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Dans un contexte où des débats sur la réconciliation, la décolonisation et l’appropriation culturelle battent leur plein au Québec et au Canada, l’anthologie Nous sommes des histoires : réflexions sur la littérature autochtone nous offre des outils pour mieux comprendre les perspectives autochtones dans ces débats. Les codirecteurs Marie-Hélène Jeannotte, Jonathan Lamy et Isabelle St-Amand nous livrent, pour la première fois en français, des textes théoriques et critiques d’une sélection de chercheurs autochtones et allochtones du champ des études littéraires autochtones. Alors que la barrière de la langue limite les transferts entre les aires francophones et anglophones, le champ des études littéraires autochtones est solidement établi dans le Canada anglais et aux États-Unis. Et si la littérature autochtone au Québec – cette tradition millénaire, qui prend la forme de publications depuis les quarante dernières années – vit un essor notable depuis le tournant du xxie siècle, les chercheurs, étudiants et lecteurs se butent à un corpus critique restreint pour lire, enseigner et comprendre cette littérature. Les directeurs de Nous sommes des histoires font ici un grand pas pour combler ce manque en puisant dans le riche corpus critique existant du côté anglophone.
Une des contributions majeures de l’ouvrage sera de familiariser des lecteurs formés principalement dans la tradition des études littéraires occidentales avec les auteurs centraux et les grandes idées liées à la littérature des premiers peuples. À cet égard, l’écrivain wendat Louis-Karl Picard-Sioui qui signe la préface note que l’anthologie permettra de mieux comprendre la littérature autochtone d’expression française « autrement et en dehors des catégorisations eurocentriques habituelles » (p. 7). Cette précision importante souligne la spécificité de ce corpus littéraire. De surcroît, la décision de commencer l’anthologie avec la préface de Picard-Sioui s’aligne avec la perspective des directeurs d’ancrer leur projet dans le respect et l’humilité. Les trois directeurs blancs font preuve d’autoréflexivité sur leur position de pouvoir en tant que chercheurs et font la démarche importante de justifier les raisons pour lesquelles ils font ce travail, écrivant que les Premières Nations, les Métis et les Inuits ont « quelque chose à nous apprendre. Nous voulons écouter leurs histoires et contribuer à les faire connaître » (p. 11). Plus qu’un geste symbolique d’ouvrir un livre sur la critique littéraire autochtone avec une parole autochtone, ce geste déstabilise l’autorité institutionnelle associée à la direction d’un ouvrage et permet de valoriser l’expertise et l’influence fondatrice de Picard-Sioui dans le champ des études littéraires autochtones au Québec.
Dans une introduction rigoureuse, les directeurs dressent un tableau de l’histoire du milieu littéraire autochtone au Québec et de ses thématiques majeures, en même temps qu’ils présentent l’objectif central de l’anthologie, à savoir « de rendre accessibles en français quelques-unes des principales réflexions théoriques développées dans le domaine des études littéraires autochtones » (p. 13). Les directeurs ont porté une attention particulière à la sélection des textes, choisis en fonction de leur qualité et de leur importance dans le champ, mais également pour leur pertinence dans l’espace francophone. Leur démarche relève de l’importation culturelle, mais ils se justifient de manière convaincante en écrivant qu’« il ne s’agit pas d’imposer aux études littéraires autochtones francophones l’ensemble des réflexions élaborées dans l’espace anglophone, mais bien de cibler les éléments pertinents à la compréhension des oeuvres produites au Québec » (p. 15). Sous l’oeil des directeurs, nous pouvons donc concevoir l’existence d’une « parenté littéraire », c’est-à-dire de liens entre les écrivains de l’Île de la Tortue au-delà des barrières linguistiques issues d’une double colonisation, française et anglaise.
Pour répondre à ces objectifs, l’anthologie retrace la conversation critique au cours des dernières décennies en rassemblant quinze articles fondateurs organisés selon leur date de publication, de 1990 jusqu’à 2014. Dans le premier essai du livre, devenu incontournable dans le champ, Jeannette Armstrong mobilise une vive dénonciation du colonialisme et affirme que l’objet de la critique doit être les systèmes et les appareils responsables de la dépossession des Autochtones. Elle encourage l’écrivain autochtone à « étudier le passé et soutenir sa culture pour tendre vers une vision d’avenir nouvelle pour l’ensemble de notre peuple » (p. 25).
Cette revendication pour une souveraineté culturelle autochtone est partagée dans l’ouvrage par plusieurs autres auteurs qui se méfient de la prédominance des perspectives eurocentriques toujours utilisées pour lire les littératures autochtones. Par exemple, Thomas King juge la grille d’analyse postcoloniale réductrice, puisque cette perspective tend à faire table rase du contexte de production spécifique du corpus autochtone. Une approche postcoloniale coupe les littératures autochtones de leurs propres traditions, qui étaient en place bien avant la colonisation et qui ont été transmises en dépit de celle-ci. À son tour, Keavy Martin décode finement des stratégies pour interpréter certains genres autochtones, notamment des contes oraux inuits, comme littérature plutôt que comme textes ethnographiques, en soulignant l’appréciation de l’esthétique des récits de vie des aînés.
Certains articles nous poussent à examiner la nature même de la théorie littéraire. Lee Maracle remet en question toute distinction nette entre la théorie et le récit. Elle avance que les histoires et les théories se situent sur le même plan de production de savoir. Selon Maracle, une histoire – qu’elle vienne du quotidien ou de la poésie – est préférable à une théorisation hors du contexte de l’expérience. Dans la même veine, Daniel Heath Justice nous amène à comprendre que la « théorie de la décolonisation ne se limite pas aux essais et aux analyses de textes ; on la trouve aussi constamment en mouvement dans les circuits de sens de la poésie, des oeuvres romanesques et non romanesques » (p. 123).
D’autres articles nous incitent à réfléchir aux fonctions diverses des littératures autochtones, car, en effet, les écrivains réunis dans l’anthologie comprennent la production littéraire autochtone comme une expression artistique qui agit. Neal McLeod souligne la fonction de la reterritorialisation, en expliquant que la littérature permet de contrer l’aliénation spatiale et idéologique des personnes autochtones qui pourront « retourner chez soi grâce aux histoires ». Jo-Ann Episkenew, quant à elle, perçoit une fonction double de la littérature : celle de la guérison pour les écrivains et les lecteurs autochtones, et celle de l’éducation des lecteurs allochtones et de la promotion de la justice sociale au sein de la société coloniale.
L’anthologie accorde une place importante aux questions éthiques, ce qui reflète l’importance de celles-ci dans le champ de la littérature autochtone où la légitimité même d’un projet de recherche dépend souvent de sa démarche éthique. Si la majorité des écrivains de l’ouvrage sont issus des Premières Nations, deux des écrivains allochtones, Renate Eigenbrod et Sam McKegney, s’interrogent sur leur positionnement en tant que chercheurs non autochtones engagés dans le milieu. Eigenbrod privilégie la réflexion introspective et reconnaît que sa compréhension de certains textes ne pourra être que partielle puisque ceux-ci proviennent de cultures autres que la sienne. McKegney, quant à lui, se méfie de l’autoréflexivité trop appuyée des chercheurs allochtones et des travaux qui n’offrent que des affirmations provisoires. Il propose plutôt des « stratégies d’engagement éthique » qu’il envisage comme « s’engager, être à l’écoute, apprendre, dialoguer et débattre » (p. 159). Grâce à la diversité des approches et des thématiques traitées, les articles mettent au jour la complexité des littératures autochtones.
Enfin, soulignons l’excellent travail du traducteur, Jean-Pierre Pelletier, qui reste fidèle au style individuel de chaque auteur. La mise à notre disposition d’un vocabulaire juste en français provenant de ces textes est un aspect crucial et explicite du projet. Les chercheurs et lecteurs francophones se familiariseront ainsi avec le verbe Cri-er (de faire Cri), pour décrire les identités autochtones comme étant liées à leurs peuples, comme l’explique Warren Cariou, à la suite de la poète Louise Halfe. Les lecteurs comprendront les « manières manifestes » de la figure du « postindien » grâce à Gerald Vizenor. Ils s’interrogeront, avec Daniel Heath Justice, au sujet des stratégies propices pour « indianiser l’université ». Ils pourront utiliser l’expression de Neal McLeod de « diaspora idéologique » pour nommer l’intériorisation de la dépossession des terres par les personnes qui vivent cette violence coloniale. Bref, la traduction nous munit d’une abondance de termes nouveaux et ouvre ainsi de nombreuses portes pour étudier ces textes dans le milieu francophone.
Ce livre est véritablement « incontournable pour toute personne – autochtone ou allochtone – voulant se lancer dans l’étude des littératures autochtones », comme l’a si bien dit Picard-Sioui dans la préface. Plus largement, les lecteurs de Nous sommes des histoires vont être amenés à repenser leurs définitions de la critique littéraire et de la littérature. C’est ce que la littérature autochtone et la critique littéraire autochtone nous poussent à faire.