Résumés
Résumé
Depuis les débuts de la sédentarisation des communautés inuites du Québec, au coeur du xxe siècle, une pluralité et une diversité d’acteurs sont intervenus en matière d’aménagement et d’habitation. Au fil du temps, la coexistence des référentiels étatique et inuit a généré des singularités spatiales et organisationnelles sur le territoire. Cet article expose, selon trois périodes clés, le dialogue entre les deux référentiels qui fait montre du rapport mouvant entre l’État et les Inuits. Le partage des responsabilités en matière de planification relatif à ces trois périodes distinctes amène une réflexion quant à l’intégration de la culture inuite dans les plus récents aménagements territoriaux. La planification urbaine, la morphogenèse et les pratiques citoyennes explorées dans la municipalité de Kuujjuaq permettent de saisir le dialogue entre le cadre institutionnel et les pratiques locales. L’évolution du décalage entre les référentiels sous forme de compromis attenant à la partialité de la prise en charge locale est constatée.
Mots-clés :
- Inuit,
- représentations culturelles,
- pratiques territoriales,
- double-ordonnance,
- coexistence
Abstract
Since the beginning of the settlement of Inuit communities in Québec in the heart of the 20th century, many diverse stakeholders have intervened in planning and housing. Over time, the coexistence of government and Inuit reference frameworks have generated spatial and organizational particularities. This article, divided into three key periods, presents the dialogue between these two frames of reference, which show the shifting relationship between the state and Inuit. The division of responsibilities in terms of planning for these three distinct periods leads to a reflection on the integration of Inuit culture in more recent territorial developments. Urban planning, morphogenesis and civic practices explored in the municipality of Kuujjuaq are used to grasp this dialogue between the institution and local practices. The evolution of the gap between reference frameworks in the form of compromise due to the bias of current local undertakings is recognized.
Keywords:
- Inuit,
- cultural representation,
- local practices,
- reference frameworks,
- coexistence
Resumen
Desde el inicio de la sedentarización de las comunidades Inuit de Québec, en el corazón del siglo XX, una pluralidad y una diversidad de actores han intervenido en materia de planificación y vivienda. Con el tiempo, la coexistencia de referencias estatales e inuit ha generado particularidades espaciales y organizacionales en el territorio. Este artículo expone, según tres períodos claves, el diálogo entre ambas referencias que demuestra el vínculo inestable entre el Estado y los Inuit. El reparto de las responsabilidades en relación con la planificación relativa a estos tres distintos períodos, contribuye a una reflexión sobre la integración de la cultura Inuit en las planificaciones territoriales más recientes. La planificación urbana, la morfogénesis y las prácticas ciudadanas exploradas en el municipio de Kuujjuaq permiten asir el diálogo entre el marco institucional y las prácticas locales. Se constata la evolución de la diferencia entre referentes como un compromiso unido a la tendencia de apoyo local.
Palabras clave:
- Inuit,
- representaciones culturales,
- prácticas territoriales,
- orden doble,
- coexistencia
Corps de l’article
Le nord du Québec a connu, au cours des soixante-dix dernières années, plusieurs réorganisations administratives. La reconnaissance de ces dernières invite à voir l’adaptation peu banale dont ont fait montre les communautés nordiques pour intégrer les nouvelles demandes, à revoir le partage des rôles et des responsabilités et à ajuster les pratiques (Chabot et Duhaime 1998 ; Collignon 2001 ; Martin 2003 ; Rostaing 1984). Plus particulièrement, l’évolution des domaines de l’aménagement du territoire et de l’habitation des communautés nordiques permet de se pencher sur les formes d’adaptation auxquelles ont donné lieu ces changements apportés au cadre de la gestion publique, selon les époques. Comment les communautés inuites ont-elles répondu aux demandes publiques de Québec ? Comment ont-elles réussi à préserver leurs pratiques particulières ? Le contexte actuel, marqué par des projets de développements territoriaux d’envergure et par des enjeux sociodémographiques, économiques et climatiques importants, amène à s’interroger sur l’incidence des normes méridionales d’aménagement sur le territoire inuit.
Cet article fait état d’une recherche sur le rapport entre le cadre institutionnel de l’aménagement au nord du Québec et les pratiques locales d’aménagement, depuis les débuts de la sédentarisation, au coeur du xxe siècle. Il propose une analyse de ce rapport qui articule les deux référentiels de l’organisation sociospatiale : le référentiel étatique et le référentiel inuit. Dans la foulée des travaux de Gérard Duhaime (1985) et de ceux de Marcelle Chabot (1995), nous observons que ces deux systèmes de référence coexistent à travers les époques et qu’ils influencent, encore aujourd’hui, l’aménagement dans les communautés nordiques.
Cette coexistence donne lieu à un dialogue qui, par définition, implique un échange. Cela dit, les rapports de force ne sont pas toujours les mêmes, et les termes du dialogue évoluent dans le temps. Ils induisent différentes formes d’organisation du territoire. Ainsi, le dialogue entre les référentiels apparaît structuré autour de trois périodes, qui traduisent, chacune à sa façon, le rapport mouvant entre le cadre institutionnel et les pratiques inuites. La première période est celle de « l’aménagement non planifié » et elle couvre les débuts de la sédentarisation (vers 1950) jusqu’en 1975. La seconde période est celle du modèle municipal étatique, qui s’étend de 1975 à 2000. La troisième et dernière période est celle de la prise en charge locale de l’aménagement, entamée autour de 2000 et se poursuivant jusqu’à nos jours. Un regard sur ces trois périodes nous sert à interroger ce que l’évolution parallèle de l’aménagement et des pratiques de l’espace a pu entraîner comme apprentissages et développements municipaux au Nunavik.
Après avoir détaillé la méthode d’enquête utilisée, l’article revient d’abord sur les trois périodes du dialogue, associées aux formes distinctes d’organisation du territoire. Pour chaque forme d’organisation, une analyse de la coexistence des deux référentiels de l’aménagement, étatique et inuit, est effectuée. Le cas de Kuujjuaq sert ensuite à illustrer la séquence en trois temps et à réfléchir à ses effets sur les formes de l’aménagement et de l’habitation. Les processus de planification municipale, la morphogenèse et les pratiques citoyennes observées, relatives à l’habitation et à la mobilité, permettent de dégager certains constats sur l’intégration de l’identité inuite dans l’aménagement contemporain.
Méthodologie
La méthodologie combine des méthodes qualitatives d’enquête (entretiens exploratoires, observation non participante, entretiens semi-directifs) et d’analyse documentaire à une méthode d’analyse urbanistique par morphogenèse. Le cadre d’analyse prend appui sur les travaux de Chabot (1995) et propose une étude des processus de planification de Kuujjuaq depuis les débuts de la sédentarisation. La grille d’analyse développée par Marcelle Chabot dans son mémoire de maîtrise sur la participation des Inuits à l’aménagement du territoire et au développement de l’habitation est actualisée et nous sert à interroger l’évolution des cadres décisionnels et de l’administration locale de Kuujjuaq. La prise en charge locale est plus spécifiquement étudiée, vu l’importance de son développement depuis les années 2000. L’analyse de 1995 portant sur les développements résidentiels et les programmes de logements sociaux de Kuujjuaq est aussi revue plus largement, à travers le prisme de l’aménagement municipal et en incluant des principes de mobilité.
Pour dresser un portrait des acteurs historiquement engagés dans l’aménagement régional et local et afin de bien saisir la morphogenèse municipale, des analyses documentaires et photographiques ont d’abord été combinées. Les sources utilisées provenaient de publications et d’archives fédérales et provinciales (lois, plans directeurs, plans d’arpentage, rapports officiels, photographies aériennes) ou encore directement des intervenants rencontrés (provinciaux, régionaux et locaux).
Quatre entretiens exploratoires[1] ont eu lieu en 2014 et 2015 avec des répondants clés concernant la recherche en milieu nordique, de même que sur l’aménagement, l’habitation et la mobilité au Nunavik.
Au mois d’août 2015, un séjour à Kuujjuaq a permis de réaliser huit entretiens semi-directifs avec des représentants du conseil municipal, de la corporation foncière locale, de l’Administration régionale Kativik et de l’Office d’habitation municipale Kativik. Ces entretiens ont permis d’aborder les responsabilités, les interactions, les outils d’aménagement, l’évolution des programmes d’habitation au fil du temps, l’engagement de la population et la vision de l’aménagement des intervenants à plus long terme. Les répondants avaient entre 30 et 60 ans, le tiers étaient des femmes et deux répondants étaient inuits. Les entretiens ont été réalisés en personne, dans un lieu choisi par les répondants.
Des relevés parcellaires ont aussi été réalisés et traités. Ils ont permis de structurer les informations relatives aux pratiques formelles et sociales, en matière d’habitation et de mobilité à l’intérieur des limites municipales. Ces relevés permettent d’illustrer les distinctions entre les trois périodes ciblées.
Analyse
Les trois périodes du dialogue entre les deux référentiels (étatique et inuit)
Première période : l’aménagement non planifié (1950-1975)
La sédentarisation des Inuits se formalise au coeur du xxe siècle. Amorcé avec l’implantation des postes de traite, le processus de sédentarisation s’accélère avec l’établissement sur le territoire de lieux de services fédéraux, tels les services de santé, d’éducation et de communication (Administration régionale Kativik et Société Makivik 2010 ; Collignon 1996, 2001 ; Dawson 2008). Les Inuits construisent à proximité de ces derniers des camps « semi-permanents » (Roy 1971). Alors que les tentes sont utilisées lors d’excursions estivales, les habitations précaires et faites à partir de matériaux récupérés, tels le bois et le carton trouvés sur place, sont construites pour l’hiver (Graburn 1969). Les Inuits conçoivent eux-mêmes leur habitation et choisissent sa localisation. Cette liberté de choix et de conception donne lieu à un aménagement non planifié, organique, spontané.
Ces agglomérations dites « incontrôlées » (Duhaime 1985 : 36) d’habitations non rigides engendrent rapidement des problèmes de santé (mortalité infantile, pneumonie, grippe, bronchite) (Canada 1961). Les enjeux sanitaires et les coûts publics qui sont reliés à leur traitement, à l’administration des soins et au transport des personnes malades vers les centres hospitaliers, notamment, amènent le gouvernement fédéral à définir une première politique de logement à loyer modique pour les Inuits. Avec cette politique datée de 1959, le gouvernement fédéral devient l’acteur principal du développement territorial dans le Nord.
Cette première politique fédérale vise la mise à niveau des conditions de logement des Inuits par rapport à celles des autres Canadiens (Canada 1961). Ainsi, des subventions et des prêts hypothécaires sont attribués aux Inuits afin qu’ils puissent ériger leur habitation et en devenir propriétaires. La « Matchbox », une habitation d’une seule pièce, est l’illustration forte de la mise en oeuvre de ce programme fédéral (Duhaime 1985 ; Graburn 1969). Petite, sans eau courante ni électricité, la Matchbox du Nunavik des années 1960 suffit à peine à répondre aux besoins de base. Sa rigidité, son toit et son poêle offrent, à tout le moins, une protection supplémentaire à celle que les Inuits avaient jusque-là.
Ce premier programme d’aide à l’habitation introduit une nouvelle forme d’organisation de l’espace habité, qui s’ajoute à l’organisation inuite des bandes (Graburn 1969). Les Inuits adhèrent au programme fédéral et se sédentarisent. Des noyaux de services, typiques de la cité patricienne, planifiée et fonctionnelle, émergent subtilement. Néanmoins, les Inuits conservent une certaine marge de manoeuvre sur l’aménagement, dans la mesure où ils érigent eux-mêmes leur habitation et peuvent en modifier la conception. Comme pour les premières installations au sein des camps semi-permanents, l’implantation libre des « Matchboxes » dans l’espace crée un paysage fluide, qui répond aux solidarités sociales (familiales ou de bandes) et qui se distingue des paysages résidentiels alignés du sud de la province. Dans sa monographie sur l’habitation des Inuits au Nouveau-Québec publiée en 1985, Duhaime qualifie ce façonnement conjoint des pratiques de l’habitation par les référents institutionnel et inuit de « double-ordonnance » (Duhaime 1985 : 38). Cette notion de double-ordonnance traduit habilement, selon nous, le phénomène de coexistence de deux référents forts dans l’orientation de l’aménagement des villages nordiques à partir de la sédentarisation. La notion est d’autant plus intéressante à utiliser pour faire une lecture de l’évolution de l’aménagement en territoire nordique québécois, que la double-ordonnance subsiste à travers le temps. Elle est pourtant mise à l’épreuve à quelques reprises, notamment durant les années 1960.
En effet, le processus de sédentarisation entraîne un surpeuplement des établissements. Dans ces circonstances, on assiste à l’éclosion rapide et difficile à contrôler de maladies contagieuses, qui s’ajoutent aux mauvaises conditions de salubrité (Canada 1961). En 1966, le ministère fédéral des Affaires indiennes et du Nord réagit et met sur pied un second programme, le Programme d’habitation locative nordique. Motivé par les constats concernant la difficulté des Inuits à payer les Matchboxes, le nouveau programme introduit le système locatif. Ce faisant, le choix du lieu d’implantation des unités d’habitation échappe complètement à la population locale. Néanmoins, les résidents s’approprient les espaces intérieurs des maisons préfabriquées et aux dimensions standardisées qui résultent de ce programme, de façon particulière. L’utilisation inuite de l’espace intérieur diffère des fonctions domestiques planifiées par l’État et démontre une juxtaposition évidente de la tradition et de la modernité (entreposage de la viande dans la baignoire, prise des repas assis au sol, etc.) [Dawson 2006].
Cela dit, ce second programme fédéral d’habitation, dont la typologie et l’implantation linéaire planifiée constituent le fondement de l’aménagement des municipalités actuelles, signe la fin des pratiques territoriales inuites particulières (Duhaime 1985 : 53). Les regroupements d’habitations sont dès lors stratégiques : le noyau concentre les activités institutionnelles et la périphérie est presque exclusivement résidentielle. Cette forme d’organisation de l’espace reflète la conception étatique de l’aménagement de l’époque, qui fait de l’efficience une valeur structurante.
Deuxième période : le modèle municipal étatique (1975-2000)
Si les programmes fédéraux procèdent à une déstabilisation de la double-ordonnance de l’aménagement du territoire nordique jusqu’en 1975, les décennies suivantes verront un rééquilibrage des pratiques d’organisation se faire à travers l’émergence de nouveaux rapports de forces politiques.
C’est que la signature de la Convention de la Baie-James et du Nord québécois (CBJNQ) en 1975 vient donner une nouvelle signification à l’enjeu de l’aménagement au Nunavik (Administration régionale Kativik et Société Makivik 2010). Rappelons que cette convention, signée par les gouvernements fédéral et provincial, les populations régionales (Cris et Inuits) et la Société d’État Hydro-Québec[2], est issue de la volonté du gouvernement québécois de construire un barrage hydroélectrique à la Baie-James et de la nécessité qu’il constate, pour ce faire, de traiter avec la population régionale.
En ce qui concerne l’aménagement du territoire, la CBJNQ favorise la création d’un gouvernement régional, l’Administration régionale Kativik (ARK), qui agit à titre de supra-municipalité. La Société Makivik voit également le jour à cette époque. Il s’agit d’un organisme régional à but non lucratif, qui administre, entre autres, les fonds issus de la convention et veille à la protection des droits inuits. Quatorze municipalités sont officialisées et tout autant de conseils d’élus locaux sont formés. De plus, un régime qui distingue trois catégories (I, II et III) de terres aux vocations particulières est défini et géré par les corporations foncières municipales.
Toujours dans la foulée de la CBJNQ, la Société d’habitation du Québec (SHQ) devient propriétaire du parc immobilier nordique, par un accord de transfert de responsabilités du gouvernement fédéral, en 1981. Créée en 1967 pour faire face à la pénurie de logements et concevoir les programmes publics d’habitations à loyer modique et de rénovation dans les régions méridionales de la province, la SHQ contribue également à l’aménagement nordique par la rénovation du parc de logements sociaux existant et par la mise sur pied de nouveaux programmes d’habitations sociales. Les typologies d’habitations sociales nordiques développées par la SHQ se complexifient au fil du temps : unités à un ou deux étages, maisons unifamiliales, duplex, quadruplex, apparaissent dans le paysage (SHQ 2014). Les habitations sociales développées par la société d’État à partir des années 1980 intègrent des systèmes d’approvisionnement (eau, diesel, électricité). Leur implantation et leur localisation sur le territoire sont donc planifiées en fonction du lotissement réalisé, comme dans les autres municipalités du Québec.
Ainsi, la CBJNQ correspond à l’institutionnalisation de la coexistence des deux référentiels, étatique et inuit, pour gérer l’organisation du territoire. Entre sa signature et le tournant des années 2000, on assiste à la mise en place du modèle municipal dans le nord du Québec. Ce modèle municipal est inspiré du cadre institutionnel appliqué plus au sud, mais il relève également des responsabilités qu’acquièrent les nouvelles structures régionales et locales. Ces dernières, soit l’ARK, la Société Makivik, les municipalités et les corporations foncières, découlent, en quelque sorte, du référentiel étatique. Mais si elles permettent à l’appareil étatique de légitimer son mode de fonctionnement dans les communautés nordiques, ces structures vis-à-vis sont également des canaux par lesquels peut se renforcer et s’exprimer la rationalité inuite.
Autrement dit, la double-ordonnance persiste durant cette deuxième période, mais elle change de porteurs. D’une part, le gouvernement provincial prend le relai du gouvernement fédéral pour « représenter » la rationalité étatique. D’autre part, des organisations régionales et locales voient le jour afin de faire valoir les attentes de la société civile en matière d’organisation spatiale et d’habitation. Elles contribuent à la représentation de la rationalité inuite dans l’aménagement du territoire, qui sera perceptible avec plus de force encore durant la troisième période du dialogue entre le cadre institutionnel et les pratiques citoyennes.
Troisième période : prise en charge locale de l’aménagement (2000-2015)
Au tournant du xxie siècle, une réorganisation administrative s’amorce dans la gestion publique de dossiers de l’aménagement et de l’habitation pour le nord du Québec. Depuis la signature de la CBJNQ, la collaboration entre les instances régionales (Administration régionale Kativik et Société Makivik) et locales (conseils municipaux et corporations foncières) et le gouvernement québécois a pavé la voie à l’engagement accru des acteurs locaux dans ces dossiers. Cela dit, l’État québécois maintient son emprise, notamment en préservant son autorité dans les processus décisionnels.
D’abord, en 2000, l’Office municipal d’habitation Kativik (OMHK) est créé. L’OMHK devient gestionnaire du parc d’habitation sociale, qui constitue alors près de 93 % du parc immobilier nordique (Statistique Canada 2001). La SHQ reste propriétaire du parc immobilier, mais elle en transfère la gestion et la maintenance à l’OMHK. La création de ce nouvel organisme régional vise une meilleure représentativité des besoins des bénéficiaires de la CBJNQ. Or, parmi les sept membres élus du conseil d’administration de l’OMHK, seuls deux membres sont des locataires de logements sociaux. Les cinq autres sont nommés par l’ARK et par le ministère des Affaires municipales et de l’Occupation du territoire (MAMOT) du gouvernement du Québec. Cette composition traduit le déséquilibre des rapports de forces dans le dialogue étatique et inuit. Malgré l’objectif d’accroître la prise en charge locale de l’habitation, le gouvernement provincial influence la nomination du conseil.
Autre remaniement administratif d’envergure, la Société Makivik crée sa « Division Construction » et devient du même coup promotrice immobilière. Depuis 2000, des ententes quinquennales conclues avec les gouvernements fédéral et provincial permettent à la Société Makivik une prise en charge de la conception et de la construction des logements sociaux dans la région. La SHQ assiste la Société Makivik, à la demande de cette dernière, notamment dans la conception des habitations. La société d’État peut émettre des commentaires et des suggestions sur les nouvelles conceptions d’habitations et exercer un suivi à posteriori.
Les conseils municipaux et les corporations foncières locales s’engagent aussi de plus en plus dans les processus d’aménagement municipaux. En outre, des municipalités ont procédé, en 2015, à la création ou à la révision de leur plan directeur et de leur règlement de zonage. C’était le cas de Kuujjuaq et d’Inukjuak. Pour faciliter les échanges entre les conseils et les corporations dont les compétences sont complémentaires, l’ARK et l’Association des sociétés foncières du Nunavik ont formé les Land-Use Committees. Ces comités locaux de consultation, habituellement composés de deux ou trois membres de chaque partie (conseil municipal et corporation foncière), échangent, en formule atelier, sur l’aménagement du village nordique. Le comité veille à étudier les projets de développement municipaux et à formuler des recommandations – que les instances locales pourront suivre ou non. Kuujjuaq a mis sur pied un tel comité et, selon un répondant, ce processus d’approbation permet d’en arriver à un aménagement plus réfléchi, mieux accepté et localement adapté.
Cette prise en charge régionale et locale, qui se renforce depuis 2000, suggère l’affirmation de la rationalité inuite dans la planification de l’aménagement du territoire. Néanmoins, l’omniprésence étatique, quoiqu’elle se fasse plus symbolique que concrète, demeure une référence pour les acteurs locaux. Son influence se traduit dans les choix de développements municipaux, comme on le verra dans la prochaine section.
Aménagement municipal et pratiques citoyennes à Kuujjuaq
L’analyse de l’évolution institutionnelle démontre un engagement variable des acteurs publics dans l’aménagement territorial nordique au fil des époques. Alors que le gouvernement fédéral était, pour ainsi dire, le principal acteur de la période 1950-1975, la mise en oeuvre de la CBJNQ s’est faite à la faveur d’une plus grande participation des représentants provinciaux, régionaux et locaux dans l’aménagement du territoire. Le modèle municipal étatique a été privilégié jusqu’au tournant des années 2000, à partir duquel les instances régionales et locales ont affirmé leur volonté et leur capacité à prendre en charge le dossier de l’aménagement, notamment par le biais de la gestion et du développement de l’habitation.
La participation accrue des décideurs régionaux et locaux au cours des quinze dernières années invite à faire l’hypothèse que l’aménagement du territoire contemporain est un meilleur reflet des valeurs citoyennes et qu’il est adapté au contexte du Nunavik. Pour vérifier ce qu’il en est, nous prenons appui sur une analyse des documents de planification et de la morphogenèse de Kuujjuaq depuis les débuts de la sédentarisation jusqu’en 2015, sur des observations des pratiques citoyennes réalisées à l’été 2015 et sur une série d’entretiens semi-directifs menés auprès de répondants clés. Selon nous, le cas de Kuujjuaq témoigne du processus d’apprentissage et d’émulation qu’entraîne, pour les acteurs locaux et régionaux de l’aménagement, le transfert progressif des responsabilités associées à l’habitation et à l’aménagement par les gouvernements fédéral et provincial. Il nous sert à réfléchir aux considérations actuelles de l’aménagement municipal nordique.
Le cas de Kuujjuaq : une illustration de l’ajustement du processus de planification municipale aux réalités inuites
Anciennement nommé Fort-Chimo, Kuujjuaq est situé à quelque 50 kilomètres de la baie d’Ungava, à l’ouest de la rivière Koksoak. Plus populeux village du Nunavik, Kuujjuaq comptait 2375 habitants au recensement de 2011. Sa position stratégique intermodale en fait le point d’ancrage de nombreux services administratifs et gouvernementaux de même que de plusieurs sièges sociaux d’entreprises. Selon deux de nos répondants, l’accès aux ressources économiques et humaines dont profite Kuujjuaq représente certainement un avantage pour le développement municipal. Cette centralité soutient l’actuelle prise en charge locale de l’aménagement.
La morphogenèse de Kuujjuaq, telle qu’illustrée sur la carte, témoigne du passage d’une forme d’organisation du territoire à une autre à travers les trois périodes du dialogue entre les référentiels étatique et inuit. Plus précisément, l’analyse formelle et structurelle du territoire de Kuujjuaq met en perspective certains traits évolutifs constants, tout en éclairant certaines singularités, attribuables au moins en partie au contexte institutionnel.
La première période (voir carte, période 1), marquée par l’intervention fédérale, voit la constitution de ce qui est encore aujourd’hui le noyau du village. La présence de bâtiments militaires américains dans cette zone a motivé l’implantation des services fédéraux suivant la Seconde Guerre mondiale. Les habitations issues du premier programme fédéral n’existent plus, mais le second programme d’habitation du ministère canadien des Affaires indiennes est à l’origine de l’actuel alignement des habitations. Les rues développées au moment de ce second programme fédéral structurent la municipalité et créent des îlots rectangulaires. Il s’agit du plan en damier, typique des développements nord-américains de l’époque. Depuis cette période, différents lieux, commerces et services (épiceries, églises, écoles, stations d’essence, bureaux administratifs gouvernementaux, hôpital, etc.) se sont ajoutés au noyau. Cela contribue à une concentration des déplacements, laquelle a été souhaitée dès la seconde politique fédérale d’habitation par l’établissement stratégique des services, réduisant les déplacements du personnel de l’État.
L’analyse morphologique permet ensuite de constater que la deuxième période, celle du modèle municipal façonné par le gouvernement provincial, se distingue de la première période par une expansion considérable du village (voir carte, période 2). En effet, durant la période allant de l’officialisation des municipalités (1975) jusqu’au tournant des années 2000, près de 300 unités de logement, essentiellement des habitations sociales issues de programmes provinciaux, ont été construites au pourtour du noyau villageois de Kuujjuaq. Suivant une implantation conforme au plan directeur de 1981 et au règlement de zonage établi en 1993, les développements résidentiels de cette seconde période forment des « grappes », moins rectilignes que les îlots de la première période. Chaque grappe se distingue des autres selon son année de construction et aussi, souvent, selon sa fonction (logements des employés des services, équipements récréo-touristiques, etc.). D’après un répondant, la mono-fonctionnalité des développements cause une ségrégation nuisant à l’esprit communautaire de Kuujjuaq. Les dimensions généralement plus imposantes des habitations des employés des services contrastent avec celles des logements sociaux habités par les Inuits et dessinent des inégalités remarquables. Néanmoins, toutes les grappes se raccordent au parcours fondateur (voir carte). En outre, cette morphogenèse de la deuxième période exerce une forte pression sur le système viaire de la municipalité.
La troisième période, celle de la prise en charge de l’aménagement par les acteurs locaux et régionaux, en cours depuis 2000 (voir carte, période 3), se distingue par un retour au plan orthogonal et rectiligne de la première période. L’étude de la morphogenèse de Kuujjuaq pour cette période amène à voir l’étalement accentué du village. Mais c’est l’amalgame typologique et social qui distingue le plus les quartiers construits pendant cette troisième période. Dans la plus récente partie de Kuujjuaq, des groupes de bâtiments sociaux habités par des bénéficiaires de la CBJNQ voisinent des résidences d’employés du Centre de santé et de services sociaux (CSSS) ou de la Commission scolaire Kativik (CSK). Selon un répondant, cette proximité entre bâtiments de différentes vocations n’est pas commune à tous les villages du Nunavik. À Kuujjuaq, elle peut être attribuée à la volonté des élus contemporains de voir renforcer la mixité des fonctions et des groupes sociaux.
Ainsi, le découpage suivant les trois périodes du dialogue entre les référentiels étatique et inuit de l’aménagement au Nunavik fonctionne bien pour comprendre la morphogenèse de Kuujjuaq. La coexistence des deux ordonnances y traduit des structures urbaines particulières. Cela dit, des traits leur sont aussi communs.
De façon générale, l’alignement des habitations sur la rue est constant. Cet alignement persistant dans le temps nous apparaît être une indication de l’influence qu’a eue l’État sur l’aménagement pendant les deux premières époques, caractérisées par une certaine dominance de l’ordonnance étatique. Cette structuration est fonctionnelle et facilite, selon les principes rationalistes étatiques, la fourniture de services (approvisionnement par camions-citernes, cueillette des déchets, passage des fils de distribution, etc.). Cependant, il est plus surprenant de constater ce type d’implantation comme trait caractéristique de la troisième période, alors que les instances régionales et locales prennent en main leur aménagement. En effet, l’implantation des habitations le long de rues rectilignes et se croisant à angle droit témoigne d’une représentation structurée de l’aménagement, suivant l’ordonnance étatique. S’agit-il d’un choix des acteurs régionaux et locaux ou du résultat de plusieurs années d’application de ce modèle ? L’époque contemporaine, pourtant marquée par un empowerment des forces vives du milieu dans l’aménagement du territoire, signifierait-elle la fin de la double-ordonnance telle qu’interprétée par Duhaime en 1985 ?
Pour tous les répondants, la reproduction des modèles d’implantation précédemment développés est une stratégie économique : l’alignement des habitations et leur concentration au sein de nouveaux quartiers assurent l’efficacité des processus de construction. L’argument de l’efficience, qui était aussi celui sur lequel s’appuyaient les premiers projets résidentiels, justifie le choix d’étendre l’urbanisation plutôt que de consolider les anciens développements. On assiste ainsi aujourd’hui à une expansion du territoire urbanisé, au nom d’une réponse rapide et peu coûteuse aux besoins résidentiels critiques de la population locale.
Cependant, la rationalité inuite s’ajuste et influence, à sa manière, l’organisation de l’espace et de la société (Collignon 2001 ; Dawson 2006). Se manifestant à travers les pratiques citoyennes, la rationalité inuite tente de pallier le décalage entre les besoins de la communauté et les réponses offertes par les décideurs. Notre analyse des pratiques locales en matière d’habitation et de mobilité amène à voir que la double-ordonnance persiste dans l’organisation socio-spatiale à Kuujjuaq. Ces pratiques locales servent d’indicateurs de la transformation du rapport au territoire des Inuits à travers le temps. Nous présentons notre analyse, après avoir brossé un portrait de la gouvernance actuelle de l’aménagement du territoire à Kuujjuaq.
Portrait de la gouvernance de l’aménagement à Kuujjuaq
Le conseil municipal et la corporation foncière, Nayumivik, sont les deux instances locales, formées d’élus, qui interviennent en matière d’aménagement à Kuujjuaq. Leurs compétences sont complémentaires, et tout projet de développement exige leur approbation.
Selon nos répondants, le conseil municipal de Kuujjuaq est particulièrement actif et engagé dans la communauté. La grande responsabilité du conseil en matière d’aménagement réside en l’élaboration d’un plan directeur et d’un règlement de zonage, mais, à la différence du système municipal du reste de la province, l’adoption de ce plan reste facultative selon la loi Kativik issue de la CBJNQ. Le dernier plan directeur d’aménagement de Kuujjuaq a été adopté en 1981. Cependant, plusieurs mises à jour lui ont permis de perdurer dans le temps. Il en est de même pour le règlement de zonage, qui est échu, lui, depuis 1993. Les deux documents étaient, au moment de l’enquête, en cours de révision.
La corporation foncière Nayumivik, pour sa part, représente les bénéficiaires de la CBJNQ à Kuujjuaq. Acteur-clé du développement local, la corporation gère les projets de développement avec le conseil municipal, mais à plus grande échelle, c’est-à-dire sur les terres de catégorie I. Elle accorde les baux d’occupation, au nom des bénéficiaires, sur ces terres de propriété commune. Puisque les limites municipales sont comprises dans les terres de catégorie I, les responsabilités de Nayumivik chevauchent celles du conseil municipal. Leur collaboration est donc indispensable au bon développement municipal. L’Administration régionale Kativik assiste la municipalité dans ses fonctions et quant à la formation du Land-Use Committee avec Nayumivik, tandis que la Société Makivik se fait la promotrice immobilière des plus récents développements à vocation résidentielle.
Ainsi, le cas de Kuujjuaq témoigne du fait que la gouvernance de l’aménagement du territoire au Nunavik se distingue de la gouvernance de cet enjeu dans le reste de la province, en brouillant un peu les frontières entre les acteurs régionaux et locaux. La présence des acteurs singuliers dont il vient d’être fait mention, qui ont des intérêts à la fois politiques, économiques et communautaires, pourrait être un facteur hautement favorable à un développement du territoire en phase avec les besoins locaux. Pourtant, le contrôle des acteurs locaux sur le développement n’apparaît pas suffisant (Petit, Viger, Aatami et Iserhoff 2010). La forte croissance démographique et les enjeux climatiques, combinés à la distance qui sépare le Nunavik des matières et des services associés au mode de vie québécois contemporain, ainsi que la dépendance aux fonds publics, compliquent considérablement la mise en oeuvre d’un développement typiquement inuit par les acteurs locaux de l’aménagement.
La protection de la culture inuite comme priorité
Les enjeux propres à l’aménagement et à l’habitation nordique, mis en parallèle avec les réorganisations administratives, qui ont permis aux acteurs locaux de l’aménagement contemporain de se constituer, ont amené des ajustements dans les pratiques des Kuujjuamiuts, souvent en décalage par rapport à la planification. Pour mieux saisir les besoins des communautés locales, en 2010, l’ARK et la Société Makivik ont publié le Plan Nunavik (Administration régionale Kativik et Société Makivik 2010). En réponse au Plan Nord, ce document explique l’importance de la protection de la culture inuite dans les projets de développements et argumente en faveur d’une protection de cette culture par le biais, entre autres, du logement et de l’accès au territoire. Il y est question des enjeux particuliers de la région (surpeuplement, climat, possibilités économiques, etc.) et des priorités de développement (lien terrestre, formation d’une main-d’oeuvre locale, etc.). Dans la foulée du Plan Nunavik, le processus Parnasimautik entrepris en 2012 a permis aux Inuits du Nunavik de revisiter les notions de développement durable régionaux et communautaires. Ce processus d’échange, durant lequel il a été question de la culture inuite et de l’identité, a donné lieu à la mise en place de comités locaux et à une mobilisation citoyenne autour de la définition d’une vision globale du développement. Cette vaste opération a aussi mené à l’élaboration du Rapport de consultation Parnasimautik (Parnasimautik 2014).
Pour sa part, la Charrette de réflexion sur l’habitation au Nunavik (SHQ 2012) organisée en 2010 à Kuujjuaq par la SHQ a, pour sa part, cherché à mieux répondre aux besoins traditionnels et modernes des Inuits, en pointant les forces et les faiblesses des typologies d’habitations sociales. Formée d’un groupe plus restreint alliant divers professionnels et quelques citoyens, la Charrette a aussi permis d’identifier les besoins conceptuels (dimension, orientation, matériau, etc.) selon les types d’activités effectuées à l’intérieur de la maison (cuisiner, dormir, étudier, etc.) de même qu’à l’extérieur (entreposage, socialisation, etc.). Les conséquences négatives (le vandalisme, par exemple) des conceptions inadéquates et les besoins résidentiels en termes de rénovation et d’occupation avaient déjà été soulevés dans les rapports de l’équipe Bilan Santé Immeuble (BSI) de l’OMHK. Le Plan et la Charrette sont venus les confirmer.
Ces enjeux font que, dans l’espace longtemps planifié par les gouvernements supérieurs et sur lequel ces derniers interviennent d’ailleurs toujours, les Kuujjuamiuts se sont organisés. Le rapport au territoire s’est transformé au fil du temps, tout comme leurs pratiques au regard de l’habitation et de la mobilité, juxtaposant souvent la modernité et la tradition.
Entre expansion et rétrécissement du temps et de l’espace
L’évolution identitaire des Kuujjuamiuts révèle les effets d’une singulière compression du temps et de l’espace (Duhaime 1991). La rapidité à laquelle ils sont passés d’un mode de vie nomade à un mode de vie sédentaire a engendré des disparités intergénérationnelles considérables (Jaccoud 1995 ; Sirois 2007 ; Société Radio-Canada 2016). « Les Inuit ne sont plus que de simples chasseurs, pêcheurs et piégeurs ayant un mode de vie nomade. […] Les changements sur le plan social, économique et culturel se sont accélérés depuis la CBJNQ. » (Administration régionale Kativik et Société Makivik 2010 : 200)
Quoique toujours très importantes, les pratiques traditionnelles de la chasse, du piégeage, de la pêche et de la cueillette se sont transformées. L’implantation des services et la multitude de produits offerts au coeur de la municipalité réduisent le temps consacré à ces activités durant l’année : on chasse moins souvent et moins longtemps, par exemple. Cette réduction de la fréquence et de la durée des expéditions traditionnelles est également attribuable aux emplois occupés par les Kuujjuamiuts et aux horaires fixes associés à l’occupation des postes dans le domaine de l’éducation, de la santé, de l’administration publique plus largement. La fréquentation régulière des jeunes à l’école contribue aussi à la centralisation des activités dans l’espace local. Les étudiants du primaire et ceux du secondaire convergent vers leurs écoles respectives, toutes deux situées au centre de la municipalité, à proximité de divers services qui leur sont associés (maison des jeunes, aires de jeux, etc.). Bien sûr, à la sédentarisation s’ajoutent le développement des outils d’information et de communication et celui des technologies comme facteurs de compression du temps et de l’espace. La motorisation des transports, par exemple, a contribué à modifier le rapport à l’espace. Cette motorisation permet aujourd’hui de planifier des expéditions de plus courte durée. Cependant, ces nouvelles expéditions sont moins accessibles, compte tenu de la nécessité de posséder un véhicule motorisé et de pouvoir assumer le prix de l’essence (St-Onge 1996).
Le village qui était autrefois vu comme un point de service sur le territoire est aujourd’hui devenu le principal centre d’activités pour une grande partie de la population. Avec la quantité de services offerts dans le noyau municipal, avec les programmes d’aide aux citoyens (par exemple, le programme d’aide aux Inuits pour leurs activités de chasse, de pêche et de piégeage) et les coûts associés aux transports motorisés, il s’avère souvent plus simple, particulièrement pour les familles monoparentales et les aînés, de concentrer leurs activités au village. Qui plus est, les services de transport en commun, fortement fréquentés à Kuujjuaq, contribuent à la concentration des déplacements. En revanche, ces services pourraient avoir un certain effet pervers sur l’étalement municipal. En effet, les citoyens s’opposent aux développements hors du noyau municipal essentiellement en raison de la difficulté de devenir propriétaire d’un véhicule. À partir du moment où le transport en commun facilite les déplacements, il devient plus acceptable de d’aménager le territoire municipal de façon étalée.
Ainsi, depuis l’officialisation de la municipalité de Kuujjuaq en 1979, les changements technologiques et organisationnels ont entraîné d’importantes transformations sociales, induisant un nouveau rapport au territoire et de nouvelles pratiques dans l’espace. Toutefois, ces nouvelles pratiques n’ont pas évacué les pratiques traditionnelles, comme cela a été observé ailleurs, pour d’autres communautés autochtones (Laugrand 2011). À Kuujjuaq, les pratiques traditionnelles coexistent avec les pratiques associées au mode de vie contemporain. Cela est particulièrement perceptible dans le rapport des Kuujjuamiuts à l’habitation et à la mobilité.
Habiter Kuujjuaq
À même le noyau municipal, l’appropriation du lot bâti par les citoyens est minime. La combinaison du régime des terres établi selon la CBJNQ au mode d’attribution des logements par l’OHMK favorise la persistance du rapport collectif au territoire. En effet, les bénéficiaires de la convention sont, collectivement, propriétaires des terres, et les lots leur sont loués par la corporation foncière en échange d’une somme symbolique. Les lots ne peuvent pas être achetés et, selon ce régime d’attribution partagée, le lotissement devient superflu. De fait, pour les Inuits, « le territoire appartient à ceux qui l’utilisent » (Collignon 1996 : 45). Selon un répondant, il serait même « mal vu » de diviser visiblement les lots. Nos observations nous amènent à constater que les rares délimitations de lots à Kuujjuaq sont poreuses et se résument le plus souvent à la disposition de végétation ou à de l’enrochement (photos 1 et 2). Elles sont aussi plus fréquentes au pourtour des habitations privées que des habitations sociales. Cela dit, la proportion du nombre d’habitations est très faible (5,6 %) à Kuujjuaq (Statistique Canada 2011).
En fait, le régime d’attribution des terres complique l’accès à la propriété privée. Plus précisément, il est complexe d’obtenir des prêts hypothécaires pour la construction d’une résidence se situant sur un terrain loué. Les systèmes de prêts bancaires québécois ne sont pas conçus pour le régime nordique unique. Cela explique, en combinaison avec le rapport inuit au territoire, le faible succès des nombreux programmes d’accession à la propriété privée mis sur pied par la SHQ au cours des dernières années.
Paradoxalement, les décideurs en matière d’habitation à Kuujjuaq continuent d’inciter les Kuujjuamiuts à accéder à la propriété privée, malgré les barrières administratives et malgré le rapport culturel et collectif au territoire. En effet, le conseil municipal et la corporation foncière préservent les meilleurs terrains municipaux dans le but explicite d’encourager l’accession à la propriété privée, donnée comme solution au vandalisme et à la pénurie de logements sociaux. On peut voir cette stratégie adoptée par les décideurs comme une application de la rationalité étatique, qui s’appuie notamment sur l’appropriation de l’espace de la vie privée pour en assurer le maintien et la qualité (Attali 1988 ; Chombart de Lauwe 1979).
De fait, il est plus facile de « s’approprier » un lieu de vie lorsqu’on le choisit, qu’on peut s’y projeter et qu’on sait qu’il nous est associé. Or, actuellement, l’attribution des habitations sociales par le Comité d’habitation de l’OMHK se fait selon un système de pointage, qui attribue les logements de façon quasi aléatoire. Les demandeurs remplissent une demande d’attribution, dans laquelle ils détaillent leur composition familiale, leurs revenus et leurs motivations (santé, abus, surpeuplement, etc.). Le Comité d’habitation établit un système de priorisation des demandes et recommande à l’OMHK l’attribution des logements. Les bénéficiaires se voient éventuellement attribuer une résidence en fonction des besoins décrits au moment de la demande, sans égard à sa localisation dans l’espace municipal. En d’autres mots, le bénéficiaire doit attendre qu’on lui attribue un logement social et doit se contenter de la localisation proposée. L’incertitude liée à ces conditions limite le sentiment de contrôle sur l’habitation.
Les options résidentielles offertes aux citoyens sont d’autant plus réduites compte tenu de la pénurie de logements dans la région (OMHK 2013). En raison de l’importante croissance démographique, les habitations octroyées deviennent vite surpeuplées, non sécuritaires et non fonctionnelles (Dawson 2008 ; Sirois 2007). Cela démontre la précarité du système d’attribution et traduit également la difficulté que peuvent avoir les instances régionales et locales à se projeter dans un futur à long terme, en matière de logements.
Malgré la lenteur de la réponse aux besoins criants de logements et malgré le peu de latitude que les bénéficiaires ont sur le choix du lieu de leur logement, ceux-ci restent indulgents et compréhensifs. D’après un répondant, ils sont conscients des défis résidentiels de la municipalité et acceptent bien ces conditions. Selon un autre répondant, les bénéficiaires n’ont tout simplement pas le choix de s’y accommoder. Si quelques plaintes concernant l’étalement sont parfois formulées, accéder à un logement prime sur sa localisation. En outre, les observations des pratiques sur le territoire amènent à croire que les Kuujjuamiuts compensent ce peu de contrôle sur le choix de leur logement principal en contrôlant davantage leur « habitation secondaire », aux abords des limites municipales.
En effet, en marge des limites municipales, les Kuujjuamiuts édifient des cabines (photo 3), dont ils sont propriétaires et qui peuvent s’apparenter à des habitations secondaires. Construites à partir de matériaux récupérés, ces petites maisons renvoient aux installations du temps des premières agglomérations inuites non planifiées. Leur implantation suit un réseau de sentiers informels, à proximité du littoral. Les cabines sont des concrétisations culturelles importantes qui permettent les rassemblements familiaux et sont régulièrement fréquentées par les Kuujjuamiuts qui y pratiquent des activités traditionnelles (chasse, pêche, piégeage et cueillette). Au moment de l’enquête, on dénombrait près de 140 cabines aux limites municipales de Kuujjuaq.
Ainsi, plutôt que de s’opposer, les Inuits adoptent une stratégie « transactionnelle » (Rémy, Voyé et Servais 1991) : ils tolèrent le mode d’attribution des logements, tout en laissant s’exprimer le mode traditionnel d’habiter le territoire. Les cabines correspondent à la façon inuite d’aménager l’espace. Elles contribuent à assurer la persistance de certaines pratiques traditionnelles. Elles offrent aussi une réponse à des besoins qui ne sont pas comblés par l’aménagement municipal inspiré de la rationalité étatique : le besoin de se rassembler en famille dans un espace adéquat, d’être en contact avec la nature, d’être en relation avec le littoral, etc. Ces habitations investies par les Kuujjuamiuts sont, selon nous, révélatrices d’une façon développée par les Inuits pour maintenir la coexistence de l’ordonnance inuite avec l’ordonnance étatique.
Du côté des responsables de l’habitation et de l’aménagement du territoire, on accepte ces cabines, reconnaissant qu’elles constituent un compromis de coexistence. Toutefois, certaines cabines, situées depuis longtemps sur des sites de piégeage, entrent aujourd’hui en conflit avec la planification municipale. Les baux consentis par la corporation foncière il y a plusieurs années pour la construction de ces cabines sont associés à des sites qui font aujourd’hui l’objet de projets de construction résidentielle municipale.
Mobilité à Kuujjuaq
Les pratiques de mobilité contemporaine des Kuujjuamiuts peuvent, elles aussi, être analysées à la lumière de l’idée de double-ordonnance et de celle de compromis de coexistence. En plus d’être affectés par les changements climatiques, qui contraignent l’accès au territoire (fonte des glaces, événements climatiques extrêmes, etc.) [Tremblay et Furgal 2008], les déplacements des Kuujjuamiuts se sont polarisés et se sont considérablement réduits au fil des ans. L’implantation fédérale et provinciale des services (écoles, épiceries, etc.) a contribué à diminuer les distances et la fréquence des déplacements individuels. En plus, dans les années 1950-1960, l’abattage des chiens ordonné par le gouvernement fédéral et provincial (Administration régionale Kativik et Société Makivik 2005) a favorisé le recours aux motorisés pour se déplacer. Cet usage de véhicules à moteur a réorienté les itinéraires, augmenté les coûts de déplacements, mais aussi réduit le temps requis et la durée des expéditions. Plus récemment, les différents programmes d’asphaltage subventionnés par l’État ont contribué à la rapide expansion du parc automobile, par la réduction des coûts d’entretien des véhicules et l’augmentation de leur durée de vie (Administration régionale Kativik et Société Makivik 2010).
Le réseau routier de Kuujjuaq connaît aujourd’hui des « heures de pointe ». Les routes de la municipalité nordique sont planifiées comme ailleurs dans le Québec méridional (signalisation, dimension, matériau de surface), mais elles sont utilisées différemment par la communauté locale. En effet, le trafic a une composition particulière à la municipalité nordique. Les véhicules hors-route, motoneiges et quads conviennent bien aux conditions des routes hivernales et sont plus fréquemment utilisés que tout autre mode de transport par les Kuujjuamiuts (Administration régionale Kativik et Société Makivik 2005). En toute saison, ces véhicules hors-route se partagent les routes non ségrégées de la municipalité avec les camions-citernes, les automobiles, les vélos et les piétons (photo 4). Selon nos observations, le suivi du code routier est plutôt optionnel, signe d’un décalage entre les pratiques et la planification. Les libertés que prennent les Kuujjuamiuts sur ces routes sont des manifestations de leurs intérêts et de leurs préoccupations. Selon les propos recueillis, ces pratiques de la mobilité sont tolérées par les autorités locales. Ici encore, on tolère une pratique, y voyant une façon de gérer la tension entre les besoins de mobilité et la planification viaire non adaptée.
Signe supplémentaire d’une stratégie « transactionnelle », visant à assurer la coexistence d’une logique étatique avec une logique locale inuite, le territoire municipal de Kuujjuaq est sillonné de multiples sentiers informels, en dehors du système viaire (photo 5). Ces sentiers sont empruntés quotidiennement par les Kuujjuamiuts. Agissant à titre de lignes de désir – ces sentiers tracés par le passage répété des individus en déplacement –, les sentiers rejoignent aussi les cabines et divers sites d’activités traditionnelles, qui sont situés hors du noyau villageois.
Certains sentiers relient les pôles institutionnels entre eux : le bureau de poste, l’épicerie, l’église, les écoles, le forum, etc. Les sentiers recensés dans la municipalité de Kuujjuaq font fi de la topographie et correspondent à des itinéraires logiques pour les Inuits, reliant les lieux marquants de leur espace social. Ces sentiers sont révélateurs d’un besoin de flexibilité dans les pratiques de mobilité sur le territoire et peuvent servir à orienter l’aménagement pour le rendre plus adapté à la communauté. À ce titre, des lignes de désirs formées par le passage régulier des motoneiges ont récemment fait l’objet d’un recensement par l’ARK, et certaines sont actuellement considérées par le conseil municipal comme de possibles routes planifiées dans le prochain plan directeur.
Nos observations nous permettent de constater que les Kuujjuamiuts utilisent l’espace et l’ajustent. Les libertés prises par eux en matière d’habitation et de mobilité sont liées au rapport qu’ils entretiennent au territoire, qui demeure fort de traditions tout en ayant été longuement exposé à la rationalité étatique. Les pratiques témoignent de la capacité des citoyens à trouver un compromis pour régler, ne serait-ce que de façon temporaire, le décalage entre les besoins locaux et la prise en charge encore incomplète des dossiers de l’aménagement du territoire par les organismes locaux.
Conclusion
Les défis de l’aménagement nordique sont grands. L’économie est précaire, la croissance démographique est continue (une augmentation de 2,3 % par année est attendue à l’horizon 2035), la pénurie de logements est toujours plus importante, alors que les terrains constructibles sont peu nombreux et que le climat qui se réchauffe induit de nouvelles contraintes techniques (Allard et Lemay 2013). Dans ce contexte, l’engagement des communautés est essentiel au succès de l’aménagement. En effet, la sensibilisation, la participation et la mise à profit des connaissances du territoire peuvent contribuer à la pérennité des développements municipaux proposés par les intervenants nordiques.
Et pour renforcer cette reprise en charge, la planification du territoire se présente comme un outil incontournable. Les instances régionales et locales réalisent son importance pour coordonner l’aménagement de façon à faire face adéquatement aux défis nordiques particuliers. Le retour du plan directeur et du règlement de zonage – tous deux échus depuis de longues années – sur la table de travail du conseil municipal et de la corporation foncière le démontre. Les développements territoriaux nordiques ont trop longtemps été réactifs, alors que la pro-activité peut être garante d’une meilleure qualité de vie, dans le nord du Québec comme partout ailleurs. Avoir une vision à long terme exige toutefois de plus grands moyens, humains et financiers, que ce qui est actuellement imparti. C’est pourquoi, dans le contexte actuel d’une autonomie économique peu probable, les interventions étatiques restent nécessaires. Étant donné que les deux référentiels, inuit et étatique, coexistent et dialoguent depuis près de sept décennies, on peut penser que les parties apprennent l’une de l’autre et que cela bonifie l’aménagement du Nunavik.
Certes, les interventions étatiques influencent les acteurs locaux qui reprennent, pour le moment, les grandes lignes de développement inspirées du contexte méridional en tentant néanmoins de développer leur propre modèle typologique et de l’adapter au contexte spécifique nordique (typologie, géologie, etc.). Malgré le fait que ces interventions de l’État soient de moins en moins directives, l’hypothèse d’un meilleur reflet des besoins des citoyens dans l’aménagement nordique ne pourrait être confirmée sans une prise en charge locale totale.
L’actuelle prise en charge locale se fait à travers des ajustements, qui laissent entrevoir une nouvelle double-ordonnance, mettant principalement en dialogue les acteurs locaux et régionaux chargés des dossiers d’aménagement avec les citoyens. À travers cette double-ordonnance et l’indulgence des parties, s’illustre l’intention de conjuguer la modernité avec les traditions. Faisant la démonstration d’une force identitaire et culturelle importante, les pratiques citoyennes de façonnement de l’espace divergent, aujourd’hui encore, des interventions planifiées à Kuujjuaq, mais leur reconnaissance et leur intégration suggèrent toutefois des intentions nouvelles qui sauront certainement faire évoluer l’aménagement en accord avec la culture inuite.
Parties annexes
Notes biographiques
Marie-Pier Breton, titulaire d’une maîtrise en aménagement du territoire et développement régional, d’un baccalauréat en architecture et d’un certificat en sciences de l’environnement, est spécialisée dans les domaines de la gouvernance territoriale et de l’intégration de la culture dans l’aménagement. Ses plus récents travaux portent sur la consultation entre les Premières Nations au Québec et les différents paliers de gouvernement au Canada dans le cadre de grands projets territoriaux de développement.
Geneviève Cloutier est professeure à l’École supérieure d’aménagement du territoire et de développement régional de l’Université Laval. Ses travaux portent sur la participation publique en aménagement et en urbanisme, sur l’action collective dans l’espace urbain et sur les expérimentations locales d’adaptation aux changements climatiques. Elle est membre du Centre de recherche en aménagement et développement, du réseau interuniversitaire Villes Régions Monde et de l’Institut Hydro-Québec Environnement Développement et Société.
Notes
-
[1]
Afin de protéger l’identité des répondants, les entretiens ont été codifiés.
-
[2]
La Convention de la Baie-James et du Nord québécois (CBJNQ) est un règlement général de revendications territoriales des autochtones pour les territoires de la Baie-James et de ce qui constitue aujourd’hui le Nunavik. Elle fournit des compensations financières, définit les droits autochtones et définit les règles des relations entre autochtones et allochtones dans ces deux régions. Elle encadre aussi les relations entre les administrations locales et régionales et les gouvernements provincial et fédéral. Voir à ce sujet La Rusic (1979) ainsi que Mercier et Ritchot (1997).
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