Étudier la monnaie amène à se pencher sur tout ce qu’elle implique en termes de liens sociaux. Loin de l’image – développée par l’économiste Jean-Baptiste Say au tournant du xixe siècle et adoptée par toute une tradition d’économistes classiques – d’une monnaie neutre agissant comme un simple voile sur l’économie réelle, de nombreux penseurs, de Karl Marx et Georg Simmel à Viviana Zelizer et Nigel Dodd, ont éloquemment montré que l’argent est autant créé par le social qu’il le crée à son tour. L’ouvrage Colonialism’s Currency. Money, State, and First Nations in Canada, 1820-1950, que l’historien Brian Gettler a tiré de sa thèse de doctorat soutenue en 2011, participe de cette tendance hétérodoxe. Le problème de la définition de la valeur est au coeur des questionnements sur le phénomène monétaire. Pour qu’une personne consente à recevoir une monnaie à l’occasion d’un échange, elle doit avoir confiance que cette même monnaie pourra être acceptée par un tiers lors d’une transaction future. C’est normalement l’État qui assure la valeur de l’argent, même si de nombreuses expériences de monnaies parallèles ont existé et existent encore. Dans un contexte colonial, l’imposition de la valeur monétaire se fait par les détenteurs du pouvoir. Elle est donc subie par les populations colonisées, et non choisie, donnant alors parfois naissance à des formes de résistance, comme l’a montré Pierre Bourdieu dans son étude chez les Kabyles, qui rejetaient la devise française non seulement parce qu’imposée par la puissance colonisatrice, mais aussi à cause de leur conception du temps axée sur le présent, donc peu compatible avec un médium comme la monnaie qui reporte à plus tard la jouissance d’un bien désiré. Denys Delâge s’est déjà penché, il y a une trentaine d’année dans son Pays renversé, sur les échanges entre colonisateurs et colonisés au xviie siècle, période qui marque les premiers contacts à grande échelle entre individus du Nouveau et de l’Ancien Monde. Il a montré que les Autochtones de nord-est du continent américain avaient été victimes de ce qu’il qualifie de « problématique de l’échange inégal » : par manque d’informations sur la valeur réelle des pelleteries sur le marché européen, les Amérindiens ont accepté une monnaie d’échange (des produits manufacturés) d’une valeur bien inférieure à celle qu’avait le produit de leur travail. Brian Gettler reprend le fil deux siècles plus tard. Le Canada, maintenant colonie britannique, commence à envisager de transformer en argent les présents donnés aux différentes nations amérindiennes. La tradition des présents était bien implantée depuis le Régime français pour s’assurer la fidélité de peuplades incontournables sur l’échiquier nord-américain. Avec la diminution du poids démographique des Autochtones et la fin des conflits impériaux, les présents se cristallisent en une tradition que d’aucuns, dans les officines coloniales, voudraient voir disparaître. L’historien, maintenant professeur assistant à l’Université de Toronto, a réalisé trois études de cas dans les archives liées à trois communautés amérindiennes du Québec et de l’Ontario actuels ayant chacune des caractéristiques différentes : les Innus du Saguenay–Lac Saint-Jean, les Cris de l’ouest de la Baie-James et les Wendats installés près de Québec. L’ouvrage est séparé en trois sections comportant chacune deux chapitres. La première section, « Money and Meaning under Settler Colonialism », commence par un chapitre intitulé « Money: A Technology of Settler Colonialism ». Pourquoi parler de l’argent comme d’une « technologie » ? Il faut revenir au sens original de technè, qui est celui d’une production. Comme le montre Gettler, la monnaie sert à « produire » l’État colonial en repoussant ses frontières réelles et symboliques. Avec l’essor du papier-monnaie émis par des banques privées mais …
Parties annexes
Référence
- Georg Simmel. 1987. Philosophie de l’argent. Paris : Presses universitaires de France.