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Métissage in New France and Canada… de Devrim Karahasan est à l’image de la thèse de doctorat dont il découle : il est pour le moins ambitieux. C’est en ces termes qu’on peut en effet caractériser un ouvrage synthèse qui traite du métissage sur une aussi longue période (plus de 375 ans d’histoire) et sur un territoire aussi vaste que le Canada, voire une bonne part du continent nord-américain. Le défi est d’autant plus grand que le métissage est visité à travers une triade, à savoir le métissage lui-même comme expérience interculturelle et comme idéologie, l’ethnogenèse métisse (la naissance de communautés métisses distinctes) et l’usage du terme « métis ». Dans l’ensemble, l’auteure relève avec un certain brio les défis qu’entraîne une telle oeuvre de synthèse et de diachronie. Ceux, historiens ou autres, qui sont habitués à écrire des synthèses connaissent trop bien la dépendance envers les sources secondaires, plus accessibles que ne le sont les documents d’archives et plus à même de supporter une approche diachronique comme celle qui nous est proposée ici. Or, bien que cet ouvrage repose sur une base solide d’études existantes, l’usage que fait Karahasan des sources primaires frôle à certains égards l’admiration. Quand bien même il s’agirait de sources « classiques » ou rarement inédites – puisées en bonne partie dans de grands centres d’archives, à Ottawa, à Québec, à Rome ou en France – et qu’elles soient surtout concentrées à l’étude du Régime français (à près de 90 %), encore fallait-il se donner la peine de les visiter et de les consulter, ce que fait Devrim Karahasan avec, d’ordinaire, le regard critique qui s’impose.
Karahasan vise un double objectif. Elle cherche d’abord à montrer le caractère dynamique du métissage, à savoir comment il s’inscrit dans le temps, le discours et la pratique. Elle s’applique, d’un même souffle, à voir en quoi l’évolution de ce concept révèle les rapports de force qui se jouent dans l’espace colonial. Les deux premiers chapitres traitent essentiellement de la manière toute coloniale de concevoir le métissage comme une stratégie assimilatrice ou « civilisatrice ». Le métissage apparaît alors comme une façon de franciser, culturellement et ethniquement parlant, les populations autochtones et d’en faire de bons catholiques sédentaires, une mission dont s’investissent particulièrement les autorités cléricales. Dans les chapitres trois et quatre entrent en jeu l’acteur autochtone et, avec lui, la difficile – pour ne pas dire ambivalente – cohabitation entre une conception « traditionnelle » et « civilisatrice » du métissage et une pratique qui, elle, révèle un certain effritement de la position de force coloniale. Le chapitre trois aborde en ce sens les mariages mixtes, acceptés surtout par nécessité démographique (les femmes européennes étant longtemps l’exception et non la norme dans la colonie), alors que le chapitre quatre expose la reconnaissance en demi-teintes d’un métissage portant davantage vers l’« ensauvagement » des colons que vers la « civilisation » des autochtones. La dernière partie du livre explore les résultats du métissage, dans son intellectualisation comme dans sa pratique, le chapitre 5 s’attardant à l’évolution du terme « métis », alors que le chapitre 6 examine plus spécifiquement l’émergence de communautés métisses.
Le traitement de l’idée du métissage, avec toute l’ambivalence coloniale qui la caractérise, constitue la principale force de l’ouvrage. Cette thématique est d’ailleurs transversale au livre, bien qu’elle devient implicite dans les deux derniers chapitres. À cet égard, l’auteure remplit pleinement ses objectifs et arrive à bien faire ressortir les rapports de force qui animent tout métissage, rapports qui ne sont pas toujours à l’avantage des autorités coloniales et qui entraînent parfois un difficile compromis entre la conception officielle du métissage et la reconnaissance obligée, mais réticente, de l’apport de l’autre, autochtone ou « sauvage ». S’il m’est toutefois permis de mettre un bémol, je dirais qu’il aurait fallu apporter des nuances à l’affirmation selon laquelle, dans la littérature, le terme « métissage » serait davantage un concept franco qu’anglo-canadien (voir en introduction, p. 13, et plus loin, p. 208). Signaler avec raison que la pratique des métissages franco-indiens fut plus généralisée, dans l’espace comme dans le temps, ne devrait pas signifier, comme semble le laisser entendre l’auteure, que l’expérience du métissage anglo-indien est négligeable et qu’il a toujours fait les frais d’une image strictement négative. Une bonne partie de l’imposante littérature postcoloniale, pour l’essentiel publiée en anglais, se fait un point d’honneur de mieux comprendre l’interculturalité dans le contexte élargi de l’expérience coloniale britannique. Le métissage (ou les termes qui lui sont voisins comme hybridity ou mixed-race) s’avère un concept clé dans ce champ d’étude. Il s’agit de visiter des revues telles que le Journal of Colonialism and Colonial History ou la Colonial Latin American Review pour s’en convaincre. Sur le plan historique, l’idée du métissage s’avère, pour les autorités britanniques, une réalité polysémique (Stoler 1989). Comme l’affirme si bien Robert Young dans Colonial Desire, tous les métissages n’ont pas égale valeur : certains sont valorisés, les Anglais se voyant, dès le début du xixe siècle au moins, comme le résultat des métissages saxons-celtes ; d’autres sont considérés comme non viables, notamment ceux entre groupes « primitifs » et peuples « civilisés » (Young 1995). Dans le contexte canadien, et comme le démontre Jennifer Brown, les métissages entre employés eurocanadiens de la Hudson’s Bay Company et les populations autochtones – bien que fortement désavoués par les autorités coloniales au xviie siècle – sont monnaie courante dans les postes de la compagnie et largement tolérés (sous une certaine contrainte pour ainsi dire) vers la fin du xviiie siècle (1980 : 52, 69-72). On reconnaît ici la même ambivalence observée par Karahasan auprès des autorités néo-françaises en Canada : l’acceptation, bien que partielle et forcée, d’une réalité qui va souvent à l’encontre des préconceptions coloniales (Rivard 2008).
La réalité métisse, vue à la fois sous l’angle de l’identification au terme « métis » (chap. 5) et sous celui du développement de communautés métisses (chap. 6), est elle aussi bien traitée. Il est toutefois regrettable qu’on n’ait pas choisi d’intégrer ces éléments à même les chapitres précédents. En les inscrivant dans des sections séparées, l’auteure se prive de la force du fil narrateur qu’elle avait jusqu’alors mis en place, celui du lien étroit qui se tisse entre l’idée du métissage, la naissance identitaire métisse et l’usage du terme « métis » lui-même. L’intégration de ces deux parties à même les chapitres précédents aurait non seulement favorisé l’efficacité du récit, elle aurait aussi évité de nombreuses répétitions à l’auteure qui doit, pour chacun de ces deux chapitres, faire des retours contextuels et historiques. Ce choix éditorial traduit peut-être les besoins d’une dissertation doctorale – ou même ceux d’une « thèse à articles » –, mais convient moins bien à un ouvrage s’adressant à un public plus large.
Métissage in New France and Canada... aurait aussi bénéficié d’une révision éditoriale plus serrée, tant sur le contenu que sur la forme. On note plusieurs agacements d’ordre chronologique, des dates ou des événements étant parfois erronés. On peut pardonner certaines erreurs qui ne nuisent pas à la démonstration – le fait d’affirmer que la capitulation de Montréal date de 1763 au lieu de 1760 (p. 14 et 146) ou de parler de la « conquête » de l’Acadie en 1755 au lieu de la « déportation » (p. 310) ; il est par contre plus difficile d’excuser qu’un livre portant sur le métissage et les Métis au Canada puisse suggérer que le procès de Louis Riel date de 1886 (p. 241 et 312) alors que le leader politique est pendu en novembre de l’année précédente. Sur le plan de la forme, c’est la table des matières qui cause le plus de problèmes : d’une part, plusieurs appels de page ne correspondent pas dans le livre ; d’autre part, il y a confusion entre l’appel numérique des chapitres (premier, deuxième, etc.) dans le texte et la structure essentiellement alphabétique (chapitres A, B, C, etc.) de la table des matières. Enfin, compte tenu de l’amplitude géographique et temporelle de l’étude, la présence d’une seule carte, très spécifique par ailleurs (carte du bassin versant de la rivière Rouge), me semble insuffisante. Quelques cartes de localisation – question de situer les principaux lieux de métissage – n’auraient certes pas été superflues, et le lecteur, géographe ou non, y aurait trouvé son compte.
Malgré ces accrocs de nature éditoriale, le lecteur trouvera un bel état des lieux relatif à l’importance et à la récurrence du métissage et du fait métis au pays, ainsi que sur les manières complexes et changeantes employées par les autorités coloniales et canadiennes pour intellectualiser et contrôler cette réalité. En effet, l’originalité de ce livre repose moins sur les hypothèses posées et les résultats présentés que sur la pertinence d’une synthèse inscrite dans la longue durée. En ce sens, il est le bienvenu. Une version française soigneusement et rigoureusement éditée le serait d’autant plus !
Parties annexes
Ouvrages cités
- BROWN, Jennifer S. H., 1980 : Strangers in Blood: Fur Trade Company Families in Indian Country. University of British Columbia Press, Vancouver.
- RIVARD, Étienne, 2008 : « Colonial Cartography of Canadian Margins: Cultural Encounters and the Idea of Métissage ». Cartographica: The International Journal for Geographic Information and Geovisualization 43(1) : 45-66.
- STOLER, Ann Laura, 1989 : « Rethinking Colonial Categories: European Communities and the Boundaries of Rule ». Comparative Studies in Society and History 31(1) : 134-161.
- YOUNG, Robert J. C., 1995 :Colonial Desire: Hybridity in Theory, Culture and Race. Routledge, London.