Résumés
Résumé
Cet article étudie un motif de naïade de libellule brodé sur un manteau en cuir d’orignal ayant pour origine la Première Nation des Pekuakamiulnuatsh de Mashteuiatsh, manteau actuellement conservé au National Museum of the American Indian (Smithsonian Institution) de Washington. Alors que l’étude des motifs décoratifs innus s’est principalement concentrée sur les motifs floraux, cet article en propose une lecture renouvelée. Les auteures analysent la place des libellules dans les savoirs et les pratiques ilnus en s’attachant aux relations interspécifiques qui leur sont associées, notamment avec les poissons. S’inscrivant dans un contexte de recherche collaborative entre experts locaux et chercheurs universitaires, l’article expose comment a été identifié puis étudié le motif au sein de la communauté. Il s’attache enfin à illustrer comment l’étude du manteau et du motif peut devenir un support de revitalisation et de réappropriation de connaissances culturelles et écologiques.
Mots-clés :
- Pekuakamiulnuatsh,
- ethno-entomologie,
- libellule,
- restitution,
- motifs décoratifs
Abstract
This article examines a dragonfly naiad pattern embroidered on a moose-hide coat from the Pekuakamiulnuatsh First Nation of Mashteuiatsh, now conserved at the National Museum of the American Indian (Smithsonian Institution) in Washington. While the study of Innu decorative motifs has focused primarily on floral patterns, this article proposes a new reading. The authors analyze the dragonfly’s place in Ilnu knowledge and practices by focusing on inter-species relationships associated with them, especially with fish. Following a collaborative research approach between local experts and university researchers, the article discusses how the motif was identified and studied within the community. Finally it seeks to illustrate how the study of the coat and motif can support the revitalization and reappropriation of cultural and ecological knowledge.
Keywords:
- Pekuakamiulnuatsh,
- ethnoentomology,
- dragonfly,
- restitution,
- decorative patterns
Resumen
Este artículo explora un motivo náyade de libélula bordado en un abrigo de cuero de alce procedente de la Primera Nación Pekuakamiulnuatsh de Mashteuiatsh, actualmente en el Museo Nacional del Indio Americano (Instituto Smithsoniano) en Washington. Mientras que el estudio de los motivos decorativos Innu se ha centrado principalmente en los motivos florales, este artículo ofrece una nueva lectura. Los autores analizan el lugar de las libélulas en el conocimiento y las prácticas ilnus, centrándose en las relaciones interespecíficas que le son asociadas, especialmente con los peces. En el contexto de una investigación colaborativa entre expertos locales e investigadores universitarios, el artículo explica cómo se identificó y estudió el motivo dentro de la comunidad. Por último, el artículo busca ilustrar cómo el estudio del abrigo y del motivo puede convertirse en un apoyo para la revitalización y reapropiación del conocimiento cultural y ecológico.
Palabras clave:
- Pekuakamiulnuatsh,
- etnoentomología,
- libélula,
- restitución,
- motivos decorativos
Corps de l’article
Cet article étudie un motif de naïade de libellule brodé sur un manteau en cuir d’orignal, ayant pour origine la Première Nation ilnue[1] des Pekuakamiulnuatsh de Mashteuiatsh et collecté par l’anthropologue Frank Gouldsmith Speck au Lac-Saint-Jean, en 1926. Il est actuellement conservé au National Museum of the American Indian (Smithsonian Institution) de Washington.
Ce manteau, comme plusieurs autres objets du patrimoine ilnu disséminé dans le monde, est aujourd’hui d’un intérêt particulier pour les Pekuakamiulnuatsh. Son étude s’inscrit au sein de démarches qui visent à développer de plus nombreuses collaborations entre les musées et les communautés autochtones. Ces approches remettent notamment en question l’autorité muséographique et anthropologique quant à la gestion de la propriété, de l’interprétation et de la représentation de l’héritage culturel autochtone (Ames 1992 ; Simpson 2001 ; Peers et Brown 2003 ; Gabriel et Dahl 2008 ; Conaty 2008).
L’article contribue à documenter comment les objets conservés dans les musées peuvent révéler des savoirs locaux, culturels et écologiques lorsqu’ils sont rendus accessibles aux communautés, et la manière dont ces connaissances peuvent être réinvesties au sein des dynamiques locales actuelles de réappropriation patrimoniale.
Pour exposer l’histoire du manteau et du motif, nous les replacerons dans les réseaux d’interaction familiaux, territoriaux, écologiques et ontologiques au sein desquels ils sont insérés. Dans un premier temps, nous exposerons le contexte de recherche collaboratif dans lequel a été identifié puis étudié le motif de naïade de libellule au sein de la communauté de Mashteuiatsh. Nous développerons ensuite l’originalité de la mise en valeur de cet insecte au sein des motifs locaux. Pour étudier le motif de naïade de libellule, nous nous sommes appuyées sur l’approche ethno-écologique qui explore les relations que les groupes humains entretiennent avec leur environnement naturel en examinant comment ils identifient, nomment, s’approprient et insèrent dans un système de référence les éléments de cet environnement selon leurs pratiques, leurs savoirs et leurs représentations (Toledo 1992). Nous explorerons la place des libellules dans les savoirs et les pratiques des Ilnus de Mashteuiatsh en nous attachant aux relations interspécifiques qui leur sont associées, notamment avec les poissons.
Parfois oubliées au gré de l’évolution du contexte socio-historique et colonial, ces connaissances sont aujourd’hui reconsidérées, et nous verrons que le manteau et ses caractéristiques ornementales deviennent des supports de revitalisation et de réappropriation.
À la recherche des objets et des connaissances ilnus
Le projet Tshiue-Natuapahtetau/Kigibiwewidon
Les recherches ici restituées ont été menées dans le cadre d’une Alliance de recherche universités-communautés (ARUC) Tshiue-Natuapahtetau/Kigibiwewidon, dirigée par Élise Dubuc, professeure à l’Université de Montréal[2]. Ce projet de recherche-action se concentre sur la reprise de possession du patrimoine autochtone et favorise la mise en place d’actions instaurant une plus grande compréhension et une meilleure collaboration entre les communautés locales et les institutions muséales. Il comprend plusieurs volets de recherche, dont la documentation des objets autochtones conservés dans les musées et l’étude des rôles qu’ils acquièrent au sein des processus de transmission et de réappropriation communautaire.
Le projet réunit dans un partenariat international deux communautés autochtones du Québec (Mashteuiatsh et Kitigan Zibi), ainsi que l’Université de Montréal et des musées tels que le Field Museum (Chicago) et le National Museum of the American Indian (NMAI, Washington). Nous nous concentrons ici sur les échanges concernant la communauté de Mashteuiatsh et le NMAI de Washington.
La communauté de Mashteuiatsh
La communauté de Mashteuiatsh (qui signifie « là où il y a une pointe ») est l’une des onze communautés innues du Canada, dont neuf sont situées dans la province du Québec et deux dans celle de Terre-Neuve et Labrador. Mashteuiatsh est située sur la rive ouest du Pekuakami, ou « lac peu profond », appelé autrement lac Saint-Jean. Pour se nommer, les Ilnus se réfèrent au réseau hydrographique de leur territoire d’occupation et se regroupent sous l’appellation Pekuakamiulnuatsh (les Ilnus du Pekuakami).
Le Musée amérindien de Mashteuiatsh (MAM) a été créé en 1977 à partir d’une initiative locale. S’en est suivi une professionnalisation du musée et un agrandissement, en 1998, qui a notamment permis d’accueillir un prêt d’objets à long terme du Musée canadien de l’histoire (anciennement Musée canadien des civilisations) de Gatineau. Aujourd’hui partenaire du projet ARUC, le MAM s’intéresse particulièrement à une collection d’objets conservée au NMAI de Washington. Composée de 513 objets, cette collection a été majoritairement réunie par l’anthropologue Frank G. Speck (1881-1950) entre 1910 et 1930.
Avec le soutien de Louise Siméon, coordonnatrice du secteur Patrimoine au MAM, nous étudions certains objets de la collection du NMAI, dont le manteau en cuir d’orignal, en analysant la littérature existante ainsi que les archives de Speck et en recueillant le témoignage des Ilnus[3].
En juin 2013, sept étudiants de l’école secondaire Kassinu Mamu[4] ont suivi des formations multimédia au NMAI de Washington. Ce séjour, organisé par le personnel de l’école, du Musée amérindien de Mashteuiatsh et du projet ARUC, a donné aux jeunes l’occasion d’entrer en contact direct avec les objets ilnus conservés au NMAI et d’apprendre à les connaître. Gabrielle Paul, aujourd’hui étudiante en journalisme au Cégep de Jonquière, avait choisi d’étudier et de photographier le manteau et son motif. Les observations qu’elle a menées nous ont permis de compléter la description du manteau.
Tout au long de l’article, nous porterons également attention à tous les témoignages recueillis auprès des Pekuakamiulnuatsh afin de reconnaître au mieux la contribution de nos interlocuteurs dans la production des connaissances ici restituées. Il nous a toutefois semblé important de ne pas imposer un cadre particulier quant à leur anonymat et de leur laisser ce choix. Nous n’identifierons donc par leur nom que les personnes qui l’ont souhaité.
Mushianiakup (mush/ian/akup : orignal/peau/manteau)
Le manteau conservé au NMAI de Washington est en cuir tanné et boucané d’orignal (Alces americana) [photo 1]. Une étude technique approfondie n’a pas pu être réalisée. Du col à la base, le manteau fait environ 92 cm de long et 60 cm de large. Il est formé de deux pièces principales pour le corps, couvrant le dos et le devant, d’un col plat, et de deux manches couvrant les bras jusqu’aux poignets. Les deux pièces sont cousues sur les bords latéraux, et il existe une couture d’assemblage sur les épaules. Pour ce qu’il nous a été possible de voir, les coutures ont été réalisées à la main.
De courtes franges ornent les coutures latérales des deux côtés, les épaules, le bas du manteau, ainsi que le bas des manches. Les emmanchures sont droites.
Le manteau présente à l’encolure une ouverture arrondie permettant de passer la tête. L’encolure est bordée d’un liséré de coton rouge qui maintient le col en place et d’une broderie en points de chaînette verte. La coupe extérieure du col est bordée d’une double broderie en points de chaînette jaune et rouge. De chaque côté, le haut des emmanchures est recouvert d’une pièce de tissu feutre rouge ciselé, à la manière d’une épaulette. Deux motifs sont brodés en fil de coton rouge, jaune et vert. Le premier est brodé en symétrie sur chaque pointe du col ; le deuxième est centré, sous l’encolure, à la hauteur du sternum. C’est de ce dernier motif que nous traiterons dans l’article.
Histoire et généalogie du manteau
L’interprétation de l’origine du manteau demeure en discussion au sein de la communauté. Frederik Johnson, étudiant de Speck, a photographié à Mashteuiatsh en 1926 deux hommes portant le manteau. Il existe six photos d’un homme identifié comme étant Luc Siméon (photo 2) et deux photos d’un homme identifié comme étant René Basile (photo 3).
Pour reconstituer une partie de l’histoire de vie du manteau, nous avons recoupé ces photos avec les informations mentionnées par Speck dans ses notes manuscrites, conservées au NMAI et au Field Museum (copies consultées au centre d’archives du MAM), ainsi qu’avec les données généalogiques relevées au Centre d’archives du MAM et les témoignages ilnus recueillis lors d’entrevues.
Selon ces informations, on ne peut affirmer avec certitude à quel individu le manteau a appartenu[5]. Toutefois, plusieurs entrevues et données d’archives dont nous traiterons au fil de l’article nous laissent penser que la famille de Luc Siméon entretenait un lien particulier avec ce motif.
Selon les notes manuscrites de Speck, le manteau aurait appartenu à un « ex-chef des Montagnais du Lac-Saint-Jean » (List of specimens 20 April 1926 : 1. National Museum of the American Indian Archive Center, Smithsonian Institution). Luc Siméon (1860-1931), représenté sur les photos, n’a pas été chef, mais il a bien été le petit-fils de Siméon, chef de la bande du Lac-Saint-Jean dans les années 1830-1840[6]. À l’époque de la présence de Speck au Lac-Saint-Jean, dans les années 1920, Luc Siméon occupait les territoires du lac Tchitogama, sur la rivière Péribonka (Speck 1927 : 388).
Dans les années 1930, les territoires de la rivière Péribonka étaient également occupés par plusieurs membres des familles Basile, Germain ou Dominique (Burgesse 1945). La rivière Péribonka, l’un des principaux affluents du lac Saint-Jean, s’écoulait à travers l’une des zones les plus étendues des territoires de chasse ilnus, sur une distance de plus de 482 km. Depuis les années 1940, elle a été harnachée par quatre barrages hydroélectriques qui ont bouleversé l’ensemble du territoire, sa faune et sa flore.
Sur le territoire du lac Tchitogama, nous avons rencontré l’arrière-petite-fille de Luc Siméon, qui y vit encore la plus grande partie de l’année. Elle a aujourd’hui 71 ans :
Je sais que, d’après mon grand-père pis mon père, ils disaient qu’ils fabriquaient leur linge [vêtements] eux-autres mêmes, dans le bois. Il ne descendait pas en ville, lui, il restait tout le temps dans le bois […]. Luc Siméon se tenait là, avant, c’était son territoire de chasse aussi. Mon père m’a tout le temps dit qu’il allait voir mon arrière-grand-père là, qu’il était campé là.
Aînée, lac Tchitogama, 22 juil. 2014
Selon son arrière-petite-fille, Luc Siméon parcourait toute l’année ses territoires de chasse et ne venait que très peu au village. Sur les photos de Johnson, il est à Mashteuiatsh, quelques années avant son décès (1931). C’est probablement à ce moment-là que Speck a acquis le manteau puisque sa date d’acquisition coïncide avec la date de la photo (1926).
Les motifs ilnus : des fleurs aux insectes
L’étude des motifs décoratifs innus se concentre principalement sur les motifs floraux (Speck 1914, 1937 ; Podolinsky-Webber 1966 ; Lévesque 1976). Ces derniers sont en effet très représentés sur des objets anciens ou actuels, qu’ils soient grattés sur de l’écorce, brodés, peints ou perlés.
Bien qu’elle puisse être notée, l’utilisation de motifs animaliers n’est que peu étudiée (Speck 1914 : 12). Le manque d’information est d’autant plus grand lorsque l’on se tourne vers les motifs d’insectes. Les connaissances ethno-entomologiques, « les savoirs, croyances et comportements qui médiatisent les relations entre les hommes et l’entomofaune » (Costa-Neto 2003 : 96), ont été très peu mises en avant lorsqu’il s’agit des communautés autochtones du Canada. Les précieuses études de Vladimir Randa (2003) ainsi que de Frédéric Laugrand et Jarich G. Oosten (2012) chez les Inuits ont toutefois ouvert ce champ d’intérêt foisonnant. Tout comme l’ont remarqué ces auteurs, le manque d’informations publiées n’est pas représentatif de l’absence de connaissances, mais plutôt d’un déficit d’intérêt des chercheurs. Concernant les Innus, les études ont principalement porté sur la signification du terme mantush ou manitush[7], catégorie conceptuelle innue qui inclut les insectes mais aussi les reptiles et les amphibiens (Speck 2011 ; Bouchard et Mailhot 1973 ; Vincent 1976 ; Clément 1995). Des récits fondateurs innus mettent également en vedette des insectes, tels que les punaises d’eau géantes (Lethocerus americanus) ou les poux (Savard 2004).
Le motif de tshiheu, la naïade de libellule
Le motif central a été identifié par les Ilnus interrogés comme étant un insecte. L’approfondissement des recherches menées sur ce motif n’aurait pas été possible sans la documentation minutieuse recueillie à titre personnel par Louise et Thomas Siméon. Dans les années 1980, passionnés par les archives relatives aux Ilnus, ils ont obtenu du NMAI des reproductions des photos prises en 1926.
Intrigués par la signification du motif central, Thomas et Louise ont interrogé Gérard Siméon (1922-2009), respectivement père de Thomas et beau-père de Louise. Gérard Siméon était un parent éloigné de Luc Siméon et, par alliance, de René Basile[8].
Pour que nous puissions approfondir les recherches, Thomas nous a généreusement transmis les témoignages qu’il a recueillis, avec Louise, auprès de Gérard, sous forme de dessins, de notes et d’enregistrements oraux entre les années 1980 et 1990. Selon ces témoignages, le motif central du manteau représente tshiheu, une naïade de libellule, qui entretiendrait une relation particulière avec les poissons du lac Saint-Jean.
Lors de nos recherches, nous avons identifié des motifs similaires sur d’autres objets de collections muséales des États-Unis et du Canada. L’exemple le plus frappant se trouve sur un autre manteau, également collecté par Speck au Lac-Saint-Jean, en 1927. Ce manteau (n° 176392.000) est conservé au Field Museum de Chicago (Vanstone 1982 : 15). Son étude ne peut être détaillée ici, mais la présence répétée du motif sur deux manteaux en cuir d’orignal, collectés au même endroit à un an d’écart, atteste et renforce son caractère particulièrement remarquable.
Tshiheu, la libellule. Expertises ilnues et scientifiques
Peu de recherches se sont appliquées à étudier localement les usages et significations des représentations iconographiques des libellules chez les groupes autochtones d’Amérique du Nord (voir Boas 2003 pour le nord-ouest du Canada, Wissler 1907 pour les Dakotas ou Capinera 1993 pour le sud-ouest des États-Unis).
À notre connaissance, il n’existe pas de références dans la littérature sur la libellule chez les Innus, à l’exception de quelques lignes dans l’ouvrage de Daniel Clément à Mingan (Ekuanitshit) (1995 : 127, 450). Clément note que le terme innu pour « libellule » est sheuekâtshu, également utilisé pour « hélicoptère ». Selon ses interlocuteurs, la libellule ressemble à la tête d’un caribou, ses antennes correspondant à ses eshkanat (ramures) [ibid. : 127].
À Mashteuiatsh, le terme ilnu pour libellule est tshiheu et désigne plusieurs espèces. Ce terme était également utilisé indistinctement par Gérard Siméon pour désigner leurs naïades et, à ce jour, nous n’avons pas relevé d’autre terme ilnu spécifique pour les nommer.
Le terme générique « libellule » désigne l’ordre des odonates. Le Québec compte 146 espèces représentées par deux sous-ordres, les zygoptères, plus frêles, et les anisoptères, plus robustes (Pilon et Lagacé 1998). Au Saguenay–Lac-Saint-Jean, 94 espèces de libellules ont été inventoriées, dont 71 espèces d’anisoptères, mais seulement trois à quatre grandes espèces dominent le paysage visuel des plans d’eau de la région (Michel Savard, entomologiste spécialiste des libellules du Saguenay–Lac-Saint-Jean, comm. pers., mars 2016). Comme le mentionnent Pilon et Lagacé (1998), les libellules adultes sont beaucoup plus remarquées que les naïades à cause de leur vie aérienne et de leurs couleurs vives. Aussi, si les naïades sont distinguées dans les récits, c’est qu’elles ont eu une importance particulière pour celui qui les a ainsi remarquées.
Un être double
Les libellules, leur nombre, leur diversité et leurs caractéristiques esthétiques et comportementales mobilisent l’imaginaire et tendent à fasciner. Elles font partie de la catégorie innue des mantush, qui inclut les invertébrés, les reptiles et les amphibiens (Bouchard et Mailhot 1973 ; Clément 1995). Cette catégorie a donné lieu à plusieurs interprétations. Elle a été comprise comme un diminutif de mantu, manitu (esprit, forces spirituelles) [Speck 2011], comme un terme péjoratif (Savard 2004), une catégorie d’êtres maléfiques (Bouchard et Mailhot 1973) ou impropres à la consommation et capables de nuire (Clément 1995). Sans revenir ici sur les détails de ces débats qui témoignent de la difficulté d’interpréter la polysémie du terme générique mantush, nous rejoignons la position de Sylvie Vincent (1976) qui considère que les mantush ne sont ni « maléfiques » ni « bénéfiques ». Ils possèdent du pouvoir et sont des êtres doubles, bons ou néfastes, selon les circonstances.
Les libellules sont particulièrement sujettes à cette dualité qui se reflète encore aujourd’hui dans les thèmes de la tradition orale (voir Randa 2003 pour d’autres insectes chez les Inuits). Les Ilnus interrogés évoquent la peur qu’elles ne pénètrent dans leur corps – par les oreilles ou en les avalant – car elles pourraient continuer à y vivre.
A contrario, elles suscitent la fascination et l’émerveillement par leur beauté et leurs couleurs :
On est arrivés sur une petite île rocheuse, c’était magnifique comme température, et y’avait un genre de petit boisé. Ça faisait face au nord. On s’était installés là avec notre tente. J’avais vu quelque chose sur les roches mais je n’ai pas porté attention. C’est quand on s’est levés le lendemain matin, mon mari a fait du feu pour faire un café, pis à un moment donné, c’est comme parti : c’étaient toutes des libellules bleues, elles sont plus petites. C’était magnifique. Moi j’appelle ça des cadeaux. C’était magnifique de voir ça.
Marie Raphaël, Mashteuiatsh, 14 sept. 2015
L’élément le plus fascinant de la dualité des libellules est certainement leurs transformations lors des métamorphoses. À l’état de naïades, elles sont totalement adaptées à la vie aquatique pour respirer sous l’eau, ce qui n’est pas le cas d’autres insectes au stade larvaire (ex. coléoptères, diptères) ou nymphal (ex. hémiptères) qui doivent regagner la surface pour prendre une provision d’air (Michel Savard, comm. pers., mars 2016). Les naïades de libellules peuvent connaître jusqu’à une quinzaine de mues avant d’émerger de l’eau. Lors de la mue, la peau du dos de la naïade se fend et laisse apparaître la forme ailée de la libellule.
Les anthropologues Laugrand et Oosten observent que, chez les Inuits, la vitalité des insectes, notamment celle des poux qui « gèlent l’hiver et reviennent à la vie l’été », est associée au « pouvoir de constante renaissance, autrement dit leur capacité de passer de la vie à la mort, de relier le monde des vivants à celui des défunts » (2012 : 70).
Pour la libellule, chez les Ilnus, cette vitalité semble plutôt être associée à leurs multiples et spectaculaires métamorphoses, qui les lient à la fois au monde aquatique à l’état de naïades, et aux mondes terrestre et aérien à l’état d’adultes ailées. Elles font ainsi le pont entre ces mondes qui, sans être totalement séparés, doivent être respectés comme des mondes distincts :
La dame, quand on était en territoire, j’avais remarqué qu’elle avait un chien. Quand le chien était attaché, on prenait du poisson. On avait un filet. J’ai dit : « Quand on attache ton chien, on pogne [attrape] du poisson et, quand on l’attache pas, on ne pogne pas de poisson ». Elle, elle dit, comme si c’était ordinaire : « Le chef n’aime pas les chiens ». Parce que les animaux aquatiques n’aiment pas les chiens. Le chien, ce n’est pas un animal aquatique.
Aînée, Mashteuiatsh, 24 sept. 2015
Dans le témoignage de cette aînée, on retrouve à la fois la nécessité de conserver une frontière établie entre les mondes aquatique et terrestre et le fait que cette frontière soit respectée grâce au « chef » qui gouverne le monde aquatique. Les libellules, qui passent beaucoup plus de temps dans l’eau que dans les airs[9], médiatisent ces mondes. Selon l’interprétation recueillie à Mashteuiatsh, nous allons explorer ici la possibilité que le « chef », « roi », « capitaine » ou « esprit » des poissons puisse être tshiheu, la libellule.
Tshiheu, les esprits des animaux et les poissons
Dans les traditions de l’aire algonquienne de l’Est canadien, les esprits des animaux sont considérés comme des esprits auxiliaires dont il faut s’attirer les bienfaits et auprès desquels il faut respecter certaines prescriptions, notamment vis-à-vis du traitement de leurs restes (Tanner 1979 ; Bouchard et Mailhot 1973 ; Hallowell 1992 ; Speck 2011). Les Ilnus suspendent encore aux arbres les os des animaux terrestres et remettent à l’eau les restes des animaux aquatiques « pour qu’ils retournent là d’où ils viennent », selon les paroles des aînés. Irving Hallowell note pour les Objibwés que « ce qui motive un tel comportement est le fait de croire que, si un traitement approprié n’est pas accordé à un membre d’une espèce animale utilisée par les êtres humains, le “propriétaire” (ou le “boss”) se vengera en rendant impossible dans le futur la chasse de cette espèce » (Hallowell 1992 : 62). Ces pratiques sont liées à la responsabilité et au respect inhérents au rapport de réciprocité entretenu avec les animaux, considérés comme des partenaires de chasse et des « personnes autres qu’humaines » (Hallowell 1992). Harvey Feit (1973) et Colin Scott (1989) ont souligné à quel point, pour les chasseurs algonquiens, ce sont les animaux qui se donnent au chasseur tant et aussi longtemps qu’ils les traitent avec respect. La chasse, comme l’a affirmé Speck, est une activité « sacrée » dont le succès ne dépend pas uniquement des seules habiletés techniques (2011 : 71).
Des êtres emblématiques individuels et familiaux
Pour certains Ilnus, apercevoir une libellule au moment de la pêche est un signe de chance et de pêche fructueuse évoqué comme étant la manifestation d’un ancêtre disparu. Adrian Tanner (1979) rapporte que les Eeyous (Cris) de Mistissini développent des liens d’amitié avec des membres de certaines espèces animales. Selon Tanner, les Mistissinis font référence à ces animaux en ces termes : « u:wi:ciwa:kan, “ami” ou awhaka:m, “animal favori” » (Tanner 1979 : 248-249). Lorsque l’homme meurt, l’animal est approché comme étant le parent décédé et certaines interdictions sont alors respectées, comme le fait de ne pas tuer ni consommer cet animal. Jean-Guy A. Goulet observe que chez les Dénés Thas certaines personnes acquièrent la force d’un « animal auxiliaire » avec lequel elles entretiennent une relation individuelle particulière : « Avoir du pouvoir, c’est savoir appréhender les ressources qui peuvent apporter la bonne fortune et conjurer le mauvais sort » (Goulet 1998 : 64). Des récits similaires nous ont été transmis à Mashteuiatsh. Ces récits illustrent le décès d’une personne de la famille et la manière dont cette personne devient un animal, un ours par exemple, qui continue à rendre visite aux membres de la famille. Une relation particulière s’installe alors entre l’ours et la famille, qui ne peut plus le chasser. Des récits attestent également une profonde connexion entre un être humain et un animal :
Dans ma famille, on dit que chacun a une affinité avec un animal. Lui c’était le castor. C’était l’être qu’il remarquait. Tu pouvais être sûr qu’il y aurait du castor s’il était là. C’est l’animal qui choisit la personne. Après, on dirait qu’il n’a même pas besoin d’apprendre à connaître l’animal, seulement à porter une attention particulière.
Homme, Mashteuiatsh, 18 sept. 2015
Outre une relation personnelle et individuelle vécue avec un animal, plusieurs Pekuakamiulnuatsh nous ont indiqué, en voyant le motif de tshiheu, qu’il pouvait s’agir d’un emblème familial ou d’un animal qui identifie une famille. Lors des entrevues, ils nous ont confié avoir déjà entendu ce type d’association dans leur famille, telles que les kaku (porc-épic), matsheshu (renard), atshakash (visons), pishu (lynx), namesh (poissons) ou encore atihku (caribou). Reproduits sur des vêtements, des raquettes ou sur des tentes, ces animaux auraient permis d’identifier les différentes familles. Dans ses notes manuscrites, Speck utilise le terme « wabasàcun » pour expliquer le sens du motif (Field Museum Archives, Accession 1734, part 1 : 1). En nehlueun, la langue ilnue, ce même terme est aujourd’hui orthographié uepashtashun et il réfère à une bannière ou à quelque chose qui identifie.
Alanson Skinner observe chez les Eeyous (Cris) que les motifs peints sur les peaux d’animaux marquent la propriété et « symbolisent le fait que la peau soit animée et capable de transférer au propriétaire les pouvoirs particuliers d’un animal » (Skinner 1911 : 54). Ce transfert de pouvoirs ou d’aptitudes est particulièrement remarqué pour les motifs représentés sur les vêtements. Wissler observait chez les Dakotas le pouvoir de protection associé aux motifs de libellules représentées sur des robes de la danse des Esprits (1907 : 35-37). En se référant aux motifs brodés en piquants de porc-épic dans les Prairies canadiennes, Marie Goyon note aussi que « la libellule, symbole de rapidité, tout comme le lézard, aux capacités de mue et de fougue, étaient souvent associés aux amulettes comme aux vêtements masculins et guerriers » (2006 : 180).
Chez les Innus, la représentation de tshiheu peut être appréhendée à travers la satisfaction que le chasseur donne à l’esprit de l’animal tué, ou à son maître, en décorant un objet à son effigie : « Grâce à cette coutume, la bénédiction de la révélation du rêve est reconnue, et l’esprit est compensé pour l’animal ayant donné son corps au chasseur. » (Speck 1937 : 86)
Plus qu’un transfert d’aptitudes, ces représentations participent à l’entretien des relations de réciprocité entre le chasseur et le maître des animaux tués (Burnham 1992). Pour certains Ilnus interrogés lors d’entrevues, le motif de tshiheu devait identifier un individu ou une famille et représenter un être essentiel dans la relation que celle-ci a entretenue avec son territoire et les animaux qui y vivaient.
Le maître des poissons
Pour les Innus, les relations entre animaux et êtres humains sont fondées sur l’existence de maîtres des animaux que Bouchard et Mailhot décrivent comme « des êtres mythiques [...] sans l’assentiment desquels les animaux qu’ils contrôlent [...] ne peuvent être chassés et qui communiquent leurs désirs aux hommes principalement par le biais du rêve et de la tente tremblante » (Bouchard et Mailhot 1973 : 61). Ils gouvernent les animaux, s’assurent qu’ils sont bien traités et qu’ils ne sont pas gaspillés. Si le traitement des animaux est respecté, ils assurent aux hommes une chasse et une pêche fructueuses (Speck 2011 ; Bouchard et Mailhot 1973).
Speck a identifié chez les Innus un maître des poissons : « Les bandes naskapies qui sortent à Sept-Îles l’appellent généralement misəna’k, les Indiens de Mistassini mici’cak, et ceux qui viennent du Lac-Saint-Jean mictsina’k. » (Speck 2011 : 118) Speck associe ce maître à la « mouche noire de l’élan » ou taon à orignal (Hybomitra affinis).
Selon José Mailhot (1971), ethnolinguiste spécialiste des classifications innues, Speck aurait confondu les termes locaux pour « mouche noire » et « maître des poissons », prenant pour acquis que l’un était l’autre. Mailhot précise que le terme messenaku (maitre des poissons ou tortue) n’est pas associé à messaku (mouche noire) par ses interlocuteurs de Matimekosh–Lac John (Schefferville), et c’est le cas également à Mingan (Ekuanitshit) ou à Pessamit (Bersimis). L’auteure démontre donc qu’il existe, dans ces communautés, deux termes différents et faciles à confondre pour « mouche noire » et « maître des poissons ».
Bien que ces données attestent que le maître des poissons ne soit pas nécessairement la mouche noire, la question de son identité n’est pas réglée, tout particulièrement chez les Ilnus de Mashteuiatsh pour qui il n’y a pas de connaissances documentées à ce sujet.
Comme nous l’avons observé pour la libellule, des différences existent entre les termes utilisés à Mashteuiatsh (tshiheu) et ceux de la Côte-Nord (sheuekâtshu).
Messenaku, utilisé sur la Côte-Nord pour « maître des poissons », n’évoque pour les Pekuakamiulnuatsh qu’une tortue (ordre des Testudines). La présence de tortues sur leurs territoires n’est que très rarement attestée et ils s’accordent à penser que la tortue n’est pas, chez eux, un maître des poissons.
Metsinak est le terme relevé à Mashteuiatsh pour désigner la mouche noire. Les Ilnus ne l’associent pas au monde aquatique et le terme metsi indique même son caractère mauvais.
Speck semble s’être concentré uniquement sur le terme mictsina’k (mouche noire) pour désigner le maître des poissons, mais nous pensons que, selon les témoignages recueillis à Mashteuiatsh, ce maître peut être un autre insecte, la libellule.
À l’instar de José Mailhot (1971), nous reconnaissons que l’identité du maître des poissons peut varier au sein même d’une communauté. Nous pensons que les différences d’association du maître peuvent être reliées à l’importance qu’un animal revêt pour celui qui s’exprime. Le témoignage de Thomas Siméon, qui évoque les paroles recueillies auprès de son père Gérard Siméon, renforce l’hypothèse du lien qui existe pour sa famille entre tshiheu et les poissons, particulièrement la ouananiche (Salmo salar ouananich), un poisson essentiel pour certaines familles ilnues.
Mon père et ma grand-mère m’ont toujours dit qu’ils aimaient cette larve-là parce que, quand il n’y aura plus de tshiheu, quand elle va disparaître, la ouananiche va disparaître aussi. Ils disaient que c’était sa première nourriture.
Thomas Siméon, Lac Tchitogama, 22 juil. 2014
La libellule, c’est la reine des ouananiches. Ils [son père et sa grand-mère] ne le disaient pas pour le saumon, ils spécifiaient juste que, si la libellule disparaissait, les ouananiches disparaîtraient.
Thomas Siméon, Mashteuiatsh, 21 août 2015
Grâce à sa capacité à appartenir autant aux mondes aquatique, terrestre et aérien, tshiheu semble pouvoir être considérée comme un des maîtres des poissons, et plus particulièrement pour une partie de la famille Siméon qui aimait l’appeler « la reine des ouananiches ».
Luc Siméon, photographié portant le manteau (voir photo 2), avait marqué les esprits par ses connaissances ichtyologiques. Dans les notes de terrain de William Cabot conservées au NMAI (consultées au Centre d’archives du MAM), il y a plusieurs mentions de ses connaissances sur la ouananiche et sur les autres poissons de son territoire. Ces informations sont a priori de simples annotations de terrain. Elles sont toutefois spécifiques à ce chasseur et elles éclairent, dans le contexte de notre recherche, le lien particulier qui pouvait l’unir aux poissons et à tshiheu.
Tshiheu et la ouananiche : des indicateurs écologiques ?
La ouananiche (Salmo salar ouananiche) est de la famille des salmonidés. Le terme « ouananiche » est une déformation du terme ilnu aunanish, de aunansh « celui qui va partout, qui est partout ». Ce terme est spécifique aux Pekuakamiulnuatsh qui distinguent aunanish de utshashumeku, le saumon marin (Salmo salar). En français, ils nomment la ouananiche « le petit perdu », car elle était à l’origine un saumon de mer qui est resté pris au Pekuakami (lac Saint-Jean).
Selon la documentation ichtyologique, les ouananiches du lac Saint-Jean ne se nourrissent qu’à faible part des libellules. La ouananiche, espèce opportuniste, se nourrit principalement d’éperlan (Osmerus mordax) [70 % à 96 % de la masse totale des proies] à l’exception des mois de mai et juin durant lesquels elle consomme des insectes (éphémères, odonates, trichoptères) à près de 70 % (Fortin et al. 2009).
Les larves d’insectes aquatiques, dont celles des naïades de libellules, constituent toutefois l’alimentation principale des tacons, les jeunes ouananiches mesurant environ 2,5 cm (Fortin et al. 2009). Selon ces auteurs, très peu de données permettent aujourd’hui aux scientifiques de connaître les paramètres alimentaires qui influencent la survie des ouananiches au stade de tacons.
Les relations qui unissent les libellules aux ouananiches ne peuvent donc pas être uniquement analysées selon leurs rapports de prédation. Pour les Ilnus comme pour les biologistes, outre une relation de prédation, la coprésence des libellules et des ouananiches semble davantage être comprise comme un indicateur de la qualité et de la température optimale des eaux (Lefebvre 2003)[10]. Quand l’une et l’autre sont présentes, la qualité des eaux est bonne.
Selon Bernard et al., les libellules sont « d’excellents indicateurs pour la surveillance de l’état des milieux humides » (2011 : 20). La libellule est d’ailleurs représentée par les Navajos pour symboliser l’eau pure (Capinera 1993 : 225). De même, pour certains Ilnus, contrairement à d’autres « bibittes » qui stagnent au-dessus des eaux et qui peuvent être corrélées à une eau de mauvaise qualité, les libellules et leurs naïades révèlent la présence du poisson et une eau de qualité, comme l’indique cette femme artisane de Mashteuiatsh :
Quand on va à la pêche, s’il y a trop des petites bibittes qui sont sur l’eau qui ne sont pas mangées, ça veut dire que ce spot-là, ce n’est pas un lac pour le poisson. L’eau n’est pas si bonne que ça, sinon elles seraient mangées […]. C’est sûr que quand il y a beaucoup de libellules, il y a plus de poissons. Quand les bêtes émergent de l’eau, là il y a plein de poissons.
Femme, Mashteuiatsh, 29 sept. 2015
Ce dernier témoignage fait référence au moment où les naïades émergent pour se transformer en libellules. Selon Michel Savard, entomologiste, l’association entre l’émergence des libellules et l’abondance des poissons près de la rive est très possible dans la région du Lac-Saint-Jean :
En déambulant sur les fonds pour rejoindre le rivage, les naïades deviennent vulnérables à la prédation par les poissons. La naïade a l’habitude de parcourir une grande distance de la rive pour se trouver un support pour la mue imaginale. Le public remarque alors facilement les exuvies accrochées aux quais, aux billots sur la grève, aux rochers, aux troncs d’arbres et aux murs de structures humaines.
Michel Savard, comm. pers., 26 juin 2016
Alors que la forme ailée de la libellule ne vit que quelques dizaines de jours estivaux, les naïades, qui demeurent des années dans l’eau, sont considérées comme des agents naturels de surveillance de l’eau. Les libellules seraient des indicateurs précieux, mais seulement lorsqu’elles sont mangées par les poissons, puisqu’elles permettent de les repérer. Même si les Ilnus ne peuvent observer les poissons que de façon partielle dans leur milieu aquatique, l’observation des modifications environnementales, des interrelations entre espèces et leurs connaissances sur l’éthologie des libellules et des ouananiches leur permettent d’induire un lien phénoménologique entre le comportement et les cycles de vie des deux espèces, mais aussi de qualifier l’état des eaux et des poissons.
Les traces du futur
Des savoirs à préserver
Les connaissances relevées sur le motif de tshiheu sont intimement liées à l’observation de phénomènes qui nécessitent une expérience du territoire, des cours d’eaux, de la faune aquatique et terrestre. La sédentarisation, le rythme scolaire et professionnel, le développement industriel, les barrages hydroélectriques et les coûts engendrés pour accéder aux territoires familiaux sont autant de raisons qui rendent aujourd’hui difficile l’accès à ces derniers.
Le mode de vie urbanisé a bouleversé l’état des savoirs ilnus, particulièrement ceux concernant les insectes. Bien que la communauté de Mashteuiatsh soit sur les bords du Pekuakami, l’état des berges (dont une partie est bétonnée ou inaccessible) ne permet pas souvent d’y observer des libellules ou des naïades. Cette situation ne favorise pas l’utilisation des termes ilnus relatifs à ces insectes et à leurs environnements ni l’observation de signes écologiques interprétables.
Aujourd’hui, plusieurs familles observent aussi une diminution des libellules sur certaines rivières des territoires ancestraux. Ils associent ces changements aux développements hydroélectriques qui ont bouleversé la qualité et le renouvellement des eaux du lac Saint-Jean et des rivières harnachées, l’état de leurs berges ou encore la présence de la faune et de la flore environnantes.
Ce que les Ilnus savent des libellules fluctue selon les familles et leurs territoires ainsi que selon les milieux occupés par les libellules sur ces territoires (berges, marais, rivières etc.). Ces connaissances sont partagées au niveau local mais ne sont pas homogènes et « n’existent nulle part comme une totalité » (Sillitoe et Marzano 2008 : 15). Des différences existent selon les genres, les âges, les conditions sociales, et même entre des individus d’une même famille qui possèdent des intérêts et des savoirs plus spécialisés selon les domaines. Mais si le savoir ethno-entomologique peut être le résultat d’une acquisition personnelle d’expériences vécues, il peut également être véhiculé de génération en génération à travers la tradition orale, et avec d’autant plus de force qu’il relie des enseignements ancestraux, territoriaux et spirituels.
Des supports mémoriels instigateurs de création
À travers le processus de recherche, le manteau et son motif sont devenus des supports mémoriels réinvestis de façon intergénérationnelle. Les entrevues avec les aînés ont été réalisées avec un membre de leur famille, enfant ou petit-enfant. Ces échanges ont donné de nouvelles occasions aux enfants d’interroger leurs parents sur des connaissances qu’ils n’avaient jusque-là pas échangées, et aux parents de transmettre des récits familiaux. Cultiver l’histoire de ce manteau a permis de lui redonner un sens plus explicite, d’actualiser la mémoire vivante qu’il contient et de valoriser le contexte de transmission familial.
La mémoire n’est pas dans un objet en soi. Elle est réactivée, et elle se crée, dans les relations que les individus entretiennent avec l’objet et entre eux (Kaufmann 1997 ; Goyon 2006). Si le manteau porte en lui les traces d’une époque passée, il véhicule aujourd’hui aussi la mémoire des échanges qu’il a suscités lors des rencontres entre les Ilnus de plusieurs générations. Les activités organisées à Mashteuiatsh et à Washington illustrent que des objets du passé encore conservés dans les musées peuvent être peu à peu réintroduits dans la vie communautaire par le biais des échanges sociaux qu’ils produisent et des connaissances auxquelles ils donnent accès.
Ces connaissances peuvent aujourd’hui être transmises par le biais de nouveaux médiums. Ce fut le cas avec le voyage à Washington des étudiants de l’école secondaire Kassinu Mamu. Avec l’aide de Véronique Archambault-Gendron, assistante du projet ARUC en design graphique, les étudiants ont travaillé à la réalisation de posters personnalisés afin de valoriser et de s’approprier le travail accompli, mais aussi pour transmettre les connaissances acquises sur les objets, à l’école et dans les familles.
L’étude des objets conservés dans les musées peut être un excellent médium pour en apprendre davantage sur les traces laissées par les ancêtres ; elle permet également d’inspirer celles qui appartiennent au futur. Si les Ilnus souhaitent revitaliser et perpétuer les techniques, les modèles et les motifs ancestraux, ils conçoivent également ces objets comme une source d’inspiration importante comme c’est le cas pour le motif de tshiheu qui est (re)devenu une source de création artistique.
Les connaissances restituées sur tshiheu sont réintroduites dans un nouveau contexte et ont « de nouvelles choses à dire » (Clifford 2013 : 292-294). Elles trouvent aujourd’hui une véritable traduction ainsi qu’une certaine emprise au sein de réalités contemporaines. Les processus de restitution sont aussi des processus de réappropriation. Ils visent à rendre propre quelque chose, c’est-à-dire l’adapter à soi, le transformer en un support de l’expression de soi. Ils sont liés à des processus de redécouverte d’éléments culturels mais également aux processus d’actualisation qui sont essentiels pour réactiver de manière effective les objets muséaux dans la vie quotidienne des Ilnus.
Conclusion
Au fil des échanges suscités avec les Pekuakamiulnuatsh, le manteau a restitué une partie de la mémoire qu’il a su conserver depuis 1926. Alors que les objets du NMAI ont été jusqu’à présent interprétés à la seule lumière des analyses de Frank G. Speck, les recherches menées avec les Ilnus permettent de compléter, d’actualiser et parfois de rectifier les informations que l’anthropologue a laissées derrière lui.
L’étude tend également à mettre en avant certaines spécificités locales. Le processus de recherche a permis de restituer des motifs spécifiques, des termes, des connaissances culturelles et certains savoirs écologiques propres aux Ilnus. Il a également favorisé l’échange, la transmission et la production complémentaire d’expertises ilnues et scientifiques.
Cet article illustre ainsi que les recherches menées en collaboration avec les communautés d’origine apportent une meilleure connaissance des objets conservés dans les musées.
Une des difficultés rencontrées pour interpréter un motif qui relève d’un usage et d’un sens personnels et passés est, bien sûr, de ne pas avoir accès à la parole du porteur, ni à aucune information sur le motif datant de la date de sa création. Pourtant l’étude contemporaine menée avec les Ilnus a permis de reconstituer une partie de son histoire. Grâce à la parole de Gérard Siméon, dans un premier temps, nous avons pu avoir accès à un premier récit a priori familial. Celui-ci s’est ensuite étoffé grâce aux apports de tous les Ilnus qui nous ont transmis leurs connaissances sur l’histoire des porteurs du manteau, sur les maîtres des animaux ou sur tshiheu et les ouananiches. Au fil du processus de recherche mené dans la communauté, le manteau et son motif sont devenus des supports à la transmission d’une mémoire vivante partagée collectivement. En étant reconnectés aux connaissances et aux mémoires locales associées, ils ont pu être réactualisés au sein des dynamiques sociales et culturelles locales, et même (re)devenir des passeurs culturels instigateurs de création. Ils appartiennent désormais au présent des Pekuakamiulnuatsh et ouvrent de nouvelles pistes qui tendent à renouveler l’interprétation de leurs motifs ainsi que la compréhension des processus locaux de leur réappropriation.
Parties annexes
Remerciements
Nous remercions vivement les Pekuakamiulnuatsh qui ont partagé avec générosité leurs savoirs et leurs expériences et nous leur exprimons toute notre gratitude pour la confiance qu’ils nous ont témoignée tout au long de cette recherche. Nous remercions particulièrement Thomas Siméon de nous avoir confié les témoignages de son père, Gérard Siméon, et d’avoir contribué à cet article par ses recherches et ses commentaires. Nous remercions également Gabrielle Paul, Sandy Raphaël, Michel Savard ainsi que les lecteurs anonymes d’avoir, chacun à sa manière, enrichi les versions du texte.
Notes biographiques
Carole Delamour détient un doctorat en anthropologie de l’Université de Montréal et en ethnoécologie du Muséum national d’histoire naturelle de Paris. Depuis 2012, elle travaille comme agent de liaison pour le projet ARUC Tshiue-Napuapahtetau/Kigibiwewidon. Exploration de nouvelles alternatives concernant la restitution/réappropriation du patrimoine autochtone. Sa thèse accompagne le processus de rapatriement d’objets mené par la communauté ilnue de Mashteuiatsh auprès du National Museum of the American Indian (NMAI), de Washington DC. Dans un premier temps, l’étude retrace la trajectoire de vie de trois types d’objets ilnus conservés au NMAI : deux nimapan (courroies de portage), un mushianiakup (manteau en peau d’orignal) et deux teuehikan (tambours). Elle analyse ensuite comment les Ilnus se servent des pour nourrir des formes de justification qui renforcent la reconnaissance de leurs distinctions culturelles, notamment quant aux enjeux relatifs à l’affiliation identitaire et à la conceptualisation des objets « sacrés ».
Marie Roué est anthropologue, directrice de recherche au Laboratoire d’éco-anthropologie et ethnobiologie (CNRS), membre du MEP de l’IPBES. Ses recherches portent sur le vêtement, l’anthropologie de l’environnement, les sociétés arctiques (les Eeyous [Cris du Québec] et les Samis de Fennoscandie), ainsi que sur les parcs et sites du patrimoine mondial, France et Suède. Elle étudie les visions du monde de tous les acteurs sociaux : protection, développement ou de gestion de la nature (les grands barrages de la Baie James), conflits de représentation et de pouvoir, relations entre savoirs locaux et sciences. Elle a dirigé la collection « Indisciplines » et codirigé plusieurs numéros pour Nature Sciences Sociétés et pour la Revue internationale des sciences sociales. Parmi ses nombreuses publications : « Les peuples autochtones de l’Arctique menacés par le réchauffement climatique et par les mesures d’atténuation » (R. Barbault et A. Foucault, dir., Changements climatiques et biodiversité, 2010 : 257-276, Vuibert) et « Of forest, snow and lichen: Sámi reindeer herders’ knowledge of winter pastures in northern Sweden » (avec S. Roturier, Forest Ecology and Management 258[9], 2009 : 1960-1967).
Élise Dubuc est professeure au département d’histoire de l’art et d’études cinématographiques de l’Université de Montréal. Anthropologue de formation, elle s’est d’abord spécialisée dans le domaine du corps et de ses représentations, tout particulièrement sur l’institution du vêtement. Elle s’est par la suite consacrée à l’étude des collections ethnographiques et a développé ses recherches en collaboration avec des communautés autochtones. Elle enseigne la muséologie et les arts autochtones et, depuis le début des années 2000, elle travaille avec des membres des Premières Nations du Québec et de la Colombie-Britannique dans le cadre de recherches sur le patrimoine autochtone. Ces dernières années, ses recherches ont porté sur la reprise de contrôle, l’accès et le rapatriement d’objets et d’oeuvres des musées centraux vers les communautés.
Louise Siméon est coordonnatrice au Secteur Patrimoine au Musée amérindien de Mashteuiatsh (MAM). De 1971 à 1981 elle a oeuvré dans le milieu de la recherche, et les compétences qu’elle a acquises durant ces expériences professionnelles lui ont permis d’intégrer des projets de recherche menés par le MAM de 1987 à 1995. Depuis, elle collabore à de nombreux projets communautaires et universitaires. Elle a travaillé comme guide-interprète au MAM de 1988 à 1996. Nommée Responsable du Patrimoine ilnu en 1997, elle planifie et coordonne la présentation des expositions du MAM depuis 2009. Elle est également responsable des collections d’objets et des archives audio, visuelles, photographiques et manuscrites.
Notes
-
[1]
La forme « ilnu » est préconisée à Mashteuiatsh et se distingue de la graphie « innu » utilisée principalement sur la Côte-Nord. Les Pekuakamiulnuatsh sont les Ilnus de Mashteuiatsh ; ils parlent le nehlueun. Afin de respecter les normes éditoriales, les noms des nations sont pluralisés selon les normes de l’OQLF mais nous rappelons qu’à Mashteuiatsh, on écrit au singulier Ilnu et au pluriel Ilnuatsh ou Pekuakamiulnuatsh.
-
[2]
Tshiue-Natuapahtetau/Kigibiwewidon (« Retournons le chercher » en nehlueun (en référence au matériel laissé dans une cache) / « Retour » en anishinabemowin). Projet subventionné par le Conseil de recherche en sciences humaines du Canada.
-
[3]
Témoignages recueillis à Mashteuiatsh entre novembre 2012 et mars 2013 ; juillet et septembre 2014 ; août et décembre 2015.
-
[4]
Les étudiants Myriam-Uapukiniss Duchesne, Andrew Duchesne, Dexter-Ozzy Dubé-Dominique, Simon Buissière-Launière, Gabrielle Paul, Annie-Sophie Neashish-Petiquay et Marie-Ange Raphaël ont été accompagnés par leur professeur Marie-Ève Vanier et par les accompagnatrices ilnues Janine Tremblay et Sandy Raphaël, ainsi que par Julian Whittam et Martine Dubreuil, assistants de recherche du projet ARUC.
-
[5]
Pour plus de détails sur Luc Siméon et René Basile, se référer à la thèse de doctorat de Carole Delamour (à paraître).
-
[6]
Les parents de Luc Siméon étaient Luc Siméon ( ?-1900 : environ 70 ans) et Catherine Dominique (1848-1887). Sa femme était Sophie Connolly. Leur descendance est aujourd’hui représentée dans plusieurs familles de Mashteuiatsh.
-
[7]
La transcription des termes en nehlueun n’a pas été standardisée. Lorsque nous citons un document publié, l’orthographe choisie par l’auteur est respectée.
-
[8]
Luc Siméon était un cousin du grand-père de Gérard Siméon, Malec Siméon. La soeur de Gérard Siméon, Virginie Siméon, a épousé Charles Basile, le frère de René Basile.
-
[9]
Jusqu’à 4 ans au stade de naïade pour certaines espèces, alors que leur vie d’adulte ne dure que quelques semaines.
-
[10]
On peut observer chez la ouananiche un meilleur taux de croissance en juin, qui coïncide avec une diminution de la valeur calorifique de sa nourriture au profit des insectes. Lefebvre (2003) attribue toutefois ce taux de croissance à une température optimale des eaux qui serait entre 13 et 16°C, ce qui correspond à la température optimale pour l’émergence des libellules, comprise entre 11 et 14°C (Michel Savard, comm. pers. 2016), soit la température de l’eau du lac Saint-Jean au mois de juin.
Ouvrages cités
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