« Entrer sur les inégalités sociales de santé par les politiques publiques, c’est chercher l’araignée, et chercher comment elle agit. » (p. 19) C’est dans ces termes que Maud Gelly caractérise l’objectif de son ouvrage : faire une sociologie des politiques publiques, du point de vue de celles et ceux qui les mettent en oeuvre. Cette ambition se situe dans la continuité des travaux de Vincent Dubois sur les guichets (La vie au guichet. Relation administrative et traitement de la misère, 2003), à la jonction entre sociologie des dispositions et des politiques publiques. Elle vise à articuler les études des effets différenciateurs de la prise en charge médicale – comme celle de Muriel Darmon sur la rééducation neurologique favorisant les savoirs scolaires et la disponibilité de l’entourage (Réparer les cerveaux. Sociologie des pertes et des récupérations post-AVC, 2021) – au développement des outils de contrôle des épidémies au fur et à mesure de l’évolution des enjeux sanitaires. Gelly cherche ainsi à montrer, dans le contexte français, comment les politiques de ciblage en santé publique, suivant les agents chargés de les mettre en oeuvre, « contribuent à produire et reproduire les inégalités sociales en matière de santé, mais aussi comment l’absence de ciblage explicite masque des formes plus implicites de priorisation et de sélection des publics, elles aussi productrices d’inégalités » (p. 21). Selon l’autrice, la crise de la COVID éclaire le rôle de l’État en France comme entité qui détermine les règles de la compétition entre patients (pour l’accès aux lits) et les distingue des circonstances où « la loi du plus fort s’impose » (p. 228). C’est dans la mise en oeuvre de ce ciblage par les agents intermédiaires que sont atténuées ou amplifiées les inégalités face à la maladie. Mesurer ces inégalités suppose non seulement une approche intersectionnelle des politiques publiques, selon Gelly, mais aussi de dépasser l’opposition – suivant les termes proposés par Claude Grignon et Jean-Claude Passeron (Le savant et le populaire. Misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature, 1989) – entre un misérabilisme qui se contente de dévoiler des « inégalités profondes et durables […] irrémédiablement hors de portée » et un populisme qui se donne pour mission la « réhabilitation des pratiques populaires en matière de santé » (p. 17). L’ouvrage s’appuie sur une thèse en cours, codirigée par Gelly (Selma Ghomari, « Caractéristiques sociodémographiques des patients vaccinés contre la COVID‑19 dans une structure de soins primaires »), et sur deux enquêtes sociologiques de Gelly. La première provient de sa thèse, menée dans les lieux de dépistages associatifs et les CDAG (consultations de dépistage anonyme et gratuit) de 2012 à 2014. La seconde a été conduite de 2020 à 2021, au plus fort des confinements, dans un hôpital de la région Grand-Est. L’exposé met donc côte-à-côte les politiques du sida et de la COVID afin de montrer que, loin d’un apprentissage institutionnel, la gestion d’une crise sanitaire par l’État repose plutôt sur une anamnèse des précédentes. Cela étant, on peut questionner cette comparaison assez artificielle entre deux pandémies issues de contextes politiques très différents, où la délégation aux communautés n’est pas la même, où le discours de responsabilisation porte sur d’autres groupes sociaux (des homosexuels masculins aux jeunes et personnes en situation d’obésité). De fait, l’autrice prend peu de recul historiographique pour expliquer la connexion entre les deux conjonctures et les continuités institutionnelles (Est-ce que les associations de malades du sida ont ouvert un terrain politique qui réapparaît pendant la pandémie de COVID ? Est-ce que l’État mobilise ces ressources non institutionnelles construites lors du sida ? …
Les politiques du tri. D’une épidémie à l’autre (sida, covid), de Maud Gelly, Vulaines-sur-Seine, Éditions du Croquant 2023, 253 p.[Notice]
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Loïg Pascual
École d’études politiques, Université d’Ottawa
lpasc021@uottawa.ca