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Vie d’aventurier, vie romanesque, parcours à la manière des pionniers de l’Ouest américain, tout semble réuni pour fabriquer un héros de western. À voir l’imposante douzaine de pages de sources pour appuyer ses écrits, l’auteur Timothy Egan, récipiendaire du prix Pulitzer en 2001 et éditorialiste au New York Times, semble pourtant être resté collé aux faits pour raconter le parcours hors normes du plus célèbre photographe d’Indiens de l’Amérique du Nord.

Edward S. Curtis naît en 1868 à Whitewater au Wisconsin dans une famille modeste, deuxième enfant d’une fratrie de quatre. Il conserve de sa mère le patronyme de Sheriff.

Le père, aumônier militaire pendant la guerre de Sécession, revient malade et faible, incapable de travailler. À douze ans, découvrant l’objectif rapporté de la zone de conflits par son paternel, Edward se fabrique un appareil photo, mais doit assez vite le mettre de côté pour aider la famille à survivre. Le jeune homme chasse, trappe et travaille très tôt à la construction de chemins de fer, mais il est mis à pied en 1887, et la famille est contrainte d’émigrer vers le futur État de Washington. Son frère aîné parti de la maison, Curtis, orphelin de père, devient le seul soutien familial. Pêcheur de mollusques, réparateur de charrues, cueilleur de fruits et bûcheron, tout est bon pour survivre. Mais à 22 ans, en convalescence après une chute qui l’affecte au dos, il décide d’hypothéquer la propriété familiale pour s’installer à Seattle comme photographe. C’est aussi pendant les mois où il reste cloué au lit qu’une voisine de six ans sa cadette lui rend plusieurs visites... Clara Phillips deviendra sa femme en 1892, et le mari désormais photographe-portraitiste est déjà célèbre trois ans plus tard.

Autour de Seattle, dans les années 1897-1899, le paysage attire Curtis plus que les autochtones. Le mont Rainier, le plus haut sommet des États-Unis continentaux, devient le terrain familier du paysagiste. Il se transforme par la force des choses en guide et alpiniste chevronné. Il croise les membres d’une expédition scientifique en détresse sur les flancs enneigés et, grâce à ses compétences, il sauve quelques égarés et héberge le groupe à son refuge. Parmi la demi-douzaine d’hommes venus de l’Est américain, il se lie d’amitié avec George Bird Grinnell, fondateur de la Société Audubon, et avec Clint Merriam, un des fondateurs de la National Geographic Society. En 1899, ce dernier proposera à Curtis de se joindre, à titre de photographe, à une grande expédition scientifique en Alaska, financée par le magnat du rail Edward H. Harriman. À bord du navire, Harriman prête à Curtis le jouet dernier cri de son fils, un appareil enregistreur à cylindre de cire : dès l’escale suivante, Curtis part enregistrer un chant tlingit. L’expérience deviendra routinière lors de ses futures expéditions auprès des nations visitées dans toute l’Amérique du Nord. Ayant duré à peine deux mois, cette expédition a tout de même permis la prise de plus de 5000 photographies, dont plusieurs de Curtis, qui sont disponibles dans les archives numériques de l’Université de Washington (voir <http://content.lib.washington.edu/harrimanweb/index.html>).

Au retour du navire qui accoste devant un village tlingit qui semble abandonné, quand Curtis et Grinnell se désolent du pillage « scientifique » des autres membres de l’équipage, ils déduisent que le mode de vie traditionnel des autochtones disparaît au gré des contacts avec la « civilisation » (p. 56) : il faut consigner, saisir, non plus les seuls objets, mais surtout les gestes marquants de leurs cultures avant qu’il ne soit trop tard.

Grinnell, par ses nombreuses incursions à la recherche d’oiseaux, est devenu membre honoraire des Pieds-Noirs. Il invite Curtis à venir photographier un rassemblement secret au coeur du Montana, les cérémonies de la danse du Soleil, qui seront bientôt interdites, comme l’est déjà le potlatch au Canada. Bientôt disparues avec leurs participants, si l’on en croit les recensements de 1900, à cette époque les nations des États-Unis ne possèdent plus que 2 % des terres du pays, pour 237 000 individus autochtones. C’est lors de ce voyage que Curtis décide « de photographier toutes les communautés indiennes intactes d’Amérique du Nord, saisir l’essence de leur vie avant qu’elle ne disparaisse » (p. 72), et ce, par des clichés mais aussi par des enregistrements sur rouleaux de cire, ainsi que par les données linguistiques et historiques.

Aussitôt revenu à son studio de Seattle, Curtis informe la mère de ses trois enfants de son grand projet. Les étés de 1901 à 1903 seront consacrés à des voyages au sud-ouest, chez les Hopis, Pueblos, Mojaves, etc. Au retour, pendant les saisons froides, il partagera son temps entre les tirages des clichés « ethnologiques » et la clientèle aisée de la ville qui fréquente son studio, pour les portraits officiels à la mode.

À l’automne 1903, lors de la visite du célèbre chef Joseph, des Nez-Percés, Curtis fait la connaissance d’un professeur de l’Université de Washington, Edmond S. Meany, qui devient vite un ami et collaborateur. Et c’est alors que le président Théodore Roosevelt. ami commun de tous ces explorateurs et spécialistes, lui accorde son soutien moral pour son colossal projet, bien que les scientifiques de la prestigieuse Smithsonian Institution le considèrent trop peu qualifié pour un tel exploit. Après deux ans de recherche de fonds et de rencontres avec de riches investisseurs, il réussit à obtenir une entrevue avec le magnat du rail J. Pierpoint Morgan. Celui-ci possède la U.S. Steel Co., participe au trust de la General Electric et est collectionneur, en plus d’être président du Metropolitan Museum of Art. Admirant le portfolio déjà substantiel des clichés autochtones, Morgan cède aux demandes de Curtis et décide de lui accorder 75 000 $, répartis sur cinq ans, pour le travail sur le terrain. La volonté de Curtis est de réaliser une publication regroupant ses textes et nombreux clichés, le tout en vingt volumes (p. 143).

L’équipe de Curtis part en 1906 chez les Apaches et les Navajos, sujets des premiers volumes à traiter. Il s’est adjoint un journaliste, William Myers, de même qu’un ethnologue de la Smithsonian Institution, Frederick Webb Hodge, qui supervise le célèbre ouvrage Handbook of American Indians ; un cuisinier et un jeune homme de douze ans, son fils aîné, seront aussi de la partie. Chez les Navajos, ce sera toute la famille qui le suivra – cette seule fois – au Canyon de Chelly, en Arizona.

L’auteur parsème, au gré des voyages de « l’Attrapeur d’ombres », des informations sur l’état précaire des autochtones : interdiction de pratiquer leurs activités traditionnelles (en particulier religieuses) – une situation qui confirme l’impression de Curtis de l’imminence d’une fin culturelle ; famine chez certains, à la merci de l’approvisionnement gouvernemental, en plus du confinement sur des terres étroites et ingrates. Suffisamment d’indices pour miner, effriter les velléités du photographe de capter les manifestations tangibles d’une culture antécoloniale. Curtis voudra interférer parfois, grâce à ses entrées auprès du président des États-Unis pour infléchir ou retarder le zèle des Agents des Affaires indiennes, et ce, surtout pour faire lever des interdits à des cérémonies religieuses païennes.

En 1907, il rencontre un collaborateur apsaroke (crow), Alexander Upshaw. C’est un informateur autochtone qui a une éducation assez solide pour s’opposer aux spéculateurs qui cherchent constamment à rogner les terres de son peuple. Curtis l’engage pour obtenir la version amérindienne de la fameuse bataille de Little Big Horn où le général Custer a perdu la vie en 1876, devenant une victime héroïque aux yeux de sa patrie. Selon trois éclaireurs crows qui guidaient les troupes de Custer, ce dernier aurait regardé sans intervenir le détachement de son adjoint le major Reno se faire massacrer. D’ailleurs le tollé national, suscité par un article du photographe qui voulait mousser la vente de sa prochaine parution consacrée aux Plaines en livrant des détails sur le comportement du général Custer face à Reno, soulève l’ire des autorités militaires et des politiciens en poste, dont Roosevelt – le mentor de Curtis. Celui-ci passera donc sous silence la version indienne des événements, et les notes et les dépositions ne paraîtront jamais intégralement dans The North American Indian : « Custer ne fit pas d’attaque, l’ensemble du mouvement ne fut qu’une retraite. » (Curtis 1907-1930, vol. 3 : 49) C’est tout ce qu’il pourra se permettre de déclarer pour résumer deux saisons de recherches sur cet événement devenu le creuset d’une mythologie de la Conquête pour l’histoire officielle...

Enfin, détail révélateur du climat de discrimination prévalant alors dans l’Ouest, son informateur, le Crow Upshaw, devenu un ami indéfectible, est retrouvé mort dans une cellule en 1909, après une rixe contre plusieurs hommes blancs. La version des autorités : mort des suites d’une pneumonie. Rare autochtone scolarisé à l’époque, marié à une femme blanche, Upshaw a constamment été confronté aux insultes des citadins devant le couple peu orthodoxe. Au retour d’un travail avec Edmond Meany, il avait déjà failli être battu pour s’être assis parmi des cowboys dans un wagon de passagers.

Toujours traqué par des créanciers, endetté, abandonné par sa femme, à la merci des donateurs et à la recherche de souscripteurs pour l’achat de sa collection, Edward Curtis en vient à suspendre ses voyages en 1911. Sur les vingt volumes projetés, huit ont été complétés, en treize ans. Alors, pendant une tournée en Nouvelle-Angleterre pour amasser des appuis et des fonds, il pense se renflouer en créant un spectacle intitulé : The Vanishing Race (« L’Histoire d’un peuple qui disparaît »). C’est un hybride entre un concert et une présentation photographique. À l’aide d’un procédé récent, la lanterne magique (projecteur à double objectif), on lance des images à cadence rythmée, racontées par l’auteur lui-même, avec accompagnement d’orchestre. Malgré des représentations dans toutes les grandes villes américaines et des critiques dithyrambiques dans les journaux, une fois les salles payées, les frais de tournées acquittés, etc., il ne lui reste rien pour se renflouer.

Nouvelle frousse : en 1913, le mécène multimillionnaire J.P. Morgan meurt. Son héritier de fils accepte heureusement de continuer à soutenir Curtis. De plus, la banque Morgan prendra le relais de la partie commerciale – en trouvant des acheteurs et souscripteurs –, permettant ainsi à Curtis de se concentrer sur le terrain. En 1914, une nouvelle technologie attire l’Attrapeur d’ombres : le cinéma. Il veut tourner un conte mythique inspiré et entièrement joué par des Kwakiutl de Colombie-Britannique. (Le film, In the Land of the Head HuntersAu pays des chasseurs de têtes, sera restauré en 2013 [voir Joseph 2013], et il est disponible sur YouTube). Le résultat, projeté dans une demi-douzaine de villes, attire les critiques enthousiastes dans tous les grands journaux. Cependant, un litige avec un distributeur annule les projections, et le procès traîne indéfiniment. Huit ans plus tard, le réalisateur Robert Flaherty, après quelques entretiens et conseils auprès de Curtis, réalisera Nanouk of the North (1922), décrit comme le premier long métrage documentaire de l’histoire du cinéma. La copie originale d’Edward Curtis sera vendue à l’American Museum of Natural History, puis oubliée jusqu’à la fin du xxe siècle.

En voyage en Alaska jusqu’en 1927 avec des équipes de plus en plus réduites, toujours dans le but de terminer son oeuvre en vingt volumes, Curtis revient à Seattle pour y être aussitôt arrêté. Son ex-femme le poursuit pour refus d’acquitter une pension alimentaire.

Devant le juge, Curtis doit expliquer sa situation financière. Le photographe avoue travailler sans salaire depuis vingt ans. Malgré sa réputation d’ami de Théodore Roosevelt et d’artiste associé à l’un des studios les plus en vue aux États-Unis, et malgré l’appui de J.P. Morgan – alors considéré comme l’homme le plus riche du monde –, rien ne lui appartient. « Un document daté de 1928 entérine la cession [de ses droits] entre l’artiste et l’institution [Morgan Co.] […] Ce que Curtis reçoit en échange n’est pas précisé, mais il semble qu’il n’ait obtenu guère plus que la garantie de pouvoir achever son travail. » (p. 369) Après seulement trois jours d’audition, le juge abandonne les poursuites et la plainte sera abandonnée. Par la suite, Edward S. Curtis tombera peu à peu dans l’oubli.

La collection des vingt volumes de l’oeuvre The North American Indian, qui contient 2200 photos et 4000 pages de textes, « dont des retranscriptions de centaines de chants et de dizaines de langues » (p. 386), est elle aussi oubliée, vendue à rabais en sections séparées pendant la crise des années trente. Edward S. Curtis meurt seul, victime d’une crise cardiaque le 19 octobre 1952, pauvre et confiné dans une seule pièce.

Les collectionneurs et amateurs de photos d’autochtones découvriront l’oeuvre de l’Attrapeur d’ombres dans les années 1970 lorsqu’un regain d’intérêt pour les questions autochtones s’imposera en Occident. Une collection complète des vingt volumes sera adjugée en 2005 aux enchères de Christie’s pour la somme de 1,4 millions de dollars (p. 399). Son film refait aussi surface, restauré et accompagné de sa partition d’orchestre originale. Désormais conservé à la Bibliothèque du Congrès, « il est reconnu pour sa valeur culturelle, historique et esthétique » (p. 406).

À l’égal de la vie de son auteur, la réputation de l’oeuvre de Curtis a toujours connu un parcours en dents de scie. Durant certaines décennies l’artiste est porté aux nues, mais à d’autres moments il décrié comme falsificateur. Jugé trop réaliste et scientifique ou au contraire peu rigoureux et trop construit, son travail est soupesé à l’aune des époques et selon les critères du moment. En son temps déjà en marge des courants officiels de la photographie et des canons de scientificité du portrait ethnographique, il a fait sourciller les puristes, et il suscite encore aujourd’hui la controverse.

« Imprégné d’absolus moraux, de croyances innéistes et déterministes, et d’une conception très unidimensionnelle de l’idée de culture, Edward Curtis reste largement inféodé à l’anthropologie victorienne et à ses présupposés. » (Arrivé 2012) Décrié pour ses lacunes documentaires – portraits trop composés, scénarisés – ou au contraire, pour un travail scientifique trop prosaïque, le photographe semble être coincé entre les tenants du réalisme et ceux du naturalisme.

Considérer les cultures comme statiques, sans continuité ou adaptation, incite le commun des mortels, encore aujourd’hui, à pétrifier certains objets et pratiques qui deviennent des stéréotypes. Mais pour justifier ses choix, accessoirisations et mises en scène, Curtis explique que, chaque fois qu’un vieil homme ou une vieille femme disparaît, « ce sont des traditions, des connaissances sur les éléments sacrés, détenues par nul autre, qui disparaissent aussi. Par conséquent, les informations qui doivent être recueillies, dans l’intérêt des générations futures, […], doivent l’être immédiatement car cette occasion ne se représentera plus jamais » (p. 181-182).