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Je travaille et cohabite depuis environ huit ans avec le peuple guarani mbya. Ce dernier occupe une vaste superficie de l’Amérique du Sud qui s’étend des régions allant du littoral sud et sud-est brésilien jusqu’au nord- est de l’Argentine, ainsi qu’une portion orientale du Paraguay. Les Guaranis appellent ce territoire : yvyrupa (plateforme terrestre), et ils mettent en question l’imposition des frontières nationales érigées lors de la colonisation européenne.
D’une certaine façon, ce sont les images qui m’ont amené chez les Guaranis : mes premières visites dans leurs villages avaient pour but d’animer des ateliers de formation audiovisuelle pour les jeunes autochtones. Je continue à développer ce travail de formation tout en collaborant depuis quelque temps à d’autres activités d’appui à leurs villages et au mouvement politique guarani.
Les Guaranis mbyas et l’audiovisuel : le témoignage de certaines voix
Depuis l’apparition des caméras vidéo, bien plus maniables et moins onéreuses que le matériel cinématographique, ces activités de formation audiovisuelle dans les villages sont devenues un important champ d’action de l’indigénisme au Brésil, comme en témoigne le travail de l’organisme Vídeo nas Aldeias (Vidéo dans les villages). Cet organisme a émergé dans les années 1980 et il faisait initialement partie de l’ONG auquel j’appartiens maintenant, le Centre de travail indigéniste (CTI – Centro de Trabalho Indigenista). L’utilisation de l’audiovisuel chez les peuples autochtones présentait initialement un certain caractère stratégique dû au potentiel de visibilité inédit qu’offrait cet outil – susceptible de se transformer en actions politiques en faveur de ces peuples et de promouvoir leurs droits au Brésil. Les associations guaranies ont demandé de valoriser l’appropriation des techniques et des pratiques audiovisuelles émergentes. Cette appropriation d’un nouveau langage, la vidéo, nécessitait qu’on saisisse mieux les objectifs et les multiples ramifications de ses processus en tenant compte du point de vue même des peuples autochtones en regard de l’audiovisuel. Si, au départ, il me semblait clair que j’étais arrivé chez les Guaranis en raison de ma formation en audiovisuel et du potentiel de cet outil comme médiateur dans les relations à l’autre, déjà je m’interrogeais, à l’époque de ces premiers travaux, sur les raisons qui pouvaient bien motiver les Guaranis à s’intéresser aux images et à l’univers de la production audiovisuelle.
Bien que les appareils photos, le cinéma et même la vidéo aient été présents depuis déjà plusieurs décennies dans les villages guaranis mbyas – au moins depuis la fin des années 1970 –, c’est seulement depuis les années 2010 que les Guaranis eux-mêmes se sont approprié ces outils et ont commencé à réaliser leurs propres productions cinématographiques. Parmi les diverses raisons, toutes reliées, qui expliquent cet intervalle de près de quarante ans, certains Guaranis ont qualifié de difficiles, voire quasi impossibles, les conditions de viabilité et de durabilité de l’équipement technique dans les villages ; d’autres ont parlé des débats internes au sein de leurs communautés qui sont générateurs d’un clivage entre générations. Alors que les jeunes souhaitaient vivement se rapprocher de ces technologies issues du monde des Blancs (qu’ils appellent les jurua, littéralement les « bouches poilues »), les plus anciens témoignaient de leur réserve face au rapprochement que pouvait entraîner l’audiovisuel par son exposition excessive dans le mode de vie guarani (nhandereko). Somme toute, le débat visait à trouver la bonne distance nécessaire à l’usage de ce nouvel ensemble de savoirs et de techniques, source de puissance et de dangers, provenant des jurua. Ce processus de rapprochement présente, en un sens, un lien avec l’implantation des écoles dans les villages. Ce constant débat interne entre les Guaranis révèle l’importance de s’approprier les connaissances des Blancs afin de s’armer pour faire valoir leurs droits face aux institutions d’État et, dans un même temps, de voir à transformer de façon critique l’école afin d’éviter les subordinations à ce mode de connaissance.
Ce processus peut donc être perçu comme un mouvement d’incorporation critique et partiel de l’altérité (dans ce cas, les Blancs, leurs technologies et façons d’être), pour ne pas s’homogénéiser à elle, mais aussi comme moyen de ne pas s’y laisser emprisonner ou subordonner, et ainsi de garantir de bonnes distances de différenciation[1]. Ce thème développé par Lévi-Strauss (2006 [1968]) dans les Mythologiques démontre bien l’importance de s’assurer qu’une distance adéquate soit trouvée dans cette relation à l’Autre. Il ne faut pas trop s’en approcher, de peur de perdre sa différence ; ni aller trop loin au risque de dissoudre la relation elle-même.
Dans le cadre de ce débat sur l’audiovisuel, les Guaranis semblaient ambivalents entre deux attitudes : la réticence à exposer certaines pratiques relatives à leur cosmologie, à leurs corps et à leurs savoirs sur un support audiovisuel volatile – les techniques d’imagerie des jurua – car cela pourrait avoir des répercussions directes sur leurs vies, les jurua ou autres ennemis pouvant utiliser ces images contre eux ; et, d’un autre côté, l’utilisation positive de l’audiovisuel grâce à deux caractéristiques propres à ce médium. La première caractéristique est liée à la nature indicielle des images photographiques – le lien de causalité entre le référent pré-photographique et le signe –, qui, avec l’enregistrement direct du son, met en relief le grand potentiel de l’audiovisuel comme outil d’appropriation favorable aux Guaranis et à plusieurs autres peuples autochtones. Comme il en va des rencontres entre villages et lors de rituels où la parole est associée à la présence partagée, la projection audiovisuelle de ces mêmes événements permet l’extension de cette présence ainsi que la mise en circulation de ces connaissances. Ce processus technique reprend une caractéristique fondamentale de l’oralité qui est : « la parole qui peut être vue » par la présence expressive des corps caractérisant l’oralité. L’audiovisuel dépasse la parole, qui englobe toute une variété d’expressions comme les danses, les chants et la performance musicale. Certains aspects de l’expérience in praesentia peuvent être transportés dans l’espace, chez des parents vivant dans des villages éloignés, et dans le temps, pour les générations futures.
Souligner cette caractéristique indicielle de l’image photographique nous renvoie au célèbre théoricien et critique français André Bazin (1976), auteur de L’ontologie de l’image photographique. Nous trouvons également une autre préférence audiovisuelle fréquente chez les Guaranis corroborant cette proximité avec Bazin, largement explorée dans les recherches en anthropologie visuelle : les longues prises de vue cherchant à conserver l’intégralité de ce qui a été enregistré. Au contraire des pratiques communes de montage privilégiant la synthèse à la longueur du « matériel brut », beaucoup de Guaranis, comme d’autres peuples autochtones, optent pour des séquences plus longues. Ce qui, pour le regard externe, pourrait sembler autant de digressions, de scènes à écarter ou de prolixité, cela représente chez les Guaranis la partie intégrante du moment qu’est cette expérience filmée pour mettre en circulation des connaissances et diffuser ces relations vécues pendant le tournage. Cette nouvelle variante n’est pas basée sur une synthèse limitative du montage, elle privilégie l’intensité d’un monde – des corps et des relations – non seulement révélé par l’oeil de la caméra, mais aussi créé par sa présence, comme l’analysent Brasil et Belisario (2016 : 604) :
En termes de cinéma, cette centralité du corps, comme dédoublée, serait au moment du tournage directement privilégiée en regard du travail de montage. Plus qu’une assimilation des codes classiques, filmer (tout comme l’apprentissage technique de la caméra) implique un savoir du corps, dans une reconfiguration mutuelle corps et machine. […] Tout d’abord, l’engagement entre le corps et la caméra ouvre une voie qu’on nommerait phénoménologique – c’est-à-dire tout ce qui s’inscrit sur l’image, dans sa genèse « indicielle » – une voie qui se relierait à une autre, disons, cosmologique – constituée de manifestations souvent invisibles qui affectent l’image, mais qui la dépassent. Comme cela se passe dans le chamanisme et les rituels, le corps est affecté par des agents dont la présence ne nous est pas donnée à voir, ça se passe ainsi avec la caméra : ce qu’elle saisit et inscrit sera le résultat des relations non seulement avec les objets et les phénomènes visibles, mais aussi des relations avec les agents invisibles.
La seconde caractéristique de l’audiovisuel favorisant son appropriation par les Guaranis à titre de protagonistes de cette pratique, est de se placer en tant que sujets du discours audiovisuel et non simplement en tant qu’objets et contenus des images créées par les Blancs. Cette exigence témoigne d’une évaluation très précise de l’importance politique de se placer derrière les caméras et d’en maîtriser les cadrages, les approches, le choix de ce qui est filmé et du comment le filmer.
Cette appréciation par les membres de la communauté concernant la pertinence politique de se placer aussi derrière la caméra, ajoutée à la capacité qu’offre l’audiovisuel d’une diffusion élargie des paroles, des savoirs et des pratiques d’un peuple disséminé en plusieurs communautés sur un si vaste territoire, a été cruciale pour les leaders guaranis. Ils ne se sont pas seulement contentés d’accepter mais ils ont aussi encouragé les ateliers de formation et d’appropriation de l’audiovisuel.
Les deux forces que représentent la diffusion et la préservation des savoirs guaranis – ainsi que l’usage politique de l’audiovisuel dans leurs rapports avec le monde des Blancs – ont encouragé ces demandes d’outils audiovisuels reflétant les points de vue des Guaranis eux-mêmes. Bien qu’ils continuent à partager ces perspectives stratégiques de visibilité qui ont marqué le début de l’audiovisuel indigéniste, les Guaranis sont maintenant à la recherche d’un mode d’expression qui favorise de nouvelles variations dans l’utilisation du langage audiovisuel. Ces variations profiteraient certainement des effets spécifiques que la cosmologie indigène pourrait infléchir dans ces relations audiovisuelles. Selon Brasil et Belisario (2016 : 606), ces effets sont inscrits dans la relation cinématographique entre champ et hors-champ : « ce qui n’est pas visible dans la scène, mais qui s’insinue en elle ». Tout cela nécessite toutefois une plus grande autonomie dans les processus de production, de montage et de diffusion de ces images et de ces sons. C’est par le dynamisme des collectifs de cinéma indigène et par leur engagement qu’une pratique continue des multiples étapes de création et l’expression par le langage cinématographique peuvent se développer.
Les raisons précédemment évoquées qui ont conduit les Guaranis à s’intéresser aux images en mouvement – la possibilité technologique d’enregistrer et d’amplifier l’oralité, d’une part, et le rôle politique d’être le réalisateur de leurs propres images, d’autre part – les ont peu à peu amenés à développer de nouveaux moyens démontrant leurs capacités d’intégrer, de s’approprier le langage audiovisuel. Des développements que je n’avais ni appréhendés ni prévus. Un exemple de ce processus imprévu d’appropriation : un ami et étudiant des ateliers audiovisuels, Wera Alexandre Ferreira, a élaboré une analogie instigatrice de cette nouvelle pensée du langage audiovisuel. Cette analogie établissait des relations entre les méthodes d’enregistrement à la caméra, d’une part, et de montage sur ordinateur d’autre part, et elle mettait en relief l’opposition générationnelle entre les Guaranis et leurs différentes fonctions dans le processus de circulation des savoirs traditionnels.
Ainsi, selon Wera, la caméra serait comme un enfant qui observe et mémorise tout, mais qui est encore incapable d’organiser ses expériences et de les reproduire pour d’autres de manière qu’ils puissent les comprendre. Enseigner, démontrer des pratiques et donner des conseils sont des fonctions exercées par des Guaranis plus âgés, des anciens et des anciennes, ceux qui ont déjà le savoir « ancré dans leurs coeurs » et qui sont à même d’aider les autres à l’atteindre. Wera compare cela au travail de montage : organiser les expériences de façon à continuer son processus de circulation des savoirs parmi les jeunes, dont la fonction est de se concentrer sur l’observation et l’écoute. Donc, pour lui, le montage est plus qu’un travail de synthèse, mais plutôt le processus nécessaire pour transformer l’expérience en connaissance, en sagesse, ce que les aînés savent faire avant tout et qui implique une notion de processus créatif dans le montage. Wera Alexandre Ferreira est aujourd’hui l’un des rares Guaranis qui maîtrise les techniques du montage et il sera bientôt en mesure de développer son propre style.
J’ai rencontré Wera Alexandre Ferreira en 2010, alors qu’il avait à peine quinze ans, à l’occasion d’un atelier d’audiovisuel. Au cours des années suivantes, nous avons développé une série de projets et de partenariats qui ont contribué à sa formation continue en production audiovisuelle. Il continue à développer ce travail, il cherche à relier cette pratique aux attentes des communautés guaranies et de leurs organisations politiques, comme la Commission Guarani Yvyrupa (CGY) où il est aujourd’hui le responsable de la communication, de l’enregistrement des réunions, des échanges et des rituels.
Parmi les nombreux Guaranis ayant participé à des formations audiovisuelles, Wera est l’un des seuls à avoir continué à développer cette pratique de façon systématique. Différents facteurs et diverses dynamiques rendent encore difficile le maintien de cette occupation de cinéaste dans le contexte actuel des villages guaranis. Par exemple, il existe une mobilité territoriale particulièrement grande chez les jeunes qui changent souvent de village en raison des mariages et des arrangements familiaux, interrompant ainsi leur formation et leur pratique audiovisuelle.
Outre Wera, qui a principalement réalisé sa formation au sein d’ateliers et de rencontres promues en partenariat avec le CTI, Ariel Ortega Kuaray et Patrícia Ferreira Yxapy ont fait leurs débuts en audiovisuel en 2008 au sein des ateliers Vídeo nas Aldeias réalisés avec les Guaranis de l’État brésilien du Rio Grande do Sul. Ils sont tous deux encore actifs en vidéo et en photo.
Dans ses premières vidéos, Ariel abordait déjà de manière emphatique l’exigence stratégique des Guaranis citée plus haut, à savoir qu’ils soient les réalisateurs de leurs propres vidéos, afin d’éviter les préjugés et les instrumentalisations que le regard externe des jurua suscite fréquemment. Ariel est un personnage dans ses vidéos, il en fait souvent la narration, il utilise ce moyen pour exposer ses critiques et contre-arguments aux préjugés, aux distorsions et aux attaques que les Blancs font sur son peuple et sa culture.
En 2015, grâce à un partenariat entre La Boîte Rouge VIF (BRV), à l’Université du Québec à Chicoutimi, et le CTI, j’ai eu l’occasion, avec ces trois cinéastes guaranis mbyas, Patrícia, Ariel et Alexandre, de participer à des échanges avec deux autres cinéastes innus, Mendy Bossum-Launière et Waubnasse Simon-Bobiwash. Après deux rencontres ayant eu lieu au Brésil et au Québec et plusieurs rencontres via Skype pour définir un projet commun, les cinéastes guaranis et innus ont décidé d’exprimer en images leurs visions respectives des uns et des autres, les différences et les similitudes entre leurs cultures qui attiraient leur attention, que ce soit au niveau des modes de vie, des habitudes alimentaires traditionnelles, de la spiritualité ou de l’histoire de la résistance sur le territoire.
Ainsi, au lieu d’utiliser l’audiovisuel pour s’affirmer politiquement contre le regard du Blanc – dans le but de désarmer ses préjugés et sa tendance à rechercher l’exotisme dans sa relation aux autochtones – ou encore de l’utiliser comme outil pour varier les modes guaranis de circulation du savoir en produisant des réflexions sur leur propre peuple et culture –, le projet d’échange visait à utiliser les images comme médiation de l’altérité, afin, comme le disait un autre critique francophone, Serge Daney, de « toucher inlassablement du regard à quelle distance de moi commence l’autre » (1992 : 19, je souligne). Développant ainsi un projet non seulement pour trouver les différences dans les images par rapport à l’autre, mais aussi pour identifier les différences que constituent le point de vue et les relations qui permettent à ces images d’exister.
Regards et temps croisés
En août 2015, j’ai accompagné Ariel et Patrícia dans leur voyage dans deux communautés innues situées sur la Côte-Nord, au Québec : Uashat mak Mani-Utenam et Ekuanitshit. Nous y avons rejoint l’équipe de La BRV ainsi que les deux cinéastes innus, Waubnasse et Mendy. En novembre 2015, ces deux cinéastes innus, accompagnés de François-Mathieu Hotte, sont venus en Amérique du Sud pour un périple dans les villages guaranis du sud-est du Brésil, principalement Tekoa Ko’enju dans l’État de Rio Grande do Sul et Tamanduá dans la province argentine de Misiones, étape à laquelle a également participé Wera Alexandre Ferreira. En octobre 2016, à la suite de ce processus d’échange, chaque équipe a présenté un petit documentaire lors des rencontres « Regards croisés » qui se sont tenues à l’Université de São Paulo.
J’ai eu l’impression que certaines réflexions ont servi de point de départ commun au processus de comparaison qu’ils ont mené entre leurs cultures et leurs histoires. Ainsi Waubnasse – tout comme Ariel –, en commentant sa trajectoire vers la production audiovisuelle, a insisté sur l’importance que les peuples autochtones soient auteurs des images les concernant, un choix dérivant surtout du processus de résistance historique commun à tous les peuples autochtones d’Amérique et qui, de ce fait, les rapprochait dans de nombreuses situations où apparaissait l’opposition « autochtones contre Blancs ».
Les réflexions concernant le nécessaire équilibre entre « tradition et modernité » apparaissaient également comme un thème commun, de telle sorte que les images de la modernité innue –, qui attiraient l’attention des regards guaranis par la différence marquante de leurs habitations –, de leurs véhicules et de leur quotidien plus urbain sur le littoral du fleuve Saint-Laurent au Québec, révélaient, au-delà des apparences, des similitudes sur des aspects de leur culture matérielle et de leur cosmologie.
De nombreuses images produites au cours des échanges et utilisées dans les films sont en lien avec les pratiques artisanales innues et guaranies de sculpture sur bois et avec l’art culinaire, dans la production de variétés similaires de pains traditionnels.
Les rituels ont également servi de passerelles pour les rapprochements, synthétisés par la compréhension d’une « spiritualité amérindienne » commune, reconnue par le biais des chants chamaniques, de la sociabilité des rencontres en communauté, du respect extrême envers les aînés, et par leur efficacité dans la consolidation du groupe. Paradoxalement, c’est une autre similitude qui constituait un obstacle à la production d’images en lien avec la spiritualité et les rituels. Comme dans de nombreux de villages guaranis où l’on interdit l’accès et le tournage à l’intérieur des lieux de rituels (les Opy) à des non-autochtones, il semblait inconvenant aux Innus de permettre l’enregistrement du rituel de la tente à sudation (metechan), rituel ayant tant semblé rapprocher et toucher leurs lointains parents guaranis. Innus et Guaranis jugent donc inapproprié l’enregistrement de certains rituels, une telle pratique pouvant interférer de manière négative dans leur déroulement et sur leurs effets.
Mais, sous le couvert des similitudes derrière ces pratiques culturelles originales, il était aussi impossible d’en ignorer les différences. Si les Guaranis et les Innus possèdent en commun certaines matrices culturelles amérindiennes, exprimées par des savoirs cosmologiques, des pratiques artisanales et des résistances politiques, ces mêmes images et réflexions – que je commenterai plus loin – indiquaient des modes de variation distincts à partir de ces matrices cosmologiques, artisanales et politiques. Ces mêmes images et réflexions soulevaient également différents modes de se transformer : ne serait-ce pas, selon Sahlins (1999 : 399-421), l’une des possibles descriptions de la culture ? C’est-à-dire que la spécificité de chaque culture est moins basée sur une liste figée de caractéristiques et d’éléments cosmologiques et historiques, que sur les modes de chacune de transformer et d’être transformée par ces éléments et caractéristiques, ainsi que par la manière de les mettre en synergie. Dans ce sens, il est possible de voir, dans les enregistrements vidéo, des réflexions historiques qui distinguent la pensée que les Guaranis et les Innus ont d’eux-mêmes.
Ces différences ont pris, je crois, la forme d’un curieux jeu de temporalité. Du problème commun que constituait la recherche d’un équilibre entre « modernité » (associée au monde des Blancs) et « tradition » (associée aux cultures autochtones), ont surgi des questionnements sur les dérives historiques que chaque peuple entreprend et a entrepris. L’actuel entrepreneuriat innu – caractérisé par l’action des communautés et par sa grande portée économique – permet aux Innus, après des siècles de pillage territorial et d’ethnocide, de reprendre le contrôle d’une partie de leur territoire. Cela pourrait-il être un possible bien qu’improbable futur pour les Guaranis ? Je dis « improbable » en raison de la très grande difficulté des peuples autochtones du Brésil, en comparaison à ceux du Canada, à faire valoir leurs droits territoriaux et à les transformer en ressources économiques.
Les images des ruines jésuites de São Miguel das Missões (xviiie siècle), toujours imposantes et invitant à un silence contemplatif, accompagnent les réflexions philosophiques par lesquelles les cinéastes guaranis ont terminé leur documentaire sur cet échange Guaranis/Innus qui a fait se croiser les regards et les temps.
Du xviie siècle jusqu’à la seconde moitié du xviiie – soit un peu plus de 150 ans –, une grande partie des ancêtres guaranis actuels, parmi lesquels les Mbyas, ont connu les missions catholiques (les réductions) des prêtres jésuites. Ce moment de l’histoire où les Guaranis vivaient ensemble par milliers comme dans des villes, où collectivement ils produisaient bien mieux et bien plus que dans beaucoup de fermes des Blancs de l’époque et où ils cherchaient à résister dans un équilibre entre « modernité » et « tradition », un équilibre moins précaire que celui imposé par les circonstances et leurs apôtres – soit la destruction de leur ancien monde par la colonisation et l’évangélisation menées par l’Europe chrétienne… Ce moment de l’histoire vers lequel les Guaranis disent ne plus vouloir retourner.
« Est-il possible qu’un jour nous habitions presque tous dans des maisons comme celles des innus, avec des voitures, et que nous vivions quasiment comme dans les villes ? » semblaient s’interroger les Guaranis. Pour eux cette possibilité correspondrait en quelque sorte à un retour aux difficiles conditions de ces missions catholiques. Les réponses, bien que provisoires, allaient à l’inverse : « Ce n’est peut-être pas notre futur possible, mais ce fut notre passé ! » Mais de quel passé du peuple guarani mbya s’agit-il ? Celui d’un équilibre risqué, car le coût fut énorme pour leurs ancêtres qui ont dû adopter cette philosophie productiviste importée d’Europe par les Jésuites, tout en continuant à se différencier comme Guaranis par leur langue, leur cosmologie et leur façon d’être (nhandereko). Pour les Guaranis d’aujourd’hui, un futur qui supposerait un retour vers cette philosophie productiviste, rappel de leur passé tragique, bien que rempli des avancées technologiques, ne semble pas être une bonne option.
« Ou bien est-ce cela que souhaitent nos jeunes pour leur futur ? » demande ensuite Ariel, lorsqu’il évoque des jeunes qui, de plus en plus, s’approprient des technologies telles que les téléphones intelligents offrant d’autres moyens de filmer, de monter et de diffuser les images. De cette manière, dans les productions audiovisuelles autochtones, les réponses sur la relation entre « modernité » et « tradition », tant dans leurs contenus que dans leurs aspects formels, pourraient encore varier, tout comme les différentes compositions d’images que les Guaranis et les Innus pourraient faire d’eux-mêmes et des autres. Celles que j’ai décrites ici ne sont que quelques-unes d’entre elles, possibles, ainsi que tant d’autres qu’ils nous montreront encore.
Parties annexes
Note biographique
Lucas Keese dos Santos a obtenu sa maîtrise en anthropologie sociale du département d’anthropologie de l’Université de São Paulo (USP), il y est aussi chercheur au Centre des études amérindiennes. Il est diplômé en audiovisuel à l’École d’art et communication à l’USP. Son mémoire de maîtrise porte sur le xondaro, à la fois danse guaranie, technique de combat et art de l’esquive. L’auteur associe cette danse au mouvement social et à l’action politique chez les Guaranis mbyas. Depuis 2010, grâce à sa double formation en ethnologie indigène et en production vidéo, il travaille pour le programme guarani du Centre de travail indigène (CTI).
Note
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[1]
J’ai développé cette problématique dans mon mémoire de maîtrise au moyen des concepts d’esquive et de tromperie qui décrivent chez les Guaranis les façons d’utiliser un mouvement d’agression contre soi-même. La grande efficacité de ne pas se laisser capturer et l’aspect trompeur de ces actions, qui défient les expectatives, alliant postures contrastées et simultanées de résistance, paraît constituer la singulière dérive historique des Guaranis, qui persistent, dans un contexte adverse, dans leur mode différencié de se transformer (voir Keese dos Santos 2017).
Ouvrages cités
- Bazin, André, 1976 : Qu’est-ce que le cinéma ? Cerf, Paris.
- BRASIL, André, et Bernard BELISARIO, 2016 : « Desmanchar o cinema: variações do fora-de-campo em filmes indígenas ». Sociologia & Antropologia 6(3) : 601-634. http://dx.doi.org/10.1590/2238-38752016v633 (consulté le 25 juillet 2018).
- Daney, Serge, 1992 : « Le travelling de Kapo ». Trafic 4 : 5-19.
- LÉVI-STRAUSS, Claude, 2006 [1968] : L’origine des manières de table. Mythologiques 3. Plon, Paris.
- KEESE DOS SANTOS, Lucas, 2017 : A esquiva do xondaro: movimento e ação política entre os Guarani Mbya. Mémoire de maîtrise. Programme de 3e cycle en anthropologie sociale / FFLCH / USP, São Paulo. http://www.teses.usp.br/teses/disponiveis/8/8134/tde-29062017-111237/pt-br.php (consulté le 25 juillet 2018).
- Sahlins, Marshall, 1999 : « Two or Three Things that I Know about Culture ». Journal of the Royal Anthropological Institute 5(3) : 399-421.