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Le récent livre de Samir Saul arrive à point dans un contexte de croissance des inégalités économiques et militaires entre les nations. La différence de puissance entre États est une constante historique qui remonte aux premiers grands empires du Moyen-Orient, de l’Inde et de la Chine. L’ouvrage de Saul débute en soulignant cette constante historique tout en notant qu’il existe des différences significatives dans les formes que prendra l’impérialisme à travers les âges. D’après lui, le rôle de l’historien critique dépasse celui de simple chroniqueur sans tomber dans l’extrême de la spéculation théorique pure qui cherche à tout ramener à un principe premier capable de tout expliquer. En fait, l’auteur réussit à jumeler une vaste érudition à une fine connaissance des théories de l’impérialisme développées à différentes époques historiques. Des intuitions brillantes d’Ibn Khaldoun, historien arabo-musulman du XIVe siècle, à l’examen du rapport entre puissance militaire et prospérité économique entrepris par le marxiste David Harvey au XXIe siècle, Saul recense méticuleusement les grands paradigmes de la théorisation sur l’impérialisme. De plus, il n’alourdit pas l’ouvrage avec un appareillage de notes compliquées qui nuisent parfois à la bonne compréhension d’un livre de ce type. Le lecteur généraliste tout autant que le spécialiste de la question de l’impérialisme y trouveront de nombreuses analyses pertinentes permettant de nourrir leurs propres réflexions et recherches.

De plus, le livre est très bien organisé dans sa forme. Tout en ne prétendant pas avoir proféré le dernier mot sur la question de l’impérialisme, Saul a pris la peine d’organiser de manière systématique les grands thèmes et les différentes périodes historiques. Divisé en quatre grandes parties, dont chacune comporte un nombre à peu près égal de chapitres, le livre est d’une clarté exemplaire et très agréable à lire. On ne se perd pas dans les dédales d’un argumentaire confus, comme cela arrive parfois lorsqu’un auteur tente d’analyser un phénomène aussi vaste et complexe que celui de l’impérialisme. Il y a une progression historique et théorique d’un chapitre à l’autre qui donne au lecteur le goût d’aller jusqu’au bout de l’ouvrage. En particulier, à la fin de chaque section importante du livre il y a un court chapitre intitulé « Rétrospective et perspective ». Dans ce chapitre-résumé, Saul prend la peine de revenir sur ce qui est, selon lui, le plus fondamental à retenir historiquement et théoriquement. Par exemple, à la fin de la section sur la « Préhistoire de l’impérialisme », il revient sur ses explications de la formation des premiers empires de l’Antiquité. Il souligne aussi les aspects spécifiques de la coercition de l’impérialisme que l’Ancien Monde transmet aux formes modernes d’impérialisme. Il ouvre sur la prochaine section en indiquant au lecteur les grandes lignes du développement à venir. Même si, selon l’auteur, il n’y a pas de progression linéaire ou purement théorique du phénomène impérialiste à travers l’histoire, on peut et on doit faire plus que constater les faits historiques. Saul est très conscient des transformations économiques qualitatives, des avancées technologiques et militaires, etc. qui viennent modifier les façons qu’une entité politique peut s’organiser pour s’imposer sur d’autres formations sociales. S’il ne se limite nullement à une analyse exclusivement marxiste de l’histoire, on perçoit néanmoins sa dette intellectuelle envers cette tradition. D’ailleurs, Saul reconnaît volontiers que la tradition marxiste est l’une des plus riches, surtout en ce qui concerne l’analyse de l’impérialisme. Il dédie même une sous-section de son ouvrage à la contribution des penseurs classiques de l’impérialisme dans la tradition marxiste (Hilferding, Luxemburg, Boukharine et Lénine). Il souligne aussi l’importance de cette tradition pour le développement de la théorisation de l’impérialisme chez des penseurs tels que Samir Amin, Léo Panitch et Atilio Boron. Cela étant dit, Saul s’intéresse aussi aux théoriciens dits sous-consommationnistes, au mercantilisme européen et à la réflexion de la tradition libérale au sujet de l’impérialisme. Il s’agit donc d’une analyse du phénomène impérialiste à partir de plusieurs perspectives, chacune apportant une contribution à sa compréhension. L’auteur ne souscrit à aucune interprétation existante, toutes ayant des insuffisances. Il choisit plutôt de formuler la sienne à partir d’une approche historique.

Une des sections les plus intéressantes à lire est celle qui raconte la montée en puissance, militaire et économique, de la Grande-Bretagne à partir du XVIIe siècle. L’auteur démontre comment une série de facteurs et de transformations internes de la société et de l’économie anglaise ont permis un développement rapide de la production et du commerce. De plus, l’insularité de l’Angleterre combinée au développement de ses forces maritimes a permis à ce pays de graduellement vaincre ses compétiteurs économiques et militaires (la France et les Pays-Bas). Les questions du mercantilisme et de la traite des esclaves sont aussi analysées avec le sérieux et l’érudition auxquels on s’attendait de la part d’un historien de premier plan. Sur ces sujets, Saul fournit des données quantitatives essentielles. Grâce à son interprétation minutieuse des chiffres et des transformations historiques, il aide le lecteur à comprendre comment un certain libéralisme a fini par triompher sur les formes d’échanges antérieures. Ces sections se comparent favorablement aux analyses sur les mêmes sujets d’Ellen Meiksins Wood, d’André Gunder Frank ou encore celles de Giovanni Arrighi. L’auteur tient parole et ne tombe pas dans une lecture téléologique de l’histoire ; il évite de ce fait de tomber dans un dogmatisme théorique quelconque.

C’est donc l’ouverture d’esprit et la rigueur théorique qui démarquent l’ouvrage d’autres publications sur le même sujet. Dans l’introduction du livre, Saul regrette que la théorisation sur l’impérialisme ait été quelque peu abandonnée, du moins négligée dans les dernières années. Il souligne néanmoins qu’il y a un renouveau d’intérêt pour le sujet, notamment chez des chercheurs marxistes. Le contexte politique de la fin du XXe siècle et du début du XXIe se prêtait d’ailleurs à un tel renouveau d’après l’auteur. Les guerres américaines contre l’Irak et l’Afghanistan qui ont vu les États-Unis déployer leurs forces militaires de manière relativement unilatérale et brutale ont forcé les théoriciens critiques à réfléchir à la question de l’impérialisme et à son lien avec le capitalisme sous l’hégémonie américaine. Les derniers chapitres de l’ouvrage sont fort intéressants car ils permettent de voir les mutations du phénomène impérialiste contemporain à la lumière de toutes les explications sur le passé impérialiste des grandes puissances qui ne le sont plus. La question de l’ordre économique capitaliste mondialisée y est posée en fonction des grandes transformations économiques du passé. L’auteur se penche notamment sur la nature spécifique de l’impérialisme postcolonial et de ses traits distinctifs. Il présente la nouvelle hiérarchie du capitalisme mondialisé comme étant une structure complexe dans laquelle chaque État occupe une position plus ou moins subalterne par rapport à l’hégémon américain.

Saul termine son ouvrage en notant que l’histoire se poursuit et qu’on doit prévoir une éventuelle transformation dans l’ordre hégémonique global, la Chine contemporaine se présentant potentiellement comme un successeur des États-Unis. En ce qui concerne les limites du livre, on peut noter quelques points secondaires. Le lecteur spécialiste aurait possiblement préféré un appareil de notes plus complexe afin de voir dans le détail toutes les sources retenues et les débats précis entre spécialistes sur des questions particulièrement pointues. Le lecteur généraliste aurait pu vouloir que l’auteur prenne plus de temps pour discuter de telle ou telle problématique spécifique en fonction de ses intérêts particuliers. Le lecteur partisan aurait souhaité qu’il tranche en faveur de sa propre théorie. À notre avis, l’auteur avait en tête toutes ces considérations. Cherchant à rendre l’ouvrage accessible, il a fait un excellent travail pour offrir au lecteur désireux d’en apprendre plus sur l’impérialisme tous les outils nécessaires pour le faire. À cet égard, L’impérialisme, passé et présent : un essai de Samir Saul est une réussite, car il a su relever le défi d’expliquer de manière holistique et diachronique le phénomène impérialiste à travers l’histoire.