Résumés
Résumé
Dans cet article, un aperçu d’une étude plus large sur les parcours des étudiant·es musulman·es au collégial au Québec, nous nous attardons aux enjeux de la visibilité et de l’invisibilité et au manque d’attention accordée à certaines expériences à l’intérieur des communautés musulmanes. L’accent y est mis sur cinq études de cas rapportant les témoignages d’étudiantes musulmanes, dont les expériences sont souvent décrites comme minoritaires, et qui ne figurent pas dans les narratifs dominants sur la présence musulmane au Québec. Ces perspectives offrent la possibilité d’apercevoir la complexité qui caractérise les expériences des étudiant·es musulman·es vivant à l’intersection de plusieurs identités.
Mots-clés :
- musulman·es,
- islamophobie,
- cégep,
- racisme,
- Québec,
- recherche-action participative
Abstract
In this article, drawn from a larger study on the experiences of Muslim college students in Quebec, we consider questions of visibility and invisibility. In doing so, we attempt to draw the attention of the reader to certain experiences within Muslim communities that do not typically receive as much attention. Our focus here is on five case studies offering testimonies from Muslim students whose experiences are often described as marginal and who do not find themselves reflected in dominant narratives about Muslim life in Quebec. These perspectives offer a window into the complexity of Muslim student life at the intersection of multiple identities.
Keywords:
- Muslims,
- Islamophobia,
- college,
- racism,
- Quebec,
- participatory action research
Corps de l’article
J’ai l’impression que genre on surveille mes moindres mouvements. C’est ça un peu que j’ai l’impression parce que je suis différente, je suis voilée ; souvent je suis la seule voilée de ma classe… alors je suis différente, je suis voilée, je suis Noire, donc vraiment c’est pas comme [si on me] juge, mais si je fais quelque chose, ça va être interprété d’une façon différente, ou ça va être regardé de façon différente donc vraiment… moi-même, je surveille mes propres mouvements… Donc, je fais vraiment attention à ce que je fais ou ce que je dis, comment je le fais, comment je le dis, parce que ça va – le fait que je suis une musulmane ça va tout changer.
Mariama
Ces paroles de Mariama, étudiante dans un cégep à Montréal, reflètent un thème qui est revenu souvent dans notre recherche : la vigilance constante dont plusieurs étudiant·es musulman·es – surtout les étudiantes qui portent le hijab[1] – devaient faire preuve. Comme leur islamité est plus visible, elles ont tendance à être hyperconscientes des regards des autres. Pour Mariama et d’autres, le fait d’être Noires ajoute à leur visibilité et renforce leur conscience des stéréotypes qui pourraient leur être associés. Bien que cette visibilité constitue un poids significatif pour plusieurs des étudiantes rencontrées, pour d’autres, le fait de ne pas porter le foulard, et donc de n’être pas visibles en tant que musulmanes, présente une tout autre série d’enjeux liés à l’identité et à l’auto-expression, surtout dans un contexte québécois marqué par l’islamophobie.
Mariama est une voix parmi une quarantaine d’étudiant·es interviewé·es pour un projet intitulé « Les expériences des étudiant·es musulman·es au cégep : un projet de recherche-action participative » (Bdeir et Riley 2022). Ce projet avait comme objectif l’étude des parcours des étudiant·es musulman·es au collégial à Montréal et dans ses environs. Dans cet article, nous nous attardons aux enjeux de la visibilité et de l’invisibilité et au manque d’attention accordée à certaines expériences au sein des communautés musulmanes. Trop souvent, l’image présentée d’une femme musulmane, par exemple, est celle d’une femme arabe, portant le hijab, hétérosexuelle, avec peu de variations. Cette constatation explique en partie le choix, dans cet article, de mettre en relief des expériences dites marginales quand vient le temps de parler d’islam, de musulman·es et d’islamophobie au Québec. Nous espérons aussi illustrer la complexité et la pluralité des enjeux qui caractérisent le parcours au cégep de bien des étudiant·es musulman·es, et ce, en réponse au discours homogénéisant qui existe à propos de cette population.
Il fait peu de doute que la tendance à homogénéiser qui sous-tend une partie importante du discours public au sujet des musulman·es provient du phénomène islamophobe, autant au niveau international que local. Nous allons donc commencer cet article avec une revue de littérature dans l’objectif de faire un état des lieux de la question de l’islamophobie d’un point vue théorique pour ensuite nous concentrer sur l’islamophobie au Québec. Cette section permettra d’élucider autant l’importance d’explorer les vécus dits marginaux que ce qui contribue à les rendre marginaux. Dans la section suivante, nous exposerons notre approche ainsi que notre cadre théorique. Nous plongerons ensuite dans les cinq études de cas choisis pour ce qu’elles soulèvent comme expériences à la fois uniques et générales. Finalement, nous offrirons quelques conclusions tirées d’une analyse des cas explorés, les mettant en relation avec les données produites par le projet de recherche plus globalement.
Islamophobie et jeunesse musulmane au Québec
Le terme « islamophobie » ne fait pas l’unanimité. En Europe comme en Amérique du Nord, les débats intellectuels et politiques entourant son utilisation pour décrire la discrimination vécue par les personnes musulmanes ont été nombreux et souvent houleux. Pour ses détracteurs, ce terme sert à taire les critiques légitimes de pratiques culturelles et religieuses dépassées et dangereuses (Sayyid 2010). Salman Sayyid relève que ces débats ont émergé sur fond de « panique morale entourant la figure du musulman » dans plusieurs sociétés occidentales, dont les populations musulmanes vont en croissant. D’ailleurs, cette panique a atteint son apogée au Québec lors de l’attentat du 29 janvier 2017 qui a choqué la population québécoise. Bien qu’il s’agisse d’un cas extrême, il n’est pas non plus le seul acte de violence physique contre les communautés musulmanes ou leurs lieux de prière. Selon le chef du Service de police de Québec, en 2017, suivant l’attaque à la mosquée de Sainte-Foy, le nombre d’incidents provoqués par la haine contre les musulman·es dans la ville aurait doublé, une hausse qui avait aussi été vue à Montréal (Steuter-Martin 2017). Nous pouvons également penser à l’attaque le 6 juin 2021 dans la ville de London, en Ontario, qui a mené à la mort de quatre membres d’une famille musulmane (Radio-Canada 2021). Selon le plus récent rapport de Statistique Canada sur les crimes haineux déclarés par la police, l’année 2021 aurait vu le « nombre le plus élevé de crimes haineux ciblant une religion consigné depuis que des données comparables sont enregistrées », avec une hausse de 71 % de crimes contre les musulman·es par rapport à l’année précédente (Statistique Canada 2023, 4).
Par ailleurs, il est important de reconnaître que l’islamophobie ne se limite pas aux seuls actes de violence physique. Dans un article sur l’éducation contre l’islamophobie, la sociologue Jasmin Zine (2004) définit l’islamophobie comme non seulement la peur ou la méfiance de l’Islam, mais aussi « un système de pouvoir et de domination qui se manifeste par la discrimination et l’oppression aux niveaux individuel, idéologique et systémique » ([traduction libre] p. 113). Autrement dit, l’islamophobie s’exprime non seulement à travers les actions des individus, mais aussi à travers les institutions, les médias et les discours sociaux. C’est dans ce contexte que nous avons posé la question : l’islamophobie existe-t-elle au cégep, et à quoi ressemble-t-elle ?
Soulignons aussi que l’islamophobie se manifeste différemment envers différentes personnes. Jasmin Zine (2008, 154) explique, par exemple, que l’islamophobie comprend souvent une dimension genrée, où les femmes musulmanes font l’objet de stéréotypes précis, c’est-à-dire qu’elles sont représentées comme des êtres faibles, opprimées par la religion et victimes de fausse conscience, tandis que les hommes musulmans sont fréquemment vus comme violents et dangereux. L’islamophobie et le racisme s’expriment différemment en fonction des origines raciales et ethniques. Il serait incomplet d’aborder l’analyse de l’islamophobie comme discrimination basée uniquement sur l’appartenance religieuse. Celle-ci est bien plus complexe dans la mesure où elle participe à un processus de racialisation dont l’effet est, entre autres, de substituer la race à la religion et à la culture. Ce phénomène se déploie grâce aussi à l’effacement des diversités entre les musulman·es, les transformant en groupe homogène (Sadek 2017). Souvent l’islamophobie est représentée comme un phénomène qui touche surtout les communautés arabes et sud-asiatiques. Or, la géographe Délice Mugabo (2016) explique qu’une telle lecture a l’effet d’invisibiliser les nombreux impacts de la racialisation sur les communautés Noires et autres, et ce, malgré leur présence sur le territoire, avant même la création du Canada. Bien qu’il y ait certaines expériences communes entre elles, il est essentiel de tenir compte des spécificités des discriminations, telles qu’elles sont vécues par ces communautés dont les expériences sont couramment reléguées au deuxième plan, quand il s’agit de discuter de la présence musulmane au Québec (ibid.). La diversité religieuse se voit aussi dans la manière de pratiquer, le niveau de pratique (Selby 2016), la communauté d’interprétation (sunnite, chiite, et autres ; Merchant 2016), et plusieurs autres dimensions (Sadek 2017). Par ailleurs, l’islamophobie touche aussi des personnes nées dans des familles de culture musulmane, mais qui ne s’identifient pas nécessairement comme musulmanes en ce qui concerne la pratique religieuse (Selby 2016). Pour ces raisons, nous avons fait le choix, dans cet article, de parler des « communautés musulmanes » au pluriel. Nous désirons ainsi perturber l’image homogénéisante des musulman·es qui prédomine au Québec, et dans nos collèges, et qui les considère comme appartenant à une seule communauté monolithique.
La sociologue Leïla Benhadjoudja (2017) relève deux moments clés où la définition de l’identité québécoise par rapport à l’identité musulmane est devenue l’objet de débats publics étendus : la commission Bouchard-Taylor sur les accommodements raisonnables, menée en 2007-2008, et le projet de loi 60 pour créer une Charte de valeurs québécoises en 2013-2014. Nous pouvons ajouter à ces deux moments la création et l’adoption de la Loi sur la laïcité de l’État, souvent appelée « Loi 21 », en 2019. Ces débats ont eu pour effets de positionner les communautés musulmanes comme externes à la société québécoise et de contribuer à l’approfondissement de la polarisation entre le groupe dit de souche et celui dit étranger (Bilge 2010 ; Eid 2015 ; Benhadjoudja 2017). Ils ont aussi eu l’effet de légitimer des sentiments anti-musulmans et de contribuer à la marginalisation de plusieurs communautés minoritaires ou racisées, y compris les musulman·es (Mahrouse 2010 ; Bilge 2012).
Les discussions médiatiques et politiques sur les musulman·es ont aussi porté sur la « radicalisation », un sujet impliquant plus directement les cégeps. À l’hiver 2015, six jeunes Québécois·es musulman·es, dont quatre étudiant·es de cégep, sont parti·es en Syrie pour se joindre à l’« État islamique » (Radio-Canada, 26 février 2015). Dix autres, soupçonné·es de vouloir partir en Syrie, ont été arrêté·es à l’aéroport de Montréal en mai 2015 (Radio-Canada, 20 mai 2015). Ces événements ont provoqué de nombreux débats sur le phénomène de la « radicalisation » chez les jeunes musulman·es au Québec. Depuis, le Québec a vu une augmentation du financement pour la recherche sur les questions de radicalisation, notamment avec l’éclosion de centres d’expertise sur la radicalisation et de publications sur le sujet (Bélanger et al. 2015 ; Dejean 2016). Ces initiatives ont souvent tourné autour des cégeps, car plusieurs des jeunes qui sont parti·es y étaient inscrit·es au moment de leur recrutement (Gouvernement du Québec 2015, 22). Bien que certains de ces projets revendiquent un intérêt pour la radicalisation comme phénomène général qui touche tous les groupes de la société, ceux-ci étaient souvent caractérisés par un accent particulier sur la radicalisation parmi les musulman·es (Jamil 2016). De manière plus générale, les discours sur la radicalisation se concentrent souvent sur les musulman·es et peuvent avoir l’effet d’attribuer à l’ensemble des communautés musulmanes des caractéristiques portées en réalité par une très petite minorité (Jamil 2016 ; 2017).
Cependant, l’islamophobie n’est pas le seul élément de la vie des musulman·es au Québec. Ce portrait de difficultés vécues par les communautés musulmanes ne doit pas effacer les nombreuses façons dont les musulman·es au Québec s’activent afin d’améliorer autant leurs propres conditions que la société plus généralement. La présence d’organismes intra- et inter-communautaires créés par les musulman·es, tels que la Collective des féministes musulmanes du Québec, Femmes Noires musulmanes au Québec, l’Institut F et d’autres, démontre une implication active d’un grand nombre de musulman·es dans la société québécoise. D’ailleurs, un sondage mené par le groupe Environics (2016) a démontré que les musulman·es au Québec témoignent d’un sentiment de vouloir s’impliquer dans leurs communautés. C’est pour cela qu’il a été question de travailler avec des membres de ces communautés pour favoriser un engagement citoyen chez les étudiant·es, au cégep.
Des recherches ethnographiques menées par plusieurs chercheur·es au Québec et au Canada démontrent un phénomène récurrent de discrimination envers les étudiant·es musulman·es de différents niveaux (Zine 2008 ; Abo-Zena, Sahli et Tobias-Nahi 2009 ; Khan 2009 ; Sensoy et Stonebanks 2009 ; Bakali 2016). Cette discrimination peut se déployer à travers des insultes explicites, mais aussi par ce que Naved Bakali (2016, 86) nomme « l’islamophobie dormante », un terme qui désigne les expressions plus subtiles de préjugés ou d’hostilité, et qui se manifestent à travers d’autres expériences d’islamophobie dans la vie quotidienne (Khan 2009). Cette islamophobie dormante transparaît même dans des ressources utilisées en classe. Par exemple, une étude publiée en 2007 démontre que les images de l’islam et des musulman·es dans des manuels scolaires de langue française utilisés au secondaire au Québec reflètent une amélioration depuis une étude semblable menée dans les années 1980 ; cependant, ces images contiennent toujours « des erreurs factuelles » et une « présentation de l’islam monolithique, stéréotypée et largement dépendante d’une perspective ethnocentrique » (McAndrew, Oueslati et Helly 2007, 184).
La notion d’« islamophobie genrée » (Zine 2008) transparaît dans de nombreuses études sur les expériences d’étudiant·es musulman·es dans leurs milieux éducatifs (Eid 2015 ; Bakali 2016 ; Tiflati 2017). Les jeunes femmes musulmanes, surtout celles portant le hijab et qui sont donc visiblement musulmanes, racontent qu’elles ont été ciblées, particulièrement lors des débats politiques sur les accommodements raisonnables ou sur la Charte des valeurs (Tiflati 2017). Les jeunes hommes musulmans eux sont perçus comme des menaces, de potentiels terroristes ou encore des « radicaux » (Bakali 2016). Les étudiant·es musulman·es rapportent un sentiment de devoir de représentation, cherchant à expliquer leur religion ou encore à « traduire » ou justifier les actions d’autres musulman·es (Abo-Zena, Sahli et Tobias-Nahi 2009 ; Bakali 2016). Cette position qu’iels[2] occupent approfondit leur sentiment d’aliénation et de séparation par rapport aux étudiant·es qui appartiennent à la majorité.
Notre recherche apporte plusieurs compléments à ce qui existe déjà. Il existe toujours très peu de recherches sur les musulman·es de niveau collégial au Québec, et ce projet offre en effet une contribution significative pour comprendre les expériences de ce groupe. De plus, un des objectifs de notre projet était de présenter diverses perspectives parmi ce groupe et nous avons obtenu une grande diversité d’origines culturelles et de niveaux de pratique religieuse parmi les participant·es.
Le contexte temporel et politique de notre recherche, suivant quelques événements majeurs touchant les musulman·es au Québec – surtout, pour nos participants, l’attentat à la mosquée de Sainte-Foy en 2017, et la proposition et l’éventuelle adoption de la Loi sur la laïcité de l’État en 2019 –, fait en sorte que ses conclusions sont particulièrement pertinentes, notamment pour les collèges et les autres établissements scolaires.
Adopter une posture féministe critique de la race : une recherche-action participative en contexte collégial montréalais
Bien que l’approche de recherche-action participative (RAP) ne soit pas le sujet principal de cet article, il est pertinent de situer cette approche méthodologique dans le contexte de notre recherche pour mieux comprendre nos résultats. La RAP, initialement développée dans les pays du Sud (Longtin 2010), constitue une approche de recherche transformative. Autrement dit, cette approche propose que la recherche opère comme un mécanisme de transformation sociale (Mertens 2010, 238). Un principe fondamental de la RAP est qu’elle « part de la conviction que le savoir n’est jamais un objet séparé de la personne, qu’il s’inscrit au contraire à même sa relation avec la personne et son expérience immédiate des circonstances dans lesquelles cette relation se produit » (Bourassa, Bélair et Chevalier 2007, 1-2). Elle consiste à former des membres de la communauté concernée aux méthodes de recherche et à « reconnaître en soi les savoirs expérientiels, pratiques ou traditionnels comme des savoirs légitimes et rigoureux au même titre que les savoirs universitaires répondant à leurs propres règles de rigueur et de reconnaissance » (Gélineau, Dufour et Bélisle 2012, 37). Durant chacune des trois années de ce projet, nous avons travaillé avec une équipe de cinq ou six étudiantes, majoritairement musulmanes. Celles-ci, qui ont été recrutées parmi la population estudiantine du Cégep Vanier, ont été impliquées à tous les niveaux du projet : l’élaboration des questions pour les entrevues, l’obtention d’approbation des comités d’éthique de la recherche des établissements concernés, les entrevues de recherche, le codage et l’analyse des résultats[3].
Cette approche méthodologique s’arrime bien avec le cadre théorique dont relève notre travail pédagogique, c’est-à-dire le cadre théorique du féminisme critique de la race (critical race feminism), qui peut être défini comme suit : « Critical race feminism seeks to understand how society organizes itself along intersections of race, gender, class, and other forms of social hierarchies. It utilizes counter-storytelling as methodology and legitimizes the voices of women of colour in speaking about social oppression. » (Verjee 2012) Cette façon de mettre la parole des personnes racisées, plus particulièrement celle des femmes, au centre de la démarche de recherche appelle assez naturellement à une approche de RAP, notamment dans le contexte d’un travail avec les étudiant·es musulman·es. Il était justement essentiel pour nous que des jeunes femmes musulmanes collaborent aussi bien comme participantes que comme chercheures. D’ailleurs, plus généralement, les théoriciens de la théorie critique de la race (critical race theory) Richard Delgado, Jean Stefancic et Angela P. Harris (2017, 3) parlent de cette approche comme étant un mouvement théorique, mais aussi de pratique :
The critical race theory (CRT) movement is a collection of activists and scholars engaged in studying and transforming the relationship among race, racism, and power. The movement considers many of the same issues that conventional civil rights and ethnic studies discourses take up but places them in a broader perspective that includes economics, history, setting, group and self-interest, and emotions and the unconscious.
Ce cadre conceptuel – qui propose des lectures des phénomènes sociaux prenant en compte les rapports de pouvoir systémiques et individuels – nous permet d’aborder au sein de ce projet les nombreuses dynamiques de pouvoir qui régissent la vie académique et sociale des étudiant·es tout au long de leurs études collégiales. Il nous permet aussi de prendre en compte les dynamiques de pouvoir au sein même de l’équipe et tout au long du processus de recherche. Ainsi, du fonctionnement et de la composition de l’équipe de recherche jusqu’à la façon de penser à la sélection des participant·es, en passant par l’élaboration des questions de recherche et, ultérieurement, des ressources financières, toutes les étapes de ce travail étaient sous-tendues par une lecture féministe critique de la race. Ce faisant, notre objectif était « de faire de la recherche autrement », notamment en transformant les pratiques de gestion d’équipes et en abordant la recherche à partir de l’angle de la transformation sociale (Razack, Smith et Thobani, 2010). D’ailleurs, nous estimons que cette grille d’analyse a fait en sorte que nous étions interpellées par l’approche de RAP, dont un des objectifs est de rééquilibrer les rapports de pouvoir entre les populations étudiées et les personnes qui mènent ces études et qui, historiquement, sont rarement issues des communautés elles-mêmes. Comme le dit Catherine T. Chesnay (2016, 58), la recherche-action participative propose une approche « pour mener la recherche avec et pour, plutôt que “sur” ».
En plus de refléter un certain engagement politique et éthique avec la communauté représentée dans notre recherche, la RAP a sans doute enrichi le projet et ses résultats. En tant que (majoritairement) membres de la communauté en question, les étudiantes-chercheures ont apporté au projet une connaissance des enjeux et des questions à poser, ainsi qu’une capacité d’analyse des résultats empreinte de sensibilité et de nuances. Ce projet a aussi permis aux étudiantes-chercheures de bénéficier d’une importante formation à la recherche qualitative. Non seulement ont-elles profité d’une expérience professionnelle unique pour leur niveau scolaire, mais elles ont pu faire partie d’un projet qui avait à coeur l’amélioration des conditions des personnes confrontées aux mêmes obstacles qu’elles. Nous avons pu constater l’impact de ces deux éléments sur la confiance et l’estime de soi des étudiantes au cours des trois années du projet. Dans un contexte où l’on parle souvent dans les médias québécois d’une façon réductrice autant de leurs capacités que des opportunités qui s’offrent à elles, la participation de ces jeunes femmes majoritairement musulmanes à une démarche qui valorisait leur voix et leur savoir leur a permis de commencer à envisager autrement leur avenir.
Méthodes de recherche
Pour cette recherche nous avons procédé à une série d’entrevues semi-structurées d’une durée variant entre une et deux heures, ainsi que des groupes de discussion. Les entrevues et les groupes de discussion ont été menés par les chercheures principales du projet et les étudiantes-chercheures. Dans les deux cas, les questions ont été élaborées principalement par les étudiantes-chercheures et portaient sur les expériences d’islamophobie, d’inclusion et d’exclusion, le sentiment d’appartenance au Collège, les expériences en classe ainsi qu’auprès des pairs. Plusieurs stratégies ont été utilisées pour recruter les participant·es aux entrevues : communication avec l’Association des étudiant·es musulman·es, recrutement dans les classes, affiches et tables d’information. Le recrutement des participant·es a été fait avec un souci d’une représentation de la plus grande diversité des expériences et des perspectives, en reconnaissant toujours que les expériences des étudiant·es musulman·es peuvent varier énormément en fonction de plusieurs facteurs.
La première année, nous avons mené 30 entrevues avec des étudiant·es musulman·es et 17 entrevues auprès des enseignant·es, sur leurs expériences, leurs observations et leurs pratiques, au Cégep Vanier. Toutes les entrevues sauf une ont été enregistrées et transcrites. Les participant·es avaient le choix de faire l’entrevue en anglais ou en français ; une entrevue s’est déroulée entièrement en français, deux en « franglais » et le reste en anglais. Lors de la deuxième année, nous avons réalisé trois entrevues supplémentaires, ainsi que deux groupes de discussion, à Vanier. Nous avons aussi mené un groupe de discussion et cinq entrevues dans deux cégeps francophones (Cégep de Saint-Laurent et Cégep de Sherbrooke), avant de devoir arrêter à cause de la pandémie de COVID‑19. La troisième et dernière année du projet a été entamée pleinement dans un contexte de pandémie et le travail s’est concentré sur l’analyse des données des deux premières années du projet.
La majorité des participant·es avaient entre 18 et 22 ans[4] et étaient d’origine arabe ou sudasiatique, avec une importante minorité d’étudiant·es Noir·es et deux d’origine mixte (européenne et arabe).
Analyse des expériences des étudiantes musulmanes au collégial : cinq portraits
Dans la section qui suit, nous présentons cinq études de cas d’étudiantes musulmanes que nous avons rencontrées lors de nos entrevues au Cégep Vanier, et qui représentent des expériences moins souvent explorées – voire effacées – lors des conversations autour de musulman·es ou de l’islamophobie au Québec. L’étude de cas nous offre la possibilité d’explorer en profondeur les paroles de ces cinq étudiantes et en tirer des questions et des observations qui s’appliquent plus largement au contexte dans lequel elles vivent. L’objectif est d’offrir un portrait plus large et plus nuancé des expériences des étudiantes musulmanes au collégial. Tous les noms des étudiantes sont des pseudonymes et nous avons changé quelques détails démographiques pour préserver leur anonymat.
Nous nous attardons uniquement aux expériences de jeunes femmes dans cet article car, d’une part, la vaste majorité de nos répondant·es s’identifiaient comme femme et, tel que mentionné plus haut, il était essentiel pour nous de remettre en question ces représentations homogénéisantes des femmes musulmanes qui occupent une place centrale dans les discours sur l’islam et les musulman·es. Par ailleurs, tel que discuté, l’approche de RAP a comme objectif de redonner une voix centrale aux communautés concernées par le travail de recherche. Cette considération prend une importance supplémentaire dans le cadre de ce projet dans la mesure où les femmes musulmanes sont systématiquement représentées comme étant « sans voix ».
Mariama – à l’intersection des identités qui dérangent
Mariama est une étudiante Noire qui porte le foulard et que nous avons rencontrée vers la fin de sa première session au cégep. Francophone et d’origine ouest-africaine, l’entrevue s’est déroulée en français. Tout au long de des échanges, Mariama était certes consciente d’être vue comme « différente » de la majorité, mais elle faisait tout de même preuve de générosité dans son explication des attitudes des gens qui la voyaient ainsi. En parlant spécifiquement de la salle de prière à Vanier et des perceptions de cette salle chez les étudiant·es non musulman·es, Mariama nous dit :
Je sais qu’il y en a qui sont curieux. Une fois […] je suis passée pour rentrer puis il y avait une fille qui est venue puis elle était comme « ah c’est quoi ça », et elle est rentrée puis elle a mis sa tête pour voir genre qu’est-ce qui se passe genre, ils sont curieux ils savent pas, c’est ça qui est triste, donc, je ne crois pas qu’ils ne nous aiment pas, c’est juste qu’ils ne nous connaissent pas, ils ont juste peur de l’inconnu. Fait que, perçu par les autres gens je pense que c’est juste la curiosité en fait, ils se demandent qu’est-ce qu’on fait là-bas, ils pensent qu’on, qu’on évoque des démons ou quoi, mais [rires] ils sont juste curieux.
Mariama explique aussi qu’à Vanier « les gens ils sont en fait, ils sont juste curieux, donc, ils vont te regarder de loin, ils vont parler, mais ils ne vont pas vraiment oser s’approcher de tout près ; j’pense pas qu’il y a vraiment des gens méchants, des gens qui jugent ici, donc ils savent pas, donc oui je crois que c’est une bonne place pour être à l’aise et s’affirmer donc musulman. Par ce que les gens ils vont juste te découvrir en fait. » Son sentiment d’« être à l’aise » est sans doute troublé par le fait d’être appréhendée comme « objet de curiosité ». Par ailleurs, elle est revenue à cette idée de curiosité plusieurs fois pendant l’entrevue pour expliquer, voire excuser des regards ou des questions découlant, selon elle, d’ignorance et non pas de malice.
Or, malgré son ouverture à la curiosité des gens autour d’elle, Mariama est quand même consciente de l’existence des préjugés et du racisme, qu’elle voyait comme étant surtout présents parmi les Québécois·es francophones. Pour expliquer comment ses expériences à Vanier pouvaient se comparer à d’autres cégeps, Mariama dit :
J’ai essayé d’éviter des cégeps francophones parce qu’il y a beaucoup de Québécois et, à ce que je sache, les Québécois ils sont quand même racistes. Et moi je suis une femme, je suis Noire, et je suis voilée, donc si je vais là-bas vraiment je cherche les problèmes. Donc, j’ai vraiment essayé d’aller quelque part ou il y a un peu [de] tout, comme ça je [ne] serais pas celle qu’on pointe du doigt, à chaque fois.
Pour Mariama, sa situation à l’intersection de multiples identités pourrait poser « problème » et cala impose qu’elle se protège des espaces qui pourraient lui être hostiles. En revanche, elle trouve un sentiment de sécurité non pas en cachant ses identités de personne Noire, de femme ou de musulmane, mais plutôt en cherchant des espaces où elle n’est pas seule et où elle peut être Noire et voilée sans avoir peur « qu’on la pointe du doigt ».
Cependant, même dans un environnement où elle n’est pas la seule personne Noire ou musulmane, elle n’est pas entièrement à l’abri des regards des autres. Revenons à la citation du début de cet article. Lorsqu’on lui demande si elle se sent isolée ou jugée à Vanier, Mariama répond :
Pas isolée ou jugée, mais j’ai l’impression que genre on surveille mes moindres mouvements. C’est ça un peu que j’ai l’impression parce que je suis différente, je suis voilée, souvent je suis la seule voilée de ma classe… alors je suis différente, je suis voilée, je suis Noire, donc vraiment c’est pas comme [si on me] juge, mais si je fais quelque chose, ça va être interprété d’une façon différente, ou ça va être regardé de façon différente, donc, vraiment… moi-même je surveille mes propres mouvements… Donc, je fais vraiment attention à ce que je fais ou ce que je dis, comment je le fais, comment je le dis, parce que ça va – le fait que je suis une musulmane, ça va tout changer.
Plus tard dans la conversation, elle explique que très souvent elle se trouve à être « la seule voilée Noire », et qu’elle se sent minoritaire même en la présence d’autres femmes voilées. Même si Mariama affirme ne pas se sentir jugée, ses mots laissent entendre qu’elle est souvent consciente de la possibilité de l’être ou que ses actions soient mal interprétées. Par conséquent, elle « surveille [ses] propres mouvements ». D’ailleurs, cette expérience résonne auprès de plusieurs autres étudiant·es rencontré·es dans le cadre de ce projet. Être visiblement Noire et musulmane au Québec signifie pour Mariama qu’elle vit perpétuellement dans l’hypervigilance ; elle est consciente en tout temps de l’image qu’elle peut ou devrait projeter.
Soumaya – une islamité difficile à reconnaître
Soumaya est une étudiante vivant à l’intersection de plusieurs identités qu’elle qualifie, elle-même, de minorisées. Parmi ce qui revient le plus souvent et qui semble occuper une place très importante est le fait qu’elle est une femme Noire d’origine africaine. Elle dit : « I am an African, so yeah, I’m a visible minority and yeah that’s my main… the main intersectionality that I live is the fact that I’m Muslim and that I’m Black as well. »
Nous constatons que contrairement à ce qui a été rapporté par d’autres étudiantes, dans le cas de Soumaya, la question de l’appartenance émerge davantage dans son rapport à l’islamité elle-même, telle qu’elle est interprétée par d’autres, notamment d’autres musulman·es. Comme Soumaya l’explique, elle n’est pas visiblement musulmane, dans un contexte où cette visibilité équivaut souvent au port du foulard et exclut le fait d’être Noire. Donc, autant au regard des musulman·es que des non-musulman·es, l’absence du foulard ainsi que la couleur de sa peau semblent mener à une sorte d’invisibilisation de son islamité : « And, the negative part of it is sometimes the people are like “Really, you’re Muslim? You don’t look Muslim.” And that hurts me kind of ‘cause I’m like, “what do you mean I don’t look Muslim?” »
D’ailleurs, Soumaya a exprimé que les jugements portés à son identité musulmane provenant de non-musulman·es l’atteignent moins. Elle n’a pas les mêmes attentes des non-musulman·es, car elle présume un degré d’ignorance et de préjugés inévitable chez eux. Soumaya parle surtout de la fréquence régulière à laquelle son appartenance à l’islam est mise en question par d’autres musulman·es. Elle cite en exemple la tendance à douter directement de sa capacité à « pratiquer » la religion comme moyen de souligner sa non-appartenance. Elle se rappelle, par exemple, d’une femme qui lui a demandé : « Do you eat halal? Do you pray? » Soumaya décrit l’incrédulité qui accompagne souvent ce questionnement, soulignant l’improbabilité qu’une personne d’origine arabe ou turque soit mise au test de la même façon : « If you’re really asking me that type of question that you would not ask if I was Arab or if I was, you know, from Turkey. »
Donc, pour Soumaya, l’exclusion qu’elle vit par rapport à son identité musulmane est perpétuée principalement par les « siens ». Lors de son entrevue, elle reproche clairement et à répétition le fait que bien des musulman·es ne semblent pas au courant que beaucoup de musulman·es dans le monde sont Noir·es. Elle rejette vigoureusement le statut d’exception que lui impose l’étonnement de ces gens en découvrant qu’elle est musulmane :
That’s what hurts me the most ‘cause it’s not like, you know, people, Quebecois that would say that, that maybe he didn’t have the education and the culture […] like—the only Muslim people he sees it’s on the media you know. So that I would understand more, ‘cause it’s more like ignorance but it’s not his fault necessarily, you know. But from a Muslim sister, a Muslim brother saying that you don’t look Muslim, how come you don’t know that […] there’s a lot of Muslims in West Africa, East Africa, you know? And that’s yeah, that’s something that hurts me and that’s the bad experience of being Black and Muslim at the same time.
Or, Soumaya reconnaît aussi qu’au sein de la majorité non-musulmane, le fait de n’être pas visible comme musulmane est une sorte de privilège :
Since people do not initially view—assume I’m Muslim, I don’t, I don’t tend to have like, comments, like you know when—for example, for a girl that’s wearing a hijab she can hear comments about her and that’s, honestly, that’s awful. But yeah, I think I have that chance, if I can say it, that…
Leila—…kind of privilege maybe…
Soumaya—Yeah, yeah. It is a privilege.
Leila—Kind of ease, somehow the anonymity of it is comfortable.
Soumaya—And the worst thing is that people tend to like say something about Muslim—I remember, because I work at Winners, and there was a girl wearing a hijab on cash and then a customer came and said: “Ah, these people.” And, I was like: “Ah, really, do you know that I’m Muslim too?” So, that was like one of my moments that could use that privilege too you know. Hit back.
Ce « privilège » de n’être pas la cible directe d’islamophobie reste sans doute compliqué, surtout dans des situations où elle entend des commentaires islamophobes prononcés précisément parce qu’on présume qu’il n’y a pas de musulman·es présent·es pour les entendre. Il faut aussi se rappeler que Soumaya vit constamment avec le racisme anti-Noir, qu’elle soit visiblement musulmane ou pas[5].
Par rapport au contexte plus large du Québec, Soumaya révèle son inconfort et son étonnement devant les attitudes qu’elle découvre principalement par le biais des médias et des commentaires laissés par les gens après la lecture d’un article ou le visionnement d’un clip vidéo. Elle qualifie ces attitudes d’islamophobes et d’ignorantes. Elle note : « With everything that has happened in the past few years here, I just feel like people are so angry and for nothing. And when I just go on Facebook and watch the comments on TVA Nouvelles’ page, it’s crazy. » Soumaya nous parle aussi de la tuerie à la mosquée de Québec comme étant un moment très pénible pour elle, et un moment particulièrement difficile au niveau des réactions médiatiques :
My Mom knew one of the victims ‘cause they were [from the same country] and yeah, I remember she went to the funeral right away. And that is an event that really, really marked me and, oh my God, that’s it was just crazy. I was still in high school and I remember going to school and, just the fact that, you know, I don’t remember—I don’t know if you remember the, one of the journalists in TVA Nouvelles, he said like: “Ah, that’s like reverse terrorism.” Or something like that. And they didn’t fire him, he made like lame excuses on Facebook and that was it, you know. And I was so mad, even right now when, you know, he had to be judged and people were saying so many awful things and it’s like they don’t realize like there were like so many lives broken in that time.
Pour Soumaya, la douleur qu’elle a ressentie en janvier 2017 – une douleur très personnelle pour sa famille, qui connaissait une des victimes – a été intensifiée par ce type de réaction et l’ignorance que cela a révélé par rapport à ce que vivaient les personnes touchées par la tragédie.
Or, Soumaya a ceci de particulier de se situer sur un spectre de discrimination ; elle voit son sort comme étant lié à celui de bien d’autres : « I cannot sit there, I’m that kind of person—even if it’s not about Muslims or Blacks or women. Just being part of so many minorities made me kind of an advocate for any other minorities to be honest. »
Azra – musulmane et queer
Azra, qui s’identifie comme femme visiblement racisée, mais pas nécessairement visible en tant que musulmane, explique que lorsqu’on sait qu’elle est d’origine pakistanaise, on peut assez facilement déduire qu’elle est musulmane. Cependant, elle note aussi : « I don’t feel like, if I walk down the streets, no one is going to be like “A Muslim person, let’s go beat her up,” you know? » Autrement dit, le fait de n’être pas visiblement musulmane a l’effet de protéger Azra de certaines formes de violence ciblée contre les musulman·es.
Azra parle aussi d’une autre étudiante musulmane qui a été profondément surprise d’apprendre qu’Azra était elle aussi musulmane, presque au point de ne pas la croire. Plus tard dans l’entrevue, Azra se décrit ainsi :
I am just going to come out and say it, I’m very whitewashed so um within my own community sometimes people are like “Wow” you know, ‘cause like they’ll just be like confused. Um so that gets really awkward sometimes ‘cause I don’t identify with white people at all. But like I [have] dyed hair, and I am super gay like you know, so um, yeah so sometimes it’s a little like uncomfortable but other than that, it’s fine.
Il n’est pas improbable que l’apparence « super gay » d’Azra ait contribué à la surprise exprimée par l’autre étudiante en apprenant qu’elle est musulmane. Pour de nombreuses personnes, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur des communautés musulmanes, les identités musulmane et queer sont perçues comme incompatibles l’une avec l’autre. Non seulement Azra ne porte pas le hijab, le symbole de la féminité islamique le plus commun, mais son apparence physique est, selon ses propres dires, lue comme « super gay » et, donc, pour certain·es, comme explicitement non-musulmane. La perception de ces deux identités comme étant mutuellement exclusives illustre et renforce à la fois des perceptions étroites des musulman·es, réduisant ainsi la possibilité de les voir comme des personnes complexes, aux identités multiples et intersectionelles. La discussion sur le fait d’avoir les cheveux teints et d’avoir l’air « super gay » après la description d’être « whitewashed » est également significative, surtout lorsque « whitewashed » semble être une étiquette imposée de l’extérieur (étant donné qu’Azra précise qu’elle ne s’identifie pas du tout avec les personnes blanches et que ces perceptions sont « awkward » et « uncomfortable »). L’usage de ce descriptif implique une certaine acceptation de la part d’Azra de l’idée que son apparence physique est intrinsèquement en contradiction avec son héritage pakistanais et que celle-ci n’est autorisée ou vue comme normale que par les personnes à la peau blanche. Le témoignage de cette étudiante illustre comment son identité religieuse et son identité ethnique sont difficilement interprétées autrement que d’un point de vue normatif, et ce, autant par les personnes de la même origine que par le groupe majoritaire. Ainsi, la complexité identitaire serait réservée aux personnes blanches. Or, cette étudiante dit clairement que cette assignation ne lui convient pas étant donné qu’elle ne s’identifie pas comme personne blanche. En d’autres mots, même si Azra est elle-même la preuve vivante qu’une telle complexité – c’est-à-dire d’être à la fois queer, musulmane et pakistanaise – existe, les personnes LGBTQIA+ racisées trouvent difficilement la reconnaissance dont elles auraient besoin, dans un contexte où de nombreuses communautés queers et trans se concentrent souvent sur les expériences blanches. Bien qu’il soit difficile pour les minorités sexuelles de se sentir à l’aise d’exprimer leur identité sexuelle et de genre dans un contexte « religieux », il serait donc aussi difficile pour les membres des minorités religieuses de se sentir en sécurité d’exprimer leurs croyances religieuses au sein des espaces destinés aux communautés LGBTQIA+ (Chehaitly, Rahman et Chbat 2021).
En effet, les expériences d’Azra et de Soumaya montrent également à quel point il est compliqué d’avoir le « privilège » ou la « sécurité » de ne pas être identifiable en tant que musulmanes. Comme toutes les deux le reconnaissent, ne pas être visiblement musulmanes peut servir de protection contre certaines formes de violence physique dirigées contre les musulman·es. Cependant, la présomption que ces jeunes femmes ne devaient pas être musulmanes est clairement aussi une source de douleur pour elles, ainsi qu’un moyen de renforcer les perceptions étroites des identités musulmanes de manière à suggérer qu’on ne peut pas être à la fois musulmane et queer ou Noire. Il est également important de souligner que ces perceptions étroites de qui est musulman·e peuvent finir par exclure certaines personnes plus que d’autres, et ne les protègent pas d’autres formes de violence ou de discrimination.
Pour Azra, sa position ambiguë, ni blanche ni visiblement musulmane ou même Pakistanaise, contribue à son sentiment d’exclusion généralisée :
Well it’s kind of like that… it’s like you hope it’s the best of both worlds but it’s really not… It’s like the worst of both worlds, so it’s like I don’t really fit in in either place. It’s like white people are definitely not gonna think that I am white and brown people most of them do, but it’s like really awkward and it’s like not the same vibe like I said so I am treated differently. Like my [Urdu] is not great so it’s like I can’t answer you… but when you talk to me [in Urdu] I can understand so it’s like, you know they have to, you know you are going to talk in your own language differently, especially if you are like talking about someone else or something that is personal they have to remember that like “oh if I am going to talk about something that is personal she has to answer me in English,” so I can’t be doing this right now you know, kind of thing. So, yeah that’s different and there’s always still this bias that white people have and once they know I am Muslim—like it doesn’t change anything that I look lighter.
Azra explique que sa pratique religieuse est plutôt « invisible » ; par exemple, elle ne mange pas de porc et elle ne boit pas d’alcool, « and then the stuff that you do see, praying and stuff, I do it mostly at home ». Par contre, même si Azra n’est pas ciblée directement par l’islamophobie, elle ressent une solidarité importante envers les musulman·es plus visibles :
It bothers me to know that it’s my family that they are coming after even though it’s not me personally, because it wouldn’t really affect me if there was a ban on hijab; but, it’s like knowing that you guys [les étudiantes qui ont mené l’entrevue] wouldn’t be able to wear hijabs anymore or you guys would be profiled for it. That, you know, my sisters would have to deal with all this shit on top of everything else, you know it would bother me a lot and it does bother me thinking about it when I think we’re getting real close you know, and it’s [happening].
Même si Azra ne portait pas elle-même le hijab, elle trouvait important de défendre celles qui le portent. Elle nous raconte que dans une classe de Humanities il y a quelques années, quelqu’un a parlé d’un incident sur une plage en France où trois policiers ont demandé à une femme musulmane d’enlever son burkini :
I mean, some of them, they didn’t really see it as that aggressive because it was like “take it off,” but it’s like to me who is a Muslim who understands that like a woman’s hijab can be like my equivalent to my shirt, you know. You don’t tell me to take off my shirt. Don’t do that. You know, also ‘cause I know that uh, Muslim women as much as they don’t want to it’s like when they see a man, that’s telling them to do something like it’s different than a woman telling them to do something. It can be very intimidating even when the man doesn’t mean it. So the fact that they were three men who were not only men but also [police] officers they were demanding that she strips. Like a lot of people did not see that and so it’s like I had to explain it. “Guys do you not see this?!”
Il est clair que malgré sa propre invisibilité en tant que musulmane et même malgré l’exclusion que lui imposent parfois d’autres musulman·es, Azra se sent interpellée par les enjeux touchant les communautés musulmanes.
Safiya – trop blanche pour être musulmane ?
Safiya est une étudiante musulmane d’origine mixte, arabe et européenne. Elle se décrit comme pas du tout visible en tant que musulmane ou arabe, mais se situe néanmoins comme personne minoritaire non seulement sur le plan religieux, mais aussi à cause de ses troubles de santé mentale. Pour Safiya, l’expérience d’être musulmane au Québec est celle d’avoir toujours à s’expliquer :
There are just certain… extra things that come with the experience of being Muslim that like other people cannot understand unless they are in that position, so it’s hard to let’s say talk about a religious holiday or let’s say talk about Ramadan or praying or certain rules, like only eating halal meat and having like other people not understand. Or like even if you are close to people there’s always like those little questions “so like is your God the same as our God?” Like little questions like that that never really go away no matter how close you are with someone.
Elle explique qu’après avoir répondu plusieurs fois à ces questions posées par les mêmes personnes, celles-ci « should be able to remember or find out on [their] own », et qu’éventuellement, « it negatively impacts you… and you’re just like you know what? I’m just not gonna talk about it anymore cause I’m tired of explaining it. »
Même si Safiya n’est pas visiblement musulmane, elle se reconnaît plus facilement dans la communauté musulmane à Vanier que dans d’autres contextes, parce qu’elle y voit des musulman·es de diverses origines, y compris « so many other Muslims here that look like me, whereas when I was younger I thought I didn’t look like the typical Muslim woman or the typical Muslim girl ». Pour elle, savoir qu’il y a d’autres musulmane·es comme elle est « reassuring because in all these students there’s bound to be someone else like you and it’s like really exciting to think that, like oh I might meet them, or meeting someone who’s like similar to you ».
D’ailleurs, Safiya parle de la manière dont son invisibilité en tant que musulmane a sûrement facilité l’expression d’avis divers sur l’islam par des non-musulman·es, en sa présence. Par exemple, en parlant de l’ambiance qui avait suivi les attaques contre deux mosquées en Nouvelle-Zélande en 2019, Safiya dit :
When I’m in a classroom I don’t, like, look Muslim, or I don’t look like I have mental health issues… so like when people don’t see [the visible presence of the community] they’re about to offend when they make jokes about it, or they don’t take something seriously. But, I’m sure, like, if I walked in the class and I was veiled, my teachers would be like “Oh my God there’s a veiled girl in my class, I need to address the situation and talk about it.” I just feel like because I’m not like visibly… Muslim, teachers kinda just don’t take into account “wait like not all my Muslim students are gonna be veiled or… I can’t just tell who my Muslim students are by looking at them.”
Dans cet extrait d’entrevue, l’étudiante décrit l’impact de la visibilité ou non d’une personne musulmane sur l’ambiance de classe, que ce soit auprès des étudiant·es ou des professeur·es. D’ailleurs, cette conscience la mène régulièrement à s’identifier publiquement comme musulmane :
I feel like because I feel erased a lot by, let’s say, teachers or classmates for not being like visibly Muslim, I mention it a lot, like whenever I raise my hand to give a comment I always have to talk about something that has to do with like being like [Arab] or being Muslim, so like, so whenever I raise my hand my first thing is, so I’m Muslim, so this, this, and this, so I always like make it a point to mention it because I feel like when I mention it that people know “okay there’s a Muslim girl in my class, I can’t call any of you like, I can’t call you a terrorist, I can’t call, I can’t make racist jokes like,” I feel like asserting or like marking my territory in a class makes people more uncomfortable if they choose to be racist or to create an unsafe environment.
Krista—Have you noticed people’s reactions to that?
Safiya—Sometimes I feel like people get annoyed that I mention it so much, but I think it’s just they don’t understand like how important it is to be like recognized in a society that tries to like erase you a lot. Especially with what’s going on right now, so…
Pour elle, l’invisibilité de son identité musulmane a probablement permis l’expression de propos ignorants ou même racistes ou islamophobes. En se disant musulmane, Safiya espère rendre l’environnement de la classe moins confortable pour des personnes voulant partager des idées racistes.
Comme Soumaya et Azra, Safiya reconnaît le « privilège » que son invisibilité lui procure ; elle explique : « I feel like, I benefit from a kind of like privilege because I’m not visibly Muslim […] it’s not like you can see, most people when I tell them I’m Muslim are surprised. » En revanche, aussi comme Azra et Soumaya, Safiya note que ce « privilège » est assez compliqué : « I have no reason to like fear for my safety when something bad happens, but like it really comes from like a place of like privilege. It’s not like something I’m like happy about. » Pour Safiya, savoir qu’elle ne court pas les mêmes risques que ses consoeurs qui portent le foulard ne constitue pas une source de soulagement.
Zahra – l’Autre, avec et sans hijab
Passons finalement au cas de Zahra, une étudiante qui s’identifie comme femme Noire musulmane, née au Québec, et qui nous offre une perspective complexe sur la visibilité des femmes Noires musulmanes. Quand elle a commencé ses études à Vanier, Zahra portait le hijab, mais au moment de l’entrevue, elle ne le portait plus. Elle a donc vécu l’expérience d’être facilement identifiable en tant que musulmane et celle d’être perçue – tout comme Soumaya, Azra, et Safiya – comme non-musulmane. La différence entre les expériences de cette étudiante quand elle portait le foulard et lorsqu’elle l’a enlevé illustre bien certains des enjeux liés à la visibilité : « With the hijab, I noticed that not as many people approach me, like in class when it’s time, okay get in groups, nobody turns to me. But when I took it off, a lot of people would talk to me, yeah, and they would sit next to me. » Par ces mots, l’étudiante décrit comment ses pairs ont semblé plus enclins à l’aborder après qu’elle a retiré son foulard.
Une des expériences les plus marquantes pour Zahra a eu lieu en classe, alors qu’elle portait encore le foulard :
A teacher was handing me—he was handing the corrected exams, and when he gave it to me, I was… I got like 70, it was not such a good grade. And he was like, oh, what do your parents say about your grades, and I was like, [they] tell me to do better, you know? And then he tells me, no, they… your dad wants you to fail and then stay at home to get married, right? […] He’s saying that in front of the whole class. And that—
Krista—He said, like the whole class could hear him?
Zahra—Yeah. And I just laughed because I didn’t know what to say, you know, what am I gonna say? And… that just, that made me realize that it’s not only like people my age that may have a perception, but it’s the teachers, so from that point on, every time I entered a class, I was—I was thinking about, oh, is that teacher, like, do they believe something [about me]?
Cet incident a rompu toute illusion qu’elle avait concernant la « neutralité » des professeur·es. Le jugement porté par ce commentaire a eu un profond impact sur Zahra. En effet, cette expérience est devenue une des raisons pour lesquelles elle a arrêté de porter le foulard. L’hypervisibilité que lui imposait le port du hijab est devenue une source importante de stress.
Zahra est aussi consciente des perceptions des autres envers son foulard dans d’autres contextes. Elle nous dit qu’à Montréal, et surtout à Ville Saint-Laurent, où habitent un grand nombre de musulman·es, elle se sent à l’aise de porter le foulard, parce que plusieurs personnes sont aussi visiblement musulmanes. Or, quand elle sortait de la ville en foulard, elle se sentait stressée et elle essayait toujours de voir s’il y avait d’autres femmes en hijab autour d’elle. Quand nous lui avons demandé si elle ressentait le même stress depuis qu’elle a cessé de porter le hijab, elle répond que oui, car en tant que femme Noire dans des contextes plutôt blancs, elle se sent toujours mal à l’aise et hyperconsciente du regard que les gens peuvent porter sur elle : « I thought I wouldn’t get any looks, but no, like, even being Black, like people are like why is she here? » Tout comme le décrit Soumaya précédemment, en tant que femme Noire, l’effacement de son identité religieuse ne lui permet pas d’échapper au racisme.
Par ailleurs, nous avons interviewé Zahra à peine deux semaines après les attaques contre deux mosquées en Nouvelle-Zélande. Ces événements avaient profondément touché cette étudiante et bien d’autres. Elle a mentionné au moment de l’entrevue qu’aucun·e de ses professeur·es à Vanier n’avait parlé des attaques en classe, même dans un cours qui a eu lieu le jour même et qui avait comme thème la paix. Elle demande : « Are you serious? Like what is the point? […] It’s human decency, you know? Fifty people are dead and a whole community is hurt… say something. You’re all for diversity and whatever, […] and you can’t even speak about something like that?… This is a human thing, not even a Muslim thing, you know. »
Comme l’observe Zahra, l’effacement de cet événement qui a eu un impact si important sur sa communauté reflète aussi un effacement de l’islamophobie. Zahra semble dénoncer une sorte d’incohérence de la part de l’institution qui cite souvent en exemple la diversité qui caractérise sa population estudiantine. Or, pour Zahra, le Cégep Vanier a la responsabilité de mieux soutenir ses étudiant·es de diverses origines, notamment lorsqu’iels sont ciblé·es en raison de leur différence.
De la marge au centre, les étudiantes musulmanes racontent leur complexité
Lorsque nous avons demandé aux membres de notre équipe de recherche pourquoi elles voulaient participer à ce projet, elles nous ont répondu qu’elles cherchaient à contribuer à la création d’un discours différent de celui qui existe actuellement et qui perdure et s’amplifie. Idem pour bon nombre des participant·es à la recherche : le besoin de dire en leurs propres mots qui iels sont et comment iels vivent était criant. Cette participation leur a en effet permis de prendre la parole et de s’exprimer sur leurs sentiments et sur l’espoir que ce projet engendre un meilleur dialogue au Québec. Leur désir de parler est né de la confiscation de leur parole dans l’espace public autant par les groupes terroristes étrangers que par les autorités locales qui cherchent à protéger les sociétés occidentales du terrorisme. Toutefois, iels comprennent très bien que leur affiliation musulmane les prive de l’anonymat dont bénéficie une majorité de leurs pairs. Cette tension constante dans laquelle iels évoluent s’impose dans le processus d’auto-exploration qui caractérise cette phase de leur vie. Elle est constitutrice de leur identité et de leur place tant au cégep que dans le monde. Iels espèrent passer inaperçu·es et, à la fois, souhaitent ardemment être vu·es pour qui iels sont réellement. Pour nous en tant que chercheures, il a été remarquable de constater combien ces jeunes s’attendaient à vivre cette tension ; plusieurs l’accueillaient avec une lucidité plutôt rare chez les personnes de leur âge. D’ailleurs, plusieurs démontraient une capacité d’analyse socio-politique affinée des conditions de leur vie et de la place que leur réserve la société. Justement, cette hyper-conscience résulte selon nous directement de la place qu’on leur accorde en tant que musulman·es ; une place qui est à la fois restreinte et amplifiée.
Nous avons cherché à illustrer ici les tensions importantes qui émergent pour les étudiantes musulmanes fréquentant le cégep, dans l’espace entre l’invisibilité et l’hypervisibilité. Quelques raisons expliquent ce choix : parmi celles-ci figure l’importance pour nous de mettre en relief des expériences dites marginales lorsqu’on parle d’islam, de musulman·es et d’islamophobie au Québec. Le travail de la chercheure en géographie Délice Mugabo (2016) illustre très bien l’efficacité avec laquelle les expériences des personnes Noires et musulmanes sont éclipsées, autant par les musulman·es que par les non-musulman·es. Les étudiantes au cégep n’échappent pas à cette invisibilisation. Nous avons aussi voulu démontrer la complexité et la pluralité des enjeux auxquels bien des étudiant·es musulman·es font face tout au long de leur parcours au cégep, et ce, en réponse au discours homogénéisant qui circule à leur sujet. Parmi les impacts de cette homogénéisation, il y a le double effet de rendre ces personnes invisibles en supprimant leur individualité, tout en les rendant hypervisibles grâce à leur association à une idéologie mondialement démonisée. Ainsi, plusieurs étudiantes ont témoigné au cours des trois années du projet de la difficulté à naviguer cette situation complexe : l’impossibilité de l’anonymat pour celles qui portent le foulard, la difficulté de se faire reconnaître comme musulmanes pour celles qui ne le portent pas, et le désir de se soustraire, pour elles toutes, à une injonction omniprésente à l’uniformité, tout en se réclamant de l’islam et d’une communauté musulmane.
Conclusion
En conclusion, il est important d’explorer les façons de soutenir les étudiant·es musulman·es comme celles qui se sont exprimées dans le cadre de cet article. Plusieurs d’entre elles proposaient des pistes concrètes aux professeur·es et aux personnes alliées, plus largement. Safiya remarque, par exemple, qu’une perspective « neutre » de la part des professeur·es sur les événements politiques comme la « Loi 21 » (toujours un projet de loi au moment de l’anecdote qu’elle racontait) peut avoir l’effet de minimiser l’impact d’une telle loi ; elle explique : « If the teacher would’ve shown a bit more like emotion in the severity of the problem, student might have reacted a bit differently, like “oh wow, ok this is a big deal!” » Pour sa part, Azra souligne l’importance de la présence des allié·es pour établir un environnement où l’on comprend que les propos racistes ou islamophobes ne seront pas tolérés :
I think Vanier is one of the safest places where you can be Muslim because it’s just like it’s not normal to be like Islamophobic you know, like in some cultures and places being Islamophobic is like “well yeah obviously, what else am I doing to think of these people,” but like here it’s like being Islamophobic, you’re being an asshole… you know, so it’s not okay here and of course there are going to be people here who are Islamophobic who are going to say things, but it’s like they are going to get shut down pretty quick. So even if it does happen, like even if there is a risk, we still have people who are going to support us, and for that reason, I can feel safe.
Pour Azra, la présence de personnes de confiance pour dénoncer l’islamophobie et pour soutenir les personnes affectées est la meilleure source de sécurité.
Nous terminons avec des paroles de Zahra, pour qui la reconnaissance de l’impact du racisme et de l’islamophobie ne devrait pas se faire par pitié. Quand on lui demande si les enseignant·es ont la responsabilité d’offrir de l’appui aux étudiant·es musulman·es, elle répond : « Yeah, but I don’t want them to also… overly [do] it, to the point where it’s like they have pity for us, […] I don’t want pity. I just want to… bring awareness to it… – and I just don’t want it to only be on Muslims, like even when stuff happened to Black people or racial profiling, I want you to speak on it too. » Plus tard, elle précise : « I don’t want you to feel pity, I want you to say, yeah, this is wrong… And I don’t want you to feel pity for a Black person ‘cause he’s Black, no! […] feel mad because the system is against him. » Pour contrer le racisme et l’islamophobie, cette étudiante recherche la solidarité et une reconnaissance de la dimension systémique de la discrimination, ce qui, selon elle, permettrait d’élaborer des solutions qui seraient, elles aussi, systémiques.
Parties annexes
Notes biographiques
Krista Melanie Riley est conseillère pédagogique au Cégep Vanier, où elle travaille sur les enjeux d’équité et d’accessibilité dans des contextes pédagogiques. Elle détient un doctorat en communication de l’Université Concordia et une maîtrise en sociologie et équité en éducation de l’Université de Toronto.
Leila Bdeir enseigne au Cégep Vanier, Humanities Department. Elle détient une maîtrise en sciences politiques de l’Université du Québec à Montréal avec concentration en études féministes. Elle a toujours vécu et travaillé à Montréal. À partir de 1999, elle a commencé à s’impliquer dans diverses initiatives politiques, notamment féministes et antiracistes.
Notes
-
[1]
Nous désignons le port du foulard couvrant la tête par hijab, le mot en arabe communément utilisé pour désigner la pratique qui consiste à couvrir, à des degrés différents, la tête, le cou, les bras et les jambes, laissant le visage, les mains et les pieds découverts. Le mot hijab n’est pas celui du Coran, or il est employé par une grande majorité d’arabophones et, en contexte occidental anglophone et francophone, par des non-arabophones aussi. Bien qu’il soit vrai que parfois des femmes arborant le hijab vont elles-mêmes utiliser le terme « voile », plusieurs d’entre elles le rejettent car elles ne se reconnaissent pas dans la connotation négative et lourde de sens qu’il porte, particulièrement au Québec et en France. C’est pour cette raison que nous préférons l’éviter dans cet article, à part dans les instances où les femmes interviewées l’ont elles-mêmes utilisé. Nous utilisons aussi le mot « foulard » pour illustrer qu’il s’agit d’un vêtement qui porte aussi un nom en français qui est beaucoup moins chargé que le mot « voile ».
-
[2]
Nous comprenons qu’au moment de la rédaction de cet article, l’usage des pronoms inclusifs ne soit pas conseillé par l’Office québécois de la langue française. Or, nous avons fait le choix de maintenir ce langage par souci de reconnaissance de la diversité des identités de genre.
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[3]
En ordre alphabétique, les étudiantes-chercheures qui ont fait partie du projet sont : Amina Aït Si Selmi, Fatoumata Binta Baldé, Hadeil Elmasry, Rayana Eltanoukhi, Labiba Faiza, Rachel Kimmelman, Sophie McCafferty, Mariem Mohamed Vall, Terrieann Montplaisir, Aisha Nafees, Nadia Rahman, Alina Rudani, Ayesha Sarigat, Nida Shareef et Noshin Talukdar.
-
[4]
Aucun des comités d’éthique de la recherche aux cégeps où nous avons mené la recherche n’avait précisé la nécessité de limiter l’étude seulement aux étudiant·es âgé·es de 18 ans ou plus. Cependant, il n’y avait qu’une participante de 17 ans lors de l’entrevue, et aucun·e de moins de 17 ans.
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[5]
Comme l’explique Mohamed (cité dans Hussan et al. 2022, 113) : « Personally, [the relationship between Islamophobia and anti-Blackness] just leads to additional problems. Especially as someone who is Black and Muslim. For example, when I apply for a job I know I may have difficulties due to my last name. And when I physically show up, I know I may also face barriers as a Black man. So if anything, being Muslim and belonging to a visible group means you cannot hide. I know some Muslims are able to pass as white, so they are at least able to blend in and have a bit of a shield. People like me are unable to unfortunately. » Pour en connaître davantage sur le racisme anti-Noir et les musulman·es au Québec, voir Mugabo, 2016.
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