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Précurseur de ce que Perry Anderson a appelé le « marxisme occidental », Antonio Gramsci [1891-1937] est aujourd’hui surtout connu pour ses Cahiers de prison, un ensemble de textes et de notes qu’il rédige entre 1929 et 1935, lors de son incarcération dans les geôles du régime de Benito Mussolini. L’écriture est pourtant une activité à laquelle Gramsci se consacre bien avant cette période d’emprisonnement : en 1913, alors âgé de 22 ans, il publie ses premiers articles de presse et commence à contribuer à différentes revues. Une dizaine d’années plus tard, devenu entre-temps secrétaire général du Parti communiste italien (PCI), il continue d’écrire dans les journaux, qu’il considère alors comme l’un des lieux privilégiés de la lutte pour l’« hégémonie culturelle ».

C’est cette facette de l’oeuvre de Gramsci que les Éditions Critiques ont souhaité mettre de l’avant en publiant un court volume réunissant sept textes du théoricien et militant italien, dans lesquels ce dernier s’attache à penser la pratique, les moyens et les buts de l’activité journalistique. Bien que certains de ces textes aient déjà été traduits en français, d’autres, en revanche, sont inédits et constituent de ce fait un apport précieux pour les lecteur·trices francophones. En rassemblant ces textes, les Éditions Critiques permettent en outre à leur lectorat de constater l’évolution des réflexions de Gramsci au sujet du journalisme. Ainsi, si les trois premiers textes sont empreints d’un certain idéalisme, et que les trois suivants font montre d’un sens pratique nettement plus développé, le dernier, lui, témoigne d’une compréhension fine des enjeux matériels et intellectuels auxquels toute entreprise de presse est forcément confrontée.

« Boycotter-les ! boycottez-les ! boycottez-les ! » – L’ouvrage s’ouvre par une critique en règle du journal bourgeois – journal essentiellement idéologique, affirme Gramsci, et qu’il qualifie de « journal-marchandise » (p. 41). Certes, écrit-il, l’« acte […] qui consiste à choisir [un] journal » (p. 30) n’a rien d’un geste militant ; du moins est-ce un acte qui ne semble pas réellement porter à conséquence, aussi bien économiquement que politiquement. C’est oublier, remarque-t-il, que « les journaux bourgeois racontent les faits les plus simples d’une manière qui favorise la classe bourgeoise » (p. 31). Dans leurs colonnes, une grève sera généralement synonyme de désordre ou de nuisance, tandis que l’adoption d’une loi de retour au travail sera souvent présentée comme une nécessité, voire comme une bonne chose. Pour l’auteur des Cahiers de prison, l’achat d’un journal bourgeois représente donc à la fois un geste en faveur des « lois mercantiles du capitalisme » (p. 44) ainsi qu’une forme de soutien apporté à « des idées et [à] des intérêts qui [entrent] en contradiction avec [ceux] [de] la classe ouvrière » (p. 30).

Dans ces conditions, observe Gramsci, on s’étonnera peut-être que des « centaines de milliers d’ouvriers [sic] donnent régulièrement […] leur argent au journal bourgeois, contribuant ainsi à créer son pouvoir » (p. 31). Selon le théoricien et militant italien, la cause de ce paradoxe réside avant tout dans le fait que les travailleur·euses sont animé·es par une envie de connaître et de s’informer et que les grands patrons de presse, qui sont parfaitement conscients de cette envie, savent également comment en tirer avantage. Autrement dit, c’est « en exploitant [la] curiosité » (p. 39) des ouvrier·ères que le journalisme bourgeois parvient à s’imposer au prolétariat et qu’il contribue, ce faisant, à la (re)production de l’idéologie de la classe dominante.

Pour Gramsci, il convient donc de « réveiller la conscience des multitudes contre les pièges du journal bourgeois » (p. 39) ; or, à cette fin, il n’est d’autre solution, avance-t-il, que la mise sur pied de « soviets de culture prolétarienne » (p. 47), c’est-à-dire l’organisation d’espaces éditoriaux au sein desquels les « idées de base du communisme » (p. 45) pourront être discutées et débattues. Non content d’écrire pour des organes de presse plus traditionnels, Gramsci va donc participer, autour des années 1920, à la création et à l’animation de revues et de journaux engagés, parmi lesquels Avanti !, l’Unità et L’Ordine Nuovo. Ces expériences lui permettront, d’une part, de collaborer activement au « mouvement des conseils d’usine » (p. 71), – lequel est alors en pleine expansion dans le nord de l’Italie, à Turin notamment –, et, d’autre part, de prendre acte des pratiques et des usages qui nuisent aux publications militantes de son temps. Car, et c’est un élément qui ressort particulièrement du second groupement de textes, Gramsci estime que nombre de ces publications souffrent de défauts structurels qui les empêchent de se faire réellement l’« expression de la classe ouvrière » (p. 61).

« La période de propagande élémentaire […] est dépassée » – Les critiques que Gramsci adresse au journalisme engagé rejoignent en partie celles qu’il formule à l’endroit du journalisme bourgeois. Dans un cas comme dans l’autre, en effet, l’auteur des Cahiers de prison dénonce une vision infantilisante du lectorat ouvrier, lequel serait incapable de tout esprit critique et, par conséquent, obligé de croire sur parole ce que disent les journaux. Gramsci dénonce également l’« intellectualisme » (p. 58) de certaines publications militantes qui, en « l’absence d’un programme concret » (p. 56), et parce qu’elles refusent d’intervenir directement auprès des ouvrier·ères en lutte, se bornent à « “rappeler” des choses rebattues, des choses usées » (p. 57).

Or, si le journalisme engagé est, d’après Gramsci, toujours affaire de pédagogie, il doit cependant éviter de verser dans le paternalisme, ou de traiter son public avec condescendance et mépris. Préfigurant Le Maître ignorant de Jacques Rancière, Gramsci affirme notamment qu’« il n’y a aucune raison […] [d’]utilise[r] un ton moindre » (p. 52) lorsque l’on s’adresse aux travailleur·euses et aux paysan·nes : leur culture politique a beau être modeste par comparaison avec celle d’un·e théoricien·ne ou d’un·e dirigeant·e révolutionnaire, leur intelligence et leur capacité à apprendre, elles, sont rigoureusement les mêmes que celles de tout autre être humain. Gramsci se fait ainsi le défenseur de ce qu’il désigne comme des « écrits difficiles », soit des articles qui n’hésitent pas « à entrer dans des détails de nature théorique » et qui « demand[ent] à [leur] lecteur [sic] un effort d’attention soutenu et prolongé » (p. 50). Là encore, c’est parce qu’il croit que les prolétaires sont capables d’un tel effort que le théoricien insiste pour que les journaux engagés cessent de les « considér[er] comme des enfants » (p. 51) et qu’ils leur proposent des textes qui participent effectivement à leur émancipation.

En fondant une revue comme L’Ordine Nuovo, Gramsci et ses camarades ne visaient pas seulement à fournir une information qui soit indépendante de la presse bourgeoise et de ses intérêts ; ils entendaient également remplir les fonctions d’un authentique parti révolutionnaire, en contribuant, entre autres, à la formation de la conscience de classe du prolétariat italien. De fait, l’Italie post-Risorgimento est un pays dans lequel les forces progressistes sont encore largement divisées. On y trouve bien quelques partis qui, tels le Parti socialiste italien (PSI) et le Parti socialiste réformiste italien (PSRI), s’efforcent de réunir autour d’eux les travailleur·euses et les paysan·nes italien·nes ; cependant, aucun de ces partis n’a la capacité de fédérer d’aussi larges pans du prolétariat que ne le font leurs modèles du Parti social-démocrate allemand (SPD) et du Labour anglais. C’est pour pallier ce manque de cohérence et d’unité au sein de la gauche italienne que Gramsci avancera finalement l’idée d’un « journalisme intégral », soit un journalisme qui oeuvre aussi bien à (in)former son public qu’à « en étendre progressivement le terrain » (p. 75).

« Penser concrètement » – Extrait des Cahiers de prison, le septième et dernier texte de ce volume constitue sans doute la contribution la plus achevée de Gramsci au sujet du journalisme ; celle, en tout cas, où son propos est le plus directement en prise avec la réalité historique de son temps. Constatant, par exemple, que la « décentralisation de la vie culturelle » (p. 106) italienne ne favorise pas le développement d’une sphère journalistique autonome et « économiquement importante » (p. 107), il milite en faveur de la création d’écoles de journalisme, dans lesquelles, écrit-il, on dispensera des « cours sur des sujets généraux (histoire, économie, droit constitutionnel, etc.) » (p. 108) ainsi que sur la « technique journalistique » (p. 79). Du reste, qui dit journalisme dit aussi enjeux financiers ; et Gramsci, qui a été tour à tour journaliste, chroniqueur et directeur de revue, n’est que trop conscient des exigences économiques qui pèsent sur tout projet journalistique. Aussi considère-t-il que l’« on ne peut parler d’entreprise éditoriale sérieuse s’il manque cet élément » (p. 26), c’est-à-dire si l’on fait abstraction des contraintes matérielles avec lesquelles revues et journaux doivent composer, et que l’on se borne à des discussions strictement idéologiques.

L’attention qu’Antonio Gramsci porte aux enjeux pratiques de l’activité journalistique le pousse également à interroger l’« efficacité pédagogique » (p. 89) des publications militantes, c’est-à-dire à remettre en question leur capacité à rejoindre effectivement l’ensemble des fractions du prolétariat. S’opposant notamment à l’idée que « chaque couche sociale élabore sa conscience et sa culture de la même manière » (p. 92), Gramsci distingue « trois types fondamentaux de revues », auxquelles il associe un « type [déterminé] de lecteur [sic] », et pour lesquelles il donne des indications précises quant à leur composition et à leur « orientation intellectuelle » (p. 83). Si ce genre de considérations pourrait paraître exagérément détaillé aux yeux de certain·es, elles rappellent toutefois l’ancrage résolument matérialiste des réflexions de l’auteur. Ce faisant, on aurait tort de réduire ces réflexions à un exercice purement théorique : plus qu’une bataille d’idées, l’activité journalistique est pour lui une lutte politique et économique ; et c’est donc en tant que telle qu’il la présente et la discute dans les textes qui ont été réunis par les Éditions Critiques dans Le journalisme intégral.