candidats, je leur ai donné des instructions supplémentaires sur le baptême et ce qu’il implique, et je les ai exhortés à devenir des soldats et des serviteurs fidèles du Christ dans la sincérité et la vérité. Le vieux chef ne savait comment se donner lui-même un nom chrétien. Je lui ai donc mentionné ceux des patriarches, mais il ne pouvait pas les prononcer. « Eh bien, lui dis-je, Noah est un bon vieux nom. Noah a été le premier constructeur de navires, et vous êtes le premier homme de votre tribu à construire un bateau en bois. Vous vous appellerez donc Noah. » Il était heureux de cette suggestion ; ainsi, lors d’un service ultérieur, je l’ai baptisé, lui et sa famille, et ses relations : vingt et une personnes au total. Et ils sont retournés dans leur pays pour vivre, je le crois, pour Dieu et témoigner pour lui.
ibid. : 344
Comme ailleurs, la stratégie de recrutement de leaders locaux a donc remporté de bons succès dans l’Ungava et contribué à faire émerger une communauté chrétienne. Mais le missionnaire mentionne que sa lutte avec les chamanes n’a guère été facile.
La résistance des chamanes et des esprits
Dès le début de son installation, Stewart fait l’expérience d’une réception positive mais ambiguë de la part des chamanes. Reprenons les faits en suivant la chronologie.
En 1901, au sujet de Unalik, un grand chamane de la région, il note :
Aussi bref qu’ait pu être notre séjour au « Tickle », les Esquimaux ont néanmoins profité de toutes les occasions pour recevoir une instruction. Notre vieil ami Unalik a été ravi, et il désirait plus que tout que ses enfants soient instruits dans la religion chrétienne, surtout que son nourrisson soit baptisé. Cela, bien sûr, ne pouvait pas se faire, d’autant plus que les parents étaient toujours païens, mais je l’ai instruit un peu sur ce point. Une telle demande du chef indiquait clairement que l’ancien ordre de la superstition vivait ses dernières heures. Lorsque je me suis rendu chez lui à l’été de 1899, j’avais fait un service et, à la fin, il avait exprimé à ses proches sa volonté d’abandonner ses habitudes et de vivre mieux si je m’installais au milieu d’eux. La mère a également accepté la proposition de son fils. Maintenant, il semble qu’il voudrait exécuter sa promesse. À ma grande surprise, ces personnes ont depuis lors abandonné leurs amulettes ou « charmes ». Ces choses n’ont pas été abandonnées sans peine, une lutte rendue d’autant plus pénible par les railleries de leurs parents païens, qui leur disaient que ceux qui abandonnaient la « religion » de leurs « pères » vivraient très peu de temps. Unalik et ses frères n’accordèrent aucune confiance à ces dires, pas même Manak, le chasseur, dont nous avons fait la connaissance l’année dernière. Avec lui commença directement une réforme qui s’étendit bientôt à toute la tribu. Au sein de chaque famille, le meilleur chasseur se vit attribuer le poste de premier ministre, avec un pouvoir presque égal à celui du « sorcier ». À ce poste, l’influence de Manak s’est faite bientôt sentir, et ses frères s’alignèrent un à un avec leur frère chasseur. Un résultat de cette action concentrée dans une famille isolée mérite d’être noté et, à savoir, le travail le dimanche – chasse ou piégeage – n’est plus toléré par eux.
Stewart 1901 : 175
Unalik et d’autres chamanes se débarrassent donc de leurs amulettes, un phénomène que Peck a également relevé sur la côte est de la baie d’Hudson. Pour plusieurs, ces gestes sont cependant difficiles. Il faut souligner enfin que la christianisation a parfois nourri des conflits entre les grands chasseurs et les chamanes.
En août 1902, Stewart évoque qu’une confrontation idéologique a lieu aux abords des monts Torngat :
Dans la soirée, une autre tempête nous a attrapés et, dans une dérive aveuglante, nous avons perdu notre chemin. Hors de la brume, les hautes falaises de Tôrngâk se sont dressées devant nous et, à l’approche de la nuit, nous fîmes route vers la côte. L’endroit est sauvage et étrange, il tire son nom de la divinité qui est censée y résider. La nuit a été l’une des plus difficiles que nous ayons jamais vécue et notre maison de neige était presque en ruine. Notre ami esquimau – qui, le cas échéant, remplit les fonctions de chaman [conjuror] – nous a solennellement assuré que l’endroit était « hanté », et son fils, à qui il a ordonné de chercher un membre du groupe parti au lac près de l’eau, a refusé de partir à moins que je ne l’accompagne. À cela, j’ai consenti. « Tôrngâk » a peut-être été irrité par notre présence invasive sur son territoire, ou peut-être que c’était une nuit au cours de laquelle il a organisé un grand carnaval. En tout cas, il était évident que les indigènes étaient troublés, car pendant la nuit, alors qu’une tempête de neige faisait rage et que la majeure partie de la compagnie dormait paisiblement dans l’iglovigak, on pouvait entendre la voix rêveuse du chef qui chantait une mélodie bien particulière. Depuis, j’ai appris que cela faisait partie du travail du chaman lors de la cérémonie. J’ai essayé de comprendre certains mots, mais j’ai échoué. Le ton du refrain était plaisant.
Stewart, août 1992
Dans ce récit, Stewart donne crédit aux traditions des Inuit pour qui les monts Torngait sont associés à la présence de forces spirituelles.
Missionnaire au Labrador à la même époque, S. Waldmann (1909-1910 : 438) confirme ces traditions :
Les Esquimaux prétendent qu’il y a, entre Killinek (Cap Chidley) et George River (station de la Compagnie de la Baie d’Hudson), une montagne qui se nomme Torngak et où habitent beaucoup de Torngat. On y voit, paraît-il, les ossements de nombreux phoques, lièvres, rennes et autres animaux tués par les Torngat et mangés par eux. Comme la route passe par là les indigènes ne la suivent qu’en tremblant. Lorsqu’un angekok [angakkuq] les accompagne et qu’ils sont forcés de passer la nuit dans ces lieux, le sorcier entonne un chant afin que les Torngat ne les inquiètent point pendant leur sommeil.
Et Waldman de préciser :
Quand l’angakok s’adresse à un Torngak, il entonne différents chants monotones. Toutes les mélodies se meuvent entre fa et si ; très rarement elles vont jusqu’à do. Le Torngak aime la musique. Un vieux païen du nom de Tuglavi assiste à nos cultes à Killinek. Il a été un angakok [angakkuq]. [...] Pour plaire au Torngak, les indigènes exécutent des danses en chantant. On prétend que ces chants-là, entonnés par plusieurs personnes à la fois, ne sont pas désagréables du tout. Les premières mesures en sont très douces, puis de crescendo en crescendo, le chant atteint de tels fortissimi que les exécutants sont obligés de s’arrêter, épuisés. Le Torngak est censé chanter avec eux, mais sa voix doit être étouffée par les clameurs des danseurs auxquels, sans cela, il arriverait malheur.
ibid. : 439
Plusieurs voyageurs comme Dillon Wallace (1908 : 227), S.K. Hutton (1912 : 42), mais aussi des missionnaires comme Kohlmeister et Kmoch (1814 : 40, 50) et des anthropologues comme L. Turner (1894 : 201), J.G. Taylor (1997) et tout dernièrement B. Saladin d’Anglure (2004) ont noté l’importance d’une montagne rocheuse nommée Tuurngait sur la côte est de la baie d’Ungava, entre Kangiqsualujjuaq et Killiniq, et qui domine la mer. Bernard Saladin d’Anglure associe cette caverne à la résidence de Tuurngajuaq (« le grand tuurngaq »), qui aurait « la forme d’un ours géant, qui n’est pas sans rappeler le Nanurluk (« l’ours géant ») signalé de l’autre côté de la péninsule Québec-Labrador ». Selon Saladin d’Anglure, les Frères moraves seraient passés à proximité de Tuurngait, en 1811, en surnommant ce lieu la « demeure du dragon » et en soulignant la crainte qu’elle inspirait à leurs guides inuit (ibid.).
Sur place, Stewart, lui, en profite pour sermonner les Inuit qui l’accompagnent :
Pendant notre séjour ici, nous avons profité de l’occasion pour parler du seul Dieu vivant et véritable, dont le nom est saint et dont le Fils béni a été envoyé pour détruire les oeuvres du diable. Les gens, tout en ne rejetant pas toutes leurs fausses doctrines, nous ont assuré qu’ils ne croyaient pas au pouvoir de « Tôrngâk ». Pourtant, il y a de leur côté une quête de voies obscures et mystiques. Que le Seigneur dans sa miséricorde hâte le temps de l’émancipation pour ces pauvres égarés.
Stewart 1902c : 121
Parions que ces paroles du missionnaire n’ont eu qu’une portée limitée. Un siècle plus tard, en effet, les Inuit se méfient toujours de ces lieux et des non-humains qui y résident. Tivi Ituk et les aînés de sa génération ont conservé de nombreuses histoires dans lesquelles le fiord de Navvaaq et la région des monts Torngat sont décrits comme des lieux « hantés ». Dans son autobiographie, Tivi Ituk évoque longuement les sépultures et les relations que les vivants y entretiennent avec les défunts. Certains, selon lui, ne sont pas tout à fait morts et se reconnaissent à leur crâne lisse. Ituk se souvient d’avoir campé près de ces tombes et d’avoir ramassé des objets en les échangeant contre d’autres et de la viande de phoque pour constater leur disparition en quelques minutes… Il se souvient aussi avec effroi d’avoir « tué des non-morts ». Il relate même avoir vu un squelette se lever de sa tombe et avoir entendu des coups de feu. (Weetaluktuk et Byrant 2008 : 126-128). Bref, Tivi Ituk relate une multitude d’expériences étranges à cet endroit, se souvenant par exemple qu’à chaque fois qu’un traîneau passe dans ce coin, les liens se dénouent et tous les objets dégringolent, comme si une force invisible intervenait (ibid. : 126).
Revenons à Stewart. En janvier 1903, il rapporte qu’en dépit des conversions, le chamanisme et la polygamie n’ont pas disparu parmi ses ouailles les plus isolées, mais qu’une lueur d’espoir se profile. Dans un camp, on lui fait comprendre que les conversions se produiront au décès des parents :
Les quelques jours passés sur l’île que nous venons de quitter ont été consacrés à l’enseignement des caractères syllabiques, à la lecture des Évangiles et à faire de l’instruction. À contrecoeur, les aînés ont écouté le message, mais la majorité des gens ont facilement consenti au privilège accordé. Les fils des angekkok [angakkuit] disent qu’ils n’embrasseront la religion chrétienne que lorsque leurs parents mourront. La peur de ces derniers les retient actuellement.
Stewart 1903a : 13
Dans un camp voisin, ce sont des accidents qui semblent lui offrir une occasion de convaincre :
Quelques jours plus tard, sur la même côte, plus au nord, nous avons trouvé plusieurs familles dont la vie et la conduite sont étroitement liées à celles déjà mentionnées. Les tupeks et les abris de neige ont été érigés à la base d’une haute montagne, la crique était remplie de glace dure – on ne pouvait guère trouver un endroit d’aspect plus désolé. Les gens ont été pris dans le même vent que nous avons connu, et ce n’est qu’en réunissant plusieurs kayaks et en faisant deux ou trois voyages qu’ils se sont échappés de l’île. Je n’avais pas vu le chef de ces gens depuis 1899, mais je le trouvais plus attentif qu’avant. Des problèmes et des angoisses lui sont venus récemment, et le temps a quelque peu adouci la nature du vieil homme. Au début de l’hiver, alors que les grandes rivières n’étaient pas encore suffisamment gelées pour que l’on puisse voyager en toute sécurité, son fils unique et sa belle-fille, essayant de traverser l’une d’entre elles, sont évidemment passés à travers la glace et ont été emportés par le sous-courant. [...] Le vieil homme, entouré de ses trois femmes, a écouté attentivement en lui lisant la « Parole de vie ». Avant de partir, j’avais prié avec elles et, je pense que pour la première fois, elles n’ont formulé aucune objection.
ibid.: 13
Le 9 février 1903, Stewart indique le décès d’Unalik qui s’est montré persévérant après sa conversion :
Je n’ai pas besoin de vous décrire maintenant mon voyage depuis Nachwak [Navvaaq], qui a duré onze jours [...] À mon arrivée ici, j’ai trouvé, à ma grande peine, qu’Unalik, le chef des Esquimaux de la région, avait succombé à la maladie fatale qui l’habitait depuis plus de six mois. Avant de commencer mon voyage vers le sud, je suis sorti et suis allé chez lui. J’ai trouvé le pauvre homme très faible et très émacié. Je lui ai apporté un peu de réconfort et j’ai essayé de lui remonter le moral. Alors que je lui parlais de Jésus, mes pensées se tournèrent naturellement vers ma première visite en 1899, lorsque celui-ci m’avait alors déclaré être prêt à abandonner ses coutumes païennes et à embrasser la religion chrétienne. Depuis lors, il n’y a eu aucune preuve évidente pour témoigner d’un réel changement, mais je l’ai surveillé de près depuis mon arrivée ici, et je suis convaincu que le Saint-Esprit lutte tout le temps avec lui. Plus d’une fois, lorsque des accusations de conjuration ont été portées contre lui par ses amis, j’ai trouvé que celles-ci ne pouvaient être maintenues. Avant de le quitter, j’ai parlé directement de son besoin d’un Sauveur pour pardonner, purifier et sauver. Son dernier « ahaila » (oui) à mes questions sur sa croyance en Jésus a été très rassurant, et avec des paroles hésitantes il a témoigné en tant que okpertosi (croyant). Maintenant il est au repos. Son corps trouve un lieu de repos temporaire sous la neige du flanc de montagne sombre d’Ukkeasivik. Son frère m’a dit qu’ils l’enterreraient en été. Il laisse une pauvre veuve et une grande famille sans défense. Trois des petits garçons que j’ai hâte – avec l’autorisation de leur mère – de mettre à l’orphelinat. Pauvres enfants, ils pourraient être élevés en chrétiens et dans un environnement pieux.
CCCS 1902-1903 : 77-78
Les petits enfants du chamane prirent donc le chemin de l’orphelinat, triste manière de briser toute transmission…
En mars de la même année 1903, Stewart note encore les ravages de la maladie à Davis Inlet : « La maladie est toujours avec nous ici et la mort décime rapidement les rangs de notre petite congrégation. » (CCCS 1902-1903 : 77-78)
Il rapporte enfin, à propos d’un autre chamane :
Après l’enterrement d’hier, l’angekok [angakkuq] (je n’avais découvert qu’il en était un qu’une journée ou deux auparavant) m’a rendu visite et je lui ai offert du thé. En posant mes mains sur ses épaules, je lui ai demandé : « Es-tu un angekok [angakkuq] ? » Il a secoué ses longs cheveux qui, jusqu’à récemment, atteignaient presque sa taille et fixant son regard sur moi, répondit : « Avez-vous entendu cela » Je lui ai à mon tour répondu : « Oui ». Il m’a alors confirmé que c’était vrai et, en ma présence, a renoncé à poursuivre cet office. [...] Je suis très optimiste pour cet homme.
ibid. : 77-78
Quelques traditions restent pourtant tenaces et Stewart reconnaît son impuissance :
Ukkeaksivik – … Sur la mission au nord, des coutumes pittoresques prévalent encore. Ainsi, si un Eskimo meurt pendant la marche, ses compagnons déposent le corps à l’abri d’un rocher, mais ne le referment pas complètement. Le corps est placé avec les pieds orientés vers sa maison natale, afin que le défunt puisse suivre en esprit la trace de ses derniers camarades. Avec le coeur triste, nous nous sommes détournés de ce spectacle et, alors que nous avancions, une voix venant de chaque tombe solitaire semblait faire écho à la plainte pitoyable : « Aucun homme ne s’est jamais soucié de mon âme. »
Stewart 1903b : août
En avril 1904, il décrit le cas d’Angutaumuk et de sa famille élargie qui adhèrent enfin au christianisme, mais après une solide résistance de la part des chamanes :
Angutaumuk m’a rendu visite au début de l’année 1901 et j’ai eu une conversation sérieuse et une séance de prières avec lui à cette occasion. Il m’a dit qu’il viendrait vivre dans notre quartier après avoir réglé ses dettes à l’une des stations de traite des fourrures, et il a déclaré qu’il avait hâte de devenir chrétien. Au printemps suivant, lui et sa famille sont venus s’installer à Burwell et ont commencé à assister à nos offices. Peu à peu, le vieil homme a abandonné ses coutumes et ses traditions païennes pour se mettre avidement en quête de Dieu. Ses fils – la plupart adultes – ont suivi l’exemple de leur père, de même que de leur mère. Cela a été tout un spectacle de voir le vieil homme assis parmi les enfants et les hommes âgés essayant, comme eux, d’apprendre les caractères syllabiques cris, la première étape préliminaire de la lecture. Entre-temps, plusieurs des angekkok [angakkuit] (des hommes médecine), hommes et femmes, firent un effort résolu pour pousser ce vieux chef à revenir à son ancienne vie et à abandonner les coutumes chrétiennes, mais ils échouèrent. Angutaumuk leur dit qu’il avait été assez longtemps « païen », qu’il voulait maintenant devenir chrétien et vivre comme tel, et qu’il souhaitait également voir ses enfants grandir en chrétiens.
Stewart 1904 : 53-54
Les conversions se font donc bel et bien en famille, mais la résistance des chamanes est indéniable. Les dénouements se font alors lorsque la personne se trouve à l’article de la mort :
Pendant l’hiver, alors que l’épidémie sévissait, je suis allé voir le vieil homme mourant dans sa maison de neige. Là, j’ai trouvé (tel qu’indiqué précédemment dans The Greater Britain Messenger) l’angekok [angakkuq] à côté du patient âgé. Mais une occasion m’a été donnée de dire un mot de Jésus aux visiteurs réunis, puis j’ai prié avec eux. Maintenant, Dieu merci, l’angekok qui s’est acquitté de sa tâche à cette occasion s’est audacieusement rangé du côté du Christ, et si je le trouve suffisamment avancé dans la foi chrétienne, je le baptiserai probablement, ainsi que plusieurs autres de ses amis à mon retour dans l’Ungava.
ibid. : 53-54
Pour Stewart, le bilan est bon, et même les cas les plus désespérés se rallient au christianisme :
Dieu ne nous a pas laissés indifférents, même si nous sommes profondément conscients de beaucoup d’imperfections dans notre travail pour lui. Il nous a permis de constater un changement remarquable dans la vie de nombreux indigènes. Certains de nos meilleurs et des plus brillants ouvriers chrétiens sont ceux qui, à plusieurs reprises, ont eu recours au cannibalisme à cause de la famine. Ils sont montrés dans l’image ci-jointe. Au milieu du sensualisme et du vice, nous savons ainsi que certains ne sont « pas loin du Royaume de Dieu ».
ibid. : 53-54
En juillet 1905, l’influence des chamanes demeure cependant réelle, même si elle perd du terrain :
Dernièrement, j’ai rencontré une opposition très déterminée de la part d’un chamane (conjuror) et de ses partisans, des gens qui adhèrent avec la même ténacité à leurs rites et cérémonies païens qu’auparavant. Au sanctuaire de la femme de pierre, des offrandes sont toujours présentées, probablement pour servir une divinité offensée. Les adeptes du « Torngak » continuent de subir une punition auto-infligée qui, de quelque manière que ce soit, a violé les décrets du dieu. Pour assurer le succès de la chasse, de la « boisson » est toujours donnée au phoque mort qui vient d’être hissé sur le rivage, en lui versant de l’eau dans la gorge. On observe encore des périodes et des saisons au cours desquelles certains travaux ne peuvent être réalisés. La chasse doit être limitée au gibier de la terre ou à celui de la mer, mais pas aux deux en même temps ; et un seul type de nourriture doit être utilisé. Cependant, je crois que le règne de la superstition est presque terminé et que nombre de ces adeptes de Torngak ont manifesté le désir de trouver la voie de la paix de Dieu.
Stewart 1905 : 99-101
En dépit de la christianisation, les tabous et les interdits alimentaires fondamentaux du chamanisme perdurent. Cette logique du respect des interdits continuera de prospérer au sein même du christianisme puisque les Inuit en percevront d’autres dans cette religion, comme le dimanche, appelé par exemple « le jour où il est interdit de travailler ».
Stewart l’explique :
Certains qui, il y a quelques années, ridiculisaient notre « jour superstitieux » (le dimanche) et évitaient les offices, ont renoncé au cours des dernières semaines (1904) à entendre leur ancienne religion et reçoivent maintenant, à mesure que l’occasion se présente, une instruction chrétienne.
ibid. : 99-101
Eu égard aux chamanes, les vocations aussi se transmettent de père en fils, ou parfois horizontalement, de frère en frère :
Une épidémie de grippe a balayé la côte tard dans l’année et un nombre considérable d’indigènes sont décédés. Le chef angekok [angakkuq] du district, qui régna pendant plus de trente ans avec une barre de fer sur ses simples disciples, est décédé avec ses épouses et une partie de sa famille. J’ai parfois parlé au vieil homme, lu et prié avec lui, mais son coeur semblait endurci face aux vérités de l’amour de Dieu, et maintenant il est décédé. Il est mort comme il a vécu, en pauvre païen égaré. Son corps repose dans une tombe en pierre dans le lieu de sépulture de la tribu, où reposent les restes de ses prédécesseurs et de ses compères qui, de son vivant, versaient bien dans les oracles mystiques de leur dieu païen.
Son frère a pris ses fonctions d’angekok [angakkuq], et il promet d’être aussi trompeur et implacable que le défunt chamane. Il est vrai qu’il a été à nos services et s’est montré intéressé par les images que nous lui avons projetées décrivant la vie et le ministère de notre Seigneur. Pourtant, contrairement à beaucoup de ses partisans, il ne pliera jamais le genou pendant la prière. Puisse notre Dieu changer son coeur pour que l’influence qu’il possède maintenant soit annulée pour le bien et qu’il devienne un véritable serviteur du Seigneur Jésus-Christ.
ibid. : 99-101
En 1906-1907, Stewart revient sur le cas d’un Inuk qui avait, selon lui, défié jadis les règles chrétiennes pour montrer leur inanité, mais qui est aujourd’hui un chrétien modèle, une preuve que le christianisme progresse lentement :
Parmi nos candidats les plus sérieux, il y a ceux qui nous ont offert le plus d’opposition il y a quelques années. Je me souviens qu’en 1901 l’un de ceux-ci avait pris son arme et ses pièges et s’était éteint dimanche, simplement pour montrer à l’autre Eskimo à quel point il avait peu d’égard pour le « Jour superstitieux » de l’homme blanc. Maintenant, je pense à une âme plus sérieuse que je n’ai pas rencontrée. Que Dieu la conduise à lui et fasse d’elle une bénédiction pour les autres.
Stewart 1907a : 121
En 1910, la conclusion de Stewart suggère que plusieurs des derniers chamanes sont devenus des catéchistes.
Il y a neuf ans, la plupart de ces vagabonds suivaient implicitement les ordres du chamane (conjuror). Certains de ces chamanes ont résisté et se sont opposés à nous. Pourtant, certains d’entre eux sont devenus aujourd’hui nos assistants. Les membres baptisés de la communauté enseignent et instruisent leurs frères et, en l’absence du missionnaire, effectuent des offices quotidiens. Les maisons de nos Esquimaux chrétiens sont bien ordonnées et la prière en famille n’est presque jamais omise.
Stewart 1910 : 218
Les témoignages des deux Inuit de Kangirsuk cités en début d’article ne sont donc qu’en partie justes. Stewart a livré une lutte sans merci au chamanisme et à la polygamie, mais ce n’est que plus de dix ans plus tard que les derniers chamanes périssent de maladie, se convertissent et cessent leurs pratiques, quitte à devenir des catéchistes.
En novembre 1915, le missionnaire relate que la situation a bel et bien changé. Des miracles se produisent :
Au cours de mon congé, un de nos adversaires les plus célèbres d’antan, un chamane (conjuror) et un chef, qui n’a reçu le baptême qu’en 1913, a donné l’exemple d’une vie chrétienne de très haut niveau. Quelques mois après mon départ, sa famille et lui-même étaient presque affamés, car il était impossible d’obtenir du caribou ni de prendre un ptarmigan. Affaiblis et au bord de l’épuisement, à peine capables de se déplacer, un groupe de caribous est apparu soudainement le dimanche. C’était vraiment une tentation : de la nourriture à portée de main et une famille affamée. « Donnez-nous aujourd’hui ce dont nous avons besoin », ont-ils prié. Confiant dans l’amour d’un Père, fort dans l’amour retrouvé du Sauveur, le chef savait bien que le « Seigneur l’apporterait » et attendait avec confiance. Lundi est arrivé mais aucun signe de caribou ou de gibier. Le chasseur prit son arme et s’en alla, épuisé, dans la plaine, à la recherche de nourriture. Il n’a pas été déçu. Il s’est approché rapidement d’une harde de caribou et, aussitôt, il a obtenu tout le gibier dont il avait besoin pour lui et les siens. La foi simple et tranquille de cet homme cher qui conversait avec moi m’est allé droit au coeur et j’ai remercié Dieu pour un tel signe de son amour. Autrefois personnage le plus antagoniste de la religion de Jésus-Christ, le voici maintenant connu bien au-delà des limites de l’Ungava comme un personnage chrétien perspicace, fidèle serviteur de son Seigneur et de son Maître.
Stewart 1915 : 157-158
De nouveau, les conversions se font de manière collective :
La mère âgée de cet homme, qui jusqu’à présent s’est attachée avec ténacité à son credo païen, est enfin passée du côté du Christ. Hier, à ma grande surprise, elle est entrée chez moi après avoir parcouru plus de cent kilomètres en bateau. « Nous partons, dit-elle, et je veux être baptisée. »
Une conversation ultérieure m’a assuré qu’elle était sérieuse. Il y a des années, comme le montre mon rapport de 1902, elle partait avec une arme à feu et des pièges, juste pour montrer qu’elle ne croyait pas au jour superstitieux de l’homme blanc. Hier soir, dans notre petite église à la désignation de Saint-Étienne, elle a été baptisée. Au moment où j’écris ces notes, son bateau vient de passer le bâtiment de la mission et se dirige vers une côte isolée et lointaine. Que le Seigneur garde cette chrétienne âgée inébranlable dans la Foi et lui permette, par sa vie, son caractère et sa conduite, de témoigner à ses anciens compagnons de son appartenance à Jésus.
Elle est accompagnée d’un travailleur dévoué, l’un de mes bénévoles, et il a promis de l’emmener dans sa famille. L’homme est aussi une force de bien parmi les gens sur qui il gouverne et a pu garder la lumière allumée dans une communauté sombre. Dans les quartiers les plus isolés, loin des privilèges chrétiens, nous trouvons souvent de telles personnes. Je pense qu’ils sont exactement là où Dieu les veut et que leur influence, humainement parlant, dépasse même celle de l’enseignant blanc, car ils peuvent s’exprimer de manière plus claire que nous.
ibid. : 157-158
Les lettres de Stewart sont très riches pour rendre compte de cette transition du chamanisme au christianisme dans l’Ungava. Comme ailleurs, il apparaît que les derniers chamanes ont fini par se rallier au christianisme en devenant eux-mêmes des leaders chrétiens. Malheureusement, les textes disent peu de choses sur le statut de Stewart qui a pu incarner pour eux la figure d’une sorte de superchamane, comme si la logique du chamanisme n’avait pour sa part pas disparu.
L’émergence de communautés chrétiennes
Dans l’Ungava, la christianisation ne s’est donc pas réalisée en un seul mouvement mais bien par vagues successives. Certains groupes ont adhéré rapidement au christianisme mais les familles les plus éloignées ont mis plus de temps à s’y rallier. Les idées chrétiennes se sont toutefois avérées attractives. En effet, quelques mois et années à peine après l’ouverture de sa mission, Stewart enregistre ses premiers succès. Les bibles circulent et, avec elles, les conversions se multiplient. En janvier 1903, par exemple, le missionnaire rapporte une série de conversions qu’il attribue à la distribution de bibles :
Lors d’un service, j’ai baptisé une famille d’Eskimaux composée de six personnes. Le père a les membres paralysés et il est, pour la plupart du temps, confiné à sa chambre. Interrogé sur son désir de baptême, il a déclaré qu’il avait rencontré il y a quelques années plusieurs païens qui étaient des okpertut (chrétiens ou croyants) et qu’il avait d’abord entendu l’histoire de la Croix et de la Passion. Il a été très impressionné par ce message et y a souvent réfléchi. Peu de temps après, il a été sauvé d’une situation très périlleuse et il a déclaré : « Seul Dieu aurait pu me sauver ». Depuis lors, non sans subir la persécution des autres membres de sa famille, il a progressivement abandonné ses coutumes et ses habitudes païennes. Lorsque je l’ai rencontré, lui et sa femme, j’ai trouvé qu’ils cherchaient Dieu avec sincérité. Ce fut pour moi une grande joie et un privilège d’admettre ces âmes sincères dans l’Église du Christ. J’ai passé près de quatre semaines à cet endroit et, à une ou deux exceptions près, chaque jour ou chaque nuit a été entièrement consacré au travail.
Stewart 1903a
En dépit de ce que relate Stewart, les résultats sont là, des Inuit acceptent le baptême.
Dans son rapport annuel (CCCS 1905-1906 : 88), alors qu’il se rend de George River à Fort Chimo, Stewart observe que le groupe des chrétiens compte déjà un groupe de cinquante à une centaine de personnes, mais que ce dernier augmente soudainement après qu’un des grands leaders de la région eut indiqué sa conversion :
Un grand changement s’est produit et la plupart d’entre eux ont maintenant hâte de suivre celui qui s’est fait crucifier. L’un des chefs les plus en vue, qui nous était hostile et ne nous permettait pas de l’approcher pour l’instruire, est maintenant capable de lire les Évangiles en syllabique et d’écrire à merveille. Plus tard, j’espère baptiser cette famille intéressante quand tous ses membres auront reçu des instructions plus complètes.
CCCS 1905-1906 : 88
En juillet 1905, Stewart ouvre une école pour le catéchisme et l’instruction religieuse. Les enfants apprennent à lire et à écrire, ils suivent aussi des cours de chant et de musique. Plusieurs sont si enthousiastes concernant les cours de religion qu’ils prennent en charge eux-mêmes des services religieux dans leurs camps de chasse. Ils visitent les malades et prient avec les plus âgés (ibid. : 88).
Comme ailleurs dans l’Arctique, l’ouverture de la petite école semble ici l’une des tactiques les plus fructueuses pour l’évangélisation, elle marque un tournant. Stewart note qu’en 1905-1906, l’école a été ouverte que pendant soixante-dix-huit jours mais qu’au cours de cette période « entre trente et quarante enfants ont assisté à des cours, et la quasi-totalité d’entre eux, à l’exception des quelques juniors, sont maintenant capables de lire et d’écrire en caractères syllabiques » (ibid. : 90).
Dans la même livraison, Stewart évoque le décès d’un couple, ce qui lui offre l’occasion de prendre en charge leur enfant. L’opération s’avère décisive :
L’année dernière, un homme avec sa femme et leurs deux enfants sont arrivés au poste affamés. La femme est morte peu de temps après son arrivée et l’homme est maintenant à son tour sur le point de mourir. Il croit fermement au Seigneur Jésus-Christ et n’a pas peur, dit-il, de mourir. Son petit garçon, Aupalok, est mon élève le plus brillant. Je vous ai envoyé sa photo lors du dernier courrier. J’ai l’intention d’emmener le petit garçon chez moi et de le former. La fille va rester avec des amis.
ibid. : 91
Lorsqu’il se rend à Kalleorsellek[*], juste avant de rentrer à George River, le missionnaire fait état de nouvelles conquêtes avec le baptême de quatre familles, soit vingt-deux personnes au total, toutes instruites depuis 1901 (ibid. : 84).
Le missionnaire reconnaît que de nombreux Inuit et Amérindiens se déplacent à l’intérieur des terres et qu’ils échappent encore à l’évangélisation. En décembre 1907, il observe :
En raison d’une succession d’hivers rigoureux et de l’impossibilité de se procurer suffisamment de nourriture, un grand nombre d’Esquimaux quittent la côte à la fin de l’automne et partent à la chasse au caribou à l’intérieur des terres, où ils restent jusqu’au printemps suivant. Lors de la fonte des glaces ils partent sur la banquise pour la chasse aux phoques. L’hiver dernier, entre trois et quatre cents personnes se sont installées sur les rivières Koksoak et Whale, à une centaine de kilomètres de la côte. Jusqu’à présent, ce territoire était occupé par des tribus d’Indiens errants et ceux-ci s’offusquaient de l’arrivée des Esquimaux dans leurs domaines.
Stewart 1907c : 167
Stewart remarque aussi que les Indiens, contrairement à de nombreux Inuit, poursuivent leurs pratiques chamaniques, en particulier leurs danses et leurs festins au son du tambour (ibid. : 168).
En novembre 1913, alors qu’il entreprend un autre voyage à l’intérieur des terres, il observe que les relations entre Inuit et Amérindiens continuent à se pacifier sous l’effet de la christianisation. Le missionnaire note l’existence de partages de viande entre les deux groupes et voit là le doigt de Dieu (Stewart 1913 : 160).
Stewart quitte ensuite George River et rejoint Kolootoarusek à Ungneavik, où il baptise l’un de ses anciens adversaires chamanes. À ses yeux, cette ultime victoire marque la fin d’une époque :
La course suivante m’a amené à Ungneavik, où j’ai baptisé une famille d’Eskimos et marié un jeune couple chrétien. Toute la communauté du quartier général est venue me voir le long du sentier qui borde la côte, alors que certains des indigènes me suivaient sur plusieurs milles. D’autres m’ont accompagné pendant plusieurs jours avant de me faire leur ultime adieu. Une semaine plus tard, je me trouvais à Kolootoarusek, où je suis resté pendant une saison. Ici, j’ai baptisé l’un de mes plus vieux opposants, avec son épouse et sa famille. Il y a dix ans, cet homme, alors grand chamane (conjuror) et bigame, ne permettait pas à ses enfants de recevoir une instruction chrétienne. Quelques années plus tard, il commença à assister régulièrement aux offices. À la fin d’un de ceux-ci, il s’est levé dans la congrégation et, en présence de son peuple, a renoncé au paganisme et a demandé à être instruit de la Foi. Il y a deux ans, il a souhaité le baptême, mais je lui ai dit que cela ne pourrait se faire que s’il renonçait d’abord à sa deuxième femme et devenait « Baptitaksak », candidat au baptême. Eh bien, il a mis sa deuxième femme à l’écart et, à ma suggestion, il contribue depuis à son soutien et à celui de sa famille. Ainsi, après une probation et un examen attentif, ces personnes sincères ont été reçues dans l’Église du Christ. Le fils aîné est devenu volontairement un évangéliste et, bien qu’il ait été récemment insulté par certains païens de la côte Est, il a témoigné fidèlement pour Dieu. Le baptême du père de ce jeune homme marque la transformation progressive, sinon réelle, de l’« angekok » [angakkuq, chamane] de l’Ungava, la renonciation aux rites païens, accompagnés de leurs orgies et de l’abandon des amulettes fétiches et des charmes.
ibid. : 161-162
Au cours de ce voyage, Stewart se montre très satisfait des Inuit qu’il rencontre, constatant partout le succès du christianisme. En novembre 1913, il dresse le bilan de la situation.
Nous nous sommes réjouis d’arriver à la fin de notre « périple » de quatre-vingt-dix-neuf jours dans les terres gelées, après avoir parcouru environ 1600 milles. Si le chemin a été parfois long et morne, nous avons été amplement compensés par des moments de véritable bénédiction dans le travail. Tout au long du voyage, jusqu’à la fin de la mission, nous avons trouvé des gens en quête de Dieu. Beaucoup ont professé leur foi dans le Christ, et un bon nombre d’indigènes, Esquimaux et Indiens, ont été baptisés. Parmi les âmes sincères, certains sont allés de l’avant comme travailleurs volontaires au service de Dieu pour atteindre d’autres de leurs compagnons et de leurs gens. Dieu bénit déjà le travail de ses enfants.
ibid. : 164
Mais plus encore, et à la veille de quitter le Nord pour prendre un peu de repos, Stewart semble très optimiste sur le jeune homme qu’il a formé et dans lequel il voit un futur missionnaire, il sollicite donc des fonds pour l’aider :
Le garçon Aupaluk, que je fais sortir du Nord, est avec moi. Je l’ai fait éduquer et former, dans l’espoir qu’il deviendra missionnaire. Pour son éducation et son soutien, 30 £ sont déjà requises, et au moins 30 £ par an, pendant trois ans, seront nécessaires à cette fin. Je lance maintenant un appel aux amis de l’Église pour les sommes susmentionnées et sollicite des fonds et des dons pour notre bateau à moteur.
ibid : 164-165
Espérant sans doute d’autres appuis financiers, Stewart s’inquiète au passage de la présence de missionnaires catholiques dans la région. Il utilise ce motif pour justifier, au retour de son congé, sa décision de voyager plus au nord de la péninsule, espérant qu’un de ses confrères pourra, lui, demeurer à Fort Chimo et poursuivre l’évangélisation des Cris et des Naskapis qui se montrent très réceptifs au christianisme. En fait, Stewart pense déjà à E. Hester qui, ce même été, rentre en Angleterre pour son ordination. Quant à lui, il songe installer une mission à 200 milles de Fort Chimo (ibid. : 165)
En 1914-1915, Stewart fait part du succès de sa tactique. D’une part, son jeune candidat inuit, Matthew Aupaluk, a réussi ses études à Bishop Field College et il maîtrise de mieux en mieux l’anglais, ce qui permet d’envisager son retour dans la région de l’Ungava en juin 1915 (CCCS 1914-1915 : 62). D’autre part, le révérend E. Hester a été ordonné et l’Évêque du Mackenzie a accepté son envoi dans l’Ungava pour travailler à l’évangélisation des Inuit. Hester arrive en 1911 et y restera jusqu’en 1915. En 1914, Stewart établit alors un bilan chiffré de l’évangélisation :
Statistiques Ungava. Étendue de la ligne de côte en milles, 360 ; population totale sur la côte, 800 ; population de l’intérieur des païens – Indiens et Esquimaux – estimée par l’évêque de Moosonee, 2200 ; Chrétiens – Indiens et Esquimaux (membres de notre Église), 400 ; Blancs, 24 ; stations de négoce (Hudson Bay Co. et Revillon, Ltd.), 6 ; baptêmes, 350 ; mariages, 32 ; sépultures, 49 ; Les catéchumènes sont au nombre de 50 environ ; Communiants (White), 9 ; écoles, 1. L’école n’a été organisée que de temps en temps par M. Hester. Les services religieux se chiffrent en moyenne à 260 par année.
ibid. : 75
Selon ce tableau, de nombreux Indiens et Inuit restent à évangéliser puisque près de 2200 âmes à atteindre vivraient à l’intérieur des terres. « Quelques familles païennes », comme l’observe Stewart, résident en bord de mer, comme à Nachvack [Navvaaq] où le poste de la Compagnie de la Baie d’Hudson a été fermé. (1915 : 154, novembre)
Mais la situation économique semble difficile, et en novembre 1915 Stewart tire de nouveau le signal d’alarme :
Avec l’augmentation du coût de la vie de plus de 50 % depuis l’arrivée du navire – les prix ici sont déjà exorbitants –, je n’arrive pas à joindre les deux bouts. Mes fournitures pour l’année à venir ont été réduites de moitié. Les dépenses d’éducation – plus de 40 £ par an – pour le petit garçon esquimau, Matthew Aupalok, ont dû être payées par moi-même, car les fonds reçus ne sont pas suffisants.
Stewart 1915 : 156, novembre
La situation est d’autant plus urgente que Matthew Aupalok est maintenant au travail auprès de différentes familles qui composent la nouvelle communauté chrétienne. Pour la seule année 1917, le missionnaire a inscrit plus de 600 baptêmes (Stewart 1917 : 31). Stewart se réjouit de ce bilan et laisse entendre que la santé du catéchiste s’améliore. En mars 1917, il écrit :
Matthew Aupalok est à mes côtés et a pris ses fonctions de catéchiste [lay reader] et d’enseignant laïcs. Le premier dimanche, il a pris la responsabilité des prières et a lu les leçons avec beaucoup de révérence et d’engagement. L’église était pleine et les gens, qui le connaissaient presque depuis l’enfance, ont été profondément impressionnés. Il sera d’une grande aide ici ainsi qu’un compagnon. C’est un garçon chrétien passionné, et très soucieux de travailler pour Dieu. Il va mieux, et le médecin a tout espoir d’un rétablissement complet.
Stewart 1917 : 30, mars
Mais Aupalok souffre de tuberculose et, dès l’année suivante, les mauvaises nouvelles s’accumulent. Stewart se résigne difficilement à son décès : « Après la mort de mon jeune collègue, Matthew Aupalok, j’ai quitté Fort Chimo, espérant rejoindre la côte atlantique du Labrador en traversant l’intérieur des terres. » (Stewart 1918 : 2) Stewart se réjouit du fait que de nombreuses pratiques ont cessé, comme ces orgies païennes à Fort Chimo ou encore ce pèlerinage que certaines femmes faisaient en allant prier « la femme pierre » dont il donne une photo (Stewart 1917-1918 : 10 ; voir fig. 8), mais il admet que le chamanisme est loin d’avoir disparu, en particulier dans la région montagneuse de Nachvak [Navvaaq].
Dans les environs de Komaktorvik, quelques Esquimaux païens résident toujours et s’accrochent avec dévouement à leurs rites païens, ils sont toujours aussi attachés aux services du chamane que lorsque je les ai rencontrés pour la première fois en 1900. Ils commercent généralement aux postes des Frères moraves où ils reçoivent le traitement le meilleur et le plus équitable sur toute la côte mais évitent, en règle générale, la chapelle de la mission et le missionnaire. Avec ces personnes, j’ai passé plusieurs jours et rien ne pouvait excéder leur gentillesse. Nos vêtements humides ont été séchés, nos bottes de peau ramollies et étirées et notre sac de couchage aéré. Dans la maison de neige du chef, on me permettait de faire des prières tous les jours et, à sa demande, je lui ai donné un livre de prières en syllabiques et un livre pour le service religieux, avec une prière afin que Dieu puisse en bénir la lecture à son intention. Deux jours plus tard, nous avons retrouvé les montagnes, près de Nachvak [Navvaaq]. [...] Ici, de tous les côtés, nous sommes entourés par d’innombrables montagnes enneigées, dont l’altitude varie de 4 à 5000 pieds au-dessus du niveau de la mer.
Stewart 1918 : 3-4
Ce témoignage, comme celui que livrera Tivi Ituk plusieurs décennies plus tard, montre bien la continuité de certaines pratiques chamaniques dans les espaces les plus reculés. Ailleurs, cependant, le christianisme semble s’imposer. En 1922-1923, le missionnaire est maintenant aidé par trois catéchistes inuit (CCCS 1922-1924 : 64).
En 1923-1924, il se dit convaincu que l’évangélisation de l’Ungava ne peut réussir qu’au prix de déplacements continuels et d’une mission itinérante, ses ouailles étant des nomades dont les campements sont dispersés sur plus de six cents milles sur la côte, sans parler des Indiens qui occupent, eux, l’intérieur des terres (CCCS 1923-1924 : 57).
La même année, il rapporte de grandes fêtes de Noël, avec plus de participants qu’à l’habitude, ce qui, une fois de plus, laisse entendre le succès de son entreprise :
Un plus grand nombre d’indigènes que d’habitude sont venus au Fort pour le Festival de la Nativité et nos services ont été bien suivis. Le jour de Noël, lors de notre première célébration de la Sainte Communion, nous avons eu trente-trois communiants. Même si j’avais pris la précaution d’allumer notre grand poêle quelques heures avant le service, le froid était intense, [...] le vin a gelé dans le calice et le pain est devenu plus dur que le biscuit de mer. Mais nous avons tous apprécié le service solennel, car nous exécutons le commandement de notre divin Maître : « Faites ceci en mémoire de moi ».
ibid. : 57
Sur place, les rythmes sont bien établis, l’école se développe et les bibles font effet :
Le livre de Dieu est certainement l’unique trésor inestimable que nous puissions leur donner. Et là où un véritable changement de coeur et de vie a eu lieu, l’Esquimau devient un étudiant assidu de la Bible. Il y a quelques années, j’ai baptisé deux chefs bien connus et puissants. Quand ils nous ont quittés pour aller dans leur pays lointain, je leur ai donné des rouleaux d’images des Écritures. Ce n’est que l’hiver dernier que je les ai encore rencontrés et que je les ai trouvés en train d’utiliser ces mêmes images, comme ils l’avaient toujours fait au cours de leurs offices quotidiens avec leur tribu. J’ai été ravi d’entendre parler de l’excellent travail accompli par d’autres indigènes et de savoir que, d’une manière simple et fidèle, ils témoignaient tranquillement pour Dieu. Ces deux chefs sont des frères et font partie des meilleurs catéchistes que j’ai recrutés.
ibid. : 58
En plus de l’évangélisation, Stewart multiplie les interventions médicales. Il intervient lors des accidents, en cas de maladies graves et lors des naissances difficiles. Il fait des bandages, extrait des molaires, etc. Mais il continue surtout à se déplacer, passant plusieurs semaines dans des camps inuit situés entre la rivière Koksoak et la rivière à la Baleine. Il explique : « En règle générale, je passe plusieurs journées dans chaque communauté, en accomplissant le travail pastoral et en tenant un service religieux quotidiennement. Les indigènes aiment ces services dans les campements ainsi que les prières… » (ibid. : 58)
Dans ces camps, il remarque à quel point ses ouailles partagent toutes les ressources disponibles, mais ces pratiques ne tiennent pas forcément à des influences chrétiennes (ibid. : 58). Il observe surtout combien ils se réunissent maintenant pour prier :
Chaque soir, le service se déroulait dans la grande maison de neige du chef, encombrée à un tel point qu’on frisait la suffocation. Les mères avec des bébés dans le capuchon de leur manteau en peau de phoque étaient là ; des garçons et des filles brillants, des jeunes filles et des filles, des hommes et des femmes formaient une congrégation attentive. Un cantique d’ouverture, des prières, une leçon et un simple discours de l’Évangile, un autre cantique et une prière de clôture – tel était l’ordre habituel, car même si nos services sont plus ou moins classés en fonction de leur rubrique, ils sont néanmoins mobiles.
ibid. : 58
À cette occasion, le missionnaire assiste enfin à la nomination d’un « nouveau » Matthew Aupaluk. L’anecdote est fort intéressante car ce geste s’éclaire par la coutume inuit de l’éponymie et la volonté de ces derniers de retrouver un catéchiste parmi les leurs :
Dimanche s’est ouvert avec une tempête de neige, mais notre culte n’a pas été interrompu. Nous avons commencé la journée par une première célébration de la Sainte Communion dans une maison de neige. Des âmes réfléchies avaient déposé sur le sol glacé des peaux d’ours sur lesquelles je pouvais me tenir avec plus de confort, et dans ce petit hôtel, nous avons exécuté le commandement de notre Seigneur. Les deux hommes principaux de la place étaient là avec leurs femmes et leurs enfants ; d’autres membres de différentes familles nous ont rejoints et ont reçu leur première communion. Près de nous, la grande mer arctique, avec ses banquises et ses icebergs qui nous dépassent dans une scène impressionnante et nettoient le rivage ; la neige blanche a été projetée contre notre petit sanctuaire, car le vent se déchaînait furieusement. Mais la scène était paisible, solennelle et inspirante. C’est avec respect que ces gens simples ont reçu les éléments sacrés et on pouvait voir les larmes leur monter aux yeux, très heureux d’être privilégiés et d’être des participants de « cette Sainte Communion ». Plus tard, une célébration clinique a été organisée pour une jeune chrétienne brillante qui a perdu l’usage de ses membres. Très réelle était sa joie à cette occasion. « Oh ! disait-elle, je suis si heureuse que vous soyez venus ! » Elle travaille discrètement pour le Seigneur au bénéfice des plus jeunes membres de la tribu, et son influence pour le bien est vraiment très évidente. Au service du matin suivant, un jeune homme fut baptisé et, à sa demande, reçut le nom de Matthew. Cinq enfants de parents chrétiens ont été baptisés en même temps.
ibid. : 63
Et le missionnaire d’observer avec beaucoup de satisfaction la sincérité des gens, leur « vif désir d’apprendre des choses spirituelles », pour finir par conclure :
Le travail partout dans la mission est plein d’encouragement ; le problème est simplement de savoir comment aller au-delà [...] Le champ est large. Nos catéchistes donnent de leur mieux ; nous les encourageons de toutes les manières et les soutenons dans leur travail. En tant que travailleurs, ensemble, Dieu déploie tous les efforts possibles pour étendre le Royaume dans notre Ungava.
ibid. : 63
Depuis 1911, l’évangélisation n’a donc pas cessé de progresser. Stewart a sans doute bénéficié de l’aide du missionnaire méthodiste, le révérend E. Hester, qui par sa présence lui a permis de voyager dans la région. En 1911, Hester indique qu’il a maintenant plus de quatre-vingt-sept élèves à sa charge et qu’il donne quelque cent cinq séances de catéchisme par année. En 1912, il indique qu’il a fait plus de quatre-vingt-cinq services religieux pour les Inuit de Fort Chimo (Hester 1912 : 356). Mais le succès du christianisme s’explique aussi par l’action des prosélytes inuit. Quelques années avant son départ du Grand Nord – qui interviendra en 1930 –, Stewart se dit ainsi satisfait des progrès accomplis[5].
Conclusion
Au terme de ce parcours, plusieurs observations s’imposent. D’une part, l’évangélisation de l’Ungava est, comme ailleurs, marquée par une disparition progressive du chamanisme qui perdurera momentanément dans les régions les plus éloignées. D’autre part, le succès de la christianisation est indéniable. Ce succès résulte bien sûr des actions de Stewart et de ses stratégies, mais au-delà du missionnaire voyageur infatigable, l’action efficace des catéchistes et des prosélytes inuit ne doit pas être sous-estimée. L’exemple de Matthew Aupaluk est symptomatique de cette volonté de recruter rapidement des Inuit, cette indigénisation étant perçue comme prometteuse. À ce titre, la transmission de ce nom (atiq) montre à quel point les Inuit ont su aussi imposer leurs conceptions et leurs traditions. Ils ont ainsi incorporé le christianisme en le soumettant en partie à leurs propres règles.
Deux autres facteurs ont largement contribué au succès du christianisme : la distribution des bibles et des catéchismes qui a donné du ressort aux catéchistes inuit pour convaincre les autres, et l’ouverture d’une école qui a progressivement permis de saper les traditions.
En dépit des premiers succès rapides de Stewart, c’est surtout dans les années 1910 qu’une rupture se fait sentir. Avec l’école, la conversion des femmes et des chasseurs, les derniers chamanes se sont retrouvés isolés et ils se sont convertis à leur tour. Pourtant, certaines traditions comme celles relatives aux défunts et aux non-humains ont perduré et en cela, les témoignages de Tivi Ituk demeurent précieux. Ils montrent que la christianisation n’a pas pour autant fait disparaître nombre de traditions chamaniques, si bien que les Inuit ont continué à faire l’expérience de rencontres avec des non-humains.
L.-J. Dorais (1997, 2000) a bien montré la compatibilité de ces traditions chamaniques et chrétiennes sur le plan des valeurs et de certains gestes. D’autres chercheurs ont interrogé certaines continuités sur le plan de la toponymie. B. Saladin d’Anglure (2004 : 26) a relevé la présence, sur certains lieux, d’esprits chamaniques, citant les exemples de tuurngait (des esprits auxiliaires chamaniques), mais aussi de tupilait (des esprits mal morts) sur une petite île de la baie d’Ungava, à Tupilavvik, ce toponyme désignant « le lieu où il y a des tupilait ». Dans son travail avec Charlie Nowkaruaq, Nathalie Ouellette (2002) avait bien relevé ce paradoxe : les chamanes ont disparu avec la christianisation mais leurs esprits demeurent toujours présents dans la toundra.
Parties annexes
Remerciements
L’auteur remercie vivement les évaluateurs anonymes pour leurs commentaires ainsi que l’Université catholique de Louvain (UCL), le FRQ-SC et le Fonds de la Recherche scientifique-FNRS (Mandat Ulysse) pour sa subvention no F.6002.17.
Note biographique
Frédéric Laugrand est professeur en anthropologie à l’Université catholique de Louvain et directeur du Laboratoire d’anthropologie prospective (LAAP). Ses recherches portent sur les cosmologies autochtones au Canada et aux Philippines, sur les missions religieuses ainsi que sur les rapports humains/animaux. Parmi ses publications figurent : un volume codirigé avec Gilles Havard, Éros et tabou. Sexualité et genre chez les Amérindiens et les Inuit (Septentrion, 2014), et un volume dirigé avec J. Arnakak et L. McComber, Fighting for Our Rights. The Life Story of Louis Tapardjuk (Nunavut Arctic College, 2014). Avec J. Oosten, il a également publié, Hunters, predators and prey. Inuit perceptions of animals (Berghahn Books, 2014), Reverend E.J. Peck and the Inuit, East of Hudson Bay (1876-1919) (Avataq, 2019) et Inuit, Oblate Missionaries, and Grey Nuns in. the Keewatin, 1865-1965 (MQUP, 2019). Avec E. Luce, il vient de publier Pelly Bay 1939-1954, F. Van de Velde photographic codex (PUL, 2019). Avec A. Laugrand, J. Tamang et G. Milton, il a publié des ouvrages en anglais et en nabaloy : Life stories of the Ibaloy; Connecting Life and Death; Looking for Signs (Presses universitaires de Louvain, 2020).
Notes
-
[1]
Il faudra attendre 1936 pour que le catholicisme s’implante davantage, après l’ouverture d’une mission permanente à Kangiqsujuaq.
-
[2]
Peck avait séjourné là de 1876 à 1892, date à laquelle il a quitté la région pour l’Angleterre, puis la Terre de Baffin où il va ouvrir, en 1894, la première mission permanente anglicane (voir Laugrand et Oosten 2018). De 1892 à 1924 Walton restera à Fort George où il verra à l’occasion des familles de la Baie d’Ungava (Morantz 2016 : note 10).
-
[3]
Toutes les citations, originalement en anglais, ont été traduites par l’auteur.
-
[4]
Seegmiller (1968 : 167) indique que Stewart a publié deux documents en langue inuit : l’un en 1925, A Catechism of Christian Doctrine, qui lui a valu un diplôme de doctorat honorifique de l’Emmanuel College, en 1926, et l’autre en 1937, alors qu’il était à la retraite, Morning prayer and the Lithany.
-
[*]
[NDLR] : En orthographe moderne, comme le suggère Louis-Jacques Dorais que je remercie au passage, il pourrait s’agir de Qaliarusilik, qui signifie « là où il y a une surcharge ».
-
[5]
En 1930, Stewart est remplacé par le révérend F. H. Gibbs (1930-1931), puis par les révérends Gillepsie (1934-1936), R.W. Wenham (1936-1942) et G. Nicholson (1941-1944). Stewart, lui, prendra sa retraite en Angleterre où il deviendra le vicaire de Ugley dans le diocèse de Chelmsford, à Essex. Il meurt à l’âge de 90 ans, le 15 mai 1954.
Médiagraphie
- BAC (Bibliothèque et Archives Canada). 1821-1950. Church Missionary Society fonds. Archives et Collections et fonds, dossier MG17 – B2.
- CCCS (Colonial and Continental Church Society). 1902-1956. Annual Reports du Rev. S.M. Stewart 1902-1903 / 1903-1904 / 1905-1906 / 1906-1907 / 1908-1909 / 1922-1923 / 1923-1924. Bobines A. 641, A. 642 et A 643.
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