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Les aînés rient à belles dents quand bien même ils sont à se remémorer des moments difficiles de famine, de maladie et de mille difficultés auxquelles ils ont eu à faire face alors qu’ils nomadisaient dans les vastes territoires nordiques. La bonne humeur qui les habite alors déroute l’étranger ; elle intrigue et fascine le spectateur qui voit les films qu’Arthur Lamothe, en collaboration avec Rémi Savard, ramena du Nitassinan. Et cette nation « mocqueuse et gausseuse », décrite par Le Jeune dans ses relations, possède comme mythes fondateurs des récits rabelaisiens qui provoquent l’hilarité lors de leur transmission.
Ce rire, Rémi Savard l’a entendu. Il en a même fait le titre d’un livre mémorable. Y aurait-il donc un gai savoir dont les peuples rieurs de la taïga et des forêts boréales seraient les dépositaires ?
Parmi les hommes, nous dit Nietzsche, il y en a qui « se sentent tellement enivrés que l’on pourrait croire que la vie est une chose merveilleuse », et ceux-ci nous enseignent « que celui-là seul vit de la plus merveilleuse façon qui n’estime point la vie » (Nietzsche 2000 : 23-24).
Ces hommes et ces femmes-là, grisés au souffle vivifiant de l’esprit au point de banaliser leur propre existence individuelle, Savard les aura reconnus chez les Innus de la tradition qu’il rencontra sur les chemins de son travail d’ethnologue. Conséquemment, l’universitaire se fera humble puisque, par un difficile et risqué travail interculturel, il lui faudra laisser l’altérité s’exprimer dans toute sa singularité, la rendre intelligible sans jamais la trahir. Et le chercheur devra aussi ressentir l’orgueil prométhéen de celui qui saisit ce feu sacré qui brille au fond des yeux des nomades pour rendre intelligible au profane la joie qui les anime. Le besoin de connaître n’est plus alors l’académisme pédant de l’érudition mais l’élan passionné de celui qui découvre une autre facette du monde, encore méconnue de ses contemporains.
La rigueur chez Savard ne s’oppose pas à l’engagement, elle en est le résultat. Chez un intellectuel de cette sorte, si le propos est toujours brillant, c’est qu’il est porté avec flamme. Dans ses écrits et son enseignement l’ethnologue ne décortiquera pas le rire en sous-régions ; il en communiquera plutôt l’énergie nodale, la primesautière trémulation, sachant que toute compréhension est une naissance à l’Autre.
Au besoin, le rire saura aussi se faire sarcasme et ironie pour désarmer l’altier ethnocentrisme de ces fats discoureurs, clercs, politiciens et autres hydroélectriques engeances, qui croient pouvoir nier le droit des peuples au nom d’une soi-disant civilisation. Le rire est thérapeutique quand le polémiste dénude les rois et rend la vue aux aveugles : Savard peut alors à bon droit porter son titre de docteur. Loin des potions amères du ressentiment, la fière ironie est un tonus au coeur de l’homme épris de justice.
Mais surtout le rire est porteur de sens quand il affirme la souveraine jouissance du rieur du haut de sa propre vérité enracinée dans l’histoire du continent. Tshakapesh demeure un héros pour notre temps, celui qui a su s’accoucher lui-même et enseigner au peuple les lois qui régiront une vie accordée au rythme de la vie et follement respectueuse de tout le vivant. Dans deux textes de première importance, La Voix des autres et La Forêt vive, Rémi Savard s’est fait l’exégète des enseignements de Tshakapesh au point que plusieurs soupçonnent l’auteur d’avoir su nouer une relation privilégiée avec le héros mythique, réfugié dans la lune, un lieu que Rémi Savard fréquente assez souvent pour y être en terrain connu.
Dans une salle de concert, lors d’une des premières éditions de Présence autochtone, un espace avait été aménagé pour que le public puisse entrer dans la danse du makushan qui concluait un spectacle de Florent Vollant. Lorsque le teueikan battait la mesure et que la ronde démarrait, Rémi Savard me dit : « Il n’y a pas si longtemps cette danse était interdite, j’ai connu cette époque, et voilà qu’aujourd’hui vous l’amenez au coeur de Montréal ! » Il y avait dans ce constat toute l’émotion d’une vie passée à guetter la résurgence de l’esprit innu, décrié par la religion, caricaturé par l’ethnologie traditionnelle, oublié par l’histoire, ignoré par le public et qui, tenace, attendait son heure pour se redéployer.
Rémi Savard, veilleur têtu, a su déceler avant d’autres les premières lueurs des aurores à venir et, possiblement grâce à certains savoirs initiatiques puisés aux sources du chamanisme, a trouvé les mots pour en hâter la venue.
Parties annexes
Ouvrage cité
- NIETZSCHE, Friedrich, 2000 : Deuxième Considération intempestive. Mille et une nuits, Paris.