Corps de l’article

Dans quelle mesure le cadre des coalitions plaidantes (advocacy coalition framework, ACF dans la suite du texte) peut-il permettre d’expliquer le changement de politiques qui s’est produit au Cameroun relativement à la diaspora à partir de 2005 jusqu’à la mise en place d’un programme public en 2014 ? Ce travail, qui enrichit l’application de l’ACF à des cas africains, examine la pertinence du recours à l’ACF pour expliquer des changements de politiques dans des États africains non démocratiques. L’ACF est l’un des principaux cadres théoriques pour l’analyse des processus de politiques publiques (Nohrstedt 2005 ; Sabatier et Weible 2007). Toutefois, il existe un débat sur la flexibilité et l’applicabilité à grande échelle de cette grille théorique. Son applicabilité à des contextes autres que celui des États-Unis d’Amérique et des autres démocraties libérales occidentales fait l’objet de critiques en raison des différences de systèmes politiques, d’institutions et de cultures (Parsons 1995 ; Carter 2018). En outre, jusqu’en 2009, les applications de l’ACF à des contextes non occidentaux étaient inconnues. À titre illustratif, le Policy Studies Journal a publié en 2009 un recueil d’une dizaine d’articles appliquant l’ACF à des cas particuliers ; aucun de ces travaux ne portait sur des pays en développement (Weible, Sabatier et McQueen 2009). Les obstacles majeurs à l’applicabilité de l’ACF à des contextes non occidentaux sont la faiblesse de la société civile, le manque d’expertise technique et l’absence d’un large éventail d’acteurs qui devraient participer à l’élaboration des politiques (Nwalie 2019).

S’il est établi que la plupart des pays en développement notamment africains sont des régimes autoritaires qui ne laissent pas libre cours aux plaidoyers politiques externes ni au développement et à la participation de la société civile dans le cadre de l’élaboration des politiques, force est de constater que de nombreux pays africains se sont démocratisés avec l’émergence de sociétés civiles et d’autres acteurs qui influencent la formulation des politiques (ibid., 549). Depuis le début des années 2010, il y a eu quelques applications de l’ACF dans l’analyse des changements politiques survenus dans des pays africains. Ces études portent sur des États ayant connu des transitions démocratiques, à l’instar du Nigéria ou du Ghana. Ces travaux arguent que l’ACF n’est applicable à l’explication des changements de politique en Afrique que s’il existe un État de droit qui facilite le développement et le déploiement sans entraves de coalitions (Ainuson 2009 ; Nwalie 2019). Or, contrairement à ce qui est envisagé par la littérature, cet article vise à appliquer l’ACF à un régime autoritaire, ce qui permettra de comprendre comment les mécanismes et les processus propres à cette approche se déploient en contexte non démocratique.

Contexte et objectif de l’étude

Depuis le début des années 2000, de plus en plus de gouvernements africains développent des politiques publiques visant à capter les ressources et à attirer les investissements de leurs diasporas dans leurs efforts de développement socioéconomique (Ratha et al. 2011 ; Chacko et Gebre 2012). L’attribution d’un rôle à la diaspora dans la quête du développement socioéconomique s’inscrit dans le cadre de ce qu’on appelle l’« option diaspora » (Meyer et al. 1997 ; World Bank 2007), un ensemble d’orientations stratégiques politiques visant l’utilisation non seulement du capital humain et social, mais également et surtout du capital économique des migrants afin de dynamiser les flux d’investissements, les compétences et le développement dans leur pays d’origine (Pellerin et Mullings 2013, 93).

Au Cameroun, depuis l’indépendance et pendant près de cinq décennies, la diaspora a été considérée et traitée par les autorités publiques comme une menace à la sécurité et à la stabilité du pays. En revanche, à la suite de la crise économique sévère de la fin des années 1990 et du début des années 2000, les autorités camerounaises ont effectué un revirement en lançant des initiatives visant à faire de la diaspora un acteur clé du développement du pays. Cela s’est matérialisé de manière significative par l’adoption en 2009 du Document de stratégie pour la croissance et l’emploi (DSCE) et de la Vision d’émergence à l’horizon 2035 ; deux documents qui érigent la diaspora en acteur à mobiliser pour financer la stratégie nationale de développement, la promotion du commerce extérieur et le renforcement des capacités nationales en termes d’innovation (MINEPAT 2009a, 86 ; 2009b, 18).

L’inclusion de la diaspora dans l’équation du développement n’a pas été – et n’est toujours pas – une entreprise aisée au regard de la bipolarisation des autorités publiques, en raison du caractère sensible de la question de la diaspora, entre deux coalitions : une coalition en faveur de l’implication de la diaspora (constituée des ministères chargés notamment des questions d’économie, de finance, de commerce, d’investissements, mais également d’organisations internationales et associations de la diaspora) et une coalition prônant la méfiance vis-à-vis de la diaspora (composée des services de l’État responsables des questions de défense, de sécurité, de renseignement, de justice). Ces coalitions ont utilisé leurs propres ressources et moyens de mobilisation en vue d’avancer leurs causes respectives. Avec les associations de la diaspora camerounaise et les organisations internationales qui ont joué le rôle de courtiers en politique en faveur de l’option diaspora, ces coalitions constituent des acteurs du sous-système de politique qui est un élément essentiel de l’advocacy coalition framework.

Cette étude de cas permet de confronter l’ACF au contexte d’un pays africain considéré comme un régime autoritaire compétitif (Levitsky et Way 2010) ou une autocratie électorale (V-Dem Institute 2022) en ce sens qu’il y existe des institutions à vocation démocratique qui constituent le principal moyen d’obtenir et d’exercer l’autorité politique. Toutefois, ces institutions se situent nettement en dessous du seuil de démocratie en termes d’authenticité et/ou de qualité dans une mesure telle que le régime ne répond pas aux normes minimales conventionnelles de la démocratie. Par ailleurs, les rapports de l’organisme non gouvernemental (ONG) Freedom House entre 2005 et 2014 qui classent le Cameroun comme « Not Free Country » (avec un score de 15/100) relèvent de nombreuses lacunes dans la protection et la garantie de certains droits et libertés malgré l’absence de changements inconstitutionnels et violents de gouvernement et la consécration de nombreux droits et libertés par la Constitution camerounaise (FH 2005 ; 2014). En outre, ce travail contribue à la compréhension de la politique des pouvoirs publics vis-à-vis de la diaspora. L’explication des mécanismes qui ont conduit à un changement de politiques dans ce domaine permet de mettre en lumière les enjeux, les coalitions et les systèmes de croyances y afférents. Cet article est important pour les chercheurs et les praticiens intéressés par l’opérationnalisation de l’ACF dans le contexte de régimes autoritaires en général.

L’ACF : outil d’explication des changements de politiques

L’ACF, dont l’ambition est de simplifier la complexité des processus de politique publique (Sabatier 1988), repose sur le postulat suivant lequel tout processus d’élaboration de politique est une compétition entre coalitions d’acteurs dont les croyances divergent tant sur les problèmes sociétaux que sur les potentielles solutions. Le sous-système de politique est l’unité d’analyse et de compréhension des processus de politique publique. Il est défini comme l’ensemble des acteurs d’une variété d’organisations publiques et privées qui sont activement concernés par un problème ou une question politique et qui cherchent constamment à influencer la politique publique dans ce domaine (Sabatier et Jenkins-Smith 1999). Les actions de ces acteurs, qui s’agrègent en une ou plusieurs coalitions au sein du sous-système, sont guidées par des filtres cognitifs à travers lesquels ils perçoivent le monde (Kübler 2002). L’ACF déploie le concept de systèmes de croyances pour désigner la manière dont les problèmes sont perçus et structurés, mais également les manières adéquates de résoudre ces problèmes. Ces systèmes de croyances opèrent suivant trois catégories : le noyau fondamental (deep core) de principes normatifs et ontologiques qui déterminent la vision de l’individu, de la société et du monde ; le noyau superficiel (policy core) qui regroupe les perceptions causales, les stratégies, les options programmatiques et les positions politiques permettant de concrétiser les croyances du noyau fondamental dans un sous-système de politique ; un ensemble d’aspects secondaires constitué d’instruments, de mesures et d’informations visant la réalisation du noyau superficiel. Le noyau fondamental est l’élément primordial dans le changement de politique, mais également le plus résistant au changement. A contrario, le noyau superficiel ainsi que les aspects secondaires sont plus fluctuants en fonction de l’environnement politique et économique (Weible, Sabatier et McQueen 2009).

À cet égard, les changements de politique publique découlent du remplacement ou de la modification du système de croyances qui se trouvait jusqu’alors en position d’hégémonie au sein d’un sous-système donné (Kübler 2002). L’ACF identifie deux mécanismes susceptibles de stimuler les changements de politique publique. Premièrement, le mécanisme de l’apprentissage par lequel une coalition hégémonique est amenée à améliorer son système de croyances en vue de le concrétiser de manière plus efficace. Deuxièmement, les chocs qui peuvent être externes ou internes. Les chocs externes sont définis comme des changements dans les conditions socioéconomiques, dans l’opinion publique, de coalitions gouvernementales ou dans d’autres sous-systèmes (Sabatier et Weible 2007 ; Weible, Sabatier et McQueen 2009). Même si tous les chocs externes ne produisent pas forcément des changements de politique et que tous les changements de politique ne résultent pas inéluctablement de chocs externes (Mintrom et Vergari 1996 ; Ameringer 2002), ceux-ci ont le potentiel de modifier les agendas, de capter l’attention de l’opinion publique et des décideurs politiques, mais également de provoquer une redistribution des ressources ou un changement de positions hégémoniques au sein d’un sous-système (Sabatier et Weible 2007). Quant aux chocs internes, ils se produisent lorsque face au constat de l’échec des pratiques courantes du sous-système, le noyau dur des croyances de la coalition dominante est remis en question (Busenberg 2000 ; Birkland 2004). En somme, l’ACF postule que tandis que l’apprentissage tend à provoquer des changements mineurs, c’est-à-dire au niveau des aspects secondaires d’un système de croyances, les changements majeurs, à savoir ceux portant sur le noyau superficiel, voire le noyau dur, ne peuvent survenir en l’absence de chocs ou d’un accord négocié (Sabatier et Weible 2007 ; Weible et al. 2011).

Les coalitions de cause (advocacy coalitions) résultent par conséquent de l’agrégation au sein d’un sous-système d’acteurs partageant le même système de croyances, notamment au niveau du noyau superficiel. Ces acteurs en compétition au sein du sous-système peuvent avoir des perceptions divergentes d’une même information, conduisant de ce fait à l’antagonisme et la méfiance entre les différentes coalitions (Weible et al. 2011). Cette situation, appelée « devil shift », conceptualise la tendance des acteurs à considérer leurs opposants comme moins dignes de confiance et plus malfaisants ou plus puissants qu’ils ne le sont probablement, accentuant ainsi les tensions entre les coalitions en compétition (Sabatier, Hunter et McLaughlin 1987). En raison du devil shift et des interactions marquées par le conflit, la méfiance et la suspicion, chaque coalition mobilise ses ressources (autorité légale formelle ; ressources financières ; leadership habile ; influence sur les législateurs en vue de modifier les priorités légales et budgétaires, sur la composition du personnel administratif ou politique, sur l’opinion publique, sur le comportement des publics cibles ou enfin sur la perception des acteurs clés au moyen de la production de savoir et d’information) en vue de la prépondérance de son système de croyances (Sabatier et Jenkins-Smith 1999 ; Nwalie 2019). Les situations d’hostilité ayant le potentiel de saborder, d’interrompre ou de prolonger les changements de politique (Leong 2015), la compétition entre les coalitions aboutit soit à la prépondérance du système de croyances de la coalition dominante, soit à une voie négociée vers le changement de politique avec en toile de fond une formulation collaborative des politiques fédérant les systèmes de croyances divergents (Weible et al. 2011).

Collecte et analyse des données

Ce travail s’appuie sur des données collectées dans le cadre d’une recherche doctorale portant sur l’émergence et l’institutionnalisation de l’option diaspora au Cameroun. Le processus de politique publique étudié s’étale sur la période 2004-2014. Durant cet intervalle de temps se sont tenus divers forums et assises regroupant divers acteurs. De même, plusieurs documents de stratégies et corpus réglementaires ou législatifs ont été adoptés. De ces processus nous avons tiré des informations permettant, d’une part, de cerner le déclenchement du changement de politique et, d’autre part, d’identifier les acteurs clés et leurs systèmes de croyances, mais également d’analyser les relations entre ces acteurs.

Nous avons eu recours à deux méthodes de recherche qualitative, à savoir l’analyse documentaire et les entrevues semi-dirigées. L’analyse documentaire permet d’identifier les acteurs du sous-système et de mettre en lumière leurs convictions fondamentales d’une part (Markard, Suret et Ingold 2014), mais également de cerner les facteurs de déclenchement du changement de politiques et d’analyser les relations entre les principaux acteurs d’autre part (Nwalie 2019, 552). Plusieurs types de documents ont été mobilisés dans le cadre de cette étude : les documents de stratégie nationaux, divers manuels et guides, les rapports produits tant par le gouvernement que par les organisations intergouvernementales et non gouvernementales, les législations et réglementations portant sur la diaspora. En ce qui concerne les entretiens semi-structurés, les informations fournies par les participants ont permis de cerner la place, le rôle et les activités des organisations auxquelles ils sont affiliés quant à la mobilisation de la diaspora en tant qu’agent de développement au Cameroun. Les répondants ont également été amenés à identifier les acteurs dont ils estimaient la contribution et l’action déterminantes. Les participants ont été désignés par leur administration respective pour certains et recommandés au chercheur pour d’autres, en raison de leur expertise sur la question de l’émergence et de l’institutionnalisation de l’option diaspora au Cameroun. Nous les avons répertoriés dans l’institution pour laquelle ils travaillaient au moment de l’émergence de la politique, indépendamment de leur position au moment du terrain de recherche.

L’analyse des données collectées visait premièrement à identifier le sous-système de politique de la diaspora au Cameroun dans la limite temporelle de l’étude (soit 2004-2014). Outre les institutions publiques qui s’occupent de manière évidente de la question de la diaspora, il existe de nombreuses autres institutions publiques ou privées qui ont un « intérêt programmatique substantiel » (Ainuson 2009, 19) en rapport avec la question de la diaspora. L’examen des études existantes et des divers documents précédemment évoqués a fourni des informations cruciales sur une série d’institutions pour qui la diaspora comporte un intérêt programmatique et budgétaire (GTZ 2007 ; CAMERCAP-PARC 2015 ; Nkoyock 2015 ; Tchingankong Yanou 2018 ; Nkuitchou Nkouatchet 2019 ; 2022). Nous avons considéré comme faisant partie du sous-système de politique de la diaspora toutes les institutions qui dépensent une partie substantielle de leurs budgets pour la diaspora, entreprennent des recherches sur la diaspora, ou mènent des activités liées à la relation entre les pouvoirs publics et la diaspora. Les entretiens semi-dirigés ont permis de s’assurer qu’aucune institution digne d’intérêt ne soit omise ou négligée.

À travers ce processus, nous avons identifié 54 organisations publiques, privées et internationales ayant un intérêt programmatique et/ou budgétaire en lien avec la diaspora. Nous avons classé ces institutions selon leur nature : structures étatiques, organisations internationales, conseil/recherche, associations/société civile. Puis, en fonction de leur position respective sur la question de la diaspora, nous avons distingué deux groupes auxquels nous avons attribué des noms génériques (tableau 1) : la coalition en faveur de la « mobilisation de la diaspora », constituée des institutions favorables à une collaboration entre pouvoirs publics et diaspora ; la coalition de « méfiance vis-à-vis de la diaspora », dans laquelle se trouvent les organisations militant en défaveur d’une collaboration entre autorités publiques et diaspora.

Tableau 1

Coalitions dans le sous-système de politique sur la diaspora

Coalitions dans le sous-système de politique sur la diaspora

-> Voir la liste des tableaux

Résultats et discussion

La présentation et la discussion des résultats s’articulent autour de deux points majeurs : 1) les facteurs du changement de politique et les structures d’opportunité de coalition ; 2) le sous-système de politique relative à la diaspora.

Les facteurs du changement de politique et les structures d’opportunité de coalition

Les sous-systèmes de politique opèrent dans un environnement politique plus large déterminé par des paramètres relativement stables et des événements extérieurs, mais également contraint par des structures d’opportunité de coalitions à long terme, des impératifs à court terme, les ressources des acteurs du sous-système et d’autres événements du sous-système de politique (Weible, Sabatier et McQueen 2009).

Des paramètres relativement stables. Un certain nombre de facteurs internes et/ou externes peuvent limiter l’éventail des solutions viables ou affecter les ressources et les croyances des acteurs d’un sous-système. Il s’agit notamment des attributs fondamentaux du domaine problématique, la distribution des ressources, les valeurs socioculturelles de base ainsi que les structures ou règles sociales, constitutionnelles (Sabatier 1993). Dans le cas de la politique à l’égard de la diaspora, les principaux facteurs étaient notamment : (a) un climat de méfiance et de suspicion réciproque entre autorités publiques et diaspora ; (b) un cadre juridique défavorable à une ouverture à la diaspora ; (c) un système de gouvernement autoritaire et hypercentralisé (Nkoyock 2015 ; Nkuitchou Nkouatchet 2022 ; 2019).

Les tensions entre les autorités publiques et la diaspora découlent de deux moments historiques. Premièrement, la rébellion nationaliste des années pré/post indépendance en 1960, dont les principaux commanditaires et soutiens se trouvaient à l’étranger (Joseph 1986 ; Deltombe, Domergue et Tatsitsa 2016). Deuxièmement, les revendications démocratiques du début des années 1990 (Banock 1992 ; Sindjoun 2004 ; Monga et Mensah 2008). Ces deux moments ont conduit à l’exil de nombreux opposants au régime en place avec pour corollaire le renforcement d’une perception négative et d’une méfiance réciproque entre gouvernement et diaspora.

Un élément qui est déterminant dans la philosophie ou dans l’idéologie des autorités camerounaises[1], depuis Ahidjo, était une certaine méfiance vis-à-vis de la diaspora.

Entrevue avec participant 3, haut fonctionnaire du MINREX[2], 21 novembre 2019

De ce fait, la diaspora a été longtemps tenue à l’écart des initiatives de développement du pays. Les pouvoirs publics ont d’ailleurs adopté la Loi n° 1968-LF-3 du 11 juin 1968, Portant code de la nationalité camerounaise avec pour motivations principales l’interdiction de la double nationalité et de la plurinationalité (Tsimi Essono 2012) et le contrôle des Camerounais agissant contre le gouvernement à partir de l’étranger.

Je vais vous dire pourquoi le président Ahidjo a interdit la double nationalité : pour traquer les gars de l’UPC [Union des populations du Cameroun] qui le dérangeaient en Europe.

Entrevue avec participant 8, cadre supérieur du MINEPAT[3], 11 décembre 2019

Les débats constitutionnels sur le régime politique camerounais illustrent son caractère contesté. Les observateurs s’accordent à dire que le présidentialisme est son caractère fondamental (Ondoa 2002 ; Tcheuwa 2003 ; Olinga 2006). La Constitution de 1996 a recadré le présidentialisme camerounais en rééquilibrant les pouvoirs entre l’exécutif, le législatif et le judiciaire avec notamment le passage à un régime semi-présidentiel et la limitation des mandats présidentiels (Olinga 2006). Actuellement, un parti politique, le Rassemblement démocratique du peuple camerounais (RDPC), domine le paysage législatif et détient une majorité écrasante dans les deux chambres du Parlement. Le pouvoir exécutif joue un rôle particulièrement dominant dans toutes les étapes du processus législatif, ce qui a incité les constitutionnalistes à affirmer que le Parlement camerounais est sous la supervision directe de l’exécutif (Ntonga Bomba 2002 ; Bilounga 2017). L’exécutif parraine la plupart des projets de loi qui deviennent des lois (Batoum-Ba-Ngoue 2000) et le Parlement se trouve dans une posture permanente d’allégeance à l’exécutif (Bilounga 2017). Sur le plan institutionnel, c’est le ministère des Relations extérieures (MINREX) qui est chargé de mobiliser les Camerounais de l’étranger en vue de leur participation au développement socioéconomique de leur pays. Au Cameroun, le président de la République est le chef de la diplomatie. En conséquence, toutes les questions relatives aux relations extérieures et à la diplomatie tombent dans ce que l’on appelle le domaine réservé du président de la République (Batibonak 2018).

Pour des questions aussi cruciales que celle de la diaspora, franchement, il fallait que l’impulsion vienne du haut. Donc le chef de l’État a donné son OK, les choses ont commencé à être mises en place.

Entrevue avec participant 1, cadre supérieure du MINREX, 19 novembre 2019

L’ouverture démocratique du début des années 1990, marquées par la fin du monopartisme avec l’adoption de lois sur les partis politiques et les libertés publiques, a favorisé l’expansion de la société civile locale qui pouvait dès lors collaborer avec la pléthore d’associations des Camerounais vivant à l’étranger (Loumgam 2015), y compris avec des activistes revendiquant une démocratisation plus profonde du régime (Tchingankong Yanou 2018).

Des événements extérieurs dynamiques. L’ACF se focalise sur les voies majeures de changement politique dans les sous-systèmes politiques dont l’un des aspects porte sur les événements externes entendus comme des changements dans les attributs fondamentaux d’un sous-système (Kim 2012). Ces événements ou chocs extérieurs sont une cause nécessaire de changement majeur de politique, car le stimulus au changement qu’ils provoquent échappe au contrôle du sous-système. Leur importance réside dans le fait qu’ils ne se limitent pas à choquer le sous-système politique, mais qu’ils suscitent également l’attention du public sur celui-ci (Sabatier and Weible 2007).

Dans le cas de l’option diaspora au Cameroun, deux événements majeurs peuvent être relevés : (a) la publication du rapport intitulé Développement durable dans un monde dynamique : transformer les institutions, la croissance et la qualité de vie (Banque mondiale 2003) ; (b) la crise économique et financière. La capitalisation du potentiel de la diaspora en faveur du développement du Cameroun résulte d’une rétroaction en matière de politique publique. En effet, le Document de stratégie pour la réduction de la pauvreté (DSRP) ne prenait pas en compte la diaspora parmi les acteurs à mobiliser en vue du développement du pays. Le Document de stratégie pour la croissance et l’emploi (DSCE) remplace le DSRP en 2009 et corrige cette lacune en se basant sur un certain nombre d’indicateurs démontrant la capacité des diasporas à « impulser » le développement de leur pays d’origine et, de ce fait, la nécessité de les inclure dans les équations nationales de développement (Gnimassoun et Anyanwu 2019). En termes de transferts d’argent, la Banque mondiale a établi que les transferts officiellement enregistrés vers les pays en développement représentaient environ 206 milliards USD en 2006, deux fois leur niveau de 2001. Par ailleurs, les envois d’argent vers ces pays sont progressivement devenus supérieurs aux investissements directs étrangers et à l’aide au développement, et plus stables que les flux de capitaux privés (Ratha 2007, 173, 175). Tous nos participants ont d’ailleurs souligné l’impact déterminant de la publication du rapport de la Banque mondiale en 2003 :

I think it was a report… World development report… I think in 2003 for the first time brought out remittances of the diaspora for Africa. So, I think it was after that report that the Cameroonian government thought that diaspora could be useful in development.

Entrevue avec participant 15, haut fonctionnaire du MINREX, 27 janvier 2020

[L]’identification de la diaspora comme une source de financement de la stratégie a été confirmée par la proposition faite par la Banque mondiale… qui a les données sur les transferts de la diaspora.

Entrevue avec participant 8, cadre supérieur du MINEPAT, 11 décembre 2019

La crise de la dette des pays en voie de développement du début des années 1980 a durablement affecté le Cameroun. Après les plans d’ajustement structurel mis en place dans les années 1980 et 1990 par le Fonds monétaire international pour redresser les économies des pays en crise, le Cameroun, en raison de son niveau d’endettement, a été admis à l’initiative dite Pays pauvres très endettés, dont il a atteint le point d’achèvement en 2006. L’une des conditions primordiales de l’atteinte du point d’achèvement était l’adoption et la mise en oeuvre satisfaisante d’un document de stratégie de réduction de la pauvreté. Selon les données officielles, bien qu’elles aient permis la stabilisation du cadre macroéconomique et le maintien de taux de croissance positifs jusqu’en 2008, les actions engagées dans le cadre du DSRP n’ont pas généré un effet significatif en faveur de la résorption substantielle de la pauvreté au Cameroun (MINEPAT 2009b). C’est dans ce contexte de forte contraction du flux de l’aide publique au développement et de raréfaction des investissements directs étrangers que le Cameroun a entrepris l’actualisation du DSRP qui aboutira en 2009 à l’adoption de la Vision d’émergence à l’horizon 2035 et du DSCE.

Le gouvernement était en quête de ressources additionnelles […] Le peu qui était mis à disposition était assorti de conditionnalités si drastiques et de taux d’intérêt élevés […] le gouvernement avait tout intérêt à prendre cette idée de la diaspora à bras-le-corps, surtout que les concours informels de la diaspora n’étaient assortis d’aucune conditionnalité [et] sont largement supérieurs à l’aide publique au développement.

Entrevue avec participant 5, haut fonctionnaire du MINREX, 27 novembre 2019

L’on peut déduire que le rapport de la Banque mondiale et la crise économique et financière ont été décisifs dans la prise en compte du potentiel et des capacités de la diaspora en tant qu’agent de développement. Ils ont été une source de choc non seulement pour le sous-système politique qui a depuis lors mis l’accent sur l’ajustement de la stratégie nationale de développement en vue d’inclure la diaspora parmi les sources innovantes de financement du développement.

Des structures d’opportunité de coalitions à long terme. Outre les paramètres relativement stables et les événements extérieurs, les structures d’opportunité de coalition influencent également les ressources et les contraintes des acteurs du sous-système qui à leur tour affectent l’élaboration des politiques dans le sous-système (Sabatier et Weible 2007). Les structures d’opportunité de coalition servent d’intermédiaires entre les paramètres stables du système et du sous-système et déterminent les contraintes à court terme et les ressources des acteurs du sous-système (Kim 2012). Elles reposent sur deux variables tirées des travaux sur les modèles de démocratie (Lijphart 1999), à savoir le degré de consensus nécessaire pour un changement de politique et le degré d’ouverture du système politique (tableau 2). Tandis que la première variable détermine la densité et l’appartenance à une coalition ainsi que les stratégies pour parvenir à un accord, la seconde porte sur le nombre et l’accessibilité des lieux de prise de décision par lesquels toute proposition politique majeure doit passer (Sabatier et Weible 2007).

Tableau 2

Typologie des structures d’opportunité de coalition

Typologie des structures d’opportunité de coalition
Source : Sabatier et Weible 2007, 201

-> Voir la liste des tableaux

En raison de sa forte prépondérance institutionnelle, la position du chef de l’État à l’égard de la diaspora a toujours servi de boussole politique et administrative pour les différentes structures au sein de l’appareil de l’État. Toutefois, depuis le lancement du processus de libéralisation de l’espace politique et social camerounais à partir de 1990 avec notamment la restauration du multipartisme en 1991, les contraintes normatives et institutionnelles associées à un ordre politique organisé préalablement sous une forme monopoliste et autoritaire ont été desserrées (Owona Nguini et Menthong 2018). Par ailleurs, l’activisme des associations de la diaspora dans les domaines politique, social et communautaire s’est intensifié depuis cette même période, provoquant de ce fait une « décompression autoritaire » (Bayart 1984 ; Owona Nguini et Menthong 2018) avec pour corollaire un système plus ou moins corporatiste ou pluraliste incluant, selon les problèmes publics, une diversité de parties prenantes dans les négociations à de multiples niveaux de gouvernement (Kakdeu 2015 ; Loumgam 2015 ; Moussong 2015 ; Tchingankong Yanou 2018).

Le sous-système de politique en matière de diaspora

Après avoir présenté les coalitions de cause ainsi que leurs systèmes de croyances, examinons l’action des organisations internationales et des associations de la diaspora en qualité de courtiers en politique pour l’option diaspora. Cette section met en lumière l’apprentissage à travers les forums professionnels comme vecteur de changement de politique tout en mettant l’accent sur les rapports de forces à l’oeuvre dans un processus non exclusivement technique. Elle s’achève par la présentation du changement de politique consacré par l’action législative.

Coalitions de causes et systèmes de croyances. L’ACF repose sur le postulat suivant lequel les participants à une politique cherchent à conclure des alliances avec les personnes morales ou physiques qui partagent les mêmes convictions politiques fondamentales parmi diverses parties prenantes à plusieurs niveaux de gouvernement. Ces coalitions de cause pourraient constituer une base pertinente pour agréger au fil des années le comportement des organisations et des personnes impliquées dans un sous-système politique afin d’influencer ou de développer une politique publique et de changer les comportements (Kim 2012, 94). En ce qui concerne l’option diaspora au Cameroun, on distingue deux coalitions de cause : une coalition pour la mobilisation de la diaspora et une coalition pour la méfiance vis-à-vis de la diaspora.

L’aggravation de la crise économique à la fin des années 1990 et au début des années 2000 a suscité une fragmentation au sein de l’État en rapport avec la question de la diaspora. L’unicité de vue sur la diaspora, manifestée par les autorités publiques camerounaises jusqu’alors, s’est fracturée pour faire place à un partage entre mobilisation de la diaspora et méfiance à l’égard de celle-ci. Force est de relever que lors de l’actualisation du DSRP avec le passage au DSCE, tous les acteurs publics, aussi bien ceux favorables à la mobilisation de la diaspora que ceux prônant une posture de méfiance, convergeaient sur le fait que face à une crise économique sévère, la diaspora se présentait comme un acteur dont les multiples ressources devraient être capitalisées.

La diaspora, initialement, c’était le vivier de l’opposition sous le régime du président Ahidjo. Elle était totalement mise de côté. On n’a jamais pensé qu’elle pouvait jouer un rôle autre que celui de la déstabilisation du pays. Ce qui fait que l’idée qu’elle puisse apporter une contribution au développement est nouvelle.

Entrevue avec participant 5, haut fonctionnaire du MINREX, 27 novembre 2019

Le changement de régime en 1982 n’a pas provoqué ipso facto la modification de la perception de la diaspora par les autorités publiques. Il a fallu attendre le début des années 2000 pour observer un changement du discours politique concernant la diaspora. Les participants ont souligné que l’ouverture en direction de la diaspora était un choix politique du régime Biya qui, dans une perspective utilitariste et électoraliste, a voulu se démarquer du régime Ahidjo, considéré comme plus autoritaire et opposé à tout rapprochement vis-à-vis de la diaspora :

Je crois que c’est essentiellement politique ; à un moment donné, on a commencé à penser à cela… un ministre a donné des éléments pour faire démarquer la politique du président Biya de celle d’Ahidjo qui était répressif ; et montrer qu’il traite la diaspora différemment que son prédécesseur. Cet élément-là a pesé lourdement.

Entrevue avec participant 3, haut fonctionnaire du MINREX, 21 novembre 2019

La coalition en faveur de la mobilisation de la diaspora était dominée par les ministères responsables des questions d’économie, de finance, de commerce, d’investissements, de santé, de la recherche et de l’enseignement supérieur, d’emploi et de formation, d’énergie, d’agriculture et de développement rural. Par ailleurs, la coalition prônant la méfiance à l’égard de la diaspora était constituée des services de l’État responsables des questions de défense, de sécurité, de renseignement, de justice (Nkoyock 2015, Tchingankong Yanou 2018, Nkuitchou Nkouatchet 2019 ; 2022). Il importe de relever que depuis l’indépendance du Cameroun, les services de l’État composant la coalition de la méfiance formaient la coalition dominante sur les questions relatives à la diaspora et étaient radicalement opposés à l’intégration de la diaspora dans la vie sociopolitique et économique du pays. Les positions des deux coalitions se sont rapprochées grâce notamment à l’action de certaines organisations internationales et associations de la diaspora qui ont joué le rôle de courtiers en politique en faveur de l’option diaspora au Cameroun. Même si les deux coalitions s’accordent sur le fait que la diaspora peut jouer un rôle en matière de développement, elles divergent sur le plan des croyances normatives, des cultures et des convictions politiques. Il en est de même en ce qui concerne les perceptions sur la nature de la diaspora et les risques que peut comporter une implication de celle-ci dans la vie socioéconomique et politique du pays (tableau 3).

Tableau 3

Systèmes de croyances des deux coalitions

Systèmes de croyances des deux coalitions

-> Voir la liste des tableaux

Les organisations internationales et les associations de la diaspora, courtiers en politique pour l’inclusion des diasporas. Les institutions internationales, en raison de leur influence sur les politiques de développement en Afrique, ne peuvent être ignorées dans l’analyse des processus de politique ni exclues des sous-systèmes des politiques dans les pays en développement. Conçu et majoritairement appliqué pour expliquer les changements de politique dans les contextes des démocraties occidentales et des pays développés, l’ACF n’intègre pas les institutions internationales comme parties prenantes des sous-systèmes des politiques nationales (Ainuson 2009, 24). Ces acteurs n’apparaissent dans des études basées sur l’ACF que dans le cadre d’explication des changements de politiques transnationales (Farquharson 2003).

L’affirmation et la montée en puissance de la coalition prodiaspora se sont notamment appuyées sur le rôle médiateur des institutions internationales considérées comme des sources d’informations fiables, mais également à travers leurs plaidoyers basés sur des données probantes. Elles sont des instances respectées qui mobilisent une démarche scientifique jugée globalement équitable (Sabatier et Jenkins-Smith 1999). Sur la base de données probantes émanant d’institutions financières internationales et témoignant de l’importance des transferts de la diaspora et leurs parts significatives dans le produit intérieur brut de nombreux pays en développement, le gouvernement a pris conscience de la nécessité d’inclure la diaspora dans son équation de développement (MINEPAT 2009b, 49). Ces données ont servi de point d’ancrage pour la coalition prodiaspora dans le cadre de l’élaboration du DSCE et de la Vision d’émergence.

Dans la pléthore des organisations ou associations de la diaspora camerounaise, il en existe qui se sont fixé des priorités et ont arrêté un certain nombre d’activités visant à sensibiliser les autorités publiques camerounaises sur le rôle qu’elles peuvent jouer en faveur du développement du pays. Ces organisations de la diaspora qui alignent plus ou moins leur engagement sur les stratégies nationales disposent d’une plateforme de concertation, d’action et de suivi. Ces associations, par conviction et avec dévouement, mobilisent leurs « propres ressources financières, leur temps et leurs nerfs en vue de changer les choses au pays, de réduire la misère » (Loumgam 2015). La fédération d’associations de la diaspora camerounaise CASA-NET (Cameroon Skills Abroad Network) se distingue comme promoteur de l’option diaspora au Cameroun depuis le début des années 2000. Initialement, le programme CASA est un projet proposé aux autorités publiques et entreprises camerounaises par une association d’étudiants camerounais de Genève (Suisse). Il vise l’insertion des Camerounais de la diaspora dans les circuits économiques et les projets de développement national. Le réseau CASA-NET voit le jour en 2008 dans le cadre du Forum des compétences de la diaspora camerounaise tenu en Suisse. Ce réseau est constitué d’une vingtaine d’associations de la diaspora, d’une quinzaine d’administrations publiques camerounaises, d’organisations internationales, d’organisations non gouvernementales, d’entreprises et organisations privées (Moussong 2015). Outre l’animation de ce réseau, CASA-NET a pour principale mission la collecte et la vulgarisation d’informations pertinentes sur l’apport de la diaspora dans le développement du Cameroun. Afin de mobiliser l’ensemble des acteurs dans la dynamique de capitalisation du potentiel de la diaspora, CASA-NET a mis en place un certain nombre d’activités, dont :

  • Le forum annuel Draw a Vision of Cameroon (DAVOC), une plateforme de concertation et un espace de rencontres entre la diaspora, le gouvernement et les partenaires internationaux, gouvernementaux, non gouvernementaux, privés. La première édition s’est tenue en 2008.

  • L’observatoire des compétences de la diaspora camerounaise, créé à l’issue du DAVOC 2008, dont les principales missions sont l’élaboration et la gestion d’un annuaire des compétences de la diaspora ainsi que l’appui à la création d’entreprises et la réalisation des projets de la diaspora au Cameroun.

  • Le projet TAKE-OFF, lancé en 2008, visant à réduire la fracture numérique nord-sud et à vulgariser l’accès aux technologies de l’information et de la communication au Cameroun.

Dans le contexte de notre étude, les organisations internationales ainsi que les associations de la diaspora se sont positionnées comme des courtiers en politiques (Kim 2012) dont le rôle était de réduire les conflits de stratégies entre défenseurs et détracteurs de la diaspora. Quatre types de courtiers en politiques sont généralement identifiés suivant leur légitimité et leur expertise (tableau 4). Dans notre cas d’étude, les organisations internationales correspondent au type 1 dans la mesure où leur expertise et leur légitimité ne sont pas remises en cause par les coalitions en présence, même si en raison du caractère sensible de la question de la diaspora, certains acteurs s’interrogent sur la légitimité des organisations internationales à entraîner le pays dans cette voie au regard de l’activisme politique d’une frange de la diaspora contre le gouvernement en place. Les associations de la diaspora quant à elles correspondent davantage au type 3 dans la mesure où malgré leur expertise établie sur la question de l’option diaspora, leur légitimité demeure relativement faible en raison du poids historique de l’antagonisme gouvernement-diaspora, mais également l’activisme politique relevé précédemment (Nkuitchou Nkouatchet 2019, 17, 23, 90).

Tableau 4

Typologie des courtiers en politique

Typologie des courtiers en politique
Source : Park et Choï 2011, 110

-> Voir la liste des tableaux

L’apprentissage axé sur les politiques à travers les forums professionnels. L’apprentissage politique entre les coalitions par le biais des forums professionnels est une explication potentielle de la manière suivant laquelle une coalition minoritaire peut convaincre les autres acteurs politiques de ses positions (Albright 2011, 489). L’apprentissage axé sur les politiques s’entend des modifications relativement durables des intentions de pensée ou de comportement qui résultent de l’expérience et/ou de nouvelles informations et qui concernent l’atteinte ou la révision des objectifs politiques (Sabatier et Jenkins-Smith 1999, 123). Il pourrait découler des discussions formalisées entre individus et organisations qui expriment des opinions divergentes sur la compréhension des causes d’un problème et les choix politiques préférés. L’ACF postule que l’apprentissage politique est facilité par les facteurs suivants : un niveau de conflit modéré entre les coalitions de causes ; la « tractabilité analytique » du problème ; l’occurrence de forums professionnels dans lesquels les coalitions se retrouvent (Jenkins-Smith et Sabatier 1993).

Alors que la conjonction de la crise économique, de la forte contraction de l’aide au développement et de la raréfaction des flux de capitaux privés a ouvert une fenêtre pour le changement de politique à l’égard de la diaspora, les débats dans le cadre d’une série de forums professionnels ont permis le changement de politique vis-à-vis de la diaspora au Cameroun. La diaspora a longtemps été un sujet contentieux au sein de l’appareil de l’État entre les acteurs qui militaient en faveur de sa mise à l’écart et ceux qui y voyaient un agent qu’il serait utile de mobiliser pour le développement du pays. De nombreuses réunions à différents niveaux décisionnels et impliquant une diversité d’acteurs (autorités étatiques, secteur privé, société civile, partenaires au développement) ont abouti non seulement à l’adoption de la Vision d’émergence et du DSCE, mais surtout à la reconnaissance de la diaspora comme un acteur dont les ressources devraient être capitalisées par l’État en vue de stimuler l’essor socioéconomique du Cameroun.

Ces réunions ont débuté en 2006 par un atelier de formation en formulation de vision économique à l’intention des cadres du MINEPAT, atelier animé par des experts de l’Institut des futurs Africains[4]. La Division de la prospective et de la planification stratégique du MINEPAT a formulé les versions préliminaires de la Vision d’émergence et du DSCE. Ces documents ont été transmis aux départements ministériels, aux universités et à des organisations de la société civile et du secteur privé pour contributions et observations en vue de les bonifier. Ils ont également été mis en ligne sur le site Internet du MINEPAT et vulgarisés par voie de presse, afin que toute personne intéressée à la problématique du développement du pays puisse l’examiner et formuler des propositions. Par la suite, un groupe de travail ad hoc constitué d’experts issus des universités et des ministères a été mis en place afin d’examiner les contributions transmises par les ministères, la société civile, le secteur privé, les cabinets d’études et d’autres acteurs individuels. Les documents issus des travaux de ce groupe de travail ont fait l’objet d’un examen et d’une validation au cours d’un atelier national regroupant toutes les sensibilités sociopolitiques nationales ainsi que les partenaires techniques et financiers. Avant leur adoption définitive par le gouvernement, la Vision d’émergence et le DSCE ont fait l’objet d’échanges réguliers au sein du Comité paritaire d’évaluation des partenariats d’aide au développement et lors des réunions mensuelles du Comité interministériel de supervision de la mise en oeuvre du DSRP (MINEPAT 2009b, 3, 4).

Avant 2009, plusieurs rencontres portant sur le rôle de la diaspora en matière de développement au Cameroun ont regroupé des acteurs étatiques, la société civile, le secteur privé, les organisations internationales et non gouvernementales. Il s’agit notamment des :

  • Forums Draw a Vision of Cameroon (DAVOC) organisés en 2008 (sur le thème « Le retour et l’insertion professionnelle de la diaspora camerounaise ») et en 2009 (sur le thème « Diaspora camerounaise et politiques énergétiques au Cameroun »), à l’initiative de la fédération CASA-NET ;

  • Journées d’excellence de la recherche scientifique et de l’innovation au Cameroun organisées à Yaoundé en 2007 (sur le thème « Recherche scientifique et lutte contre la pauvreté ») et en 2009 (sur le thème « Science et développement durable : le rôle de la diaspora camerounaise »).

Entre 2009, année d’adoption de la Vision d’émergence et du DSCE, et 2014, année de mise en place du programme « Gestion des Camerounais de l’étranger », plusieurs concertations et forums se sont tenus avec pour objectif la montée en puissance de la mobilisation des ressources de la diaspora vers les investissements productifs, l’emprunt public, l’innovation technologique et scientifique, etc. Citons, de manière non exhaustive :

  • Forum économique et commercial avec la diaspora organisé par le gouvernement camerounais en 2010 sur le thème « La diaspora, véritable acteur du développement » ;

  • Forums Draw a Vision of Cameroon (DAVOC) organisés à l’initiative de la fédération CASA-NET en 2010 sur le thème « Diaspora, entrepreneuriat et politiques d’investissement » ; en 2011 sur le thème « Diaspora camerounaise et innovation » ; en 2012 sur le thème « Diaspora camerounaise pour l’éducation » ; en 2013 sur le thème « Accélérer le passage à l’agriculture de deuxième génération : l’apport de la diaspora camerounaise ».

En mobilisant une grande diversité de types d’informations scientifiques et techniques, ces forums ont permis de rapprocher les croyances divergentes des deux coalitions vers une compréhension commune du rôle que pourrait jouer la diaspora en faveur du développement du pays. La plupart des facteurs de facilitation de l’apprentissage politique, tel que souligné par l’ACF, ont été observés dans le cadre de notre étude : la participation des experts des deux coalitions et même d’experts neutres ; le financement approprié des réunions, notamment celles qui ont abouti à la Vision d’émergence à l’horizon 2035, au DSCE ou au programme « Gestion des Camerounais de l’étranger » ; la tenue régulière de plusieurs réunions au cours d’une année. En outre, l’ACF postule que l’apprentissage politique qui découle des forums professionnels tend à être circonscrit aux systèmes de croyances secondaires. Or, notre cas d’étude démontre que l’apprentissage résultant des forums professionnels a influencé le noyau dur des croyances de la coalition anti-diaspora qui a manifesté la volonté d’examiner et de reconsidérer ses convictions fondamentales en réponse à la crise économique et aux difficultés multisectorielles affectant le pays.

Laisser la diaspora à l’écart, franchement cela ne préfigurait rien de bon pour l’émergence parce qu’en fait la vision c’est l’émergence en 2035. On ne peut pas émerger sans prendre en considération cette force. C’est impossible. C’est tout simplement impossible.

Entrevue avec participant 1, cadre supérieure du MINREX, 19 novembre 2019

Un processus non indemne de rapports de pouvoir et de luttes. La politique de la diaspora n’est pas uniquement une forme de transnationalisme qui interagit avec le pouvoir de l’État ou qui le conteste ; elle englobe également les modalités du contrôle politique (Adamson 2020). Des études montrent comment les États autoritaires engagent leurs diasporas à l’étranger pour les mobiliser, les remobiliser ou les démobiliser par le biais de politiques et d’institutions. Sur ce point, Gözde Böcü et Bahar Baser (2022) ont démontré que certains gouvernements développent des politiques d’engagement de leurs jeunes ressortissants à l’étranger pour susciter une diaspora loyale au service des régimes en place. Afin de s’assurer une influence permanente dans la diaspora, ces gouvernements cooptent, responsabilisent et mobilisent la diaspora en l’incorporant dans les efforts de consolidation autoritaire à l’intérieur du pays d’une part, et en les transformant en instruments de pression sur les gouvernements de leur pays d’accueil d’autre part.

Dans le cas du Cameroun, on observe bien cette volonté du pouvoir de contrôler la diaspora en mobilisant la « diaspora patriotique », c’est-à-dire la « diaspora alliée » qui exprime depuis l’étranger son assentiment au pouvoir politique de Yaoundé. Dans le même temps, le pouvoir s’efforce de démobiliser la « diaspora contestataire » qui fait entendre depuis l’extérieur son mécontentement vis-à-vis de la politique menée au pays. De même, l’institutionnalisation de la participation des Camerounais de l’étranger aux scrutins présidentiels et référendaires s’inscrit dans une démarche maîtrisée visant à montrer l’ouverture à la diaspora tout en contrôlant l’exercice du vote depuis l’étranger (Tchingankong Yanou 2018, 7-11). La lecture des différents rapports d’activité de CASA-NET révèle bien une volonté du pouvoir de Yaoundé de pénétrer et/ou noyauter et/ou influencer les activités de cette association, notamment à travers la participation d’officiels du gouvernement et les appuis financiers divers octroyés pour l’organisation de ces événements. On remarque par exemple que le gouvernement valide les questions à l’ordre du jour ainsi que les parties prenantes à ces événements qui font généralement l’objet d’une surveillance élevée par les services de sécurité et de renseignements camerounais. Tous ces mécanismes visent à coopter et rendre plus audible la diaspora prorégime tout en réduisant la capacité de nuisance de la diaspora contestataire.

Par ailleurs, depuis la fin de l’année 2016, le Cameroun connaît une crise sociopolitique et sécuritaire majeure dans ses régions anglophones, un conflit dans lequel des segments de la diaspora jouent un rôle déterminant. En plus du Collectif des organisations démocratiques et patriotiques de la diaspora camerounaise (CODE), une organisation qui s’est distinguée dès le début des années 2000 comme la principale force de contestation à l’étranger (Tchingankong Yanou 2018), depuis 2018 d’autres activistes antigouvernementaux sérieusement perturbateurs comme la Brigade anti-sardinards (BAS), connue pour ses actions contre les représentants du gouvernement et ses partisans à l’étranger, ont émergé dans la diaspora (Nkuitchou Nkouatchet 2019 ; 2022). Le grand dialogue national organisé en 2019 pour trouver des solutions à cette crise montre bien que le gouvernement est, d’une part, dans une logique de collaboration avec la diaspora qui lui est favorable et, d’autre part, dans une dynamique de neutralisation et d’isolement de la diaspora réfractaire (Bayang W. Loumbélé 2021 ; Keutcheu 2021 ; Nkuitchou Nkouatchet 2019 ; 2022).

Intervention du législateur et retombée politique. Le programme « Gestion des Camerounais de l’étranger » adopté par le Parlement dans le cadre de la loi de finances pour l’exercice 2014 est l’aboutissement d’un processus juridique et politique de transformation de la relation entre le gouvernement et la diaspora. Cette dynamique a été enclenchée dès 2005 avec la création au MINREX d’une Division des Camerounais de l’étranger chargée d’élaborer les politiques et les stratégies visant la participation et la contribution des Camerounais de l’étranger au développement socioéconomique du pays (PRC 2005). Par la suite, le gouvernement a adopté, en 2009, le DSCE et la Vision d’émergence à l’horizon 2035, attribuant de ce fait à la diaspora un rôle en matière de financement de la stratégie nationale de développement, de promotion du commerce extérieur et de renforcement des capacités nationales en termes d’innovation. Sur un plan plus politique, le Parlement, à l’initiative du gouvernement, a adopté en 2011 une loi octroyant aux Camerounais de l’étranger le droit de vote aux élections présidentielles et aux référendums.

En 2013, le Parlement a adopté, dans le budget-programme du MINREX, un programme intitulé « Valorisation du potentiel de la coopération bilatérale, des Camerounais de l’étranger et de la diaspora ». Celui-ci comportait une action intitulée « Capitalisation des potentialités des Camerounais de l’étranger et de la diaspora ». Cette action dont le financement s’élevait à près de 45 000 USD était articulée autour d’activités telles que le recensement quantitatif et qualitatif des Camerounais de l’étranger et de la diaspora ; la création d’un cadre juridique favorable à la participation des Camerounais de l’étranger et de la diaspora au développement du pays ; l’institutionnalisation d’un cadre général de concertation permanente avec la diaspora. Une conjonction de facteurs favorables a conduit en 2014 à la création d’un programme entièrement dédié aux Camerounais de l’étranger et intitulé « Gestion des Camerounais de l’étranger ». Parmi ces facteurs, nous pouvons citer : un accroissement des demandes de facilitation des membres de la diaspora en vue de leur insertion dans l’espace économique national ; le discours politique mettant l’accent sur la nécessité d’une montée en puissance significative dans l’implication de la diaspora ; l’impératif de mettre en oeuvre les recommandations du DSCE. Cette mutation de l’action en programme visait à favoriser l’atteinte efficiente des objectifs gouvernementaux (MINREX 2014, 29).

Le programme « Gestion des Camerounais de l’étranger » formalise un cadre pour la mobilisation et la capitalisation des potentiels de la diaspora en faveur du développement. Il vise précisément à assurer aux Camerounais de l’étranger un encadrement adéquat et de proximité afin de les inciter à participer de manière plus active au développement socioéconomique de leur pays d’origine (MINFI-MINEPAT 2014, 43). Le programme repose sur le postulat selon lequel de nombreux Camerounais de l’étranger, notamment ceux qui vivent dans les pays développés ou émergents, disposent de multiples ressources (financières, intellectuelles, réseautage) susceptibles d’être bénéfiques au processus de développement socioéconomique du Cameroun. À cet égard, il est question d’oeuvrer à la mise en place de mesures ciblées pour faciliter leurs opérations (investissements, collaboration scientifique…) dans le pays. L’État a injecté près de 2,5 millions USD pour le démarrage de ce programme en 2014 (MINFI-MINEPAT 2014, 44, 45).

Ce programme ainsi que le processus dont il découle marquent véritablement une modification substantielle et significative de la relation entre les autorités publiques et la diaspora. Ils dénotent une amélioration réciproque de la perception des uns par les autres avec un engagement à oeuvrer de concert en faveur du développement du Cameroun. Même si à la date d’entrée en vigueur de ce programme de nombreux points d’achoppement subsistent dans la relation entre les autorités publiques et la diaspora, notamment sur le plan politique (démocratie, droits de l’homme, etc.) et en rapport avec l’épineuse question de la double nationalité, il n’en demeure pas moins que ce programme matérialise un véritable changement de la politique de l’État vis-à-vis des Camerounais de l’étranger.

Conclusion

Sur la base des éléments constitutifs de l’ACF, l’examen de l’émergence de l’option diaspora au Cameroun a permis de mettre en lumière deux systèmes de croyances : l’approche plus ancienne et dominante de la méfiance et de l’exclusion de la diaspora qui a mué en une approche de la méfiance dans la démarche d’inclusion de la diaspora dans la vie sociopolitique et économique du pays ; et l’approche minoritaire de l’ouverture et de la mobilisation de la diaspora comme acteur de développement.

Les chocs peuvent encourager la redistribution des ressources politiques et conduire à un changement de politique en jetant le doute sur le système de croyances fondamentales d’une coalition dominante (Sabatier et Weible 2007). Dans le cas ici à l’étude, la crise économique et ses conséquences sur les volumes d’aide au développement, d’investissements directs étrangers et de capitaux privés ont permis à la coalition minoritaire favorable à la mobilisation de la diaspora de faire pression pour un changement de politique à l’égard de la diaspora. Cette « exploitation habile » d’un choc par la coalition minoritaire a favorisé une redistribution des ressources entre les coalitions ainsi que l’ouverture de nouveaux sites couplée à une diversification des voix qui ont motivé le changement du coeur de la politique de l’État vis-à-vis de la diaspora (Nohrstedt 2011).

Notre analyse démontre donc que le recours à l’ACF peut être utilisé pour expliquer le changement de politique dans un pays africain en voie de démocratisation, notamment lorsque les coalitions se structurent au sein de l’appareil de l’État. En outre, elle met en lumière l’influence des organisations internationales dans l’étude des coalitions et de l’élaboration des politiques publiques en Afrique en même temps qu’elle souligne le rôle que peuvent jouer les acteurs associatifs pour faire pencher la balance en faveur d’une des coalitions au sein de l’appareil de l’État.