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Le littoral guyanais tient une place importante dans l’histoire des voyages exploratoires menés par les Européens en Amérique méridionale aux xvie et xviie siècles. Gérard Collomb, anthropologue, et Martijn Van Den Bel, archéologue, ont réalisé un remarquable travail de traduction (de l’anglais, du néerlandais et de l’italien) et de présentation scientifique (notes explicatives et bibliographie) de quinze textes et documents iconographiques (cartes, relevés, dessins) jamais réunis dans une édition en français. Depuis le journal de bord de Christophe Colomb, les récits de voyage sont, en effet, l’occasion de comprendre « la rencontre des deux mondes » à travers des textes aux styles variés relatant l’expérience européenne (Colomb 2002).
Les témoignages directs qui nous sont offerts reflètent bien la diversité des Européens, parfois méconnus, ayant sillonné les côtes guyanaises à l’époque. On retiendra notamment les expéditions réalisées ou commanditées par Walter Ralegh (ou Raleigh), « aventurier » aux multiples facettes, connu notamment pour avoir pris possession du Guyana et introduit le tabac en Angleterre. Les explorateurs anglais fournissent ainsi la majorité des textes sur la région des Guyanes : Lawrence Keymis, Thomas Masham et Léonard Berry, John Ley, les frères Leigh, John Wilson, Robert Thornton, Robert Harcourt, Unton Fisher. Les auteurs de cet ouvrage ont également choisi les témoignages de marchands hollandais souvent liés à la Compagnie des Indes Occidentales : Abraham Cabeliau, Lourens Lourensz, Jesse de Forest (texte original en français), ainsi que Jan van Rijen connu pour sa tentative d’implantation dans la région de l’Oyapock. On soulignera aussi l’apport du récit de Jean Mocquet, un « grand voyageur » au style riche et précis qui occupe une place centrale dans l’ouvrage. Enfin, l’Espagnol Rodrigo Pérez de Navarrete, administrateur colonial aux Antilles, nous livre, vers 1560, un témoignage précurseur sur la côte guyanaise depuis l’Orénoque.
Si, d’une certaine manière, on retrouve dans la plume de ces explorateurs une « écriture conquérante[1] » c’est-à-dire la vision unilatérale d’un « nouveau monde » à découvrir et à conquérir, le contexte guyanais est bien singulier. Pendant un siècle et demi, le littoral régulièrement fréquenté par les Européens qui se disputent les faveurs des Amérindiens semble ne jamais devoir subir les effets d’une conquête coloniale. L’ouvrage place donc la « question de l’autre » (Todorov 1991) dans un espace-temps favorable à une certaine dynamique interculturelle liée cependant à la nécessité stratégique européenne de bien comprendre pour mieux dominer.
En ce qui concerne « la vision de l’autre », les voyageurs européens des Guyanes s’attardent d’abord sur l’apparence physique et l’organisation sociale des Amérindiens. Leur nudité, parfois perçue comme un signe de sauvagerie (188), est fréquemment relevée (119, 188 et 248). L’observateur européen ne manque pas de donner des informations sociales ou culturelles sur l’organisation familiale, l’artisanat (vannerie, hamac), l’habitat, ou encore l’alimentation basée sur le manioc ou le maïs (152, 171 et 203). La polygamie est soulignée comme une distinction fondamentale avec les Européens (77). L’existence de règles coutumières particulièrement répressives est mentionnée (91-92, 157 et 247). Les pratiques spirituelles et autres « rituels païens » sont décrits (127 et 247-249). Par ailleurs, les différences linguistiques entre Amérindiens sont bien repérées car elles permettent de distinguer les divers groupes ethniques (197). Généralement, les explorateurs des Guyanes établissent deux distinctions fondamentales entre les Amérindiens. La première oppose les peuples du littoral qui sont fréquentables et ceux de l’intérieur particulièrement « sauvages » ou « étranges » (87-90 et 249). La seconde observation, très habituelle, concerne l’anthropophagie réelle ou supposée des peuples rencontrés, laquelle constitue un autre curseur entre les « sauvages » et les « civilisés », les « bons » et les « méchants » Amérindiens (115). L’ouvrage révèle donc parfois une vision manichéenne et stéréotypée de la réalité amérindienne largement répandue chez les Européens de l’époque. Cette interprétation, imprégnée de la doctrine chrétienne, permet de simplifier à l’extrême un monde amérindien complexe et hétérogène. Les « bons » Amérindiens, tels que les Arawaks, sont décrits comme réunissant toutes les qualités : « ces Indiens sont très travailleurs et extrêmement généreux » (28). Ils sont susceptibles de recevoir « la parole de Dieu » et de devenir des chrétiens (« apprendre à prier », p. 149). Ils méritent le Paradis. Les « mauvais Indiens », tels que les Caribes, sont qualifiés « d’idolâtres », de « polygames », de « belliqueux », de « féroces » et surtout de « cannibales » (29 et 127). Ils sont « monstrueux » et « barbares ». On leur promet « l’Enfer ». De la sorte, les « mauvais Indiens » sont susceptibles d’être réduits en esclavage ou exterminés à la faveur de « guerres justes ». À la lecture, on retrouve aussi l’imaginaire médiéval comme fondement intellectuel à la compréhension du monde amérindien. Le mythe des Amazones lié à la « rivière des Amazones » occupe une place récurrente dans les récits (88 et 125-126). Des êtres fabuleux, mi-homme, mi- animal, sont également évoqués (47, 89 et 249).
Les relations de voyage nous projettent ensuite l’image d’une nature amazonienne forte et généreuse. On signale des ressources naturelles en abondance, notamment des fruits ou des racines, ainsi qu’un sol fertile et un sous-sol riche en minerais (28, 42, 77, 117-118, 173 et 215). L’or (carocoree), qui constitue souvent l’objectif principal des voyages exploratoires, est signalé en amont des rivières (170). Les bois de teinture (« bois de Brésil », « bois rouge », p. 130 et 134) sont indiqués. Le tabac est aussi mentionné (209). Beaucoup de voyageurs décrivent la faune, notamment des « oiseaux aux couleurs étranges » (81-82, 172 et 204-205), ainsi qu’une grande variété de poissons. Ces images semblent faire écho au mythe du paradis terrestre évoqué par Christophe Colomb après avoir découvert la côte vénézuélienne lors de son troisième voyage (1498-1500). Le climat équatorial est bien décrit avec ses deux saisons et sa chaleur humide épuisante (153 et 201). Cependant, le littoral bien ventilé grâce aux alizés est considéré avec bienveillance (203). De manière systématique, les voyageurs européens rendent compte des cours d’eau qui constituent pour eux des repères géographiques. Le fleuve « Wiapoco » ou « rivière des canoas » (aujourd’hui le Oyapock) constitue la porte d’entrée des Guyanes pour les voyageurs européens (Walter Ralegh en 1596 et 1617, Jesse de Forest en 1623 ou encore Jan van Rijen en 1627). Une carte de l’Oyapock et de ses affluents illustre d’ailleurs toute l’importance de cette région pour les Européens (266-267). Le fleuve Maroni est décrit par Unton Fisher en 1609 (225-236). L’île de Cayenne est également dépeinte dans le détail (278-279). On ajoutera dans le même ordre d’idées les nombreuses nomenclatures de « rivières » guyanaises proposées par différents voyageurs (85-86, 222-223 et 234-235). En effet, les « rivières » constituent les axes naturels pour la circulation et l’échange dans les Guyanes (119, 148, 151, 187 et 210). À cet égard, l’utilisation des canots ou canoa par les Amérindiens est très souvent évoquée. Ainsi, les explorateurs établissent très vite le lien entre les rivières et les peuples qui les occupent (93-94, 96-100 et 279-284). Les cartes des Guyanes réalisées à Florence en 1646 (180-181) et à La Haye en 1675 (280-281) sont particulièrement illustratives de ces connaissances géographiques.
Enfin, la lecture des récits nous enseigne que la « Côte Sauvage », c’est-à-dire le littoral entre le delta de l’Orénoque et celui de l’Amazone, est aussi une zone conflictuelle. Elle représente un enjeu colonial pour les puissances européennes exclues du Brésil portugais mais déjà présentes dans la Caraïbe et qui s’opposent à l’Espagne. La région est également le terrain de guerres tribales persistantes entre Arawaks (« Caripous ») et Caribes (« Kali’na »). Les expéditions punitives des tribus de l’Oyapock contre celles de Cayenne sont précisément relatées (121, 161-162 et 164-165). Ces conflits intertribaux fournissent d’ailleurs aux Européens des prétextes à la conclusion d’« alliances défensives » qui servent leurs intérêts. Les textes rappellent ainsi « l’amitié » avec certains Amérindiens (29) qui sert le développement des échanges (54 et 92). De cette façon, on nous offre aussi la preuve de « liens de traite », c’est-à-dire d’usages du commerce de troc entre Amérindiens et Européens accostant dans la baie de l’Oyapock (188 et 190). De l’or, des pierres précieuses ou des produits exotiques sont systématiquement échangés par les Amérindiens contre des biens manufacturés européens de peu de valeur marchande.
Parties annexes
Note
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[1]
« C’est l’écriture conquérante. Elle va utiliser le Nouveau Monde comme une page blanche (sauvage) où écrire le vouloir occidental. Elle transforme l’espace de l’autre en un champ d’expansion pour un système de production. » (Certeau 1975 : 3-4).
Ouvrages cités
- CERTEAU, Michel de, 1975 : L’Écriture de l’histoire. Gallimard, Paris.
- COLOMB, Christophe, 2002 : La découverte de l’Amérique – Tome 1 : Journal de bord et autres écrits 1492-1493 ; Tome 2 : Relations de voyage et autres écrits 1494-1505. La Découverte, Paris.
- TODOROV, Tzvetan, 1991 : La conquête de l’Amérique, la question de l’autre. Seuil, Paris.