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C'est qui, papa, les sauvages ?
Pendant longtemps, mon frère Rémi, mes trois soeurs et moi avons écouté les histoires que notre père ramenait de ses longs séjours en forêt. Il était arpenteur et ingénieur-forestier et, deux fois par année, il partait pour plusieurs mois, l'hiver avec raquettes, chiens et traîneaux, l'été avec des canots que nous trouvions magnifiques. Responsable de petites équipes la plupart du temps composées d'Amérindiens, plus précisément d'Innus (qu'il appelait alors comme tout le monde « sauvages »), il parcourait la forêt québécoise en mesurant l'espace, en définissant les contours des lacs et le cours des rivières et en traçant les « lignes » qui découpaient le territoire du Québec en comtés et cantons.
Une de ces histoires nous a particulièrement marqués. Sur le chemin du retour d'un de ces longs voyages, papa partageait un canot avec un des Innus qu'il a le plus aimés. Il s'appelait Philippe Vollant. Dans un fort rapide, le canot se fracassa, papa put s'agripper à une roche mais Philippe Vollant disparut à jamais. C'était pourtant un excellent homme de canot. Ce tragique accident est survenu autour de 1930 alors que ni Rémi ni moi n'étions nés. Mais nous en avons beaucoup entendu parler et nous avons compris que papa admirait beaucoup Philippe Vollant, qu'il appréciait son leadership au sein de ses équipes, qu'il se régalait de son humour et que les circonstances dramatiques de sa mort l'avaient beaucoup affecté. Donc, très jeune, Rémi a entendu parler des « sauvages » et il a compris que son père avait tissé avec certains d'entre eux des liens privilégiés.
Quand nous étions adolescents, Rémi et moi, papa décida de nous emmener « dans le bois ». Pendant quelques étés, nous avons fait partie de ses équipes presque toujours composées d'Innus de Pointe-Bleue (devenu Mashteuiatsh) et de Betsiamites (devenu Pessamit) : François Germain que nous appelions « Monsieur » Germain parce qu'il était âgé et qu'il inspirait le respect, son fils William, son gendre Antonio Siméon, Georges Bégin, Joe Gill, Vincent Hervieux, Eugène Picard et quelques autres.
Ces hommes nous ont tout appris de la vie en forêt : le maniement du canot, beau temps mauvais temps, la façon de repérer la décharge d'un lac en lisant la courbure des montagnes, la descente des rapides et les manières de portager canots et bagages, le choix d'emplacements pour installer les campements, les usages multiples des haches et couteaux, etc. Et, malgré la distance qui nous séparait d'eux, nous avons commencé lentement à découvrir « Monsieur » Germain, Antonio, William et les autres, souvent hommes de peu de mots. Nous avons admiré leur adresse, leur humour, leur patience, et quand je pense à ces longs voyages, je me dis qu'ils sont à la source des liens que Rémi a créés avec les autochtones[1]. Plus tard, il voudra les connaître davantage et percer le mystère que la rencontre de l'autre fait souvent naître chez les humains.
Rémi avait 15 ans lors du premier voyage. Moins de vingt ans plus tard, en 1967, il organisait avec José Mailhot, Madeleine Lefebvre, Robert Lanari et d'autres collègues ses premières collectes de légendes innues à Sheshatshit et Matimekush, légendes qu'il présenta en 1971 dans Carcajou et le sens du monde. Depuis Carcajou jusqu'à La Forêt vive (2004), l'étude et la présentation de ces légendes représentent un des axes majeurs du travail de Rémi. Il a bien montré que ces textes oraux ne sont pas de petites histoires racontées au coin du feu pour passer le temps, mais constituent de véritables récits fondateurs. Des récits qui expriment la façon dont les Innus perçoivent l'origine du monde et de leur mode de vie, à la manière des genèses qu'on retrouve dans d'autres mythologies et avec lesquelles Rémi propose d'ailleurs plusieurs rapprochements pertinents.
Mais Rémi n'a pas travaillé que sur des récits. Ce qui frappe dans son parcours, c'est son engagement personnel, son appui indéfectible au combat que mènent les Amérindiens pour établir avec leurs voisins des relations égalitaires. Cet engagement ne s'est jamais démenti. En témoignent d'abord plusieurs ouvrages importants et des dizaines d'articles où les dimensions historique, juridique, politique, économique et culturelle sont abordées avec une rigueur et une sensibilité qui interpellent le lecteur. D'autre part ses nombreuses prises de position dans les médias, des avis donnés à des organismes faisant appel à son expertise, ses luttes sur le terrain, comme dans le dossier du décès suspect de deux jeunes Innus sur la rivière Moisie ou dans celui des Algonquins de Trois-Rivières, toutes ces interventions nous rappellent le caractère particulier de son engagement.
En 2007, dans la Déclaration sur les droits des peuples autochtones, les Nations unies ont reconnu que « les peuples autochtones ont subi des injustices historiques à cause, entre autres, de la colonisation et de la dépossession de leurs terres, territoires et ressources, ce qui les a empêchés d’exercer, notamment, leur droit au développement conformément à leurs propres besoins et intérêts ». Cette déclaration rejoint une profonde conviction qui habite Rémi depuis longtemps, une conviction qui explique l'énergie et la passion avec lesquelles il a travaillé et travaille toujours, malgré les obstacles qu'on connaît, à faire entendre « la voix des autres » et à rapprocher les peuples qui occupent le territoire québécois. Voilà pourquoi il a toute notre admiration.
Denis Savard
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À propos de Rémi Savard
Rémi moqueur
Première rencontre, milieu des années 60
À l’entrée du département d’anthropologie de l'Université de Montréal sont exposés un certain nombre d’artefacts, en vitrine, ainsi qu’un kayak « esquimau » suspendu au plafond. Nous sommes entassés dans l’ascenseur. Arrivé au cinquième, un énergumène crie avec force : « Cinquième, anthropologie, département des jouets ! » Suivi d'un rire tonitruant ! Ce n’est pas un rire précolombien mais celui de Rémi Savard, jeune professeur arrivant tout juste de Paris.
Quarante ans ont passé et je le retrouve par hasard à Sept-Îles. Ses premiers mots : « T’as ben engraissé ! » Suivis de son rire, toujours le même.
Rémi moqueur…
Rémi professeur
La mythologie « esquimaude », le Cru et le Cuit, l’analyse structurale, Rémi nous en fait voir de toutes les couleurs.
Plus de 3000 pages à lire par session concernant les Amérindiens du Canada. Un seul examen, un oral. Les questions ? Des dizaines comme la suivante : « Quelles sont les principales différences entre les Ojbwas du Nord et ceux du Sud ? » Réponse : « Hé bien ! voici… »
Nous étions soixante étudiants en bac 3. Nous avons tous coulé cet examen…
Rémi professeur…
Rémi la plume
Pour Rémi Savard écrire coule de source, ce qui n’est pas le cas de la majorité de ses étudiants, y compris, et je dois l’avouer, surtout moi-même! Il m’a obligé à réécrire ma thèse de maîtrise quatre fois! Au dactylo, sans copier-coller et avec deux doigts… Rien sur le fond, très peu de fautes de grammaire ou d’orthographe, non tout était dans le ton, le style ou l’absence de…
Rémi la plume…
Rémi batailleur
Dès son arrivée au département d’anthropologie de l'Université de Montréal, Rémi s'engage à fond dans le développement d’une anthropologie québécoise, en particulier de la recherche sur les Amérindiens. Les querelles éclatent au département. Pour plusieurs professeurs, ethnologie et archéologie vont de pair avec Moyen-Orient, Afrique, Caraïbes, Mélanésie, etc. Un de ses collègues lui cria lors d’une réunion houleuse : « Monsieur, vous m'adresserez la parole lorsque vous publierez vos articles dans des revues scientifiques ! » Rémi publiait entre autres dans Recherches amérindiennes au Québec… Un an ou deux plus tard, Rémi quittera l’Université de Montréal avec fracas, et avec lui plusieurs de ses collaborateurs. Ce sera le début de son engagement dans les dossiers amérindiens. Il sera de toutes les tribunes. Par exemple il devient consultant lors de la création d’un cegep autochtone situé à La Macaza.
Rémi batailleur…
Rencontré il y quatre ou cinq ans, Rémi à la retraite n’a rien perdu de sa fougue, de sa capacité d’indignation ni de sa jovialité contagieuse. Aujourd’hui grand-père, son côté gamin ne l’a toujours pas quitté !
René Hirbour
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D'hier à aujourd'hui
D’hier à aujourd’hui, par son sens de l’humour et son regard particulier sur Nous et les Autres si près de nous, Rémi Savard m’a ouvert l’esprit en me parlant de mythes et d’autodétermination. C’était à l’époque où, jeune étudiante naïve, je longeais les couloirs de l’université en croyant que l’anthropologie m’éloignerait des Iroquois et des Hurons de mon enfance et me conduirait plutôt au delà des frontières québécoises. Pourquoi pas en Afrique noire, là où les missionnaires de ma jeunesse avaient fait voyager mon imagination ? Mais voilà que j’entends, à travers les murs des hauts savoirs, des paroles surprenantes pour une Québécoise ignorante du carcajou mythique des forêts autochtones, et de ce qui se dissimulait derrière l’Épopée… Si la culture indienne doit subsister, ce sera parce qu’elle a pris la parole : un silence prolongé risquerait fort de la faire sombrer dans l’histoire.
À de nombreux étudiants et étudiantes qui, comme moi, sont de la génération et de la culture scolaire ayant mis l’accent sur les martyrs canadiens, Desgroseillers et autres explorateurs, Rémi a permis de pénétrer dans les entrailles de leur histoire. Anthropologue, non pas du lointain mais du proche, il enseignait en nous recentrant sur le Québec, en faisant le pont entre un passé de méconnaissance et un présent tout aussi méconnu. D’hier à aujourd’hui, j’ai aussi eu plaisir à l’écouter… Rémi au rire communicatif et à la parole voyageuse… Ses yeux ricaneurs et sa gestuelle avenante ont toujours été des invitations à placoter et à échanger tantôt sur des mythes autochtones et des rivières à saumon, tantôt sur les Haïdas des Îles-de-la-Reine-Charlotte qui ont inspiré mon mémoire de maîtrise.
C’est ainsi que, parlant de leurs droits plus souvent que de leurs plumes, comme disait Gill, Rémi a orienté mon engagement social et politique, notamment au Comité d’appui aux nations autochtones de la Ligue des droits et libertés, le CANA. Il a aussi influencé mon enseignement et surtout mon regard sur le monde des relations interculturelles.
Mais au-delà de l’anthropologie, nos routes du quotidien se sont croisées et nos vies se sont nourries d’échanges, de rires et du plaisir de se raconter. Amitiés d’hier à aujourd’hui.
Sylvie Loslier
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Pour cette passion inconditionnelle, merci Rémi Savard
Pour s’intéresser aux mythes et légendes amérindiennes, persister à les étudier, les traduire et les faire connaître au début des années 1970 au Québec, il fallait être… Rémi Savard !
En ces années d’agitation et de contestation, dans les milieux d’éducation on devait sortir des couloirs de l’université pour rencontrer quelqu’un qui étudiait les cultures des Indiens du Québec
Ce n’était pas encore « à la mode » dans notre formation officielle que de s’attarder à notre propre aire culturelle.
Mais, cela existait… dans les locaux du Laboratoire d’anthropologie amérindienne.
L’été que j’ai passé à y travailler fut, pour la petite étudiante que j’étais, un été de découvertes :
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découverte de passionnés et passionnants chercheurs,
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découverte d’un imaginaire qui me fascinait,
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découverte de voisins plus proches de moi que je ne l’aurais cru.
En plus de cette initiation à la mythologie amérindienne, c’est l’histoire des nations autochtones que Rémi Savard m’a permis de redécouvrir et de regarder sous un autre angle que celui des Conquérants. De nos professeurs d’université, il fut l’un de ceux qui n’ont eu de cesse de nous rappeler, avec la même passion, l’antériorité de la présence amérindienne sur le territoire, son importance dans la vie de nos ancêtres européens et… dans notre vie contemporaine.
De tout ça, encore aujourd’hui, je lui sais gré et je veux lui dire Merci Rémi ! pour cette passion inconditionnelle dont les étincelles ont ouvert les yeux réveillé les esprits et les coeurs de nombre d’étudiants québécois à la coexistence avec leurs frères et partenaires amérindiens.
Merci Rémi ! d’avoir à jamais changé le regard que je porte sur la Vie et sur les Humains.
Constance Sirois
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Derrière l'épopée, la confiance
Était-ce en mai ou en juin 1977 ? Chose certaine, c’était la saison des changements. Changement de température d’abord. En route vers Saint-Augustin (Pakuashipi), nous nous retrouvons coincés à Chevery. Depuis La Romaine (Unamen-shipu), le beau temps a laissé place à la pluie mêlée de neige et c'est elle qui nous a forcés à atterrir à Chevery.
Merci à la famille Munger qui nous héberge, Rémi et moi. Une journée passe et l’on apprend que l’appareil qui devait nous amener à Saint-Augustin retourne à sa base ; c’est la saison des changements d’avion, le nôtre doit être remplacé par un hydravion. Changement de température, brume, les jours passent et l’hydravion n’arrive toujours pas. Rémi, qui est en déplacement sur la Basse-Côte-Nord depuis plusieurs semaines, piaffe… Être coincé, c’est pas son genre ! Le Fort Mingan qui dessert la Basse-Côte-Nord doit passer ce soir, en route vers l'amont… Changement de plan : Rémi, désireux de retrouver sa famille, décide de le prendre et me donne les dernières consignes pour mon terrain de maîtrise à Saint-Augustin : « L’avion va te laisser du côté blanc. Il y a toujours des Montagnais qui sont proches et qui traversent la rivière vers le village. Demande-leur de te traverser. Là, tu iras voir Philomène P. chez qui tu logeras. Elle est au courant. Ne t’en fais pas. Fais-leur confiance. Tu ne comprendras pas toujours ce qui se passe, tu vas te poser des questions, tu vas trouver que ça prend du temps, mais, tu vas voir, tu auras ta réponse… » Gros changement, y aller seul au lieu d'y aller avec Rémi ! Rendu à Saint-Augustin, tout s’est passé comme prévu. Il y avait des Montagnais, ils m’ont fait traverser et Philomène était au courant.
Les semaines ont passé, l’attente et les questions sont venues. Le leitmotiv est apparu : « Fais confiance, ce n’est pas nécessairement ce que tu penses » (comprendre : ils t’ont pas oublié, ils ne s’en foutent pas, ils ne se paient pas ta…). Les années ont passé, et le leitmotiv, au fil des rencontres avec des Naskapis, des Inuits, des Cris et d’autres Innus, prouve sa pertinence. Bien qu’il y ait toujours de l’hommerie, ne pas réagir trop vite, écouter, poser des questions donne une chance de comprendre. C’est d’autant plus vrai lorsqu’on est d’Hydro-Québec…
Des années plus tard, tout cela a pris une autre dimension lorsque MM. Ted Moses et Bernard Landry ont conclu la Paix des Braves, nouveau chapitre improbable de Derrière l’épopée. La façon dont ils relataient leur première rencontre : l’histoire qui les séparait, la lourdeur du contentieux et, malgré tout cela, le fait qu’ils se soient écoutés et qu’ils en soient venus à se faire confiance. Tout cela m'a encore rappelé Rémi, la patience de l’écoute et la générosité de la confiance.
Et Canada derrière l’épopée, les autochtones ? C‘est l’échange d’information et la nécessité de comprendre le pourquoi, le comment et le faire savoir. Le tout mélangé à beaucoup de fumée de pipe et au plaisir de travailler avec Rémi.
Jean-René Proulx
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Mémoire vive et coeur battant
Année après année, des années durant, je suis allée aux États-Unis sans jamais passer par le Canada. Étudiante fauchée, enseignante débordée, chercheure fauchée et débordée, je n'avais pas le temps, pas l'argent et ça n'était pas le sujet. Cela dit, à l'époque (années 1970), personne ne voulait entendre parler de ce sujet – « L'acquisition des terres indiennes par le gouvernement fédéral américain, 1776-1981 » – et je dois à un Professeur de littérature américaine d'avoir pu soutenir un doctorat d'État sur l'histoire américaine. Et je dois à François Maspéro, grand éditeur fauché et débordé mais tenace, que cette thèse ait pu devenir L'Entaille rouge, livre à belle et luisante couverture illustrée d'une gravure où William Penn s'entretient avec de nobles Indiens sous des arbres majestueux.
À ma grande surprise, ce livre a trouvé très vite, lui, le chemin du Québec et j'ai appris peu après qu'on m'attendait à Montréal – des journalistes et des chercheurs francophones que la question des terres des autochtones et de leurs droits ancestraux intéressait vivement. Jusque-là réduites à quelques lectures en bibliothèque, sans confrontation ni remise en question, mes quelques connaissances suffiraient-elles à affronter des voix, des visages, des questions ? Saurais-je seulement faire face ? Si j'avais beaucoup lu, je ne savais en effet rien de cet ailleurs américain où des descendants de Français avaient pris les terres des Indiens, ignoraient les États-Unis et demandaient l'indépendance.
L'accueil qu'on me fit me convainquit aussitôt d'avoir atterri dans un monde vraiment nouveau –excitant, chaleureux, vif. Grâce à la fine équipe de Recherches amérindiennes au Québec, puissance invitante majeure, je découvrais des intellectuels attentifs et modestes alors qu'ils étaient des lumières, des chercheurs qui parcouraient les immensités du Québec par tous les temps et soulevaient des montagnes, des Québécois si curieux de savoir ce que les États-Unis avaient fait des Amérindiens qu'ils ouvraient grand leur porte à une spécialiste venue de Paris (pas très bien vus à l'époque, les universitaires parisiens) au lieu de la démolir.
Rémi Savard était au coeur de ce monde-là et c'est ainsi que je fus invitée à parler avec ses étudiants et lui, qui avait pris place sur les gradins. Comme eux, il posait des questions, écoutait, hochait la tête ou souriait, éclatait de ce rire « postcolombien » dont il a le secret, dans un commerce simple, direct et peu magistral, de quoi inspirer la jeune enseignante que j'étais.
Surtout, Rémi était sans cesse à l'affût d'informations et de comparaisons entre l'histoire du Canada, du Québec en particulier, et celle des États-Unis. Ce Québécois-là oeuvrait à déterrer et faire connaître la vie et l'histoire des Autochtones depuis l'arrivée des Européens. Cette mise en évidence d'un amont historique et politique tombait comme un cheveu sur la soupe en cette période de souverainisme québécois. Ainsi parlions-nous des paradoxes nord-américains avec passion et crainte.
Le débat méandrait à découvrir le temps et l'espace étatsuniens et, avec eux, la tribu la nation la bande, les nouveaux venus les premières rencontres les occasions manquées, la conquête les États-membres l'État fédéral, son anti-colonialisme comme déni colonialiste, son système démocratique et sa séparation des pouvoirs comme mode d'émancipation mais aussi d'exclusion mortelle et maquillée aux yeux des maquilleurs. Rémi avait l'art d'écouter puis de recouper, de faire des rapprochements avec le Canada, le Québec, d'établir des différences puis de relancer, une manière d'hospitalité pour le discours et la pensée d'autrui qui fécondait en retour et cette pensée et ce discours. Où avait-il donc appris cet art ?
À lire ses ouvrages, particulièrement La Forêt vive, qui est mon préféré, je me dis que celui qui, certes de haute culture, a écouté et lu et relu avec une telle perspicacité tant d'histoires et de récits sous la houlette d'Innus, par exemple, doit peut-être à ces amis d'en avoir appris quelques us et coutumes, dont l'art de l'échange. Pour ce faire, point ne suffit d'avoir, comme lui, compris et aimé Lévi-Strauss, Zumthor, Boas, la Bible ou Gilgamesh… Il y faut me semble-t-il cette mémoire vive, celle de l'écoute que vivifient et la conscience et la lecture du monde écrit, et ce coeur battant, celui qui sait la tragédie mais aussi l'espérance derrière ce savoir.
Rémi Savard a engrangé à vif et au long cours le savoir des Innus dans l'espoir ultime, en ce début de xxie siècle, que les non-autochtones mesureront ce qui se cache derrière la forêt vive. Ainsi échapperaient-ils à une malédiction, celle de devenir « les orphelins d'une certaine Amérique ». L'ampleur de la cueillette et la force de la réflexion de Rémi Savard nourrissent l'intensité de cette espérance, à la fois pari sur les hommes et confiance raisonnée en l'avenir. Ce dont je le remercie.
Nelcya Delanoë
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Un homme comme il y en a peu
J’ai rencontré Rémi Savard pour la première fois sur la Basse-Côte-Nord, au début des années 1970. Il demeurait chez les Innus de La Romaine et de Saint-Augustin. J’ai tout de suite vu qu’il ne traînait pas sa chambre d’hôtel avec lui. Il vivait avec les Innus, dans leur maison, dans leur tente, sur leur territoire, dans le bois.
Quand je parlais avec lui, je comprenais ce qu’il disait. Il n’avait pas un langage savant d’universitaire. J’ai bien vu, plus tard, que ses livres, sa pensée montraient qu’il avait bien compris la vie des Innus.
Il est devenu indispensable pour les Indiens par ce qu’il a dit, par ce qu’il a écrit. Il n’était pas isolé dans son monde de Blancs. Il avait pénétré notre monde.
On aurait de la misère à en faire un autre comme lui.
[Mars 2011]
Chef Chef « One Onti » Max Gros-Louis
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L'aventure de Carcajou
Rémi Savard, contestataire, je l’ai connu. À l’époque, la contestation était à la mode… Ça se portait bien. Et je l’approuvais. Mais que c’est loin tout ça! J’étais très ami alors avec certains membres de sa famille. Si je me rappelle bien, Rémi, professeur à l'Université de Montréal, était sur le point de donner sa démission et de quitter le département d'anthropologie. Il allait partir un an plus tard chez les Montagnais (aujourd'hui appelés Innus). De mon côté, j’avais pensé aller filmer cette dernière grande chasse collective aux caribous à laquelle il participa et aussi ses conversations avec les Innus de la Basse, la Très-Basse-Côte-Nord, à Saint-Augustin (aujourd'hui Pakut-shipit). Je ne savais pas encore que j’y reviendrais mais que je ne pourrais plus filmer cette chasse collective où l’on partage les captures suivant un mode collégial… Bien sûr, Rémi trimballait partout son magnétophone, mais avoir des images… mon rêve ! Reporté à plus tard, jusqu’à ma série de films Carcajou et le péril blanc.
Carcajou et le péril blanc, ce fut à ce moment que nos relations commencèrent à vraiment prendre forme. Tout d’abord par l’écriture. J’avais soumis deux projets de série de films à Radio-Canada, au Service du film, dirigé par Réal Benoît : un premier texte inspiré par les poèmes de Gaston Miron, qui traitait de la nation québécoise et de ses habitants, et un deuxième sur les Montagnais, tels qu’on les nommait à cette époque, et qui faisait suite, en quelque sorte, à l'un de mes précédents films : Le train du Labrador. Réal accepta le deuxième car il connaissait mes idées souverainistes, qui l’inquiétaient. Ce fut un départ « en trompette ». J'engageais Rémi comme principale caution universitaire et il m’aida à rédiger le projet.
Mais parlons de ce que Rémi m’a apporté au fil des ans dans l’élaboration du projet. Bien entendu, à Sept-Îles, il me présenta Christine Vollant et sa famille, qui me furent d’un immense secours. Et aussi les Innus de Saint-Augustin et de La Romaine (Unamen-shipu) avec qui j’ai pu tourner trois films… Mais je dois dire qu'il n’essaya jamais de m’influencer dans mes choix strictement cinématographiques, que ce soit celui des lentilles, de la place de la caméra, ou autre. Par contre, nous partagions des idées similaires sur la place des Innus face à la société dominante. Cela devint flagrant lors du tournage effectué à Natashquan. Je n'étais pas le producteur du film et fus scandalisé par les comportements de l'équipe de production… Je suis redevable à Rémi du mémoire qu’il écrivit à l’Office national de film (ONF), dans lequel il prit courageusement ma défense.
Cela étant dit, Rémi gardait son indépendance. Dans presque tous les tournages, il disparaissait avant la fin et parfois ne venait même pas y assister, comme ce fut le cas durant un long hiver à Schefferville (Matimekush). Et même à Natashquan, malgré le soutien qu’il m’a assuré. De toute façon, je l’ai toujours laissé juge de l’opportunité de sa présence. Il avait son propre travail et ses engagements personnels. Ce fut un bon compagnon, toujours attentif à mes désirs, prévenant et fidèle à l’amitié qui le rattachait et le rattache toujours aux Innus.
À lui-même et à sa pensée, j’ai consacré un film, Pakua-shipu, tourné à Saint-Augustin, sur la rive ensablée de la rivière du même nom, dans la dernière localité innue où l'on construisit des maisons. Je me rappelle qu'il me parlait de la courte vue du responsable du projet de construction. Ignorant comme toujours le passé et l’histoire de la communauté, celui-ci avait dessiné un plan « fonctionnel », pour ne pas dire grotesque, de maisons identiques – seule la couleur de la peinture pouvait changer – édifiées sur une ligne tirée au cordeau, en tracé absolument et rigoureusement droit. On ne tenait pas compte des forces qui agitent toute société, que ce soit celle des autochtones ou celle des conquérants. Ainsi on retrouve, d’un bout à l’autre du Canada, des unités d’habitation pour les Indiens identiques, semblables dans leur construction, dans leur aménagement intérieur, dans la forme de leurs placards ou de leurs tablettes, dans tout. De cette façon l’Indien pourrait déménager, changer de province, il ne serait jamais dépaysé, il retrouverait partout son habitat, sa réserve avec ses maisons partout similaires, ses commutateurs à la même distance de la porte ou du plancher !
Partout, à Betsiamites comme à Sept-Îles, à La Romaine comme à Schefferville ta présence et ton engagement dans le projet le validait, si le besoin s’en faisait sentir. Ta présence à mes côtés fut une joie, pour moi irremplaçable. Te rappelles-tu, Rémi, ces tournages à Schefferville avec Eugène, toujours farceur, et Mathieu, toujours placide et sentencieux, sous la tente de Christine ou de Delima ou de Pinamesh où nous éclations de rire ? Car ce fut une aventure heureuse.
Arthur Lamothe
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« Rémi n'est jamais allé à l'hôtel. Chez moi, ce n'est pas un château mais la porte lui est toujours ouverte »
Antoine Malec, Innu de Nutashkuan, dit fièrement qu’il est père de 12 enfants, 30 petits-enfants et 28 arrière-petits-enfants. Au moment où il a rencontré Rémi Savard au milieu des années 1970, Antoine était chef de sa communauté. Il a contribué à cette époque à la création du Conseil Attikamek-Montagnais, un organisme qui allait représenter les intérêts des communautés innues du Québec et des trois communautés attikameks. Le frère d’Antoine, Edmond Malec, a été particulièrement actif dans le dossier des rivières à saumon après son élection au poste de vice-président du Bloc de l’Est du nouvel organisme.
Au moment de la « guerre du saumon », les Amérindiens avaient la réputation d’être des braconniers qui pêchaient la nuit pour se livrer au commerce du saumon atlantique. À cette époque, les Indiens vendaient-ils du saumon à des non-autochtones ? En faisaient-ils commerce ? Antoine répond avec assurance que l’Indien ne faisait pas d’argent avec la vente de saumon. Il ajoute qu’il n’y avait pas à l’époque de bière et de drogues comme aujourd’hui et qu’un Indien pouvait espérer recevoir tout au plus cinq dollars pour un saumon. « Ça ne valait pas la peine de vendre du saumon, dit-il. Lorsqu’un Indien le faisait c’était pour se dépanner, parce qu’il n’avait pas d’argent. »
Antoine relate que, durant cette période, les relations avec les pêcheurs commerciaux étaient difficiles. Il y avait jadis quatre ou cinq pêcheurs commerciaux qui possédaient des tentures à saumon (filets fixes perpendiculaires au rivage) à l’embouchure de la rivière Natashquan. Ces pêcheurs commerciaux prétendaient que des Indiens venaient piller leurs filets. Antoine assure que cette accusation était non fondée puisque les Indiens ne pouvaient faire ce travail en pleine mer, compte tenu des canots qu’ils avaient à leur disposition. « C’était trop dangereux. »
Puis, Antoine raconte un événement qui a marqué sa vie et qui est survenu au cours de l’été 1975 alors qu’il pêchait la nuit sur la rivière Natashquan avec l’un de ses amis, Edmond Wapistan. Leur embarcation était munie d’un moteur 3 forces. Les deux compagnons avaient tendu un filet en aval de la première chute. Les installations de la pourvoirie Pourchape inc. étaient situées un peu plus haut sur la rivière. La zone où ils pêchaient était en principe réservée en exclusivité à la pourvoirie. Antoine dessine sur un bout de papier la configuration de la rivière. La rivière Natashquan est particulièrement remplie de bancs de sable, et Antoine précise l’endroit où son compagnon et lui étaient stationnés. Il était aux alentours de 11 heures du soir. Soudainement, un canot ayant à son bord l’un des propriétaires de la pourvoirie leur fonce dessus. C’est la collision. Leur embarcation est presque coupée en deux : « Le canot est arrivé en ligne droite et nous a foncé dessus à toute vitesse. Il était muni d’un moteur 25 forces. La nuit était claire et il était impossible qu’il ne nous ait pas vus. C’était intentionnel ! » Antoine ajoute que l’individu est « parti comme un criminel et ne s’est même pas excusé ». Son compagnon et lui ont dû retourner dans la communauté par leurs propres moyens. La collision aurait pu leur être fatale. Antoine, qui est blessé au dos et qui a de la difficulté à marcher, devra être soigné à l’Hôpital de Havre-Saint-Pierre. Et Antoine ajoute que cet incident a vraiment été déterminant. Il a fait déborder le vase et a eu comme conséquence d’accroître la détermination de la communauté à faire respecter ce qu’elle considérait comme ses droits inaliénables.
Antoine mentionne que, grâce à Rémi Savard qui travaillait en collaboration avec le cinéaste Arthur Lamothe, son témoignage sur ces événements a pu être conservé et largement diffusé.
Antoine conclut ce bref entretien en disant à quel point il est fier et heureux de son amitié avec Rémi Savard : « Rémi n’est jamais allé à l’hôtel. Chez moi, ce n’est pas un château mais ma porte lui est toujours ouverte. »
Entretien avec Antoine Malec
* Les propos d'Antoine Malec, que Pierre Lepage résume ici, ont été recueillis à Nutashkuan au cours de l'été 2010
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Bwana Wemi[3] !
Nous étions sur la rivière, la Kinojévis. Nous allions vers un pow-wow. Nous étions trois canots en fibre de verre et en toile peints en vert ! Belle photo d’expédition !
Il y avait un « vieux » avec nous. Lui, il connaissait la rivière ! C’était son territoire. On faisait comme s’il était notre guide ! Il a failli mourir, le pauvre. Il s’est fait une toute petite blessure sur son genou droit ! À peine une égratignure ! Mais la rivière était sale – très sale ! Il y avait une mine de cuivre non loin de là ! Elle crachait de la boucane depuis cinquante ans au moins. C’est là qu’il s’est blessé, et tout de suite sa blessure a commencé à lui faire mal.
Un beau matin, ce vieux ne pouvait se lever… Beaucoup de fièvre ! Je pensais qu’il voulait nous jouer un tour.
Quand on lui demandait et redemandait : « Est-ce qu’on est rendus ? Combien de temps encore ? » Il nous répondait toujours : « Just 8 miles !!! » C’était long, son « just 8 miles » ! Avec Bwana, on en riait, de son 8 miles. Et puis, on a fini par arriver à l’endroit où on voulait monter notre camp pour la soirée. Mais une chose étrange s’est produite : la rivière s’est mise à couler dans le sens contraire !!??! Nous descendions cette rivière… et soudain elle coule à l’envers !!!
Le lendemain matin, c’était sérieux : nous étions à au moins une journée de rame de la route qu’il fallait atteindre pour pouvoir l’envoyer à l’hôpital. Pas de bateau à moteur en vue ! Quel gâchis ! Bwana Wemi aussi était énervé ! Et nous aussi ! En plus, ce guide avait amené sa femme !!! Beau problème !
Mais pour des gars comme nous il y a un « Dieu » : IL nous a envoyé un bateau ! Plus tard nous avons su que ce « guide » est resté trois semaines à l’hôpital : empoisonnement du sang ! Son sang était empoisonné… par toutes les cochonneries qu’il y a dans cette rivière !!! Une petite égratignure !! Le nom de la rivière est « Front de brochet », mais eux ils disent que c’est Kinojévis !
En fait, la raison de notre voyage en canot, c’est que j’étais devenu Grand Chef de la Nation anishnabe[4]. Et dans le milieu politique on parle de droit territorial, de revendications territoriales, de droit ancestral, etc. Je voulais avoir un « logue » pour m’expliquer ce que sont exactement ces droits ! Alors Bwana Wemi est venu.
Il parle « notre langue » pour expliquer. Il conte des « légendes » pour qu’on puisse le comprendre. Il est passionné, convaincu et profondément croyant, je veux dire qu’il croit profondément en nos traditions et en notre culture. C’était la première fois que je rencontrais un « Blanc » qui nous croit, qui est de notre bord !
Durant ce trajet, nous avons eu des discussions sur des sujets comme « les Indiens » et « les autochtones ». Et c’est comme ça que Tessouat est « ressuscité ». Un récit sur les moments de vérité qui ont eu lieu au début de notre « rencontre », à nous, les Anishnabes, avec une autre civilisation. Cet ouvrage, ce travail de recherche sur l’histoire de mon peuple que je lui avais demandé de faire, est un chef-d’oeuvre pour un gars comme moi. Il m’apporte de la connaissance, de l’histoire qui colle à la réalité racontée par nos anciens et anciennes[5].
Il me sert encore aujourd’hui dans mon travail et dans les contes et histoires que je raconte dans mes conférences.
Merci, Monsieur Rémi Savard, de tout mon coeur !
Richard Kistabish
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L'indignation au secours de l'histoire
C’était l’année du 350e anniversaire de la fondation de Montréal. Ça va faire vingt ans l’année prochaine. Le jour de la Saint-Jean-Baptiste, je jouais aux échecs avec un inconnu d’Europe de l’Est dans le parc Lafontaine. Au loin, je pouvais apercevoir les chars allégoriques passer sur la rue Sherbrooke. Cette année-là, chacun des chars mettait en scène une chanson du répertoire québécois, et une des miennes, « Quand j’aime une fois j’aime pour toujours », avait l’honneur d’être interprétée par une belle chanteuse country de Saint-Jérôme, à ce que j’ai su. Tous les chars interprétaient la même chanson tout le long du parcours. Quelle job !
D’où j’étais, j’ai pu reconnaître ma toune. À ce qu’on m’a dit une gang de skinheads nationalo-faschouillards tournaient autour du char en me criant des noms. Tout le long de la parade. Pauvre chanteuse. Et moi qui subis l’échec et mat.
J’étais au centre d’une polémique pas mal virulente. Un mois auparavant, dans Le Devoir, un de mes poèmes, « La mer intérieure », avait été publié pleine page avec la notice : « Ce poème inédit est un long réquisitoire, parfois dur et violent, où les mots justice et fierté se conjuguent à un tout autre rythme que celui des fanfares et des parades. »
En quatre-vingts couplets, je raconte le massacre de Lachine mais vu par un Iroquois. Tout le monde de ma génération se souvient clairement de cet épisode pour le moins saisissant. Les bébés embrochés que leurs mamans devaient, le couteau à la gorge, faire tourner sur le feu du foyer. Le mot « Iroquois » est longtemps demeuré synonyme de « cruel » dans les dictionnaires.
Je rappelais qu’un an avant le massacre, en 1688, lors d’une invitation à conclure une trêve, les autorités françaises avaient kidnappé une cinquantaine de dignitaires iroquois et leurs familles au fort de Kingston. Certains finirent galériens du Roi dans le port de Marseille. Des femmes et des enfants furent réduits en esclavage. Depuis un an, on demeurait sans nouvelle d’eux.
Le Devoir a été inondé de messages de gens outrés que j’aie écrit des choses comme :
Quand tu en auras assez de vivre,
quand tu réclameras la paix,
c’est bien facile, t’auras qu’à suivre
la trace de sang que tu as fait.
Chien de Français !
L’écrivain Claude Jasmin, entre autres, m’accusa d’avoir trahi ma race. J’avais décidé de laisser la parade passer, c’est le cas de le dire. Puis un jour mon père m’appela de Rouyn pour s’inquiéter du fait que j’aurais déshonoré ma famille. J’ai pris l’avion aller-retour dans la même journée. Je me revois jouer du piano dans le salon pendant que mes parents, lunettes au bout du nez, lisaient le texte dans le journal et le commentaire de Jasmin. Petite discussion entre eux puis mon père me dit : « C’est rien qu’un p’tit jaloux. »
La polémique s’amplifia jusqu’au jour où Rémi Savard, que je ne connaissais pas, intervint dans Le Devoir pour signaler que les faits historiques évoqués dans mon texte étaient véridiques. Une grosse chaudiérée d’eau froide sur le feu de camp. La chicane stoppée nette.
L’élite du Québec savait probablement que Savard consacrait sa vie à reconstituer l’histoire de ceux qui, il y a longtemps, nous avaient protégés du froid, de la faim et des maladies. Ce que nous ne faisons toujours pas à leur égard.
Richard Desjardins
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Rémi Savard et les décès d'Achille Vollant et de Moïse Régis sur la rivière Moisie en juin 1977
Nous avons participé avec Rémi Savard à la Commission d’enquête décrétée par le gouvernement du Québec en 1997, soit vingt ans après le décès de deux Innus sur la rivière Moisie.
Rémi, à la demande d’un ami, Eugène Vollant, père d’Achille, avait depuis 1978 entrepris diverses démarches pour qu’une véritable enquête soit tenue sur ces deux décès.
Les démarches de Rémi ont toujours été appuyées par la Ligue des droits et libertés.
Ces décès étaient survenus dans un important contexte de confrontation sociale et politique entre les communautés autochtones du Québec et les divers gouvernements.
Avec détermination, pendant plus de vingt ans Rémi a tenté, avec les familles Vollant et Régis, de faire toute la lumière sur ces décès.
Il a su nous guider, à titre d’avocats, dans cette longue enquête et expliquer à tous les enjeux en cause.
Sans lui, l’important travail que nous avons tenté de mener à bien, entre autres sur l’écart entre la « justice » et la réalité autochtone, n’aurait pu être fait aussi clairement.
Et si notre ami Rémi a fait toutes ces démarches, ce n’était pas pour ajouter une autre étoile à son nom ; il désirait faire ce travail pour ses enfants et les nôtres.
Salut Rémi !
Tshinashkumitin, Rémi, eshpish uauitshitau nikanish mak kassinu innuat,
Alain Arseneault et Ken Rock
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Le Grand Traité de paix contemporain à Montréal le 4 août 2001
C’est en 1997, lorsque j’ai eu un accident qui m’a immobilisé pendant plusieurs mois, que j’ai décidé de faire avancer la demande d’inscription de mon père, Florian Hubert, en tant qu’Indien au ministère des Affaires indiennes et du Nord Canada. Je croyais alors que cette demande serait traitée et acceptée dans un délai de trois semaines, le temps habituel pour obtenir une réponse d’un service ministériel. Sur le formulaire du Ministère, on demandait d’inscrire un numéro de bande. J’ai alors téléphoné au Ministère pour demander le numéro de bande des Algonquins de Trois-Rivières. J’obtins pour réponse qu’il m’appartenait de le fournir. Cette information n’est-elle pas du domaine public, rétorquai-je ? Mon interlocuteur m’apprit, sur un ton sec, qu’il n’en était rien. Je ne lâchai pas prise et je voulus savoir si son ministère n’en avait tout de même pas déjà émis un. OUI ! répondit la préposée. Riche de cette précieuse information du Ministère, je me déterminai à entreprendre la lecture de tous les documents et livres relatifs à l’histoire des Algonquins de Trois-Rivières depuis 1600 jusqu’à nos jours. Je pensais que le numéro de bande serait mentionné dès le début de la colonisation. Chose facile !
Deux ans plus tard, en 1999, et jusqu’en 2001, M. Dragan Kolmjenovic, directeur d’Abrimex, une entreprise de formation en employabilité à Drummondville et professeur associé au département de génie des mines de l’Université Laval, m’a donné accès à l’un de ses ordinateurs pour que je puisse entrer les données historiques et contemporaines compilées à ce jour. J’ai alors produit un document de 700 pages sur l’histoire de notre nation. J’ai lu et visionné tout ce qui me passait sous la main afin de trouver toute information pertinente sur nos gens. Ma soeur Lyne Hubert et moi-même avons consulté et reproduit plus de 550 documents des séries RG-1, RG-8, RG-10 des archives du ministère des Affaires indiennes, des archives militaires, parlementaires et de la marine, etc. Je suis également allé chercher du soutien et j’ai travaillé à faire connaître notre cause. J’ai obtenu de l’aide de professeures de l’Université du Québec à Trois-Rivières pour la lecture et la transcription de vieux manuscrits, j’ai correspondu avec le professeur Ghislain Otis de la Faculté de droit de l’Université Laval. Je me suis adressé à l’organisation non gouvernementale Avocats sans frontières Canada (ASF), dont la mission consiste à soutenir la défense des droits des personnes ou des groupes les plus vulnérables dans des pays fragiles ou en crise par le renforcement de l’accès à la justice et à la représentation légale. Le Canada n’étant ni en crise, ni un pays fragile, l’ASF ne pouvait nous aider. Aucune aide possible non plus du côté de l’Alliance autochtone du Québec, qui regroupe des personnes d’ascendance amérindienne sans statut indien. Le Barreau du Québec nous a référés à des avocats spécialisés dans les revendications autochtones. Nous avons rencontré Me Paul Dionne de même que deux autres avocats, Me François Robert et Me Paul Yvan Martin. J’ai écrit pour demander de l’aide à madame Esthel Van Der Velde, de l’« Indigenous Project Team » du Palais des Nations unies à Genève. Elle m’a répondu qu’elle avait lu mon document avec beaucoup d’intérêt et le transférait au Haut-Commissariat aux droits de l’Homme, car certaines informations pouvaient leur être pertinentes, J’ai écrit enfin à Paris Match, et à National Geographic pour leur suggérer la publication d’un article sur nous et pour leur demander une aide afin d’avoir recours à des avocats, historiens et anthropologues.
Comment ai-je connu Rémi ? Je percevais comme périlleuses les démarches à faire pour obtenir une rencontre. Je lui ai téléphoné à l’Université de Montréal à deux reprises en 1999 et 2000 sans pouvoir le rejoindre.
Le premier livre que j’aie lu sur l’histoire autochtone du Québec était intitulé L’Algonquin Tessouat et la fondation de Montréal. Ma soeur Lyne et moi avions également visionné La conquête de l’Amérique, documentaire d’Arthur Lamothe produit en 1992 par l’Office national du film. Les Montagnais y dénoncent le pillage des ressources et rappellent leurs droits tandis que Rémi Savard livre un témoignage sur l’histoire.
Notre première rencontre eut lieu à Montréal le 4 août 2001, lors de la célébration du 300e anniversaire du traité de la Grande Paix de Montréal de 1701. Ma soeur Lyne Hubert, se trouvant à l’entrée d’un shaputuan innu, entendit une voix qui ressemblait à celle de M. Savard dans le documentaire sur la Conquête de l’Amérique. De loin, elle aperçut deux dames âgées et un monsieur de dos, un peu penché vers l’avant, taille mince, cheveux blancs. Elle n’était pas assurée qu’il s’agissait bien de M. Savard, mais à ce moment-là elle entendit l’une des dames dire à l’autre que cet homme était l’anthropologue bien connu. Du haut de ses cinq pieds, Lyne le perdit de vue alors qu’il s’éloignait vers la sortie du shaputuan. Il s’arrêta heureusement à nouveau pour saluer des gens, tandis que Lyne se dépêchait pour le rattraper, mais voilà qu’il s’était esquivé de côté. Se faufilant entre les gens, Lyne réussit à le rejoindre et cette fois elle vit son visage : c’était bien notre M. Savard anthropologue ! Comment l’aborder ?
Il avait déjà commencé à échanger avec quelqu’un et il était accompagné de sa famille. Son jeune garçon d’une dizaine d’années se demandait manifestement qui était cette dame et ce qu’elle pouvait bien vouloir à son père. Mais voilà qu’aussitôt la discussion terminée, M. Savard était reparti. Lyne chercha à nouveau à le rattraper, c’était difficile, car il y avait énormément de gens sur les lieux. Lorsqu’elle arrivait à l’approcher, il était toujours en pleine conversation, seul son garçon voyait la scène et se demandait pourquoi cette dame les suivait et ce qu’elle pouvait bien vouloir à son père ? Lyne profita d’une pause et lui donna une tape sur l’épaule : il se retourna et elle lui dit : « Bonjour, Monsieur Savard. Je me présente : Lyne Hubert, Algonquine de Trois-Rivières. » M. Savard proposa d’aller vers un endroit plus tranquille pour discuter. Il demanda à Lyne : « Mais où êtes-vous donc passés, vous les Algonquins de Trois-Rivières ? Les gens pensent que vous êtes disparus ! » La réponse vint sur-le-champ : « Nous sommes toujours sur place ! » Elle l’informa de nos tentatives infructueuses pour le joindre, et de mon absence ce jour-là pour des raisons de santé.
À cette époque nous voulions discuter avec M. Savard afin d’avoir son avis sur un document de recherche que nous avions réalisé sur l’histoire de notre communauté, les Algonquins de Trois-Rivières (Metabenutin Uinini). Il n’y eut pas de délai après l’échange de numéros de téléphone ! II nous accueillit très chaleureusement chez lui le 15 septembre 2001, vers 10 heures, le matin. Nous avions préparé une copie de notre document de recherche. Nous avons échangé sur nos savoirs respectifs. Nous sommes partis de chez M. Savard vers 14 heures et il me téléphonait chez moi à Drummondville à 17 heures de cette même journée. Il insista pour souligner l’importance de sortir toute cette information le plus tôt possible car, disait-il, tous les gens se demandaient où nous étions passés. Après une longue discussion, nous nous sommes demandé mutuellement si nous pouvions nous tutoyer et là j’ai compris qui était Rémi. Il prenait le temps d’écouter, d’échanger, de suggérer, de bonifier les informations, cela toujours dans le plus grand respect de l’autre. Mon image du Professeur a vite disparu, l’amitié a émergé.
Rémi m’a proposé de m’aider à écrire, à coudre ensemble tout le savoir que nous avions accumulé jusqu’alors. Ayant travaillé toute sa vie dans le domaine autochtone, il pouvait valider nos dires et compléter l’information que nous avions en main. Rémi m’a alors proposé d’écrire notre savoir, la mémoire des gens qui remonte jusque vers 1840.
Depuis 2001, Rémi et moi travaillons ensemble d’une façon continue sur divers documents. Au solstice d’été 2006, nous avons lancé notre livre Algonquins de Trois-Rivières, l’oral au secours de l’écrit, 1600-2005, préface et postface par le professeur Denys Delâge. Ce livre fut édité par Recherches amérindiennes au Québec, lors du 35e anniversaire de la revue. Je dois dire que Rémi est une personne qui prend le temps de discuter et d’écouter. Il a rencontré les gens de notre communauté. Il a visionné presque 35 heures de filmage sur la mémoire des aîné-e-s de notre communauté. Il a pris le temps de venir dans notre région pour y voir les différents lieux historiques dont parle l’histoire locale afin de se faire une idée claire de l’environnement physique et de l’habitat. Il aide notre communauté depuis presque dix ans, sans rien demander. Rémi est une personne passionnée de la vie dans tous les sens. Pour moi, il est quelqu’un de grandiose ! Humain, chaleureux, drôle, simple, un homme de coeur, de conviction, mais avant tout c’est un ami avec un grand « A », sur qui je sais que je pourrai toujours compter et avec qui je pourrai toujours partager.
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D'observeur à observé
En 1977, deux Innus de la communauté de Uashat mak Mani-utenam, Achille Vollant et Moïse Régis, sont retrouvés morts sur les rives de la rivière Moisie. Connaissant les tensions entre Autochtones et Québécois et surtout les revendications des Innus quant à la propriété de la rivière Moisie (renommée pour son saumon), les Innus ont vite fait de soupçonner un coup monté et d’accuser deux gardes-pêche du ministère du Loisir, de la Chasse et de la Pêche.
Les enquêtes menées par les autorités avaient conclu que la mort des deux Innus était accidentelle, conclusion qui était loin de satisfaire le conseil de bande de l’époque. Vingt ans plus tard, devant l’insistance des Innus et aussi devant l’apparition de faits nouveaux qui auraient pu donner raison à la thèse du coup monté, une commission d’enquête, présidée par le juge Yvon Roberge, est mise en place afin de faire la lumière sur ce triste chapitre dans la relation, souvent difficile, entre Québécois et Autochtones.
Une bonne amie à moi, Rolande, qui connaissait bien Rémi, assurait la traduction simultanée innu/français pendant toute la durée des travaux de la commission. Rolande m’avait rapporté que l’auditeur le plus assidu aux nombreux témoignages devant le juge Roberge n’était nul autre que Rémi Savard. Pour beaucoup d’entre nous, une telle observation n’est guère surprenante, sachant qu’à l’époque Rémi suivait de très près tout ce qui intéressait les Autochtones et, en particulier, les Innus ou, comme il les a connus sans doute, les Montagnais.
Cet anthropologue militant de la cause innue prend contact avec nous au moment où notre peuple commence à s’affirmer et à manifester son désaccord face à cette réalité voulant que notre destin en soit un de peuple condamné à être marginalisé. C’est durant cette période que Rémi Savard apprend à connaître les Montagnais d’une façon unique, marginale, spéciale, comme peu de scientifiques l’avaient fait jusqu’alors. Dès les premiers instants, il parlera de cette « démarche » qui vise à passer progressivement du discours de l’observateur à celui de l’observé. C’est très certainement cette attitude qui a contribué au respect que lui voue la nation innue. C’est souvent à lui que les organismes politiques de cette époque de grande mobilisation confieront les travaux destinés à faire la preuve que nous étions ici avant tout le monde.
Dans mon propre cheminement, qui m’a mené du statut de jeune Innu de la communauté de Pessamit à celui de « politicien », je peux dire que Rémi a fait un certain nombre d’apparitions à des étapes qui, lorsque je m’arrête à y penser, ont pu être marquantes.
Lorsque j’étais adolescent, c’est l’Association des Indiens du Québec qui était au front devant le Canada et le Québec. Dans ma communauté, je voyais circuler des personnes que je considérais comme des étrangers. Rémi Savard était un nom que j’associais à ces scientifiques venus nous étudier. Mon coeur marginal m’incitait à la méfiance et je voyais cette curiosité à notre égard comme un peu dérangeante. Les temps ont changé, les mentalités ont évolué. Le travail de Rémi, mais davantage son approche, a contribué à influencer d’autres personnes du monde des sciences, vers une démarche plus respectueuse de la réalité que nous représentons aujourd’hui.
Dans le film L’Éveil du pouvoir, Rémi parle de ce nouveau souffle dans le mouvement autochtone, né, notamment, de cette continuelle négation de nos peuples. Le film parle aussi d’une révolution : le Collège Manitou. Malheureusement, sa vie a été trop brève. C’était un projet unique d’institution post-secondaire entièrement consacrée aux couleurs que nous représentions. Rémi a aussi eu sa part dans cette révolution voulant que le programme scolaire courant soit adapté à notre façon de voir le monde. L’histoire devenait notre histoire, ce qu’aucune institution ne nous offrait. Trois décennies après sa fermeture soudaine, je pense que Rémi a cru à cette aventure, à laquelle il était étroitement associé, parce que c’était dans l’ordre des choses et que c’était la façon dont notre avenir devait progresser.
Aujourd’hui et depuis déjà plusieurs années, j’ai l'importante tâche de représenter cette grande diversité qui est la nôtre. J’ai mis et je continue de mettre beaucoup de mon énergie dans le rapprochement entre nos peuples, sans excuser les obligations des autorités en place. C’est dans cet esprit que nous avons pensé et réalisé le Forum socio-économique des Premières Nations à Mashteuiatsh en octobre 2006.
Quelques semaines après la tenue de l’événement, en consultant les rapports de la presse qui a couvert le forum, je suis tombé sur un commentaire de Rémi Savard qui critiquait la façon dont le forum s’était déroulé. Il expliquait que ce n’est pas de cette façon que les gens, dans les communautés, travaillent, se référant plus précisément au minutage des interventions. Comment Rémi aurait-il pu réagir autrement, me suis-je dit ? Et il avait tout à fait raison.
Je veux terminer par un passage d’un des nombreux livres écrits par Rémi Savard. Même si ces paroles datent d’il y a une trentaine d’années et même plus, elles n’en demeurent pas moins actuelles et confirment l’indifférence des gouvernements à notre égard.
Dans nos écrits, débats, discussions, actions, manifestations, portant sur l’avenir du Québec, nous passons presque sous silence les Indiens et les Inuits. Nous les tenons incroyablement absents de nos projets politiques, les refoulant jusque dans l’arrière-pays de notre conscience collective. Leur présence ne nous devient tolérable, semble-t-il, que dans la mesure où elle renvoie à la préhistoire.
R. Savard, Le Rire précolombien
Notre cause a encore besoin d’alliés aussi fidèles que Rémi Savard.
Ghislain Picard*, Innu
* Chef de l'assemblée des Premières Nations du Québec et du Labrador
Parties annexes
Notes
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[1]
Rémi évoque ces souvenirs dans la préface de Destins d'Amérique. Les Autochtones et nous.
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[2]
Ntesi nana shepan / On disait que c’était notre terre (quatre films) et Ninan Nitassinan / Notre terre ont été tournés par Arthur Lamothe au cours des années 1970.
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[3]
Ce qui signifie ‘Monsieur Rémi’ ! Bwana est un terme swahili généralement réservé aux Blancs et qui signifie ‘Monsieur’, ‘patron’. [NDLR]
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[4]
Les événements racontés ici se sont passés en 1981. Richard Kistabish a été Grand Chef de la Nation anishnabe de 1981 à 1984, puis de 1987 à 1990. [NDLR]
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[5]
Richard Kistabish fait ici référence à l’essai de Rémi Savard intitulé L’Algonquin Tessouat et la fondation de Montréal, diplomatie franco-indienne en Nouvelle-France (L’Hexagone, Montréal, 1996), dont la dédicace se lit comme suit : « À mon ami Richard Kistabish, en souvenir d’une rivière qui, sans prévenir, s’était mise à couler en sens inverse. » [NDLR]