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La crise d’Oka nous a fait brutalement prendre conscience de l’existence dans la région de Montréal de l’une des plus anciennes revendications territoriales de l’histoire du Canada. Cette crise s’est produite en 1990, à l’époque où se déroulaient des négociations constitutionnelles qui suscitaient un large débat sur la situation des « peuples fondateurs » du pays, discussions qui tenaient compte, cette fois-ci, des peuples autochtones. La littérature sur la crise d’Oka nous renvoie souvent dans le lointain passé de la revendication des terres de la seigneurie du Lac-des-Deux-Montagnes ou traite de multiples facettes de la situation globale des autochtones ; elle reflète également les divers intérêts et interprétations des nombreux acteurs politiques de cette crise. Le devoir de mémoire ne devrait cependant pas faire abstraction d’une incontournable question : qu’est-ce qui nous a précipités dans cette crise nationale, que s’est-il passé le matin du 11 juillet 1990 ?

Un policier est mort lors de l’intervention de la Sûreté du Québec le 11 juillet 1990 et les Forces armées sont intervenues par la suite en remplacement de la Sûreté du Québec. Le pont Mercier, sur lequel circulent soixante-dix mille voitures par jour, est resté fermé pendant cinquante-sept jours et la crise a duré soixante-dix-huit jours. Une quarantaine de participants autochtones au conflit à Oka ont été accusés d’entrave au travail d’agents de la paix, de participation à une émeute et de port d’armes dans le but d’en faire un usage dangereux pour la paix publique. Le 3 juillet 1992, un jury a rendu un verdict de non-culpabilité.

Pour avoir suivi de très près la crise d’Oka, je reste toujours un peu étonné de constater qu’au fil du temps se fabrique une certaine mémoire collective ; mémoire qui sélectionne et qui oublie. Je répondrai donc à deux questions afin de dissiper deux des malentendus qui se sont installés dans les récits de la crise, récits que l’on retrouve maintenant dans les médias, les films et les documentaires, ou encore dans la littérature plus spécialisée. Premièrement, l’enjeu principal consistait-il vraiment en un projet d’expansion d’un terrain de golf sur des terres « sacrées » pour les Mohawks et sur lesquelles se trouvait un cimetière ? Deuxièmement, est-il exact que des Guerriers de Kahnawake ont bloqué le pont Mercier dans le but de venir en aide aux Mohawks d’Oka/Kanesatake lorsque ces derniers ont été attaqués par la Sûreté du Québec à Oka ? Finalement, je reviendrai plus loin sur les circonstances de la mort du caporal Lemay.

Un « sacré » beau projet de développement immobilier !

Les terres visées par le projet de développement dans la municipalité d’Oka appartenaient à l’époque en partie à la municipalité et en partie à un propriétaire privé. Le projet consistait en l’agrandissement d’un terrain de golf, mais aussi en la construction de soixante habitations. L’agrandissement du terrain de golf couvrait la plus grande superficie des terres convoitées. Cependant, à mon avis, le projet domiciliaire constituait le véritable enjeu de cette crise. Subdiviser un terrain privé et y construire soixante habitations luxueuses situées à quarante-cinq minutes du centre-ville de Montréal, résidences qui auraient été situées près d’un golf et d’une marina, avec vue sur le lac des Deux Montagnes, aurait assurément rapporté des sommes faramineuses aux promoteurs. Le petit cimetière mohawk ne constituait pas le véritable enjeu. Loin de projeter de le détruire ou de le déplacer, la Municipalité avait entamé des discussions avec le Conseil de bande, bien avant la crise, afin de l’agrandir ; ces discussions n’avaient cependant pas abouti. On ne s’entendait pas sur le lieu de l’agrandissement du cimetière.

Projet domiciliaire et projet d’agrandissement du golf à Oka en 1990

Projet domiciliaire et projet d’agrandissement du golf à Oka en 1990

A. Projet d’agrandissement du golf ; B. Projet domiciliaire ; C. Limites de Kanesatake (gris pâle). Le trait foncé représente les limites du village d’Oka (municipalité d’Oka)

(Carte modifiée d’après Québec 1995 : 41a)

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La majeure partie des terres visées par le projet de développement était constituée d’une forêt mixte et d’une pinède. Bien qu’elles n’aient pas été « sacrées », elles avaient une grande valeur pour les Mohawks. Historiquement, elles se situent à l’endroit où se trouvaient les terres communales de l’ancienne seigneurie du Lac-des-Deux-Montagnes, territoire toujours revendiqué par les autochtones. La municipalité d’Oka avait fait un parc municipal d’une partie de ces terres qu’elle avait achetées du gouvernement fédéral, lequel les avait acquises des Sulpiciens dans les années 1940. Ceux-ci avaient déjà vendu la grande majorité des terres de la seigneurie sans tenir compte du droit des Mohawks qui y résidaient depuis fort longtemps. Lorsque, dans les années 1940, le gouvernement fédéral acheta des Sulpiciens les terres restantes, il visait à corriger cette situation inhabituelle : des « Indiens inscrits » résidaient sur des terres privées appartenant à une communauté religieuse plutôt que dans une « réserve indienne ».

En 1990, dans les faits, c’étaient les Mohawks qui contrôlaient ces terres. Ils en faisaient un usage communautaire, comme du temps de la seigneurie, et peut-être avant, et il était bien connu que la municipalité n’arrivait pas à établir de contrôle réel sur sa « propriété », compte tenu de l’opposition des Mohawks qui l’occupaient de temps à autre et en faisaient un certain entretien.

Une fois la crise déclenchée, les barricades se renforcent !

Une fois la crise déclenchée, les barricades se renforcent !
(Photo Pierre Trudel, 1990)

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Le lucratif projet de développement, qui aurait haussé la valeur des résidences voisines et donc permis de récolter davantage de taxes, entrait en opposition avec un autre projet, celui du ministère des Affaires indiennes. Après avoir vendu ces terres à la municipalité dans les années quarante, le gouvernement fédéral envisageait leur rachat afin d’unifier l’assise territoriale des Mohawks de Kanesatake à Oka. D’où la politique d’achat de terres mis en place par le Ministère.

À mon avis, il n’est pas certain que les promoteurs souhaitaient réaliser leur projet. Visaient-ils plutôt à faire hausser la valeur des terres auprès de l’État qui s’apprêtait à faire une offre d’achat, ou souhaitaient-ils réellement tirer un bénéfice encore plus grand en subdivisant ces terres, en les vendant et en y construisant des habitations ? En pleine crise d’Oka, pour calmer le jeu, le gouvernement fédéral racheta les terres litigieuses, ce que le Conseil de bande de Kanesatake avait demandé bien avant la crise ainsi que le ministre des Affaires autochtones du Québec, justement pour éviter que cette crise se produise. Le montant payé pour indemniser les promoteurs de n’avoir pu réaliser leur projet a été supérieur au prix payé pour les terres. Il importe de rappeler que le maire d’Oka, dans des négociations ultimes avec le Conseil de bande, quelques heures avant l’échange de coups de feu qui causa la mort du caporal Lemay, avait annoncé qu’il abandonnait le projet d’agrandissement du golf. À la question du chef Georges Martin à savoir s’il laissait aussi tomber le projet domiciliaire, le maire répondit alors par un non catégorique. Ce qui laisse croire que le véritable enjeu était justement ce développement domiciliaire, et non le projet d’agrandissement d’un terrain de golf.

Le blocage du pont Mercier : appui moral et diversion

De nos jours, il existe des centaines de revendications territoriales autochtones au Canada, ce qui parfois a provoqué des crises politiques. Cependant, l’ampleur de la crise d’Oka demeure inégalée et certains facteurs en sont responsables, particulièrement le blocage, pendant cinquante-sept jours, d’un pont reliant une banlieue à un grand centre urbain et l’implication, du côté amérindien, d’une « société des Guerriers » possédant une certaine expérience militaire.

Les conséquences du blocage du pont Mercier par des Mohawks de Kahnawake le 11 juillet 1990 étaient évidemment beaucoup plus importantes que celles de la barricade d’Oka érigée sur un chemin de terre que personne n’empruntait vraiment. Quelle était donc la stratégie poursuivie par ceux qui ont bloqué le pont et quelles en ont été les conséquences ? Précisons, d’entrée de jeu, que le blocage du pont Mercier s’est fait après l’arrivée des policiers à Oka mais avant l’échange de coups de feu. Dans la mémoire collective, le blocage du pont a été effectué en réaction à l’intervention policière menée à Oka. Il faut examiner ici heure par heure le déroulement des événements à Oka/Kanesatake et à Kahnawake et, notamment, distinguer le moment de l’arrivée de la Sûreté du Québec à Oka, à 5 h 45 le matin et, près de trois heures plus tard, son avancée en territoire revendiqué par les Mohawks dans le but d’enlever la barricade. C’est à ce moment-là qu’est décédé le caporal Marcel Lemay.

Le calme après la tempête : lieu où s’est produit l’échange de coups de feu

Le calme après la tempête : lieu où s’est produit l’échange de coups de feu
(Photo Pierre Trudel, 1990)

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Localisation des trois communautés mohawks au Québec

Localisation des trois communautés mohawks au Québec
(Carte modifiée d’après Dominique et Deschênes 1985 : 35)

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Philip Deering, un traditionaliste bien en vue de Kahnawake, a affirmé au coroner Guy Gilbert que le blocage du pont Mercier avait comme objectif de « dévier l’attention de la Sûreté du Québec » qui intervenait à Oka. Quant à Joe Norton, chef du Conseil de bande de Kahnawake au moment de la crise, il a expliqué au coroner qu’un représentant des Guerriers lui avait répondu que le blocage du pont servait à donner un « tremendous moral boost » aux Mohawks de Kanesatake qui résistaient alors aux policiers de la Sûreté du Québec à Oka. L’avancée de la Sûreté du Québec dans la pinède, afin de lever la barricade qui bloquait un chemin de terre situé dans le parc municipal d’Oka, s’est produite plus deux heures après l’arrivée des policiers à Oka. Le pont a été bloqué peu de temps après l’arrivée des policiers à Oka et bien avant l’ordre d’enlever la barricade.

L’effet « surprise » à Oka souhaité par la SQ qui avait décidé d’intervenir à 5 h 45 le matin était complètement raté parce que l’usage de gaz lacrymogènes et de grenades assourdissantes (stunts grenades) n’arrivait pas à intimider et à faire fuir les manifestants. Hésitante devant des hommes armés et bien cachés et de plus en plus nombreux, mais n’arrivant pas à éloigner, isoler ou arrêter des femmes et leurs enfants ainsi que des hommes non armés qui s’opposaient à la venue des policiers et au démantèlement de la barricade, la direction de la Sûreté du Québec donne malgré tout l’ordre d’avancer à 8 h 50 du matin. Les manifestants non armés étaient situés entre les policiers et les membres armés de la Société des Guerriers. Le coroner a blâmé la Sûreté du Québec de ne pas avoir respecté les règles de sécurité prévues lors de ce type d’intervention. Il écrit :

Mais encore là, personne ne semble au fait que le filet 11 (les mesures de sécurité que les policiers adoptent lorsqu’ils sont en connaissance du fait qu’ils sont devant des gens armés) n’était pas susceptible d’application dans le contexte géographique de la pinède. À l’enquête, l’inspecteur Gariépy a dit que cette

difficulté avait traversé son esprit, mais qu’on n’en avait pas discuté au cours de la réunion du 10 juillet.

Québec 1995 : 262

En l’espace de vingt à trente secondes, au moins 93 tirs d’armes à feu ont été entendus, dont 51 provenaient des armes de cinq ou six policiers. Le coroner a estimé qu’au moins trois autochtones ont fait usage de leurs armes, de deux endroits différents. Selon les experts consultés par le coroner, une de ces balles, qui ne pouvait provenir d’armes des policiers et qui ne pouvait avoir ricoché sur un arbre de la pinède, visait expressément le caporal Lemay. Le coroner affirme qu’un « miracle » a fait qu’il n’y eut qu’un seul mort. Les policiers ont tiré à « hauteur d’homme dans un mouvement balayé, d’un angle minimal de 90° ; ces tirs n’étaient pas dirigés vers une cible identifiée (ibid. : 383) Le champ de vision de la plupart des tireurs, de part et d’autre, était obstrué par des gaz lacrymogènes lancés par les policiers. L’analyse de l’impact des projectiles – qui auraient été tirés par les occupants mohawks – sur les arbres de la pinède et sur des voitures situées sur la route 344 indique, selon le coroner, que ces tirs provenaient de trois endroits différents. Dans la plupart des cas ils proviendraient du « secteur D » et du « secteur E » et auraient été retrouvés à « hauteur d’homme » au niveau de la route 344, route qui est cependant plus élevée que le terrain de la pinède où se situaient les policiers. Il se pourrait donc que ces projectiles aient été tirés en haut de la tête des policiers. Selon les traces de l’une des balles sur un arbre, ce serait du « secteur B », situé plus à l’ouest, qu’aurait été tirée celle qui a atteint le caporal Marcel Lemay. Selon le coroner, tout indique que les membres de la Société des Guerriers ont tiré en premier.

« J’ai la province qui est en train de revirer à l’envers »

« J’ai la province qui est en train de revirer à l’envers »

Une nouvelle barricade avec des voitures de police renversées après l’échange de coups de feu

(Photo Pierre Trudel, 1990)

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Des extraits du rapport du coroner Gilbert montrent clairement, à mon avis, que c’est la prise du pont Mercier qui a poussé la Sûreté du Québec à poser un geste qui va précipiter le Québec dans cette crise de soixante-dix-huit jours :

Il aurait fallu y dépêcher (à Kahnawake) sans délai le G.I. (Groupe d’intervention) Mais les trois équipes disponibles à la Sûreté du Québec sont déjà à Oka. La quatrième est à Akwesasne, la cinquième est en vacances.

Témoignage du directeur général adjoint Lizotte, ibid. : 311

Celui qui donna l’ordre de lever la barricade, le directeur adjoint Lizotte, ajoute, en faisant référence au blocage du pont Mercier à Kahnawake :

Je veux avoir une intervention, je veux régler le cas d’Oka le plus rapidement possible, regarde, j’ai la province qui est en train de revirer à l’envers.

ibid. : 324

La stratégie des Guerriers de diviser et de déstabiliser la Sûreté du Québec, dès leur arrivée à Oka, a manifestement bien fonctionné. Contrairement à ce que rapportent les médias et presque l’ensemble de la littérature sur la crise d’Oka, y compris des mémoires de maîtrise, la prise du pont ne s’est pas effectuée après l’échange de coups de feu. Le blocage du pont a poussé la Sûreté du Québec à donner l’ordre d’enlever la barricade malgré le danger et une évaluation inadéquate de la situation, ce qui a provoqué l’échange de coups de feu pendant lequel est mort le caporal Lemay.

La mort du caporal Lemay

« Ils ne tireront pas »

L’idée selon laquelle les Mohawks armés n’allaient pas tirer sur des policiers a été soutenue devant le coroner pour expliquer, et surtout pour justifier, la décision d’intervenir. Cette opinion avait été soutenue par les responsables de l’opération quelques jours avant l’intervention du 11 juillet 1990.

Voici à ce sujet, selon le rapport du Coroner, un extrait des discussions qui se sont tenues le 9 et le 10 juillet :

Selon le directeur général adjoint Lizotte, à une question que le directeur général lui pose alors, l’inspecteur-chef répond qu’il est convaincu que les Mohawks ne tireraient pas, qu’il n’y aurait pas de problème et que l’opération serait de courte durée. Citant le rapport de Mme Falardeau, le directeur de la sécurité en dégage l’extrait selon lequel « rien n’indique que les Mohawks seraient les premiers à se servir des armes ». On ne semble pas s’être arrêté à la mention du rapport faisant état « qu’il y aura peu de sang », l’inspecteur Charland ayant expliqué à l’enquête que selon lui, cela s’entendait « pas de sang ».

ibid. : 213

Encore une fois, à la question du directeur général « Crois-tu qu’on va avoir des problèmes » le responsable du Service de renseignement aurait répondu en substance comme suit : « Ils ne tireront pas, on se fera pas tirer ». Le directeur Lavigne confirme en outre que l’inspecteur-chef Charland lui a rappelé les différentes opérations où la Sûreté du Québec est intervenue à Oka depuis deux ou trois ans, sans qu’il y ait d’affrontement ou de problème comme tel.

ibid. : 218

Il faudrait, à mon avis, analyser les fondements de cette évaluation du comportement des membres de la Société des Guerriers. J’ai soutenu devant le coroner que de sérieux indices laissaient croire le contraire. De plus, le coroner écrit que le responsable du Service de renseignement, l’agent Jodoin, s’est présenté au Quartier général à trois heures du matin, six heures avant la mort du caporal Lemay, et a informé le responsable de l’opération sur le terrain qu’il avait changé d’opinion quant à savoir si les Guerriers allaient tirer ou non. L’agent Jodoin rapporte avoir mentionné au lieutenant Marcotte que dans le contexte, nonobstant ce qu’il avait dit, au contraire, le 9 juillet au directeur général adjoint Lizotte, quant à lui « il n’irait pas là » (ibid. : 268). Le responsable de l’opération sur le terrain a déclaré au coroner qu’il ne se souvenait pas de ce changement d’opinion du responsable du Service de renseignement.

Nous sommes prêts à mourir

La position des manifestants à la barricade suivait le mode traditionnel qu’ont adopté les Mohawks, au cours de leur histoire, à l’occasion de conflits avec des policiers. À l’avant, les femmes mènent le groupe et, derrière, les hommes les défendent. Il importe de rappeler que le chef (traditionaliste) de la Maison-Longue de Kanesatake, Samson Gabriel, s’opposait à la présence d’armes à feu et à la présence du drapeau des Guerriers sur la barricade. Les représentants de ces traditionalistes ont d’ailleurs quitté le lieu de cette barricade quelques jours avant la fusillade, justement parce que la Société des Guerriers en avait pris le contrôle. Ils ont clairement affirmé qu’avoir placé des femmes et des enfants entre deux groupes armés, qui risquaient de se tirer dessus, avait été irresponsable.

Selon une version des événements donnée par des Mohawks aux journalistes York et Pindera publiée dans le livre People of the Pines, l’ordre donné par les leaders de la Société des Guerriers consistait à faire usage de leurs armes seulement dans la situation où les policiers tireraient. Les directives étaient alors de répliquer et de tirer au-dessus des têtes des policiers. Selon cette version, environ trente hommes armés étaient présents à l’arrivée des policiers à 5 h 45. Une heure plus tard, une douzaine d’autres hommes de la communauté, qui ne faisaient pas partie de la Société des Guerriers, se sont ajoutés au groupe qui avait des armes. Au moment de la fusillade, ils étaient entre cinquante et soixante-quinze hommes armés. La majorité de ces hommes n’ont pas fait usage de leurs armes au moment de l’échange de coups de feu. Cinq ou six l’auraient fait en tirant au-dessus des têtes. Certains ont confié aux journalistes qu’ils étaient bien cachés et que, de leur position, ils auraient été en mesure de tirer et de tuer les policiers qui avançaient pour lever la barricade.

York et Pindera rapportent dans leur livre les propos de Kahentiiosta, une femme mohawk présente à la barricade, qui montrent le rôle des femmes dans le processus décisionnel et le fait qu’elles étaient prêtes à risquer leurs vies en compagnie de leurs enfants, comme cela a été le cas pendant les soixante-dix-huit jours qu’a duré la crise :

Kahentiiosta était une autre vétéran de la confrontation armée avec la police. Elle a passé trois ans à Ganienkeh, une communauté Mohawk militante du nord de l’État de New York. […] Elle avait pleinement confiance envers les Guerriers qui, armés et cachés dans la forêt, devaient protéger la pinède ainsi que les femmes et les enfants au front.

[…]

Kahentiiosta est restée calme. Alors âgés de cinq et sept ans, ses garçons s’amusaient autour du feu. Elle les avisait de se tenir loin des policiers.

(York et Pindera 1991 : 25-26)

Kahentiiosta a demandé de l’aide des Guerriers afin de prévenir que la police n’avance plus loin.

ibid. : 33

Vingt ans plus tard, on ne sait toujours pas avec certitude qui, des Guerriers ou des policiers, a tiré en premier. Deux versions s’opposent également quant à savoir si le caporal Marcel Lemay a été visé et tué intentionnellement. L’enquête du coroner tend à démontrer cette dernière hypothèse pendant que des Mohawks ont plutôt avancé l’idée selon laquelle une balle tirée par les policiers a pu ricocher sur un arbre et atteindre mortellement Marcel Lemay ou encore que le tir d’un policier ait pu l’atteindre directement.

Les policiers se sont retirés dans le village d’Oka après l’échange de coups de feu et des milliers d’entre eux ont alors encerclé Kanasetake et Kahnawake, pendant que des centaines de Mohawks des deux communautés consolidaient leurs positions défensives. Les Forces armées canadiennes ont remplacé les policiers le 14 août 1990 jusqu’à la fin du conflit, le 26 septembre 1990.

Les Amérindiens de la crise d’Oka : spirituels et victimes ?

Pourquoi l’histoire officielle de la crise d’Oka a-t-elle tendance à attribuer une importance démesurée aux « terres sacrées » et au « cimetière » et à occulter les enjeux financiers associés au développement domiciliaire ? Des courants de pensée autochtones et non autochtones pourraient bien ici converger. L’intérêt que des autochtones ont à dramatiser le conflit en en faisant une question identitaire ou un conflit découlant de l’insensibilité des « Blancs », qui détruisent un cimetière au profit d’un terrain de golf, pourrait coïncider avec l’expression du stéréotype bien connu de l’Amérindien spirituel et exotique rencontré dans la littérature et le cinéma.

Pourquoi, d’autre part, systématiquement inverser les faits qui se sont produits ce matin-là. L’inversion est présente dans des rapports et documents publiés immédiatement après la crise. Il se pourrait que la simple logique soit en partie responsable : le pont bloqué par des Mohawks de Kahnawake devait bien servir à aider les Mohawks d’Oka qui se faisaient attaquer par les policiers. À mon avis, il faut dépasser l’explication relative au caractère vraisemblable, mais erroné, du montage des faits historiques du matin du 11 juillet. Beaucoup de questions ont été posées aux autorités policières sur la décision d’intervenir dans un tel contexte et sur leur façon d’intervenir, ce qui aurait provoqué la crise d’Oka. Une meilleure connaissance des événements de ce matin du 11 juillet nous amène à moins percevoir les autochtones comme étant strictement des victimes mais aussi à voir le rôle qu’ils ont joué dans l’enchaînement des événements qui se sont succédé et qui ont déclenché la crise d’Oka.