Résumés
Résumé
La participation de l’auteur, depuis une trentaine d’années, à divers programmes canadiens mettant en jeu le rapport au droit en situation coloniale et post-coloniale a débouché sur une invitation à se joindre au programme « Peuples autochtones et gouvernance » pour y travailler sur la question des revendications territoriales des Premières Nations du Canada et tenter de remédier à leur aporie. D’un point de vue anthropologique, les rapports des autochtones aux territoires sont dominés par une représentation de l’espace « odologique », comme science des cheminements privilégiant une appropriation des ressources (fruits au sens juridique) là où le droit civil ou la common law reposent sur une approche « géométrique » et sur la propriété du fonds. Des perspectives judiciaires nouvelles semblent ainsi envisageables. L’auteur présente ici le cadre théorique général de la démarche, laissant à des collègues québécois le loisir d’en apprécier l’applicabilité.
Mots-clés :
- gouvernance des peuples autochtones,
- revendications territoriales,
- représentations d’espaces,
- sortie du colonialisme,
- titre autochtone
Abstract
Following thirty years of researchs on how to break out of colonialism in Aboriginal collectivities, this paper presents final outcomes of a collective approach on the theme of « Indigenous Legal regimes, Institutions and their Use Today » among the programme « Indigenous Peoples and Governance », conducted from 2006 to 2012 in Canada, specially for my concern on the territorial claimings. There, legal ideas refered before the Courts are based on the concept of ownership and on a right on « land » instead of the autochtonous collectivities giving traditionally more importance to a right to access to « fruits » or ressources. Are associated respectively two different « representations of space », one geometric allowing to measure land to give a value for exchange on market and the other, « odologic », like a science of advance or courses, a basis for the auditing of aboriginal title and new judicial claims in the future.
Keywords:
- break out of colonialism,
- judicial claims on territories,
- aboriginal title,
- representations of space,
- ownership and property rights
Resumen
La participación del autor, desde hace treinta años, en varios programas canadienses que tratan sobre el vínculo al derecho en situación colonial y post-colonial, ha conducido a una invitación para incorporarse al programa “Pueblos indígenas y gobernanza” para trabajar en el tema de las reivindicaciones territoriales de las Primeras Naciones de Canadá e intentar remediar su aporía. Desde un punto de vista antropológico, los vínculos de los indígenas a los territorios están dominados por una representación “odológica” del espacio, como una ciencia de los recorridos que privilegian la propiedad de los recursos (usufructo en el sentido legal) allí donde el derecho civil o el derecho común se basan en un enfoque “geométrico” y en la propiedad de fondos. Nuevas perspectivas judiciales parecen viables. El autor presenta aquí el marco teórico general, dejando a sus colegas de Quebec la oportunidad de apreciar su aplicabilidad.
Palabras clave:
- gobernanza de pueblos indígenas,
- reivindicaciones territoriales,
- representaciones de espacios,
- salida del colonialismo,
- título indígena
Corps de l’article
Le texte suivant entend contribuer à une réévaluation des problématiques usuellement mises en oeuvre dans les travaux portant sur les droits territoriaux des populations autochtones. Il s’inscrit dans trois grands domaines de recherche dont il combine certaines avancées, une lecture d’anthropologie politique du droit, une synthèse des modes d’appropriation foncière à l’échelle planétaire et une contribution à la décolonisation des rapports au droit des autochtones canadiens. Chacun de ces domaines ayant fait l’objet de synthèses disponibles et la place étant comptée, je ne ferai qu’une esquisse théorique des avancées et des questionnements qui ont nourri le programme « Peuples autochtones et gouvernance » (PAG) auquel j’ai été associé durant près de sept années.
L’anthropologie juridique est née, tant sur les rives de la Seine qu’en Californie, dans les années soixante, de la transformation de la vieille ethnologie juridique dans des contextes de décolonisation politique et économique qui ont à la fois renforcé la place du droit dans la construction des nouveaux États et surdéterminé les facteurs de modernisation selon le paradigme de l’occidentalisation. Dans la suite des remises en question de la place du droit et de sa conceptualisation, le pluralisme juridique est devenu, dès les années 1970, un enjeu majeur des analyses de politique juridique. D’abord plutôt réservé, par prudence (Le Roy 1984), je me suis converti dans les années 1990 à une conception proche du pluralisme radical (Le Roy 1999, 2003) illustré par Rod Macdonald (1986, 2002) ou Jacques Vanderlinden (2013), et cette approche pluraliste est à l’origine des questionnements qui, depuis 1965, ont provoqué des remises en cause de certains paradigmes, dont le propriétarisme.
La question foncière liée à celle de la généralisation de la propriété privée de la terre dans les sociétés des Suds en voie de décolonisation a dominé ma démarche d’anthropologue depuis ma première grande recherche de terrain, en 1969, chez les Wolof du Sénégal, où je cherchais à comprendre le sens des innovations et des fidélités inscrites dans la nouvelle législation dite « loi sur le domaine national » du 17 juin 1964, en choisissant de faire remonter l’analyse historique des précédents non seulement à la période coloniale, déjà très riche à partir des escales négrières de Gorée ou de Saint-Louis, au xviie siècle, mais aux conceptions autochtones que la nouvelle législation entendait renouveler et qui se maintenaient toujours, en 1969, extra legem, hors la loi sinon contre la loi. Ce terrain de 1969 est fondateur en ce sens que j’y ai vérifié que les sociétés africaines n’avaient nul besoin de la propriété de la terre, privée comme publique, pour assurer une sécurisation communautaire, et que les solutions juridiques utilisées n’avaient aucun rapport avec la réglementation que la colonisation avait tenté de leur imposer sous le titre de droit coutumier. C’est dans ce contexte que j’ai repris et développé les analyses de Paul Bohannan (1963) sur les représentations d’espaces, une démarche qui s’est amplifiée durant les vingt dernières années dans une perspective de science des territoires (Beckouche et al. 2012) et dont je rends compte dans La terre de l’autre (Le Roy 2011).
L’objet propre de cet article est associé à des compagnonnages avec des chercheurs canadiens à propos d’une « science de l’autre » (Gaudreault-DesBiens 2004) et ce, depuis 1974, lorsque j’ai présenté au congrès de l’association canadienne des études africaines à Halifax mes avancées réalisées dans le domaine du droit et de la justice (Le Roy 1975). À partir du début des années 1980, je vais fréquenter de plus en plus régulièrement les rencontres scientifiques canadiennes à l’invitation d’Alain Bissonnette ou de l’Institut interculturel de Montréal (Vachon 2006), à McGill (Le Roy 2006), pour y parler d’anthropologie ou du Centre de recherche en droit public de l’Université de Montréal, en particulier à l’instigation d’Andrée Lajoie (2006, 2007), pour y traiter de décolonisation juridique des populations autochtones de part et d’autre de l’Atlantique (Le Roy 2008), puis de Pierre Noreau (Le Roy 2007).
Cette communication a pour objet d’aborder la question territoriale et foncière chez les Premières Nations d’une manière sinon renouvelée, au moins sensiblement réorientée par la reconnaissance de paradigmes jusqu’à maintenant ignorés dans ce domaine de la recherche. Elle prolonge les travaux historiques et juridiques de deux estimés collègues avec lesquels j’ai collaboré depuis longtemps (Morin 1998 ; Otis 2008, 2012) et deux publications (Le Roy 2011 ; Noreau, 2010) qui introduisent une démarche commune à un petit collectif de chercheurs, réuni dans le cadre du programme « Peuples autochtones et gouvernance »[2]. Sylvie Vincent et Jacques Leroux illustreront dans une contribution séparée les potentialités anthropologiques actuelles de nos travaux communs (voir les textes de Sylvie Vincent et de Jacques Leroux, dans ce numéro).
Pour résumer cette démarche et les remises en cause qu’elle a supposées, il faut concentrer notre attention sur la place et le rôle que nous reconnaissons, dans notre vie quotidienne et de part et d’autre de l’Atlantique, donc tant au Canada qu’en France, à la propriété et, plus particulièrement, à la propriété privée puis à la conception du territoire qui lui est associée. Quoi de plus évident, naturel, nécessaire, utile ou indispensable que la propriété privée, surtout en ce début de xxie siècle où les hypothèses du socialisme sont maintenant tenues pour des hypothèses dépassées et où le néo-libéralisme semble régner en maître ? Et quand on passe des régimes de propriété en général à la propriété foncière en particulier, donc au statut du fonds de terre, on change de registre en passant du profane au sacré puisque, selon l’article 17 de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, reçue comme réunissant des principes au fondement de l’ordre juridique, « les propriétés [sont] un droit inviolable et sacré… »[3]. On a beaucoup glosé (Leclair 2002 ; Le Roy 2011) sur cette formulation, ses implicites et ses conséquences ici essentiellement pratiques (protéger le citoyen en cas d’expropriation pour cause d’utilité publique). On a également relevé la mystique de l’omnipotence (Comby 1991), qualifié de « névrotique » l’approche des juristes civilistes positivistes (Tribillon 2012), relevé l’addiction à l’égard du propriétarisme comme de l’étatisme, nouveaux « opiums du peuple », et expérimenté le caractère obsessionnel du référent propriétariste depuis ces deux derniers siècles et sur tous les continents à mesure qu’ils étaient soumis au rouleau compresseur du développementalisme libéral. On a moins souligné que la prétendue universalité des conceptions des droits ainsi reconnues et du droit de propriété en particulier n’est que le produit de l’imposition au reste du monde, par la force des armes puis par des discours normatifs hégémoniques, d’une conception exclusive et absolue d’un droit qui est réel parce que portant sur la terre comme un bien.
En outre, on a peine à prendre conscience que la « correction de la faute d’orthographe de 1789 » que j’évoque en note (3) avait pour objet de formuler une théorie des rapports à l’espace comme territoire et comme bien foncier reposant sur un principe monologique, c’est-à-dire sur la réduction de la diversité des droits et des revendications à l’unité imposée d’un principe d’autorité, chacun dans son registre propre mais selon le même monopole : le droit sur le territoire est à l’État au titre de la souveraineté ce que le droit exclusif et absolu est au particulier (art. 537 du Code civil de 1804) au titre de la propriété. De même que Jean-Jacques Rousseau déclarait que la souveraineté est une ou n’est pas, de même en est-il de la propriété. Sans doute la common law a-t-elle des conceptions moins absolues et partage-t-elle l’exercice de cette autorité entre l’ownership et les property rights, mais il y a toujours, à l’origine de toute revendication, le radical title détenu par la couronne depuis la conquête de l’Angleterre par Guillaume de Normandie. Même partagé, l’exclusivisme est partout présent dans les conceptions juridiques occidentales depuis le « droit des gens » du xviie siècle ou la revendication qu’exprime René Descartes d’un homme « maître et possesseur de la nature » (Le Roy 2011). Et on se refuse trop souvent à reconnaître qu’en dépit d’une mondialisation du monde et d’une généralisation d’une conception positive, donc étatique, du droit, au moins deux à trois milliards d’êtres humains continuent à en ignorer non seulement les supposés bienfaits mais encore l’idée ou le besoin. Doit-on y associer les Premières Nations du Canada ?
L’hypothèse à l’origine de notre recherche commune durant les six années du programme PAG a été, en interrogeant les pratiques de rapports aux territoires des Premières Nations, de supposer que le filtre propriétariste mobilisé depuis les origines de la présence coloniale eurocanadienne cachait non seulement des pratiques « autres » mais aussi des logiques autres et que nous devions, selon un précepte des anthropologues du droit, « non seulement penser l’autre mais le penser autrement » (N’Diaye et Le Roy 2009). Pour ce faire, la comparaison apporte quelques avantages de décentrement de l’observation et d’intégration de questionnements qui n’ont jamais été formulés comme tels alors qu’ils pourraient apporter des explications à des comportements tenus parfois comme irrationnels selon les catégories de l’observateur étranger mais appréciés comme efficaces, opérationnels et opportuns pour l’usager. J’ai donc proposé de mobiliser les résultats de travaux africanistes sur les représentations d’espaces et d’examiner leur opérationnalité dans le contexte canadien en privilégiant une problématique de gestion patrimoniale du territoire.
Ainsi, je vais, dans les pages suivantes, présenter et commenter les cinq modèles de représentations d’espaces qui sont apparus progressivement comme pertinents en évoquant certaines des difficultés qu’il a fallu maîtriser pour les rendre opérationnels. Puis, dans une seconde partie, je caractériserai cette gestion patrimoniale du territoire et les potentialités qu’elle offre en laissant à Sylvie Vincent et à Jacques Leroux la liberté d’en apprécier les applications et implications futures dans leurs propres contributions.
Cinq représentations d’espaces et de rapports aux ressources
Les catégories et les schémas que je vais présenter ici ont fait l’objet d’une publication dans mon ouvrage de référence (Le Roy 2011) et sont republiés avec l’accord de l’éditeur mais dans un ordre différent car, dans La terre de l’autre, je voulais faire partager au lecteur les méandres de la démarche et les blocages du raisonnement pour découvrir le problème du droit de propriété puis passer de deux à cinq représentations d’espaces.
Refaire le même exercice n’aurait aucun intérêt, l’objectif étant de repérer derrière une revendication possible à la propriété d’autres logiques. Toutefois, depuis une vingtaine d’années, cette réflexion est associée à la théorie des maîtrises foncières et fruitières qui, dans une perspective néo-ostromienne, considère la propriété comme la version finale d’une complexification progressive des modes d’appropriation, ne pouvant s’exercer qu’à la condition que d’autres droits aient été reconnus, organisés et sanctionnés, chacun pour sa part. La présentation suivante propose de considérer chacun de ces droits dans une perspective de complexification croissante où un nouveau droit n’annule pas le précédent mais s’y ajoute en remplissant une fonctionnalité nouvelle que l’on pourra retrouver isolée dans des situations de plus grande complexité. L’image d’un portefeuille (portofolio) de droits est plus fréquente dans la littérature anglophone que dans le droit civil qui intègre l’idée de démembrement en usage et usufruit d’un abusus. Or, c’est bien la référence unitaire de l’idée de démembrement qu’il s’agit de faire évoluer, dès lors que, selon le dictionnaire, démembrer c’est « diviser en parties ce qui forme un tout, ce qui devrait rester entier » (Le Petit Robert 2012 : 668), avec ce présupposé monologique que j’ai détecté ci-dessus.
Pour expliquer et illustrer la spécificité des composantes des modes d’appropriation, j’introduirai, enfin, deux précisions.
D’une part, je considère que l’espace est une portion de l’étendue, donnée physique, qui fait l’objet d’un acte social, donc est « attribuable à un groupe d’individus », selon une autre définition du Petit Robert (2012 : 2383), et à des choix qui font de ce groupe une entité distincte. Il y a donc autant de montages de rapports entre espaces qu’il existe de groupes et de rapports entre groupes et, si l’on veut ordonner ces montages pour comparer les pratiques et expliquer leur sens (à la fois comme direction et comme signification), il faut recourir à des modèles.
Les modèles sont des représentations simplifiées mais globales d’ensembles plus ou moins homogènes. Les anthropologues du droit ont l’habitude de distinguer entre modèles de phénomène, de système ou de processus. Nous sommes ici, comme déjà relevé, face à un processus de généralisation de la propriété privée dont nous devons identifier tant la cohérence que les composantes.
D’autre part, le récit anthropologique de ces découvertes, que je ne détaille pas, repose cependant sur l’acte fondateur posé par Paul Bohannan, anthropologue américain ayant travaillé chez les Tiv du Nigéria dans un article de 1963. C’est Paul Bohannan qui, le premier, a relevé que, si notre conception de la propriété privée n’était pas partagée par les Africains, cela ne tenait pas à quelque infériorité de leur part mais au fait qu’ils ne partageaient pas la même représentation de l’espace que nous, Occidentaux. Et il ajoutait que ce que nous tenions pour universel était le produit d’une généralisation d’une conception géométrique de l’espace à la suite de la première mondialisation par les voyages de découverte du xve siècle et de l’utilisation d’instruments chinois via les navigateurs arabes pour aboutir à la carte géographique par les cosmographes européens. Ceux-ci firent reposer leurs observations sur la position des étoiles en remplaçant les anciens portulans, récits fondés sur les caractéristiques physiques des rivages.
Une représentation d’espace fondée sur le géométrisme au sens de capacité à mesurer le globe terrestre, jusqu’alors marginale, devient, sous le double effet de l’expansion des États européens puis de l’invention du marché généralisé et de la propriété comme loi de ce marché, le principe central d’organisation des rapports politiques, économiques et juridiques avec une forte tendance à évincer puis faire disparaître toutes les autres représentations.
De ces deux propositions découle une position paradigmatique caractéristique de l’anthropologie qui fait de l’observateur la référence fondamentale dans la prise en considération des formes d’organisation. Je vais la présenter et la commenter pour introduire aux cinq représentations ici ordonnées selon le principe de la complexité croissante et de l’empilement des solutions.
Territorialisation
La figure 1 présente une illustration des choix mentaux successifs qui vont faire passer l’observateur de la découverte d’une étendue à la sélection des fonctionnalités des ressources, puis à une construction sociale de la matérialisation de son empreinte par la division d’une part de cette étendue en un espace singulier nommé territoire.
Comme on le constate, l’espace tel qu’il est conçu et organisé est le résultat de processus cognitifs complexes dont rendent compte les histoires de découvertes dans les récits de voyages, par terre ou par mer. S’y mêlent fantasmes et frayeurs, désirs de lucre ou espoirs de conversions religieuses, attentes de vie meilleure. Comme toujours, le pire et le plus noble se côtoient chez le découvreur. Mais, pour que la suite de notre processus soit enclenché il faut que le découvreur signe son implantation par un acte d’emprise (allumer un nouveau foyer, enterrer les totems ou les crânes des ancêtres, planter le drapeau, etc.) qui transcrit moins un pouvoir qu’une autorité, au sens étymologique de l’auctor latin, du verbe augere, celui qui apporte la garantie (ici d’une vie meilleure) en faisant croître la puissance du groupe. C’est cette connaissance des potentialités de l’étendue et la reconnaissance de l’exercice d’une maîtrise possible de ses ressources qui ouvrent à une conception de la territorialité comme l’alpha et l’oméga de la socialisation de la nature et de l’étendue.
La deuxième figure (territorialisation) prolonge la première en reprenant la forme instituée de son organisation. Romulus a pris la charrue, tracé le sillon qui deviendra la limite de Rome. Il a peut-être déjà tué Rémus qui, par un saut irresponsable au-dessus du sillon, a nié le caractère sacré (du sacer latin et du verbe sancio/ere qui veut dire « interdire » avant de signifier « consacrer ») de la ligne ainsi tracée.
Comme représentation originale de l’espace, le territoire est le dernier-né de ces microdécouvertes et a partie liée avec le programme PAG, où l’on me demandait de privilégier les pratiques territoriales. Mais quelle place dans le rébus ? Si la référence au territoire national s’impose évidemment comme l’oméga puisque c’est le support de l’autorité de l’État canadien, la littérature en fait un objet principalement politique aux significations entrecroisées, et l’on était en droit de se demander si cette notion de territoire avait une place à part et une fonction de concept-recteur dans la construction théorique en cours.
La reprise des récits de fondation de villages sénégalais ou comoriens, ainsi que des discussions sur les demandes de droit d’asile au Canada ou sur le statut des étrangers dans l’espace Schengen de l’Union européenne, m’ont convaincu de considérer le territoire aussi comme l’alpha, le point de départ, la première marche de cette construction, et du fait qu’elle était liée au droit d’accès à une étendue et à ses ressources. On relèvera l’imprécision volontaire de l’indéfini « le » territoire car, dans les sociétés dites traditionnelles non occidentales où tout est pensé en termes multiples, spécialisés et interdépendants, la forme primaire ou première du territoire se transforme rapidement en des ensembles territoriaux enchevêtrés selon des principes de complémentarités fonctionnelles. Dès le début de la vie en société, l’homme rencontre le problème d’accéder non à un mais à des territoires selon le statut dont il peut exciper, ce qui induit une inégalité que, paradoxalement, les grands principes actuels de politique publique (égalité de traitement, uniformité de l’offre publique, etc.) ne font que renforcer pour les étrangers.
Odologisme
Cette deuxième représentation (fig. 3) a pris sa place dans le puzzle en 1997 lors d’un colloque sur le nomadisme sahélien à Niamey où mon esquisse théorique introductive au colloque avait été confortée par un collègue allemand, Gunther Schlee (1999), travaillant au Nord-Kenya et ayant intégré des travaux australiens sur les rapports à l’espace des sociétés aborigènes – que j’ai moi-même pu reprendre sur place en 1998. C’était « dans l’air du temps » mais cela faisait au moins dix ans que je disposais de matériaux pour considérer la science des cheminements des pasteurs sahéliens comme ouvrant non seulement à un « droit à la route » mais à un ordre de passage et à un droit prioritaire sur les diverses ressources des territoires traversés (eau de surface ou souterraine, pâturages aériens ou herbacés, fruits et graines collectés, gibiers, salines pour les cures des troupeaux, etc.). Gunther Schlee remarquait d’ailleurs que, dans les représentations de ses interlocuteurs, ce n’étaient pas ces derniers qui avaient un droit sur la route mais c’était la route qui avait le droit d’être empruntée par ce groupe sur qui, donc, pesait une obligation.
La représentation odologique est centrale dans les pratiques de chasseurs collecteurs, en particulier chez les Premières Nations du Canada. J’y reviendrai.
Topocentrisme
C’est cette représentation que Paul Bohannan avait qualifiée en 1963 « d’africaine ». Mais elle n’est qu’une des priorités des agriculteurs africains et plus largement des sédentaires. La complexité des diverses formes intégrées dans la figure 4 tente de donner une idée d’une organisation spatiale qui se présente comme un feuilleté, chaque espace étant identifié par une fonctionnalité singulière identifiée par un « topos », un lieu singulier ou mémorable, et chaque fonctionnalité pouvant donner naissance à des espaces particuliers. Le principe de base est que les fonctionnalités de nature différente se superposent et que celles de nature analogue s’arrêtent ou s’opposent. Donc deux territoires politiques sont délimités par une frontière ou un no man’s land. Par contre, l’espace des agriculteurs et celui des pasteurs peuvent se superposer, de même qu’un espace économique et un espace religieux. Ici, chacun est maître chez soi, pour y exercer un droit de gestion sur le sol et les ressources associées, mais un chez soi qui n’est que la somme des fonctionnalités qu’on peut mobiliser car l’ensemble est systémique et en interaction constante. L’inclusion est le principe de base d’une organisation qui valorise le paradigme du partage et les communs.
Hiéronomie ou sanctuarisation
J’ai en particulier identifié la place et le rôle de cette représentation en travaillant avec Olivier et Catherine Barrière dans le parc du Niokolo Koba au Sénégal oriental, en 1999 avec les populations Bassari qui étaient chassées de leurs propres lieux sacrés par la transformation de la forêt classée comme réserve de biosphère, ce qui conduisait à leur double exclusion des territoires de chasse et des lieux de culte, donc à une dissolution de l’identité (Barrière et Barrière 2005) [fig. 5].
La constitution de forêts classées relevant du domaine privé colonial en Afrique et la mainmise de l’OTAN sur les espaces du Grand Nord canadien sont deux exemples d’un processus de sanctuarisation connu de toutes les sociétés mais qui a pris des conséquences nouvelles là où, en raison du besoin de sauvegarde des ressources arborées ou des exigences de la défense contre un ennemi (le pacte de Varsovie pour le Grand Nord canadien en un temps), des populations se voient imposer une exclusion de leurs zones de nomadisation, de chasse, de pêche ou de pacage et la disparition de leurs droits traditionnels. Les exigences de la protection de l’environnement multiplient actuellement ces phénomènes de sanctuarisation, l’exclusivisme qui y est associé ne concernant pas seulement les collectifs mais aussi les individus et les droits individuels qui, d’inclusifs sont devenus de plus en plus exclusifs, dernière phase avant le passage à l’absolutisme du droit, donc à la propriété privée.
Géométrisme
J’ai choisi comme support de la représentation l’exemple de la trame orthogonale, déjà exploitée dans les damiers urbains des villes d’Ionie, au viiie siècle avant J.-C., pour illustrer l’ancienneté de la démarche de mesure d’une superficie, puis sa réévaluation quand il s’est agi de passer d’une valeur d’usage à une valeur d’échange de la terre par la généralisation d’un marché foncier en lien avec le capitalisme (fig. 6).
Cette représentation repose sur un principe d’unification des unités de mesure jusqu’alors reposant sur la quantité de travail, de semences ou d’outillage puis des catégories juridiques ramenées ici aux trois catégories développées par les droits coloniaux francophones, domaine public, domaines privés et propriétés privées. Les communaux (art. 542 CCF) n’ayant qu’une place résiduelle ne sont pas introduits ici. Les droits sur les ressources sont de « disposition », donc autorisent leur discrétionnaire destruction tout comme leur aliénation par le jeu des marchés.
Deux précisions doivent être formulées en complément de ce qu’on a dit. D’une part, l’exercice d’un droit absolu comme la propriété n’est possible que dans la mesure où il s’appuie sur l’exercice des quatre autres représentations avec leurs droits associés. La propriété, au sens de l’article 544 du Code civil des Français comme droit de jouir et de disposer des choses de la manière la plus absolue, n’est possible que dans la mesure où les droits d’accéder, de prélever, de gérer et d’exclure sont effectivement reconnus et organisés. D’autre part, si la propriété est la loi du marché comme condition de l’exercice de la loi de l’offre et de la demande sur la base du contrat et de l’accord de volonté, la propriété foncière n’a d’intérêt et d’efficacité que dans le cadre de la généralisation des rapports de marché donc dans un cadre réellement et fonctionnellement capitaliste. Ces observations paraissent évidentes quand on est placé au coeur du système capitaliste mais deviennent très problématiques quand on se situe dans ses marges, voire quand on tente d’échapper à son attraction tenue pour maléfique.
Que se passe-t-il quand, comme c’est le cas chez nombre de Premières Nations, ces conditions ne sont pas remplies et que la propriété foncière absolue est soit inconnue, soit connue mais encore esquivée pour le foncier, soit détournée ou contournée en raison de ses coûts financiers, sociaux ou humains trop importants ? Sont-ce les anciens dispositifs qui réapparaissent ou des innovations normatives produites par des ajustements plus ou moins contrôlés entre des modalités traditionnelles et modernes, endogènes et exogènes, de maîtrises métisses des espaces et de leurs ressources ? Si cela est le cas, l’adoption d’une gestion patrimoniale des espaces et de leurs ressources serait pertinente.
Quelques arguments en faveur d’une gestion patrimoniale des espaces et des ressources
Avant d’entrer dans la présentation de l’approche de gestion patrimoniale que je propose, il me paraît utile d’ajouter quelques explications quant à la nature et à la complexité des régimes juridiques ainsi mobilisés.
Prérequis anthropologiques sur la distinction droit/juridicité (Le Roy 1999)
Mettre à distance notre conception moderne du droit
Il faut tout d’abord abandonner l’illusion que la formulation de la règle juridique va s’opérer par le moyen d’une norme générale et impersonnelle (NGI), support d’un droit positif formulé par l’État et ses appareils administratifs et judiciaires. Ce sont principalement des habitus ou systèmes de dispositions durables (SDD) tels qu’identifiés par Pierre Bourdieu (1980) à propos du droit coutumier en Kabylie et plus accessoirement des modèles de conduite et de comportements (MCC) requérant une formulation plus élaborée et qu’on retrouve dans les coutumiers qui seront les outils de la fabrique juridique au quotidien et dans ses formes « habituelles ». Cette fabrique de la juridicité (plutôt que du droit qui n’est que la forme particulière de la juridicité adoptée par l’État moderne, Le Roy 1999) repose tout d’abord sur des récits, plus ou moins typés ou stéréotypés, du mythe ou de la légende au récit de fondation pour en arriver aux histoires jusqu’aux blagues qui peuvent receler leur quotient de normativité. Tout ici est bon à écouter quels qu’en soient la forme, le lieu, le transmetteur.
Ces récits transmettent des idéo-codes composés des éléments nécessaires au repérage d’une situation juridique particulière, ce qui suppose deux opérations complémentaires : fournir des critères de distinction qui font la spécificité du rapport juridique et, d’autre part, y associer une mobilisation de l’autorité entraînant la reconnaissance que ce rapport est bien légitime au regard des principes du groupe, donc susceptible de sanction, donc obligatoire, donc juridique. On se souvient que, même actuellement, cette transmission est essentiellement orale et gestuelle et suppose une connaissance intime et continue des modes de vie du groupe, avec tous les implicites, les non-dits et les silences de ce type de transmission que vient d’illustrer Rodolfo Sacco (2015). Les récits sont toujours incomplets et des pointillés apparaissent çà et là. Pour être traductibles dans le langage « scientifique » de l’observateur-analyste, les idéo-codes doivent être transposés dans des modèles originaux qui restituent les deux contraintes que nous venons d’évoquer : des critères de distinction et une mise en forme normative faisant autorité dans la culture du groupe.
Dans les contextes africains que j’ai pratiqués, j’ai utilisé des modèles matriciels empruntés à la comptabilité publique (Le Roy 2011, IIe partie). Les matrices présentent cet avantage de pouvoir y introduire trois types d’informations (une sur chaque axe et une par case), ce qui correspond à l’exigence de pluralisme de la juridicité qui commence à trois. On introduit sur l’axe horizontal les données relatives aux modes d’exercice de l’autorité sur la terre et ses ressources, saisis par les statuts des acteurs ou par les dires des usagers. Sur l’axe vertical, on inscrit les modes d’utilisation des ressources déterminés par des zonages, des réseaux ou des critères analogues. Puis, dès lors que l’on considère que la donnée introduite dans la case à l’intersection d’un mode de contrôle et d’un mode d’utilisation est le support du rapport juridique et que c’est par sa dénomination qu’est identifié le rapport juridique tenu ici pour « un droit » (même si c’est en fait encore plus compliqué[4]), on dispose d’un cadre notionnel et conceptuel permettant de rendre compte de ces logiques à l’état pratique en réduisant l’ethnocentrisme au maximum.
En va-t-il de même dans le contexte canadien ? C’est à mes collègues de trancher car nous sommes bien, tant pratiquement que scientifiquement, face à des exigences analogues. Mais il est possible que le chercheur canadien dispose d’autres informations liées à des habitudes de formulations juridiques sur le modèle du droit positif ou influencées par lui.
Un dispositif multidimensionnel
Les analyses ci-dessus nous ont permis de comprendre que des représentations d’espaces originales véhiculent des maîtrises elles aussi spécifiques qui échappent ensuite, et plus généralement dans les situations de mondialisation, à leurs conditions initiales d’apparition pour faire partie des comportements spatiaux, sinon de tous les groupes, au moins du plus grand nombre dans leur contrôle de leur territorialisation. Même si nous avons perdu conscience de l’originalité de nos pratiques de déplacement (odologie), de nos manières, voire manies, d’organiser notre espace familier (topocentrisme) et les interdits que nous associons à tel espace ou telle fonctionnalité (hiéronomie), nous n’en exerçons pas moins des droits combinés qui sont associés implicitement ou explicitement à un statut comme position juridique.
Pour faciliter l’exposé, je reprends une figure adaptée de Sandberg (1994) qui, lui-même, l’a empruntée à Elinor Ostrom (Schlader et Ostrom 1992 ; Le Roy 2011, fig. 59). Elle illustre tant l’empilement progressif des droits que les limitations inhérentes à chacune des positions statutaires. Il est également évident que ces différentes réalités se disent de manière spécifique dans chacune des langues que nous sommes appelés à exploiter.
Il est enfin évident que chacune de ces catégories est susceptible de distinctions internes dès lors qu’un statut prête à des applications particulières (on peut être ayant-droit au titre de sa position lignagère ou au titre d’un contrat) ou que des usages propres doivent être exploités juridiquement.
Les principes de gestion patrimoniale
La gestion patrimoniale a pour vocation d’intégrer la gestion propriétariste qui en devient une des dimensions, et de faire prendre en considération des modes de gestion tenus pour prémodernes mais cependant susceptibles d’être invoqués dans la perspective d’une redécouverte de la complexité d’un monde devenu « transmoderne » (infra) et des exigences du développement durable.
Dans sa formulation actuelle, elle privilégie cinq dimensions que nous adossons, selon une lecture en ligne, aux distinctions déjà introduites par les représentations d’espaces et la théorie des maîtrises foncières et fruitières et que résume le tableau 1[5].
Le principe d’une gestion patrimoniale est d’affirmer l’interdépendance des acteurs et des facteurs, donc de poser que toute reconnaissance d’une de ses applications suppose l’interaction de toutes les autres qui doivent rester compatibles dans l’ensemble ainsi constitué. En clair, il s’agit de contrôler l’impact éventuellement négatif ou destructeur de l’exercice du droit de propriété. Si cet exercice est généralement protégé par les législations modernes et doit le rester, son abus est mal maîtrisé, comme on l’observe actuellement dans les phénomènes d’appropriation des terres à grande échelle. Les codes de bonne conduite sont insuffisants pour protéger les exploitants de l’appétit de lucre et des logiques d’accumulations capitalistes. Ainsi doit-on prévoir, et on devrait l’inscrire dans les contrats de cessions de terre, que le transfert de propriété respecte de manière cumulative (selon les opportunités) les quatre autres dimensions de la gestion : conserver des terres disponibles pour les exploitants, surtout les petits, protéger les ressources génétiques locales, favoriser le maintien des sols entre les mains des héritiers et prévoir l’avenir en favorisant la préservation de communs pour les générations futures[6]. Et comme une telle approche repose sur une gestion participative, les intéressés devront être consultés. Au Canada, on affirme que c’est l’honneur de la couronne qui est en cause quand les Premières Nations ne sont pas suffisamment informées (Leroux 2013).
Premiers apports à une gestion patrimoniale du territoire
Mes travaux au Canada depuis une quarantaine d’années (Association canadienne des études africaines, Halifax, 1974) ont été en particulier axés sur la formulation d’un droit commun original en situation coloniale. Ils concernaient principalement les Premières Nations mais m’obligeaient également à considérer la société canadienne dans sa globalité et dans sa complexité, ne serait-ce que pour comprendre comment, sur le point particulier de la « situation coloniale », au sens de Georges Balandier (1960), les élites eurocanadiennes ont pu rester si fondamentalement en dehors du mouvement de la décolonisation. Je ne m’en plaindrai pas à titre personnel puisque cette absence a justifié que le programme me donne le privilège de côtoyer des collègues particulièrement compétents. Je n’ouvre pas, la place étant comptée, une incise sur les paradoxes traversant tant le nationalisme québécois que l’écologisme de certains anglophones et reproduisant dans les rapports aux Premières Nations les torts ou travers qu’ils reprochent aux dominants, et j’ai observé que ces paradoxes sont constitutifs des pensées métisses qu’on retrouve de part et d’autre de l’Atlantique, donc d’une interculturalité qui doit rester dynamique.
Un cocktail au goût du jour
Je vais tout d’abord reproduire un tableau que j’avais déjà commenté dans le contexte d’une réunion du programme PAG en 2007 (voir tab. 2). J’avais alors repéré que la juridicité illustrée par la gestion patrimoniale est mobilisée par des acteurs particuliers, autochtones, investisseurs, écologistes par exemple, et que chacun de ces types d’acteurs peut lui-même privilégier une des cinq représentations d’espaces selon les intérêts qu’il poursuit à un moment donné. C’est une application pratique du Jeu des lois (Le Roy 1999). La « bonne gestion territoriale » est donc, à un moment donné et à ce moment-là peut-être seulement, la somme des situations partielles considérées comme compatibles ou rendues complémentaires après négociations. Elle sera « démocratique » si aucun acteur (même absent) n’est exclu de la négociation.
Des applications particulières aux espaces arborés[7]…
Toutes les représentations et maîtrises d’espaces peuvent être actuellement mobilisées dans l’observation des rapports juridiques et politiques. Elles ont fait l’objet de commentaires significatifs lors du congrès de Turin (Le Roy 2013), avec les remarques suivantes :
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La maîtrise minimale s’observe encore dans les grandes forêts denses en Amazonie, Afrique centrale, mais la territorialisation se fait de plus en plus concurrentielle, donc devient au moins prioritaire aux Amériques (ainsi en Guyane).
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La maîtrise prioritaire me paraît être la clef de la sécurité territoriale et foncière des sociétés forestières (« sauvages » au sens étymologique) en conditionnant le prélèvement harmonieux des végétaux et du gibier. Elle reste méconnue.
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La maîtrise spécialisée, liée au topocentrisme de l’habitat ou de gisements de ressources pérennes, prend une incidence de plus en plus grande avec la redécouverte de la gestion communautaire, types communs ou forêts communautaires en Afrique centrale, ou de la confrontation entre les intérêts de sociétés capitalistes dans l’exploitation minière ou pétrolière et ceux des communautés locales.
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La maîtrise exclusive a été au coeur des politiques domaniales en Afrique francophone (forêts classées). Elle reste un outil souvent nécessaire mais parfois mal appliqué des politiques de protection de la nature.
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La maîtrise absolue, donc la propriété privée, reste la référence peu discutée des politiques de sécurisation foncière et, par extension, forestières. On ne doit pas négliger ses vertus mais on ne peut nier ses défauts en sous-estimant l’adaptabilité et l’efficacité écologique des dispositifs locaux ou autochtones ainsi détruits.
… et aux sociétés algonquiennes[8]
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Le modèle fondamental des maîtrises foncières (sur le fonds) et fruitières (sur les ressources) doit être envisagé sur la longue durée, au moins les trois derniers siècles. Il éclaire ainsi des données du xviie siècle, tel le récit de « l’hivernement » du père jésuite Le Jeune en 1634-1635 analysé par Jacques Leroux (Leroux 2010).
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Il suppose l’applicabilité des quatre premiers niveaux de maîtrises (minimale, prioritaire, spécialisée et exclusive), donc ne prenant pas en considération une maîtrise de type absolu et un droit de propriété « privée ».
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Il appréhende le droit sur les ressources comme une extension d’un droit sur le fonds, donc sur le territoire, ce qui illustre déjà une certaine acculturation juridique.
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Il identifie les bénéficiaires comme des usagers détenant un statut particulier au sein de la bande, de la famille ou de la maisonnée.
Cette approche, selon Jacques Leroux, met en évidence « une éthique d’une protection d’autrui et le monde des relations écologiques […] au fondement des conduites qu’il revenait à chacun d’assumer » (ibid. : 128).
Dans la conclusion de sa contribution de 2010, Sylvie Vincent précise enfin ceci :
Si le concept d’odologie semble parfaitement pertinent aux pratiques et représentations des Innus de la première moitié du xxe siècle, nous allons devoir ajuster quelque peu les autres concepts (topocentrisme, géométrie, sanctuarisation), issus du modèle basé sur les données africaines, afin que les cultures algonquiennes puissent être mieux prises en compte et donc contribuent plus concrètement à la construction du modèle recherché et à son utilisation ultérieure.
Vincent 2010 : 149
Nos collègues Vincent et Leroux répondent à cette préoccupation dans leurs textes respectifs publiés dans ce numéro.
Conclusion : Vers une possible décolonisation ?
Une trop lourde institutionnalisation des dispositifs de gestion territoriale aurait sans doute plus de conséquences négatives que positives, et il conviendrait, avant de mobiliser la grosse artillerie des réformes juridiques, de recourir à cette éthique de la protection d’autrui et de la nature que Leroux (2010) mettait en évidence dans la conclusion de sa contribution. Et s’il faudra en venir à des transformations institutionnelles, peut-être conviendrait-il d’ouvrir le débat sur des bases égalitaires et confiantes où seraient abordés tant les traitements réservés aux individus (éducation, addictions) que le devenir des ressources naturelles et de l’écologie, avec les enjeux économiques et financiers qu’ils supposent.
Par ailleurs, nous savons déjà qu’aucune réponse ne peut être simple et qu’elle doit envisager les exigences de complexité (incertitude), de dynamique (tout change constamment) et de complémentarité des différences que nous associons maintenant au développement durable ou soutenable.
Elle suppose donc une remise à zéro de tous nos « compteurs conceptuels ». L’intérêt du modèle des maîtrises foncières et fruitières est indéniable pour permettre d’envisager les conséquences juridiques et judiciaires de pratiques d’exploitation des territoires fondées sur l’odologie et qui n’avaient pas été abordées ainsi jusqu’à maintenant. Pourtant, comme le faisait remarquer Sylvie Vincent tous les problèmes ne sont pas ainsi résolus et il appartient aux chercheurs canadiens de prolonger ces questionnements tant scientifiques que politiques.
Parties annexes
Note biographique
Étienne Le Roy, anthropologue, actuellement professeur émérite d’anthropologie du droit à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, a durant une cinquantaine d’années de recherches participé à la fondation en France de l’anthropologie juridique. Il a développé en Afrique une pratique de terrain autour des politiques foncières et territoriales dans une vingtaine de pays et participé, à travers le monde, à nombre de débats où les conceptions du droit, de l’État, du développement et des relations Nord-Sud étaient en jeu. Invité au Canada depuis 1974, il y a développé des compagnonnages en travaillant en particulier sur les droits de la personne et la décolonisation juridique des autochtones. Il reste actif dans le secteur associatif, en particulier sur le chantier des nouveaux communs. Il est l’auteur de nombreux travaux, dont La terre de l’autre, une anthropologie des régimes d’appropriation foncière (LGDJ, Paris, 2011).
Notes
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[1]
Communication présentée au colloque final du programme « Peuples autochtones et gouvernance » (PAG), Montréal, le 18 avril 2012.
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[2]
Outre Sylvie Vincent, Jacques Leroux et moi-même, notre collectif comprenait Alain Bissonnette et Caroline Plançon qui, l’un et l’autre pour des raisons d’incompatibilité de leurs nouveaux statuts professionnels avec les exigences de la recherche fondamentale, ont dû renoncer à nous accompagner par une contribution personnelle jusqu’au terme de la démarche. Ils sont cependant considérés comme co-auteurs in abstensia.
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[3]
On est passé du pluriel de 1789 au singulier en 1793 en corrigeant, selon une formule de Joseph Comby, « la faute d’orthographe de 1789 », en réalité en construisant une théorie juridique nouvelle de la propriété (Comby 1991 : 11).
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[4]
Face à ce qui apparaît comme un rébus indéchiffrable, mon discours n’a cessé d’évoluer pour échapper à l’ethnocentrisme rampant de l’ethnologie juridique classique. Après La terre de l’autre (Le Roy 2011) qui contient déjà de nombreuses précisions, la publication des actes du congrès de Turin (Le Roy 2013) apporte des compléments et relance la recherche sur la nature même de cette juridicité.
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[5]
Dans ce tableau, nous n’avons qu’évoqué les conclusions des cinq maîtrises : pour une présentation synthétique voir Le Roy 2010, et pour des développements plus élaborés consulter Le Roy 2011.
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[6]
Ces différentes dimensions d’une gestion patrimoniale sont approfondies dans l’ouvrage de référence (Le Roy 2011) mais il est évident que de nouveaux travaux seront indispensables pour passer de la théorie à la pratique.
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[7]
Les Premières Nations du Canada vivaient principalement en milieux forestiers. C’est pour cette raison qu’elles étaient qualifiées de sauvages (du bas latin salvaticus, et du latin classique silva, la forêt). Ces réflexions ont été développées devant la commission scientifique de la Fondation Nicolas Hulot, Boulogne-Billancourt, le 21 janvier 2013.
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[8]
Résultant de la première contribution de Jacques Leroux (2010 : 99-131).
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