Et aux États-Unis...

Ethno-polar et ethno-pillard, ou les voleurs de temps[Notice]

  • Nelcya Delanoë

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  • Nelcya Delanoë
    Professeure émérite
    Université Paris-X, Paris

Quand la réalité dépasse la fiction à ce point, on peut dire que le romancier est excellent et que l'affaire est sérieuse. Pour la fiction, je veux parler ici du roman policier de Tony Hillerman, Le voleur de temps (Rivages/Thriller) publié aux États-Unis en 1988. Dans un bureau du service d'accueil du Chaco Culture National Historical Park où se rend celui qui mène ­l'enquête, un visage menaçant caché derrière de grosses lunettes noires s'étale sur une affiche, sous ce commentaire : « A Thief of Time… Pot Hunters Destroy America's Past. » Le roman policier, devenu « polar », parle en général des villes et de leurs franges criminelles. La toile de fond des romans de Hillerman est le Sud-Ouest américain et plus précisément la réserve navajo, univers étonnant et méconnu, avec ses ramifications parfois conflictuelles chez les Hopis et les Zunis voisins. Dans l'ensemble, les autochtones de ces réserves sont pauvres et se débattent dans une vie quotidienne ­difficile en raison de l'aridité et de l'immensité de la région, de la rudesse du legs historique de la con­quête, du fait qu'ils sont coincés entre les lois (locales et fédérales) du monde américain et les lois (modernistes et traditionalistes) du monde amérindien. Avec Le voleur de temps, Hillerman nous plonge dans le mystère de la disparition d'une anthropologue, partie fouiller (illégalement décou­vre-t-on) un site de ruines anasazies. Le lieutenant Joe Leaphorn et le sergent Jim Chee, Navajos tous les deux, mènent l'enquête, au fil de laquelle ils croisent des personnages louches et des trafiquants (autochtones aussi bien) qui pillent, vendent et revendent artefacts et oeuvres d'art. La mort rôde sans fin et les assassinats se multiplient dans un panorama immense et désert, sublime et inquiétant. On découvre ainsi, au fil d'une intrigue qui mêle les mondes anglo et amérindien, comment l'appât du gain, le goût du pouvoir et la corruption font de ces divers personnages les complices, actifs ou passifs, d'entreprises de commerce de pièces archéologiques, énorme business local, régional, national et international. Si le tourisme recycle des pièces faciles à écouler, musées, chercheurs et collectionneurs – ces derniers étant prêts à payer des fortunes – se disputent les pièces les plus rares au mépris des lois fédérales, locales ou tribales. Respectueux de leur culture et de la loi américaine, ce qui ne va pas sans déchirements, nos deux enquêteurs ont affaire à forte partie. Tour à tour savoureux et poignants, ils ­s'efforcent de savoir ce qui est arrivé à cette anthropologue tandis qu'ils doivent se faufiler entre les rivalités non seulement internes au service, mais tribales et intertribales, et entre les conflits de légitimité des lois de chacun des quatre États dont relève telle ou telle réserve, des lois de l'État fédéral et des règlements du FBI. Sans parler des tensions entre autochtones et non-autochtones. Avec très peu de moyens et beaucoup d'intelligence de la complexité de la situation qu'ils nous font découvrir petit à petit, ils parviennent à résoudre une série de meurtres liés à la disparition de l'anthropologue, retrouvée vivante in extremis. Tableau sombre d'un monde ravagé par la folie et la rapacité, sauvé par un fond de beauté et de spiritualité – mais pour combien de temps ? Leaphorn et Chee sont en effet bien conscients du fait que le difficile retour à l'ordre auquel ils contribuent ne saurait ralentir le cours du pillage des réserves, amorcé au xixe siècle. Dénoncées au début du xxe siècle par les philanthropes et les scientifiques, les atteintes au patrimoine national ont alors retenu l'attention du Congrès qui, en 1906, votait le Federal Antiquities Act. Cette …

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