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Le fardeau des porte-parole de l’antiracisme

S’il y a une chose sur laquelle s’entendent aussi bien les personnes qui dénoncent le racisme que celles qui nient son existence, c’est l’intensité de la charge émotionnelle des controverses autour de cette question[1]. En effet, d’un côté, de nombreuses recherches sur la « blanchité[2] », ancrées dans les Whiteness Studies, rendent compte de la réticence des personnes blanches à entendre parler de racisme, et comment elles peuvent vivre la moindre allusion à cette thématique comme une attaque et une insulte aussi bien envers leur intégrité morale qu’envers celle de « la nation » (Hage 1998 ; Hesse 2007 ; DiAngelo 2011 ; Eid 2018 ; Taher 2021). De l’autre côté, il y a une littérature de plus en plus conséquente qui documente le coût émotionnel de ces débats sur les personnes qui militent contre le racisme et qui portent la parole antiraciste dans des espaces majoritairement blancs (voir Adjokê 2019 ; Gorski et Erakat 2019 ; Almeida et Lopez 2021 ; Hadj Kaddour et Waldispuehl 2023). Par ailleurs, pour ce dernier groupe, à la difficulté de parler de racisme, se rajoute la sous-représentation des personnes racisées dans l’espace médiatique et politique. Cette sous-représentation dans les espaces de visibilité et de pouvoir est une réalité au Canada, et de nombreuses recherches ont démontré sa persistance au Québec malgré les multiples initiatives de « promotion de la diversité » (Conseil des relations interculturelles 2009 ; Picard 2016 ; Humanov·is 2021 ; Savić 2021 ; L’Association canadienne des journalistes 2023). Par conséquent, chez les quelques personnes racisées qui réussissent à percer ces espaces, les expressions « fatigue de la représentation (representation fatigue) » et « épuisement de la représentation (representation burnout) » – des variations du classique « fardeau de la représentation » – sont de plus en plus utilisées pour décrire ce sentiment d’avoir à porter toute une communauté sur ses épaules et d’être la personne qui doit représenter « sa race » (Détours 2022 ; Dans les médias 2023). En effet, la notion de « fardeau de la représentation (burden of representation) » est une expression courante qui signifie la pression – réelle ou imaginée, désirée ou imposée – qui pèse sur des personnes minorisées pour représenter l’ensemble de la communauté ou du groupe auquel elles sont associées (Mercer 1990 ; 1994 ; Nyong’o 2014 ; Feng 2020)[3]. Elle couvre par ailleurs une large gamme d’expériences très diverses au croisement de la représentation et de la minorisation, où les personnes ressentent une pression implicite ou explicite pour parler et agir au nom d’une minorité, jouer un rôle ou occuper une fonction de représentation politique.

Ce fardeau s’est manifesté lors des entrevues semi-dirigées que j’ai menées avec des militant·es qui luttent contre le racisme au Québec et qui jouent un rôle de porte-parole. Agissant comme des porte-voix de leurs collectifs, de leurs organisations et d’une multitude d’individus qui les ont mandaté·es ou qui se reconnaissent dans leurs revendications, ces porte-parole majoritairement racisé·es sont souvent issu·es des communautés marginalisées qu’ils et elles défendent, brisant ainsi la tendance, longtemps dénoncée par les personnes et les groupes racisés, de parler pour eux sans eux (Alcoff 1991 ; Spivak 2008 ; Benhadjoudja 2018)[4]. Bien que leur rôle soit crucial afin de mettre de l’avant les revendications du mouvement antiraciste et redonner une voix aux populations racisées, les porte-parole de la lutte antiraciste interviewé·es ont fait part de sentiments très mitigés envers leur fonction. À certains moments, ces sentiments prennent la forme d’une aversion assez explicite envers le fait de porter la parole. Plus souvent, ils prennent la forme d’une réticence implicite qui s’exprime par le lexique du « fardeau », de la « charge » ou de « l’épreuve » que représente le fait de porter la parole antiraciste.

L’émergence de la thématique du fardeau durant mes entretiens a soulevé une double interrogation : d’abord, comment le travail de porte-parole contre le racisme – qui est pourtant mené souvent de manière bénévole par des militant·es dévoué·es à la cause et qui bénéficient grâce à leur engagement de visibilité médiatique et politique – peut-il constituer un fardeau ? Ensuite, comment cette sensation de fardeau en est-elle venue à former une expérience affective collective partagée par la majorité des porte-parole que j’ai interviewé·es, et ce, bien qu’ils et elles soient issu·es de communautés racisées différentes et défendent des thématiques antiracistes très variées ? En d’autres termes, qu’est-ce qui donne au travail de porte-parole de l’antiracisme cette « atmosphère » de fardeau qui affecte tous·tes ces militant·es et dont la lourdeur se ressent à travers la plupart des entretiens (Brennan 2004) ?

Si la littérature sur le fardeau de la représentation a bien établi les liens entre celui-ci et la sous-représentation des groupes minorisés (Nyong’o 2014 ; Feng 2020), très peu de recherches examinent ce fardeau suivant une grille de lecture affective (exception faite de Mercer 1990 ; 1994 ; et Puwar 2004). Pourtant, une approche critique des affects rend compte que « ce qui nous stimule ou ce qui nous draine est souvent enchevêtré dans des réseaux de pouvoir chargés d’images et de représentations symboliques qui nous attachent et nous enracinent dans diverses relations asymétriques » ([ma traduction] Guilmette 2019, 86). Ainsi, les affects, même les plus intimes, ne sont pas des états psychologiques isolés, ils sont l’effet de nos rencontres avec les autres (Brennan 2004 ; Ahäll 2018 ; Blickstein 2019). Cette compréhension des affects fait d’ailleurs écho à l’analyse de Kobena Mercer (1994) qui attire notre attention sur la dimension structurelle de cette sensation de fardeau. Selon lui, le fardeau de la représentation ne découlerait pas d’un ressenti individuel, il s’agit plutôt d’un effet de la représentation minorisée et racialisée qui hiérarchise les accès aux espaces de pouvoir et de visibilité (culturelle, intellectuelle, politique, etc.). Une analyse structurelle et affective critique du fardeau de la représentation permet alors d’éclairer en quoi les sentiments mitigés entretenus par les porte-parole envers leur rôle ainsi que l’impression d’un poids et d’une charge résultent, en partie, de l’organisation inégalitaire des espaces de visibilité et, plus particulièrement, des conditions racialisées dans lesquelles se déroule la pratique de représentation de l’antiracisme.

Afin de tracer les contours de cette expérience du fardeau de la représentation telle que vécue par les porte-parole, j’adopte dans cet article une démarche phénoménologique critique qui tient compte de la matérialité de la race et de ses effets incorporés et affectifs. La phénoménologie critique est une approche philosophique qui permet d’éclairer, d’une part, les mécanismes par lesquels le racisme persiste malgré la négation de ses bases biologiques et, d’autre part, les possibilités d’agentivité de l’action antiraciste (Bernasconi 2012 ; Lee 2014 ; Guenther 2020). Je mets ainsi la focale sur le sens que les porte-parole accordent à leur expérience de représentation racialisée et la manière dont la racialisation (re)façonne leur « grille sensorielle » (Mills 2014, 37) en nécessitant la mise en place de certaines « pratiques affectives » (Wetherell 2012).

Cet article est organisé en quatre parties. Premièrement, je fais une revue de la littérature qui repense le croisement des concepts de représentation politique et de racialisation. Deuxièmement, j’expose la dimension affective de la racialisation que j’explore à travers la notion de pratiques affectives. Troisièmement, je précise ma démarche méthodologique et analytique affective, forçant un regard différent – et émerveillé – face aux données. Quatrièmement, je détaille dans l’analyse les quatre pratiques affectives (de sensibilisation, d’adaptation, de protection et de contestation) que mettent en place les porte-parole de la lutte contre le racisme. Je conclus avec une mise en relation des quatre pratiques affectives et une synthèse générale de l’article.

Les porte-parole dans la littérature : représentation et angles morts de la racialisation

Le titre de porte-parole est souvent associé à un rôle officiel – rémunéré ou bénévole – qui découle d’un processus de délégation par un collectif ou une organisation après une élection ou une nomination (Bourdieu 2001 ; Hadj Belgacem 2016 ; Juhem et Sedel 2016). Néanmoins, il est aussi parfois attribué à des personnes qui jouent ce rôle de manière informelle et autodésignée – donc sans processus de délégation – afin de porter la voix et défendre les intérêts de groupes marginalisés (Saward 2009 ; Montanaro 2012 ; Vieira 2017). Au sein de plusieurs mouvements sociaux pour la justice sociale, y compris le mouvement de lutte contre le racisme, ces deux types de porte-parole, formel et autodésigné, se confondent. En effet, le rôle de porte-parole au sein de ces mouvements est souvent occupé de manière ad hoc par des militant·es bénévoles qui effectuent ce travail aussi bien de manière officielle qu’officieuse (Juhem et Sedel 2016).

La littérature qui documente et théorise le rôle de porte-parole souligne l’importance de la représentation politique pour défendre les intérêts des groupes sociaux ne disposant pas de légitimité sociale, de représentation électorale ou de moyens de participation politique (Latour 2002 ; Disch 2008 ; Weldon 2011 ; Montanaro 2012 ; Jones et al. 2015 ; Juhem et Sedel 2016 ; Talpin 2016). Certaines recherches constatent par ailleurs que porter la parole d’un groupe marginalisé ne pose pas les mêmes défis que porter la parole d’un parti politique, d’une institution ou d’une organisation bénéficiant de grandes ressources (Jones et al. 2015 ; Juhem et Sedel 2016). Une asymétrie structurelle se jouerait dans les accès aux espaces publics d’énonciation, et les critères prérequis pour évaluer la crédibilité des porte-parole seraient fortement inégaux (Voirol 2005 ; Jones et al. 2015 ; Juhem et Sedel 2016). Néanmoins, à part quelques exceptions, la littérature sur les porte-parole n’aborde pas directement la notion du fardeau de la représentation et encore moins les enjeux de la représentation racialisée (voir Jones et al. 2015 ; Severs, Celis et Erzeel 2016). Il ressort que les travaux qui documentent les difficultés auxquelles font face les porte-parole et autres représentant·es des mouvements sociaux mettent essentiellement l’accent sur les processus démocratiques menant à la nomination ou l’élection des représentant·es (Nez 2012 ; Giraud, Mischi et Penissat 2015 ; Hadj Belgacem 2016 ; Talpin 2016). Ce faisant, ils ne prennent pas suffisamment en considération comment la cause défendue par la représentation politique a une résonance sur cette relation déjà complexe qu’entretiennent les porte-parole avec le monde extérieur (auprès duquel la parole doit être portée), ni comment l’expérience de la représentation peut être vécue différemment selon différents axes de différenciation sociale (Severs, Celis et Erzeel 2016). Pour une conception critique de la représentation politique – et, par ricochet, du rôle de porte-parole –, il est plus utile de se tourner vers les recherches ancrées dans les Cultural Studies qui examinent la notion de fardeau de la représentation par le prisme des processus de minorisation et notamment celui de la racialisation. Avant d’aborder cette littérature, je vais d’abord positionner théoriquement la notion de porte-parole, notamment dans sa relation avec la représentation politique.

La représentation politique : défis d’un concept polysémique

La représentation est un terme polysémique et son usage en sciences sociales comporte au moins deux significations : l’une politique et l’autre symbolique. Gayatri Chakravorty Spivak (1990) rappelle d’ailleurs que ces deux significations sont exprimées chez Karl Marx (1937) par deux mots distincts dans la langue allemande : Vertretung et Darstellung. Tandis que Vertretung renvoie à la dimension politique, soit le fait de parler au nom d’une autre personne en tant que délégué·e, proxy et mandataire, Darstellung renvoie à la dimension symbolique où l’on brosse un portrait de l’autre ; on le symbolise, on le représente et on le performe. Le rôle de porte-parole fait référence essentiellement à la dimension politique de la représentation (Vertretung). Il s’agit d’un terme renvoyant à une fonction formelle où des porte-parole sont mandaté·es ou délégué·es par des personnes, des collectifs ou des organisations pour prendre la parole en leur nom (Giraud, Mischi et Penissat 2015 ; Hadj Belgacem 2016 ; Juhem et Sedel 2016 ; Benoit-Barné et Zoghlami 2018). Néanmoins, le rôle de porte-parole est également traversé par la dimension symbolique, puisque toute personne qui joue ce rôle est également appelée à incarner le collectif qu’elle représente, à lui donner « un corps et une voix unique, une singularité, [lui] permettant de figurer et d’agir en tant qu’entité collective propre » (Benoit-Barné et Zoghlami 2018, 83). Comme le résume Pierre Bourdieu (2001, 10), « [q]uand parle le porte-parole, c’est un groupe qui parle à travers lui, mais qui existe en tant que groupe à travers cette parole et celui qui la porte [sic] ». Néanmoins, cette représentation ne se déroule pas seulement à travers l’énonciation orale puisque le ou la porte-parole « exprime [aussi] le groupe à travers son corps, c’est-à-dire la manière de se tenir, d’occuper l’espace, de se vêtir, de se coiffer [sic] » (Sedel 2016, 42).

En raison de cette superposition des dimensions symbolique et politique, j’emploie dans cet article les termes « porte-parole » et « représentant·e » de manière interchangeable aussi bien pour aborder la fonction officielle de délégation par un collectif ou un groupe que la dimension autodésignée ou informelle. Néanmoins, cette superposition a souvent été source de confusion et de tensions, faisant de la représentation – dans la compréhension de certain·es – un synonyme de mimèsis ou de mimétisme (d’Allonnes 2016). La compréhension mimétique de la représentation repose sur l’idée qu’on représenterait « pour parler de la manière dont on imagine une réalité existant “en dehors” des moyens par lesquels celle-ci est représentée » (Hall 2017, 401), donc telle qu’elle est censée exister réellement. Par conséquent, cette conception de la représentation est à l’origine de certaines attentes irréalistes et impossibles envers le travail des porte-parole ; ces dernier·ères seraient en effet censé·es se substituer à la multiplicité ou aux différents collectifs qu’ils et elles représentent, les répliquer et les présentifier avec fidélité et authenticité (Latour 2002). Ces attentes de mimétisme sont accentuées par divers processus de minorisation, dont celui sur lequel je mets l’accent dans cet article, la racialisation.

Racialisation, mimétisme et injonction à la représentation politique. Par racialisation je fais référence au processus par lequel sont créées, (re)produites et consolidées les catégorisations raciales, en fonction d’une différence permettant de les classer et de les hiérarchiser les unes par rapport aux autres (Hall 2019 ; Mazouz 2020). Cette notion est utile du fait qu’elle « met en lumière les logiques de [re]production des hiérarchies raciales dans une société donnée. Elle permet donc de rendre compte de la production des groupes soumis à l’assignation raciale, tout en examinant les mécanismes qui amènent un groupe à tirer profit des logiques de racialisation » (Mazouz 2020, 48-49). La racialisation est, entre autres, constituée – et maintenue – par le biais de la généralisation et de l’homogénéisation, de telle sorte que toutes les personnes associées à un groupe racialisé sont amalgamées au point de devenir interchangeables. Par conséquent, sur chacune d’elles repose l’attente qu’elle peut et doit représenter fidèlement le groupe racialisé en question. En accentuant la confusion entre les dimensions symbolique et politique de la représentation, le mimétisme racialisé « suture » le Darstellen et le Vertreten (Nyong’o 2014, 75). Ces deux dimensions ainsi superposées, toute visibilité ou performance symbolique des personnes racisées est appréhendée comme un acte de représentation politique au nom de toutes les personnes assignées au groupe en question (ibid., 76). Rey Chow (2002) parle même de « mimétisme coercitif » afin de qualifier le processus durant lequel on s’attend non seulement à ce que les minorités racisées se ressemblent, mais aussi à ce qu’elles répliquent les préjugés qui reposent sur elles. L’autrice note que ce mimétisme coercitif peut provoquer un sentiment de haine de soi et d’impuissance chez les personnes qui le subissent, car « aussi consciencieusement qu’elles tentent de s’authentifier – et surtout lorsqu’elles essaient consciencieusement –, elles continueront à apparaître comme des imitations inférieures, des copies en permanence floues » ([ma traduction] Chow 2002, 127).

L’articulation entre la représentation politique et la racialisation provoque donc une confusion entre « le parler pour », le « parler en tant que » et même le « paraître en tant que ». Par conséquent, des personnes qui ne sont déléguées par aucun groupe, et qui ne se considèrent ni comme des représentantes ni comme représentatives d’un collectif ou d’une communauté, se voient assignées à ce rôle contre leur gré.

De nombreuses recherches ancrées dans des contextes occidentaux, notamment québécois, documentent ces expériences chez les artistes racisé·es Noir·es et d’origine asiatique (Gilroy 1989 ; Mercer 1994 ; Diversité artistique Montréal 2018 ; Feng 2020), chez les personnes considérées comme représentant « les minorités » et incarnant « la diversité » dans leur milieu de travail (Centre des organismes communautaires 2018 ; Almeida et Lopez 2021), ou encore chez les personnes racisées dont la visibilité est construite en tant que menace ou problème public, comme c’est le cas pour les femmes musulmanes portant un foulard (Zoghlami 2015 ; Benhadjoudja 2018). Se retrouvant dans une situation de représentation non choisie, ces personnes procèdent souvent à un contrôle accru de leur apparence et particulièrement des émotions qu’elles affichent afin d’éviter de reproduire les stéréotypes qui pèsent déjà sur le groupe racial auquel elles sont assignées (Mercer 1994 ; Zoghlami 2015 ; Almeida et Lopez 2021).

Nirmal Puwar (2004) a examiné cette injonction à la représentation et à la représentativité chez des élu·es politiques qui sont donc, déjà, dans un rôle de représentation formelle. Ainsi, les député·es parlementaires racisé·es qu’elle a interviewé·es ne sont pas perçu·es comme des représentant·es de leur parti politique ou de leurs mandant·es – comme c’est le cas pour les député·es blanc·hes –, mais plutôt comme parlant pour et incarnant les personnes racisé·es qui leur ressemblent. Le fardeau vécu par ces élu·es se manifeste alors subtilement par la sensation d’être « sous la loupe », une sorte de « super/vision » – un terme que Puwar emprunte à Theo Goldberg (2002) – liée à une « hypervisibilité ». Cela fait en sorte que tous leurs faits et gestes sont surveillés de près, et les plus petits écarts peuvent être amplifiés et avoir des conséquences sur le groupe pour lequel ils et elles sont racialement « marqué·es » (Puwar 2004). Comme le résume Olivier Voirol (2005, 94), aussitôt qu’elles accèdent aux espaces de visibilité, les personnes racisées voient leurs « potentialités d’apparence » confisquées ; elles n’ont alors plus forcément de contrôle sur la manière dont elles « sont vues et entendues par autrui ». Mercer (1994) suggère par conséquent que le fardeau de la représentation est le résultat de cette économie de la représentation minorisée et racialisée qui « rationne » les accès aux espaces de visibilité et de pouvoir en limitant entre autres les ressources disponibles aux personnes racisées, et qui restreint les modalités de leur apparence dans les espaces publics.

Cette littérature critique met en évidence le coût émotionnel et affectif de la représentation racialisée sur les personnes racisées, aussi bien celui du mimétisme coercitif que celui du contrôle des émotions dû à l’hypersurveillance. Ainsi, que ces personnes soient tentées de jouer le jeu des stéréotypes racialisants ou qu’elles essaient de les bousculer, un poids émotionnel découle de la visibilité-représentation racialisée. Afin de faire sens de cette expérience de la représentation racialisée, j’adopte un cadre théorique avec une grille de lecture affective. Ce faisant, j’appréhende la racialisation comme un processus affectif produit de relations et de rencontres (Blickstein 2019 ; Zembylas 2021), et les affects comme des pratiques sociales et culturelles (Ahmed 2004a).

Affects de racialisation, racialisation des affects

De plus en plus de recherches s’inspirant du travail pionnier du psychiatre martiniquais Frantz Fanon et de son oeuvre Peau noire, masques blancs (1952) soulignent que la race est, entre autres, constituée par des émotions, des sentiments et des forces affectives (Ahmed 2004a ; 2010 ; Al-Saji 2014 ; Berg et Ramos-Zayas 2015 ; Zembylas 2015 ; 2021 ; Blickstein 2019 ; Bonilla-Silva 2019). Alors que les conséquences psychologiques et matérielles de l’oppression raciale sur les corps racisés ont depuis longtemps été documentées (voir Fanon 1952 ; Memmi 1957 ; McClintock 1995 ; Stoler 1995), les recherches plus récentes montrent que les affects sont constitutifs de la racialisation, dans la mesure où les classifications raciales et le lexique qui en découlent ont toujours eu une connotation affective et s’inscrivent dans un « imaginaire affectif » (Blickstein 2019, 155). Cela amène la philosophe Alia Al-Saji (2014, 137) à définir la racialisation comme « un processus historique et social par lequel les races sont construites, vues et vécues, intériorisées et épidermalisées » [ma traduction]. Cette « épidermalisation » peut se produire avant même que les personnes racisées ne trouvent les mots pour qualifier leur expérience : c’est un malaise diffus, une lourdeur, l’impression de quelque chose qui colle à la peau à la suite de certaines interactions ou rencontres (Ahmed 2004a ; Bonilla-Silva 2019). La racialisation associe également des « capacités affectives » à certains corps plutôt qu’à d’autres, contribuant ainsi à naturaliser l’échelle d’humanité (Wynter 2003 ; Ngai 2005 ; Palmer 2017 ; Yao 2021)[5]. Alors que la blanchité est appréhendée comme « la mesure standard de l’humanité et des sentiments » ([ma traduction] Yao 2021, 20), les sujets racisés sont eux considérés comme des déviations de la norme, renvoyés à l’altérité et à la nature, caricaturés comme excessivement émotionnels et expressifs, réactifs, charnels, enfantins et démunis de rationalité (Saïd 1978 ; Moraga 1981 ; Lorde 1984 ; Hall 1997 ; Wynter 2003 ; Ngai 2005 ; Blickstein 2019 ; Guilmette 2019 ; Lugones 2019). Cette classification et hiérarchisation corporelle et affective de l’humain/non-humain ou sous-humain est centrale à la modernité et s’est toujours appuyée sur un système de savoir colonial qui a permis de maintenir et de justifier plusieurs rapports de domination, notamment le racisme, le patriarcat, l’hétérosexisme et le capacitisme (Wynter 2003 ; Tlostonova 2017 ; Lugones 2019 ; Guilmette 2020). Afin de tenir compte de la spécificité des expériences affectives des personnes racisées porte-parole de l’antiracisme, j’adopte dans cet article une conceptualisation des affects qui se distancie de l’approche universalisante.

Bousculer la conception universaliste des affects

Melissa Gregg et Gregory Seigworth (2010, 3) soulignent que les théorisations de l’affect sont multiples – voire infinies – et qu’« il n’y en a pas une qui puisse être généralisable » [ma traduction]. Les nombreuses théorisations ont toutefois en commun de perturber la dichotomie entre corps et raison et de mettre l’accent sur l’importance d’explorer nos connexions corporelles avec les autres et sur la manière dont l’affect travaille en nous et avec nous (Hemmings 2015). Deux conceptions dominantes des affects semblent néanmoins se dégager de la littérature et se distinguent par le lien qu’elles font entre les notions d’« affect » et d’« émotion ». La première sépare clairement les émotions des affects : alors que les émotions sont appréhendées comme « la manifestation de l’affect par les gestes et le langage – soit son expression codée, conventionnelle » et organisée ([ma traduction] Massumi 2015, 32) –, les affects sont plutôt conçus comme des intensités préconscientes, autonomes, situées au-delà du langage (Massumi 1995 ; Brennan 2004). Selon Brian Massumi (2015, 4), « lorsque tu affectes quelque chose, tu t’ouvres simultanément à être affecté en retour » ; néanmoins, « la capacité d’un corps à affecter ou à être affecté – soit sa charge affective – n’est pas fixe ; selon les circonstances, elle peut monter ou descendre lentement comme une marée, tempêter et ballotter comme une vague, et à certains moments simplement atteindre un creux » [ma traduction]. Cette conceptualisation des affects comme résonance, énergie et intensité a l’avantage d’appréhender les affects de manière relationnelle et sociale (Kouri-Towe 2015). « Les rencontres sociales et politiques sont alors pensées comme une relation de résonance, plutôt qu’une relation d’effet-réponse ou de polarité-opposition » ([ma traduction] ibid., 23). Cette approche a toutefois pour importante limite d’adopter un point de vue universaliste qui a tendance à dépolitiser la biologie et la physiologie (Palmer 2017). Il s’agit en effet de la critique que lui adresse l’approche décoloniale des affects selon laquelle, bien que les mécanismes de perception affective soient universels, les affects/émotions/intensités, et leur expressivité, sont, eux, loin d’être universels et sont toujours localement, historiquement et culturellement spécifiques (Zembylas 2015 ; 2021 ; Palmer 2017 ; Tlostanova 2017 ; Guilmette 2019 ; Yao 2021). Par conséquent, la capacité d’affecter et d’être affecté·e – la charge affective dont parle Massumi – est variable, enchevêtrée dans des rapports de pouvoir, et elle circule au sein d’économies de l’affect coloniales et racialisées, qui reproduisent la sujétion des personnes Noires et des corps racisés (Palmer 2017 ; Zembylas 2021). Ces critiques m’amènent à me tourner vers la deuxième conception des affects inspirée des travaux de Sara Ahmed, qui tient compte de la dimension genrée et racialisée des affects. Ahmed (2010) partage en effet une conception sociale des affects et les appréhende comme des médiums qui créent du sens, tissent des relations entre des corps et constituent des surfaces sur lesquelles ils laissent des « impressions ». Ne distinguant pas les émotions des affects, Ahmed (2004a ; 2004b) considère la séparation entre les deux comme purement analytique. Tyrone Palmer (2017, 35) va dans le même sens en ajoutant que la distinction entre affect et émotion « sert souvent à obscurcir plutôt qu’à élucider l’objet d’analyse, renforçant le caractère glissant et indéterminé de l’affect en tant qu’outil analytique » [ma traduction][6]. À l’instar d’Ahmed et de Palmer, je ne m’intéresse pas à la distinction entre affect et émotion dans cet article. Je partage néanmoins le constat d’Andreas Reckwitz (2017) que contrairement au terme « émotion », qui est souvent compris comme quelque chose que nous avons, le terme « affect » a l’avantage de désigner explicitement le processus et la relation d’affecter et d’être affecté·e. C’est donc seulement pour cette connotation processuelle et relationnelle évidente que je retiens le terme affect, tout en l’employant de manière englobante qui tient compte aussi bien des émotions, des sentiments, des sensations et autres forces viscérales – conscientes ou pas – qui peuvent pousser les individus vers le mouvement ou encore inhiber toute action (Gregg et Seigworth 2010 ; Zembylas 2021). Je m’inspire également de la notion d’« économie affective » proposée par Ahmed (2004b) qui permet de tenir compte de la matérialité des affects/émotions et de la manière dont ils « circulent entre corps et objets », « alignent les individus avec certaines communautés » à travers « l’intensité de leurs attachements » ([ma traduction] Ahmed 2004b, 119). La racialisation comprise suivant cette conception des affects n’est plus une essence rigide, quelque chose que certains corps possèdent, c’est plutôt un événement qui se produit « au sein d’une économie de rencontres interraciales », un événement imprégné par la circulation des affects et qui est constitué par et lors de ces interactions ([ma traduction] Zembylas 2015, 146). Il s’agit de relations dynamiques où nous affectons et sommes affecté·es de manière située aux niveaux spatial, géopolitique et environnemental (Blickstein 2019 ; Guilmette 2019 ; Zembylas 2021). Cette approche incite alors à se questionner sur ce que font ces émotions, comment elles travaillent en nous et à travers nous en agissant comme « des médiatrices entre le psychique et le social, entre l’individuel et le collectif » ([ma traduction] Ahmed 2004b, 119). J’examine ce faire à travers la notion de « pratiques affectives ».

Pratiques affectives de racialisation

Outre quelques exceptions, le croisement entre la littérature sur les « pratiques » et celle sur les « affects » a été très peu exploré (voir Gherardi 2017 ; Reckwitz 2017 ; Gherardi et al. 2018). Pourtant les deux théories partagent plusieurs points en commun, notamment l’importance accordée à la corporalité et à la manière dont les activités sociales et les corps sont constitués par et à travers des pratiques (Schatzki 2001). La théorie des pratiques – malgré l’hétérogénéité de ses approches – a pour objectif principal d’étudier le social par le biais des activités routinières incorporées et incarnées qui acquièrent au fil du temps le statut d’un savoir collectif implicite, ce qu’on nomme « pratique » (Reckwitz 2017). Comme le souligne Reckwitz (2017, 118), pour bien comprendre le fonctionnement des pratiques, il faut comprendre les affects spécifiques qui les constituent. En effet, « chaque pratique sociale est affectivement branchée (tuned in) et possède alors une dimension affective » [ma traduction]. Par pratique affective, je fais référence à des pratiques sociales, à « des possibilités corporelles et des routines » qui se caractérisent par leur accent mis sur « la performance et la modification de l’affect » ([ma traduction] Wetherell, McConville et McCreanor 2020, 15). Étudier les pratiques affectives exige alors de s’interroger sur la manière dont certains affects sont conçus, comment ils peuvent être articulés ou légitimés, et comment ils sont davantage élaborés ou plutôt réprimés selon les contextes (Wetherell, McConville et McCreanor 2020). Davide Nicolini (2017, 104) observe que les pratiques n’acquièrent du sens qu’au sein de certaines « conditions culturelles-discursives, matérielles-économiques, sociales et politiques », des conditions qui contribuent d’ailleurs aussi bien au déploiement des pratiques qu’à leur restriction [ma traduction]. Les pratiques sont effectivement « liées aux régimes de pouvoir établis et aux conditions de possibilité fixées par les relations sociales plus largement » ([ma traduction] Wetherell, McConville et McCreanor 2020, 15). Cette conception des affects comme pratiques m’incite à m’interroger sur ce qui amène les porte-parole à adopter certaines pratiques affectives, comment cela est fait, pour quelles raisons, et quelle est alors leur expérience vécue (Barnes 2001). En effet, les porte-parole arrivent au sein d’espaces desquels ils et elles sont habituellement exclu·es et dans lesquels ils et elles ont été longtemps des objets de représentation plutôt qu’acteur·rices de cette représentation. Puwar (2004. 1) est d’avis que cette arrivée est intrigante parce qu’elle perturbe le statu quo : « c’est un moment de changement […] qui cause une perturbation et nécessite une négociation » [ma traduction]. Comment la perturbation qu’engendre l’apparition publique des porte-parole de l’antiracisme est-elle vécue par ces dernier⋅ères? Qu’est-ce qui caractérise les rencontres raciales au sein desquelles ils et elles mènent leur rôle de représentation politique ? Et enfin, quelles « pratiques affectives » sont mises en place par les porte-parole pour négocier cette perturbation ?

Démarche méthodologique affective

Les pratiques affectives sont ce qui constitue « l’arrière-plan tacite et peu notable de la vie quotidienne », souligne Nicolini (2009, 1392). C’est généralement ce qui va de soi, ce qui est invisible parce que tenu pour acquis. Comme le remarque avec raison Elspeth Probyn (2004, 29), « [c]e qui constitue une réponse affective est extrêmement complexe et est en partie le résultat d’une histoire corporelle dans laquelle et avec laquelle le corps réagit » [ma traduction]. Une méthodologie centrée sur l’affect tient compte alors des relations : aussi bien des relations que vivent les participant·es au sein de leur environnement, des relations que nous tissons avec elles et eux en tant que chercheur⋅euses, mais aussi de notre propre relation avec le sujet de recherche. En effet, nous intéresser aux affects comme thème de recherche « n’est pas seulement un outil de plus dans notre coffre, cela exige que nous repensions ce que nous faisons comme recherche, pourquoi et comment nous le faisons » ([ma traduction] Gibbs 2015, 224).

Profils des porte-parole et entretiens

J’ai mené quinze entrevues avec des porte-parole qui militent contre le racisme[7] ; quatorze sont des personnes racisées et l’autre est blanche. Dix s’identifient comme femme et cinq comme homme. Du point de vue de l’identité culturelle et/ou racialisée, une personne interviewée se définit comme Abénakise, cinq se définissent comme Noir·e, cinq comme Arabe (certain·es sont musulman·es et d’autres sont racialisé·es comme tel·les), trois se définissent comme Latinx, une est d’origine indienne, une d’origine chinoise et, enfin, une se dit blanche d’origine canadienne-française. L’expérience de cette dernière étant complètement différente de celles des porte-parole racisé·es, elle n’a pas été incluse dans la présente analyse. Par ailleurs, plusieurs porte-parole se situent au croisement de différentes appartenances et sont impliqué·es dans de nombreuses luttes à la jonction de l’antiracisme, de l’anticolonialisme et du féminisme. Ainsi, les thématiques à propos desquelles ils et elles sont amené·es à prendre la parole sont variées, soit la défense des droits des Premiers Peuples, les luttes contre l’islamophobie, le racisme anti-Noir, la sinophobie et le racisme anti-asiatique, les violences policières, la défense des droits des personnes sans statut et travailleur·euses migrant·es et temporaires, et le plaidoyer pour le « définancement » de la police. Le type de porte-parolat dans lequel sont engagées les personnes interviewées est lui aussi extrêmement varié : prise de parole dans les médias traditionnels ou alternatifs/indépendants, lors des manifestations de rue, dans les conférences de presse ou encore durant leur participation à des consultations publiques[8].

Les entrevues semi-dirigées que j’ai menées ont duré en moyenne 90 minutes (variant entre 60 et 150 min.)[9]. Lorsque l’occasion le permettait et qu’il y avait une ouverture de la part de la personne interviewée, certaines entrevues ont pris la forme d’un récit de vie, détaillant certains événements et racontant leur parcours de militantisme et la trajectoire de leur engagement en tant que porte-parole (Bertaux 2005). Les entrevues semi-dirigées ou en récit de vie permettent de mieux comprendre le sens qu’accordent les représentant·es à leur environnement politique et, par conséquent, complètent, détaillent et nuancent les analyses plus « macro » sur les inégalités structurelles des espaces de représentation (Severs, Celis et Erzeel 2016). Les entrevues que j’ai menées étaient ainsi des « conversations guidées », des espaces de proximité où je me suis intéressée aux défis que rencontrent les porte-parole, leur conception de la représentation politique et le sens qu’ils et elles y accordent, comment ces personnes vivent les contraintes et les négocient (Blee et Taylor 2002, 92).

L’émerveillement comme démarche d’analyse des processus affectifs

Au fil d’une démarche de recherche inductive, la piste des affects a commencé à s’imposer d’abord comme une sensation inscrite dans mon corps de chercheuse et d’analyste. En effet une approche phénoménologique critique prend le corps comme « point d’entrée vers le monde » ([ma traduction] Kim 2014, 114). Et, comme le souligne Mairi McDermott (2014, 223), les traces de l’affect ne sont pas transparentes, « elles sont plutôt lues et interprétées à travers nos propres relations et compréhensions des autres corps avec lesquels nous interagissons » [ma traduction]. Ainsi, j’ai ressenti une lourdeur imprégner mes données tout au long de la recherche, aussi bien pendant les entrevues que durant la retranscription et l’analyse. Mon premier pas sur la trace des affects a été de me rendre compte, au bout de quelques entretiens, que la plupart des porte-parole que je rencontrais n’aimaient pas ce qu’ils et elles faisaient. La lassitude et/ou l’aversion partagées par les militant·es à propos de leurs expériences de porte-parole teintaient leurs témoignages, nos rencontres, et laissaient leur empreinte sur moi. En réécoutant l’enregistrement des entretiens, au fil des soupirs, mes épaules se raidissaient, se courbaient et s’alourdissaient. C’était comme si mes données se transformaient elles aussi en un fardeau qu’il me devenait de plus en plus difficile de porter. Selon Jeanne Favret-Saada (1990, 9), il y a un décalage entre le moment où nous sommes « affecté·es » par nos données, le moment où nous les analysons et le moment où, finalement, nous comprenons pourquoi nous sommes affecté·es ; et tout cela est souvent « étalé dans le temps ». Le processus analytique est un acte de découverte où nous habitons notre phénomène et, au fil du temps, des sédiments de sens, de nuance et de texture apparaissent (Finlay 2013). C’est donc l’accumulation, la répétition et la persistance de ces sensations de lourdeur dans le temps qui m’ont amenée à creuser la notion de fardeau de la représentation. Une fois la piste des affects cristallisée, s’est rapidement posé la question de comment les appréhender de manière empirique.

Maggie MacLure (2013a) propose l’émerveillement comme une porte d’entrée vers les processus affectifs qui animent nos données et qui traversent l’expérience de recherche de manière générale. La chercheuse invite alors à s’ouvrir à la potentialité des données à nous surprendre, à nous questionner, à nous émerveiller, potentialité qui peut se ressentir à travers des fragments de notes de terrain, des silences dans une entrevue, une anecdote, un ton ironique, ou encore une expression « étrange ». Ces moments redonnent vie à nos données, nous saisissent et nous préoccupent ; ils « déconcertent la recherche laborieuse et mécanique de significations, de modèles, de codes ou de thèmes, mais en même temps, ils exercent une sorte de fascination et ont la capacité de susciter une réflexion plus poussée » ([ma traduction] ibid., 228). Le travail de codage était donc pour moi à la fois une entreprise minutieuse de classer en thématiques, et une immersion fascinante et incertaine dans les données de terrain, une pratique de quête de sens et de « faire sens » (MacLure 2013b). Ces données sont composées 1) des retranscriptions exhaustives des entrevues, 2) de l’enregistrement audio qui contient le ton de la voix, les silences, les rires, et les soupirs, 3) de mes notes prises pendant et après les entrevues, et durant le codage.

C’est en raison de l’immersion complète dans ces données que des pratiques affectives ont commencé à remonter à la surface ou, pour reprendre les mots de MacLure, « à briller » (2013b, 175). Empiriquement, les pratiques affectives se manifestent comme un « maillage » de « faire » et de « dire » (Reckwitz 2017, 122) des activités, des réflexes et des routines connotées affectivement et accomplies à la base de ce que les individus apprennent les uns des autres. Elles sont donc ressorties à travers les conseils ou recommandations que ces participant⋅es donnent ou considèrent que d’autres devraient adopter, ou encore la constance ou le changement de ces pratiques au fil de leur expérience de porte-parole. L’affect étant social et relationnel, j’ai porté une attention particulière aux descriptions que les porte-parole faisaient de leurs rencontres et de leurs relations, à la manière dont certaines de leurs habitudes de représentation sont acquises et comment certaines pratiques affectives sont privilégiées par rapport à d’autres. J’ai tenu compte des discours des participant·es sur ce qu’ils et elles éprouvent, ressentent, et comment cela transparaît dans leur pratique de porte-parole. Par conséquent, il était important que je considère non seulement ce qu’ils et elles disent, mais également la manière dont leurs propos sont formulés et communiqués, soit les écarts, les silences, ces moments ou les mots manquent et s’interrompent (Wetherell 2012 ; Ahäll 2018). Ces différents éléments m’ont donc servi d’indicateurs lors du codage afin de repérer et faire ressortir ce qui me semblait relever de pratiques affectives. Alors que dans certains cas il s’agit de pratiques affectives auxquelles les porte-parole ne réfléchissent pas comme telles et qui émergent au moment où ils et elles parlent de leurs expériences et pratiques de représentation de manière générale, d’autres porte-parole en parlent plutôt de manière délibérée, dans la mesure où elles font partie des palettes de pratiques qu’ils et elles déploient consciemment dans leur exercice de représentation. Une fois l’ensemble des pratiques codées, j’ai procédé à un groupement thématique des pratiques affectives qui semblaient exiger des efforts et des performances corporelles-émotionnelles plus ou moins routinières. À partir de cet appareillage analytique, j’ai fait émerger les quatre catégories de pratiques affectives suivantes : de sensibilisation, d’adaptation, de protection et de contestation.

Pratiques affectives racialisées : entre sensibilisation, adaptation, protection et contestation

L’analyse des entretiens par le prisme des affects a révélé que les pratiques affectives de racialisation mises en place par les porte-parole transparaissent surtout durant leurs interactions avec les médias, soit lors des entrevues accordées. En effet, c’est en parlant de cette relation que la dimension affective du travail de porte-parole s’est manifestée de la manière la plus évidente. Margaret Wetherell (2013, 236) remarque que les frontières entre les pratiques affectives sont souvent très floues, « les participant·es peuvent passer de l’une à l’autre, s’orienter lentement vers des flux d’activité changeants, revenir en arrière, passer automatiquement ou avec résistance d’une scène à l’autre, combiner et rassembler différentes orientations, parfois en jouant avec elles, parfois en s’y accrochant profondément et toujours en s’adaptant, au fur et à mesure, au contexte » [ma traduction]. Comme nous le verrons ci-dessous, les pratiques identifiées se chevauchent, se complètent ou parfois existent en tension les unes par rapport aux autres.

Pratiques affectives de sensibilisation : porter l’expérience et la douleur d’une communauté

En tant que porte-parole d’une organisation qui sensibilise et éduque sur les réalités et perspectives des peuples Autochtones, Isabelle est régulièrement invitée depuis des années à s'exprimer sur des tribunes médiatiques. En même temps que la militante raconte le travail de sensibilisation qu’elle essaie de mener auprès des allochtones, elle décrit le manque de sensibilité de plusieurs journalistes, particulièrement dans leur couverture de sujets traumatiques pour les personnes Autochtones :

Tsé on veut prendre la parole parce qu’on veut sensibiliser les gens et c’est important pis en même temps des fois c’est au détriment de notre santé mentale parce qu’on aborde genre des sujets vraiment difficiles pis… genre les journalistes… ne sont aucunement… je ne veux pas généraliser là, il y en a qui sont beaucoup plus sensibles, adéquats, et tout ça, mais il y en a encore beaucoup trop qui prennent ça à la légère ou sous-estiment ces sujets-là. Tsé ils en parlent comme si c’était un sujet comme un autre, sans aucune sensibilité […] Ce qui est difficile aussi c’est que les gens ne réalisent pas que dans les milieux autochtones il y a plein de sujets « triggering » et qu’ils prennent à la légère, je sais que je parle beaucoup des médias, mais ça peut arriver dans d’autres contextes, mais tsé tout bonnement, ils sont comme, le sujet à la mode c’est les femmes et filles Autochtones disparues ou assassinées, « ah on cherche des femmes qui ont vécu des violences ou des agressions, est-ce que vous en connaissez ? Est-ce que vous en avez vous-même vécu ? [sic] »

Alors que pendant des décennies les sujets en lien avec les réalités autochtones ne suscitaient que très peu d’attention médiatique, l’intérêt récent ne semble pas s’accompagner toujours d’une sensibilité envers les traumas intergénérationnels vécus par les Premiers Peuples, des traumas causés par la colonisation, la dépossession, ainsi que le génocide physique et culturel. Un exemple de phénomène traumatique que nomme Isabelle est celui des filles et des femmes Autochtones disparues ou assassinées, des féminicides qui perdurent au Canada depuis plus de trente ans et qui ciblent les filles et les femmes Autochtones (Walter 2014 ; Bourgeoys 2017). Isabelle dénonce le fait qu’on puisse parler de ce sujet, longtemps ignoré et occulté politiquement et médiatiquement aussi bien au Québec qu’au Canada, sans une réelle sensibilisation ni une compréhension de la charge affective qu’il soulève chez les personnes issues des Premiers Peuples.

Alors que, pour Isabelle, la rencontre avec les médias révèle le manque de sensibilité dans le traitement des réalités autochtones, pour d’autres porte-parole, elle est caractérisée par un manque de réciprocité, voire – dans certains cas – une certaine hostilité. C’est l’expérience de Hajar, militante Noire, musulmane et portant un foulard, qui a toujours été porte-parole sur les enjeux concernant les personnes musulmanes, à travers d’abord son association étudiante à l’université, ensuite un organisme de défense des droits humains. La jeune femme a donc toujours bénéficié d’une tribune pour s’exprimer, aussi bien durant les multiples controverses autour des foulards des femmes musulmanes qui ont secoué la province de Québec que lors des événements meurtriers et islamophobes ayant eu lieu au Québec et ailleurs dans le monde. Toutefois, lorsqu’est survenue l’attaque de London en juin 2021[10], Hajar occupait un emploi qui ne lui permettait plus de prendre la parole publiquement : « j’avais vraiment mal parce que pour la première fois […] je me sentais vraiment impuissante. Je ne pouvais pas aller dans les médias et expliquer comment je me sens. Je ne pouvais pas… partager la douleur de la communauté musulmane […] ». La jeune femme ne garde pourtant pas de très bons souvenirs de son expérience de porte-parole. Elle raconte :

Je pense que mon plus grand défi c’est que parfois il y avait de grosses choses qui se passaient en termes d’islamophobie, et je n’ai pas le moral pour faire les entrevues, je ne me sens pas bien, je suis tellement découragée et je n’ai pas envie d’en parler, mais t’es obligée de… t’es pas obligée, mais tu sens une obligation de faire ces entrevues-là pour essayer de partager le sentiment de la communauté et là t’as cinq, six, sept, huit journalistes qui attendent de t’écouter et après ils ne publient même pas ce que tu as dit […] Et malheureusement, on n’est peut-être pas nombreux, mais on est toujours là en tant que porte-parole de la communauté musulmane, mais on n’est juste pas écouté·es […] oui c’est peut-être un fardeau, mais il y a encore beaucoup de travail à faire, et si on lâche maintenant, c’est fini.

Durant ses deux dernières années en tant que porte-parole, Hajar a accordé plusieurs dizaines d’entrevues à des médias québécois francophones, notamment pour porter les voix des femmes musulmanes qui témoignent des impacts de la Loi 21[11] sur leur vie. Ces entrevues radiophoniques ou télévisées sont souvent planifiées dans des délais très courts (parfois la veille ou le jour même) et exigent d’elle d’interrompre ses activités et de se déplacer d’un bout à l’autre de la ville. Avec un sourire triste, Hajar m’explique que seulement deux entrevues, parmi les nombreuses dizaines qu’elle a accordées, ont été relayées par les journalistes. Les autres n’ont simplement pas été diffusées. Hajar a vécu cela comme un acte de censure de la part de journalistes qui n’étaient pas satisfait·es de ses interventions : « Ils me posaient des questions auxquelles ils voulaient que je réponde d’une manière en particulier. Je ne donnais pas ces réponses et ils faisaient juste ne pas diffuser. Je le voyais dans leur ton, dans la manière dont on me parlait. Je me rappelle, il y avait un cas, et c’était pour la Loi 21, où carrément ça a commencé comme une entrevue et c’est devenu un débat […] Ils s’acharnaient sur moi [sic]. »

En s’efforçant à prendre la parole même lorsqu’un sujet exigeant émotionnellement n’est pas abordé avec la sensibilité requise, ou qu’elles ne se sentent pas « en état » de le faire, aussi bien Isabelle que Hajar effectuaient ce qu’Arlie Hochschild (2003, 32) qualifie de « travail émotionnel ». Cette pratique affective implique un effort – réussi ou pas – de « changer la qualité d’une émotion ou d’un sentiment » (ibid.). Elle désigne aussi bien la tentative de nourrir ou de provoquer une émotion particulière chez les autres que la gestion de ses propres émotions en tentant par exemple de les réprimer (Mirchandani 2003). Par conséquent, le travail émotionnel que font ici Isabelle et Hajar est double. En mettant en place ces pratiques affectives de sensibilisation, les deux porte-parole répriment, cachent ou contiennent leurs propres émotions, blessures, sensibilités et frustrations. Elles opèrent alors « une disjonction entre ce qu’elles ressentent et ce qu’elles affichent comme émotion » ([ma traduction] ibid., 723). Le résultat de ce processus est toutefois coûteux pour elles. Tandis qu’Isabelle énonce clairement que cela se fait « au détriment de sa santé mentale », Hajar explique que ce travail se fait dans un contexte d’absence complète de réciprocité – voire dans une certaine hostilité –, de telle sorte que son sentiment et celui de sa communauté sont invisibilisés.

Le terme « communauté » qu’emploie Hajar en référence à la « communauté musulmane » me semble révélateur de l’empreinte affective des interactions de la porte-parole avec les médias.

Quand les porte-parole (re)consolident les frontières des communautés affectives. Dans sa compréhension classique en sciences sociales, le terme « communauté » évoque l’idée d’une entité collective solide qui partage des rituels, des croyances et des valeurs communes (Zink 2019). Or, Hajar ainsi que les autres porte-parole musulman·es rencontré·es sont conscient·es de l’hétérogénéité des personnes musulmanes au Québec, aussi bien du point de vue de leur interprétation de l’Islam, de leur pratique, des langues parlées que de leur culture d’origine. Cela m’a incitée à examiner attentivement la manière dont le terme communauté est utilisé par la porte-parole aussi bien dans les extraits ci-dessus qu’à d’autres moments de l’entretien. J’ai constaté alors que lorsque Hajar mentionne le terme « communauté », c’est pour parler de « la douleur de la communauté » qu’elle aurait aimé partager à travers son rôle de porte-parole, du « sentiment de la communauté », de la manière dont la « communauté est touchée », ou encore « comment la communauté se sent ». La notion de « communauté musulmane » mentionnée par Hajar semble alors moins faire référence à une communauté religieuse uniforme et homogène, mais davantage évoquer une « communauté affective ». Cette « communauté affective » est une formation sociale constituée, dans ce cas-ci, par une douleur commune, un deuil et une « solidarisation » temporelle et transitoire entre des corps affectés par le même événement (Zink 2019, 289). Effectivement, comme le souligne Ahmed (2004a), nous sommes aussi ancré·es aux autres par ce qui nous émeut et par ce qui nous touche. L’alignement de la manifestation des affects grâce à « la mise en commun des peines et des souffrances » crée alors un sentiment d’appartenance à une communauté d’affect et, ultimement, une identification à une cause commune (Picot 2021, 126). Cette communauté d’affect est par ailleurs bien décrite par Isabelle, qui compare son expérience de porte-parole au sein des milieux autochtones – pourtant très hétérogènes du point de vue culturel et linguistique – à ses interactions avec les médias allochtones :

[P]our le milieu autochtone je dis tout le temps oui [aux invitations] parce qu’il y a comme un côté solidarité, empowering, etc., c’est beaucoup plus le fun tsé […] un média autochtone, il n’arriverait aucunement avec ce genre d’approche-là. Parce qu’on se fait aussi approcher par des médias autochtones comme APTN, mais ce n’est pas… ils savent là […] On se partage des réalités communes aussi, donc quand il y a partage des anecdotes justement ils vont relate pis… ce n’est pas la même chose… [sic].

Tout comme le rappelle Ahmed (2004a, 10), les émotions sont des (ré)actions de proximité ou de distance en relation à certains corps et à certains objets ; elles contribuent ainsi à créer les « surfaces » et les « frontières » qui distinguent le « nous » du « eux », ce qui est intérieur et ce qui est extérieur. L’absence de réciprocité et d’écho que reçoivent les témoignages de Hajar et d’Isabelle confirme alors une séparation entre, d’un côté, les communautés d’affect musulmanes et Autochtones auxquelles appartiennent respectivement les deux porte-parole et, de l’autre côté, la communauté d’affect majoritaire, blanche et allochtone, qu’elles cherchent à sensibiliser à travers leurs prises de parole. Par conséquent, alors qu’un des principaux objectifs de la parole publique est de créer, via les réactions qu’elle suscite, « un passage d’un sentiment individuel à un sentiment d’appartenance collectif » (Picot 2021, 115), les porte-parole vivent plutôt leur prise de parole publique comme un moment qui confirme la distinction entre leurs communautés d’affect et la communauté majoritaire blanche. Ainsi, paradoxalement, au lieu de constituer un processus de rapprochement, le partage des affects par ces porte-parole devient surtout un moment qui fortifie les frontières affectives et les scelle. Cela n’empêche pas plusieurs porte-parole de mettre en place d’autres pratiques affectives afin de négocier ces frontières. Comme nous verrons, ces pratiques fluctuent entre l’adaptation, la protection et la contestation.

Pratiques affectives d’adaptation : concilier, rassurer et faire preuve d’abnégation

Selon Bachir, « il ne faut pas [qu’un porte-parole de l’antiracisme] s’agenouille, il faut qu’il soit conciliant. Dans les discussions qu’il va apporter, il y a des sujets qui fâchent, il y a des sujets qui blessent […] ça prend beaucoup beaucoup d’abnégation aussi parce que parfois on écrase notre égo pour ne pas dire les choses, alors qu’on aurait pu le dire. Tout ça en ayant pour objectif : qu’est-ce que je vais faire gagner ma communauté en disant ceci [sic] ? » Ainsi, en se retenant d’exprimer certaines idées ou de dire certains mots, la principale préoccupation de Bachir est de ne pas nuire à « sa communauté », qui pourrait subir les contrecoups de sa parole publique. Il compare alors son rôle à celui d’un « décompresseur » qui, tout en dénonçant le racisme et l’islamophobie, contribue à désamorcer les situations tendues en rassurant la majorité québécoise qu’il ne constitue pas une menace à sa langue et à sa culture. Ses tentatives de rassurer la majorité québécoise passent, par exemple, par la démonstration d’une parfaite maîtrise de la langue française, en employant des expressions québécoises, ou encore en affichant sa connaissance de l’histoire du Québec et en valorisant sa culture : « [J]e vous assure, moi je l’ai senti dans les questions qu’on me pose, si je ne suis pas brillant juste un peu pour faire des liens […] je risque de donner un mauvais son de cloche et puis ils vont dire “regardez ce monsieur, il se prend pour qui. Ici il est chez nous […]” ». Sammy, initiateur et porte-parole de plusieurs actions contre le racisme, abonde dans le même sens en avançant qu’« il faut toujours aller chercher les référents chez les gens ». Il explique : « Tu dois te poser la question : “ton interlocuteur, de quoi a-t-il peur ?” » Cela implique de ne pas dire des mots qui « écorchent les oreilles des Québécois·es » et, à « chaque fois, suivant la personne à qui je parle, je me demande : “Qu’est-ce qui est acceptable ? Qu’est-ce qui permet d’ouvrir les oreilles des gens ?” » Hajar continue également de croire à l’importance des pratiques affectives qui se conforment aux normes majoritaires pour passer un message antiraciste de manière réussie. Selon elle, pour être porte-parole, « Ça prend le calme, ça prend le professionnalisme, ça prend de pouvoir partager ton idée ou ta vision de manière professionnelle […] de manière élaborée et avec un bon vocabulaire. » Il faut donc être en mesure de s’exprimer sans laisser transparaître « ta frustration, de parler de façon peut-être plus logique ».

Frantz est porte-parole d’une organisation qui lutte contre le racisme et a acquis au cours des dernières années une large expérience avec les médias traditionnels. Il pense qu’en s’adaptant aux normes, « il n’est pas question de conforter les gens », mais de reconnaître que « la logique ne permet pas d’aller jusque-là », qu’il y a certaines limites qu’il ne peut pas dépasser. Ces limites concernent l’expressivité de certaines émotions, notamment la colère, qu’il faut apprendre à canaliser afin « d’inviter l’autre à vivre ce que je vis ». D’ailleurs, le rôle de porte-parole, selon Frantz, en est un de « pédagogue-traducteur » qui cherche à enseigner, à faire comprendre et à « connecter sur le plan humain ». Le militant explique néanmoins que jouer ce rôle exige de négocier certaines normes implicites et difficiles à nommer : « la négociation des normes se passe dans l’échange que moi-même je ne suis pas capable de nommer et ça devient une habileté, une sensibilité plus qu’un sujet qu’on rend explicite ». Selon lui, ces normes sont de deux ordres : d’abord, ne pas paraître trop « militant·e » ou « radical·e » dans sa prise de parole, ensuite, s’adresser principalement à la population majoritaire blanche :

Il y a toute la question de la radicalité du message. Et pour moi radical ne veut pas dire négatif nécessairement. Mais il y a vraiment ce côté-là où dans les normes on doit accepter que ça se dise jusqu’à un certain point. Et ça tu le sais, c’est non. Et ce n’est pas énoncé, et je ne suis même pas sûr que les médias qui acceptent de parler de certains sujets sont conscients de ce qu’ils ne sont pas prêts à accepter. Ça va juste arriver que dans la manière dont tu le nommes « ah c’est trop militant ». Tu le sais que t’es hors norme quand ça devient trop militant. Militant c’est un mot code pour dire « on ne veut pas ça nous autres » […] il y a des non-dits qui structurent ce qui est acceptable ou non […] L’autre chose, […] c’est que, dans les médias traditionnels, présentement, les messages doivent être communiqués en considérant que le public c’est le Québécois d’ascendance française, donc francophone, […] c’est rarement pour que les personnes qui le [le racisme] vivent, comme personnes racisées, se sentent entendues dans ce qu’elles vivent […] et si on a un doute que cette personne-là [blanche] va comprendre, le message ne va pas être reçu et on va demander que le message soit changé implicitement ou explicitement […] [sic].

Les porte-parole doivent donc développer des pratiques affectives – que Frantz qualifie ci-dessus de « sensibilité » et de « connaissances intangibles » – qui leur permettent à la fois de reconnaître les « non-dits », les normes implicites et les « mots-codes », de s’y adapter, voire de les intérioriser. Il transparaît clairement de ces témoignages que si plusieurs porte-parole s’engagent dans ces pratiques affectives d’adaptation, c’est en raison de leur conviction que l’alignement aux règles fait partie des tâches incontournables – voire constitutives – du rôle de porte-parole. Ils et elles considèrent ce rôle comme un travail délicat de traduction, de décompression des tensions et de négociation des normes qui exige énormément de tact. Ils et elles doivent alors transmettre un message antiraciste qui s’adresse aux personnes blanches sans froisser leur sensibilité, qui ne semble pas trop radical ou militant, qui ne laisse pas transparaître la colère, ni ne paraît condescendant et moralisateur. Cette tâche colossale se bute toutefois au déni du racisme qui ne rend pas possible de « tirer son épingle du jeu », comme désire pourtant le faire Bachir.

Déni du racisme, décalage et déséquilibre du pouvoir affectif. Ces pratiques affectives d’adaptation performées par les porte-parole résonnent avec des recherches sur les modalités de prise de parole des personnes racisées au Québec et au Canada. Elles ont ainsi documenté comment les personnes racisées vivent souvent avec l’injonction de rassurer la majorité blanche sur sa générosité et son hospitalité, en évitant préférablement la dénonciation du racisme qui peut être considérée comme une « impolitesse » et une « ingratitude » envers la nation (Razack 2017 ; Mahrouse 2018). La parole des personnes racisées est ainsi sollicitée, encouragée et acceptée surtout lorsqu’elle permet de confirmer « la nature civilisée et généreuse de leurs hôtes » ([ma traduction] Mahrouse 2018, 482). D’ailleurs, dans une analyse de discours, Gada Mahrouse (2018) démontre comment le déni du racisme a limité le registre discursif et expressif des personnes musulmanes ayant pris la parole au lendemain de l’attaque meurtrière contre la mosquée de Québec. Elle constate que ces personnes ont alors dû faire preuve de retenue dans l’expression de leur deuil et privilégier des discours centrés sur l’importance de l’amour, de la solidarité, de la gratitude et de la reconnaissance plutôt que de dénoncer la nature islamophobe évidente de cet attentat. Selon la sociologue, une attention à la charge affective qui traverse les discussions autour de la race permet alors de rendre compte de la manière dont « l’attachement à l’innocence blanche prend les devants sur toute discussion substantielle sur la race et éclaire le travail émotionnel que doivent performer les personnes de couleur [racisées] en raison de leur positionnement marginalisé au sein des structures raciales » ([ma traduction] ibid., 482). Sherene Razack (2017, 119-120) affirme également que la majorité blanche canadienne est fermée vis-à-vis de la critique antiraciste au point où « toute personne qui ose affirmer l’existence du racisme au Canada fera face à du mépris » [ma traduction]. La conception morale prédominante du racisme fait en sorte que les critiques de celui-ci sont perçues non seulement comme des attaques contre une nation tolérante et ouverte, mais aussi contre les individus qui la composent (Srivastava 2005 ; 2006 ; Mahrouse 2018). D’ailleurs, Maha décrit une multitude de réactions défensives auxquelles elle fait face et qui se reflètent dans des questions comme « Pourquoi vous nous parlez de racisme et d’islamophobie ? On n’est pas racistes, on n’est pas islamophobes ! » Ainsi, la parole antiraciste se déroule non seulement dans une configuration politique où elle est minoritaire, elle est également perçue comme une attaque dont il faut se protéger[12].

Par ailleurs, le déni du racisme conjugué aux processus de racialisation – y compris la racialisation affective – confronte les porte-parole aux limites de leur charge affective et au décalage affectif qui les sépare aussi bien des journalistes que de leur auditoire. Cela était évident plus tôt dans les témoignages sur l’absence de sensibilité et de réciprocité (dont témoignaient Isabelle et Hajar) qui cristallisent et confirment les frontières entre des communautés affectives racialisées et la communauté affective majoritaire. Maha fait également allusion à ce fossé affectif lorsqu’elle compare, d’un côté, l’effort qu’elle investit pour porter la parole et, de l’autre, l’absence de rétroaction : « alors que t’as passé un stress énorme puis t’as donné beaucoup d’énergie, d’un autre côté tu ne sais jamais si ton message passe pis c’est un message qui est minoritaire ». Selon Philippe Juhem (2016, 113), la qualité des interventions d’un·e porte-parole n’est pas la seule raison de l’attention inégale que sa cause ou son intervention peut susciter ; en effet, il faut également tenir compte de la manière dont « [l]es formes mêmes de l’énonciation publique obéissent à des contraintes de rôles et d’établissement institutionnel de la crédibilité publique ». Une approche antiraciste et décoloniale des affects qui rend compte de la configuration affective dans laquelle interviennent les porte-parole met en évidence en quoi ce manque de réciprocité est entre autres nourri par la racialisation des affects. Prenons par exemple le cas de Hajar qui, en tant que femme musulmane et Noire portant un foulard, est prise en étau entre le stéréotype de la femme influençable et soumise, et celui de la femme intégriste et dangereuse (Al-Saji 2008). À travers cette racialisation affective genrée, le « pouvoir affectif » des femmes musulmanes portant un foulard, et particulièrement celui des femmes Noires musulmanes, est déjà saboté (Mugabo 2016). Par conséquent, l’incapacité de Hajar à rejoindre et à toucher le public blanc n’est pas forcément liée à un manque de persuasion de sa part ou à un manque de maîtrise du rôle de porte-parole ; elle ne peut pas être détachée de la racialisation qui lui enlève toute crédibilité et légitimité, limite son « pouvoir affectif » et la cantonne à l’affectabilité (Palmer 2017). Afin d’être en mesure d’affecter et donc d’exercer un pouvoir affectif sur l’Autre, souligne Palmer (2017), il faut d’abord être reconnu comme un Sujet dont la capacité affective a une valeur sociopolitique. Tous ces éléments font de la performance des pratiques affectives d’adaptation une tâche exténuante pour les porte-parole. Frantz admet d’ailleurs qu’il s’agit d’un travail qui « est exigeant [sur les plans] physique et mental », « à haut risque d’épuisement » et nécessite, par conséquent, « un travail sur soi… de prendre soin de soi ». Tandis que « prendre soin de soi » signifie pour certain·es de prendre parfois des pauses du rôle de porte-parole ou de mettre des limites aux sollicitations des journalistes, pour d’autres, cela nécessite de développer des pratiques affectives de protection.

Pratiques affectives de protection : porter une carapace, se contenir, ne pas ressentir

Jeevan a non seulement été porte-parole de plusieurs collectifs antiracistes, mais il a aussi formé plusieurs porte-parole au sein des mouvements sociaux de gauche à Montréal. Selon lui, parmi les témoignages

qu’on entend de la part des gens qui parlent dans les médias, c’est les gens [journalistes] qui leur disent des fois de manière condescendante : « Ah, mais tu parles français très bien ! » ou « Ah tu parles anglais très bien ! » Et c’est là qu’on a besoin d’un thick skin […] c’est-à-dire qu’il ne faut pas prendre les choses de manière trop personnelle. On a besoin d’une personnalité qui lorsque quelqu’un pose une question critique, même agressive, on ne peut pas prendre ça personnel, de rester calme.

Ainsi, selon le militant antiraciste, les porte-parole doivent développer une « peau dure » afin de garder leur sang-froid et outrepasser les microagressions (qu’elles soient volontaires ou pas) subies dans le cadre de leur travail de représentation politique. Cette pratique affective de protection a également été mentionnée par Bachir qui décrit son apprentissage de l’autocontrôle afin de ne pas « exploser » et garder son calme. Il a atteint cet autocontrôle en développant ce qu’il appelle une « couenne dure », soit une peau pleine de callosités qui a été endurcie par les coups et les épreuves subis et endurés au fil du temps. Cette expression québécoise fait référence au fait d’avoir les nerfs solides, être coriace, endurci·e, résistant·e. La couenne serait alors l’équivalent d’une barrière ou d’une armure émotionnelle censée protéger le ou la porte-parole, atténuer les chocs occasionnés par les coups et lui permettre d’endurer les interactions difficiles avec les médias et les auditeur·rices de manière générale.

Les propos de ces porte-parole font écho à ceux de militantes-chercheuses féministes antiracistes comme Gloria Anzaldúa et Audre Lorde ; alors que la première révèle que « pour faire face à la douleur et contrôler les peurs, [elle a] développé une peau épaisse » ([ma traduction] Anzaldúa 1981, 204), la deuxième écrit : « afin de résister aux intempéries, nous avons dû devenir des pierres » ([ma traduction] Lorde 1984, 158). L’exposition répétitive aux violences du travail émotionnel racialisé et genré semble donc être une condition pour développer cette « callosité affective » (Yao 2021, 16). Ce qui semble toutefois distinguer la « peau dure » ou la « couenne dure » du travail émotionnel habituel fait par les porte-parole, c’est qu’elle ne permet pas seulement de créer une distance entre ce que les porte-parole ressentent et ce qu’ils et elles affichent, mais aussi de développer un plus grand contrôle sur leur ressenti, voire de s’empêcher complètement de ressentir certaines émotions, de les refouler. Selon Xine Yao (2021, 6), « ne pas ressentir » (unfeeling) devient pour plusieurs personnes racisées « une tactique quotidienne de survie, une manière de prendre soin de soi qui est contre-intuitive » [ma traduction]. Il ne s’agit pas pour autant d’une pratique affective passive qui permet seulement d’endurer et d’encaisser les coups. Certes, se protéger peut accompagner les pratiques affectives d’adaptation permettant à la personne qui porte la parole de ne pas perdre de vue l’objectif de sa prise de parole et de ne pas se laisser affecter par l’interaction racialisée (ce qui est exprimé plus haut par Jeevan). Toutefois, à d’autres moments, cette pratique affective acquiert une teinte subversive dans la mesure où elle annonce le refus de se soumettre aux schémas affectifs imposés, ou de « s’animer » en se conformant aux besoins et aux désirs des affects majoritaires (Ngai 2005 ; Guilmette 2020). Cette « désaffection protectrice » implique de prendre le risque de s’afficher comme insensible, impassible, antipathique, antisocial ou de marbre (Yao 2021). Cela rejoint la figure de la « féministe rabat-joie » de Sara Ahmed (2017) qui refuse de participer à nourrir l’atmosphère affective raciste ou sexiste. Pour paraphraser Lauren Guilmette (2020), se désaffecter, pour certain·es porte-parole, signifie refuser de se laisser drainer pour le plaisir de son interlocteur·rice. Cela peut toutefois s’avérer coûteux pour les porte-parole racisé·es et mettre à risque leur position. Yao (2021, 4) le rappelle avec justesse : « [i]l faut être reconnu comme sympathique pour mériter la sympathie de ceux qui ont le pouvoir de sympathiser. Ainsi, les personnes marginalisées n’ont pas le luxe d’être antipathiques (ou non sympathiques) sans renoncer à l’acceptation provisoire de leur capacité d’expression affective et, par conséquent, à l’acceptation conditionnelle de leur humanité » [ma traduction]. Cela n’empêche pas certain·es porte-parole de pousser encore plus loin le refus – et le manque de sympathie – à travers des pratiques affectives de contestation.

Pratiques affectives de contestation : réhabiliter la colère, confronter, refuser

Tel que vu précédemment, Bachir se situe comme un porte-parole qui prône l’importance de la conciliation. Le militant admet néanmoins que parfois durant des entrevues il s’est permis de montrer une certaine agressivité : « Au début j’ai même été agressif, en vérité, et j’ai dit : “Je ne comprends pas, vous me posez la question, pourquoi vous me la posez ? Pourquoi c’est moi qui dois vous expliquer ce qui se passe en Iraq, ce qui se passe à Mossoul ou à Bagdad ? Je ne sais pas […] je ne connais pas ces contrées, je ne connais même pas les problèmes purement politiques […] et vous voulez que je sois porteur de…” [soupir] [sic] ». Bachir fait ici référence aux demandes que lui et son organisme ont déjà reçues de commenter des faits d’actualité liés à l’Islam ailleurs dans le monde, notamment des actes de violence commis par des musulman·es. Le porte-parole relate également une autre entrevue qui l’a particulièrement marqué, parce que le journaliste a cherché volontairement à le « piquer », l’obligeant ainsi à dévier des pratiques affectives habituelles :

Je n’ai pas arrêté [l’entrevue] tout court, mais j’ai été plutôt raide. C’est-à-dire que la façon dont les questions sont posées, c’est désinvolte, comme si je suis là pour répondre. Il m’a sorti de ma zone de confort pour me pousser vers des choses qu’il fallait que je dise. Et ça, je l’ai senti et je n’ai donc pas abondé dans son sens, au contraire. Et la preuve, lorsqu’ils ont diffusé, toute cette partie n’est pas apparue parce qu’il aurait perdu la face, c’est moi qui ai pris le dessus […] mais ça te laisse un goût désagréable [sic].

Durant cette interaction, la couenne dure que tente pourtant de développer Bachir ne l’a pas protégé de la douleur de la « piqûre ». Au lieu de confronter ouvertement le journaliste, sa réaction corporelle de raidissement a plutôt affiché son refus de coopérer et d’aller dans la direction qu’on lui imposait. Maha explique, quant à elle, qu’elle a décidé de manière préméditée de ne plus répondre aux questions sur son foulard : « j’ai décidé de ne plus répondre à cette question-là parce que ce n’est pas de tes affaires. Je veux dire… la personne qui me pose cette question, je lui dis “Mais c’est quoi que tu veux savoir vraiment ? Tu veux que je t’explique mon cheminement spirituel ? Est-ce que tu veux que je t’explique le contexte traditionnel ? C’est quoi que tu veux vraiment savoir ?” [sic] » Tout comme Bachir plus haut, Maha montre son agacement et confronte les journalistes à leurs propres questions, non seulement en leur demandant de les justifier, mais aussi en démontrant leur absurdité ou leur impertinence. Ne pas répondre et refuser de coopérer est également une stratégie adoptée par Ashanti, militante afro féministe qui, en participant à une entrevue à propos de la Loi 21, a fait face à un journaliste qui a insisté pour l’interroger sur le vandalisme de la statue de Sir McDonald à Montréal, qui avait eu lieu quelques jours plus tôt :

Le dude [parlant du journaliste] a trouvé ça bon, au lieu de me parler des enjeux pour lesquels on était là, de me poser une question sur le vandalisme de la statue, parce qu’il voulait que je condamne. J’ai dit que je n’allais pas répondre, que j’étais là pour dénoncer la Loi 21. Il m’a reposé la question, j’ai dit que je ne veux pas répondre et puis, à la fin, je ne sais même pas si c’est passé [à la télévision] ou s’ils ont juste coupé ça, mais il y a des choses aussi sur lesquelles je ne veux pas faire de compromis.

Que ce soit en interrogeant les journalistes sur les objectifs de leurs questions ou en annonçant leur intention de ne pas répondre, ces porte-parole font preuve de défiance et refusent de participer à l’échange. Les pratiques affectives de contestation se caractérisent par un refus de coopérer à certaines interactions et ainsi de laisser transparaître des affects qui discordent et s’écartent de l’image du ou de la porte-parole comme diplomate et médiateur·rice dont l’objectif est « de donner une chance à la paix » (Benoit-Barné et Zoghlami 2018, 88). Ces pratiques affectives de contestation, qui sont nettement moins présentes que les autres, révèlent ainsi les désirs transgressifs et ambivalents de porte-parole pris entre la conception normative de leur rôle et leur volonté de bousculer le statu quo et le déni du racisme. Ainsi, contrairement aux pratiques de sensibilisation, de conciliation et de protection, elles constituent chez la majorité des porte-parole des écarts temporaires et exceptionnels qui surviennent lorsque les journalistes, dans les mots de Bachir, « poussent trop loin le bouchon ». Cette exceptionnalité se révèle d’ailleurs dans le témoignage d’Ashanti, qui considère que ses pratiques affectives de contestation constituent la preuve qu’elle n’a pas les « aptitudes » d’une porte-parole. La militante croit que son incapacité à « faire des compromis » et « sa forte personnalité » ne font pas d’elle une « porte-parole professionnelle » ; elle s’estime plutôt une porte-parole « par accident ».

Des pratiques affectives de racialisation complémentaires et ambivalentes

Le fardeau de la représentation est une notion qui, bien que couramment employée, n’a été que très peu étudiée. Elle relève du savoir commun : tout le monde sait ce que cela veut dire et à quel type d’expérience elle fait référence. Les recherches en Cultural Studies ont ainsi fait le lien entre l’importance du fardeau et la tension qui découle de la double signification – politique et symbolique – de la notion de « représentation » (Gilroy 1989). En outre, plusieurs artistes et intellectuel·les Noir·es, comme James Baldwin, bell hooks et Stuart Hall, l’ont employée pour qualifier l’expérience d’être une minorité dans le domaine artistique ou universitaire et les multiples injonctions qui en découlent. Par conséquent, non seulement l’association entre sous-représentation et fardeau n’est plus à démontrer, mais le racisme structurel a déjà été désigné comme un des éléments qui alimentent ce fardeau chez les minorités raciales (Mercer 1990 ; 1994 ; Puwar 2004 ; Feng 2020). Parallèlement, plusieurs recherches sur les pratiques de représentation des porte-parole de mouvements sociaux pour la justice sociale ont désigné l’asymétrie d’accès aux espaces de visibilité et l’inégalité des ressources comme constitutives du fardeau (Millette 2013 ; Juhem et Sedel 2016). Cette littérature sur la représentation des porte-parole montre d’ailleurs la complexité de ce rôle et les multiples injonctions auxquelles ils doivent répondre. Néanmoins, bien que la performance corporelle des porte-parole soit reconnue comme constitutive du processus de représentation et un des médiums par lequel la représentation s’accomplit et sa crédibilité est évaluée (Sedel 2016 ; Benoit-Barné et Zoghlami 2018), l’expérience de la représentation incarnée – telle que vécue par le corps – n’a été que peu examinée.

Par conséquent, en tenant compte de la « politique du corps » (Mills 2022)[13] et de la capacité des émotions à nourrir l’action (Massumi 1995 ; Ngai 2005), cet article comble un angle mort dans la littérature et révèle les pratiques affectives de racialisation qui sous-tendent ce qui est communément décrit comme un sentiment « de fardeau de la représentation ». Par pratiques affectives de racialisation, je désigne l’ensemble des pratiques affectives routinières ou improvisées, contraintes ou volontaires, conscientes ou inconscientes, auxquelles ont recours les porte-parole de l’antiracisme afin de négocier une relation de représentation raciale qui est caractérisée, d’une part, par un déni du racisme et, d’autre part, par un décalage affectif qui les sépare de leur auditoire blanc.

L’analyse des entretiens a révélé quatre pratiques affectives. D’abord, des pratiques affectives de sensibilisation (1) qui sous-tendent l’effort investi pour attirer l’attention du groupe majoritaire, provoquer chez lui une réaction et créer avec lui une connexion. Par conséquent, il s’agit de pratiques orientées vers le public majoritaire blanc dans lesquelles les porte-parole partagent leurs affects et ceux de « leurs groupes », avec le souhait d’élargir les frontières de leurs communautés affectives afin que celles-ci ne soient pas uniquement formées par les personnes qui subissent la violence raciale. Se situant dans la continuité des pratiques affectives de sensibilisation, les pratiques affectives d’adaptation (2) regroupent des pratiques où les porte-parole, conscient·es des limites de la portée affective de leur message, cherchent à adapter leur réponse affective afin qu’elle soit mieux reçue par le public blanc. Certain·es vont endosser le rôle de médiateur·rice qui doit « décompresser » et « désamorcer » des situations tendues, ou encore jouer le rôle de « traducteur·rice-pédagogue ». Ces contraintes affectives illustrent, par conséquent, « les paramètres émotionnels et discursifs de l’expression mis en place par les systèmes et les structures racialisés » ([ma traduction] Mahrouse 2018, 485). Elles poussent les représentant·es à performer, autocensurer, gérer ou adapter leurs émotions afin que celles-ci correspondent aux « règles du sentiment » prédéterminées par les normes sociales de la majorité blanche (Hochschild 2003). Ces pratiques sont néanmoins coûteuses psychologiquement. En plus d’être épuisantes dans la durée, elles ne réussissent pas à combler le décalage affectif qui sépare les porte-parole racisé·es des personnes qu’ils et elles cherchent à rejoindre ; d’où la nécessité de pratiques affectives de protection (3). Ces dernières impliquent de créer un faux sentiment de détachement et de développer une carapace – une « callosité affective » – pour ressentir avec moins d’intensité les impacts affectifs de la violence raciale. Ces pratiques de protection sont alors des pratiques de préservation que certain·es porte-parole emploient pour ne pas donner accès à leur vulnérabilité. Alors que les pratiques d’adaptation sont en continuité avec celles de sensibilisation, les pratiques de protection semblent plutôt en tension avec ces deux dernières. En effet, comment sensibiliser, toucher et transmettre une émotion qu’on essaie justement de cacher ? Sensibiliser – comme le fait Hajar par exemple – signifie donner accès à une vulnérabilité – soit admettre qu’il y a une douleur et demander que l’Autre la perçoive, la reconnaisse et la partage. Or, les pratiques affectives de protection servent plutôt à masquer cette vulnérabilité-là. Yao (2021) y voit d’ailleurs une forme « d’opacité affective » – perçue de l’extérieur comme une insensibilité ou une apathie – qui est une forme de défiance et de désaffection protectrice. Il est donc possible de voir dans certaines pratiques de protection une sorte de renoncement à la sensibilisation. Néanmoins, Sammy, un des porte-parole rencontrés, tente de concilier protection et sensibilisation en dissociant son rôle de porte-parole (personnage public) de la personne qu’il est dans la vie quotidienne : « J’ai créé deux pages Facebook, donc des différences pour moi c’est évident [rire], ils ne disent pas la même chose mes deux personnages. Non seulement il y a une différence, mais c’est mon mécanisme de défense. » Ainsi, à la suite des menaces qu’il reçoit régulièrement après ses interventions au sujet du racisme, « ma défense, c’est : “Ils ne s’adressent pas à moi […] ils s’adressent au gars qu’ils voient à la télé”. » Cette dissociation permet à Sammy de négocier le tiraillement entre la nécessité de sensibiliser, d’un côté, et de celle de se protéger, de l’autre. Les pratiques affectives de contestation (4) poussent encore plus loin la protection de soi et sont également en tension (parfois même en contradiction) avec la sensibilisation et l’adaptation. Elles vont dans le même sens qu’Anzaldúa quand elle dit : « ceux dont je ne veux pas, je les affame ; je ne les nourris ni de mots, ni d’images, ni de sentiments » ([ma traduction] citée dans Yao 2021, 17). En effet, les pratiques affectives de contestation impliquent de refuser de se conformer aux schémas affectifs établis en prenant le risque de décliner des entrevues ou encore d’interrompre les questions intrusives ou déplacées. Contester veut également dire mettre des limites et afficher parfois des expressions qui ne cadrent pas avec ce qui est attendu de la part de porte-parole : colère, agressivité, impassibilité. Par ailleurs, cette impassibilité se distingue de celle qui est affichée lors des pratiques affectives de protection. Elle va plus loin que la quête de protection pour annoncer le refus de participer à l’interaction. Elle exige et impose une redéfinition des termes de la relation raciale dans laquelle les porte-parole sont engagé·es. Néanmoins, les pratiques affectivement contestatrices demeurent un écart à la norme, une déviation, un glissement peu souhaitable. Elles peuvent en effet occasionner une rupture dans le rôle de « pont », priver les porte-parole de leurs tribunes, les empêchant ainsi de porter les paroles de leurs « communautés affectives ».

Pour conclure, il transparaît que ces différentes pratiques affectives sont à la fois complémentaires et en tension. Elles sont complémentaires parce qu’elles sont employées par les porte-parole à des moments différents, selon les exigences de la situation de représentation dans laquelle ils et elles se trouvent, et en tension, puisqu’elles révèlent une ambivalence des porte-parole vis-à-vis leur rôle : entre d’un côté ce qu’ils et elles considèrent être leur rôle de médiateur·rices et de traducteur·rices et, de l’autre, leur volonté de bousculer le statu quo et les « règles du sentiment » dominantes. En examinant et en articulant ces pratiques, d’une part cet article contribue à documenter comment l’accès des corps racialisés aux espaces politiques, lorsqu’il n’est pas formellement interdit, peut être assujetti à de multiples restrictions qui contraignent leur corps à correspondre aux normes affectives majoritaires. D’autre part, cette recherche amène un éclairage inédit sur des stratégies de résistance émotionnelle mises en place par des porte-parole qui, malgré leur statut, se permettent de revendiquer l’inconfort, ne cherchent pas la reconnaissance des sentiments ou leur légitimation par la majorité blanche et marquent une rupture avec les politiques de la respectabilité affective. D’ailleurs, de l’avis de la majorité des porte-parole interviewé·es, il ne semble pas y avoir de pratique affective gagnante qui leur garantirait de rejoindre « affectivement » leur auditoire. En effet, cela semble plutôt dépendre de la bonne volonté de cet auditoire et de sa capacité à enlever ses « oeillères », pour reprendre une métaphore d’Al-Saji (2014), ou ses barricades affectives, d’accepter de se remettre en question et, ultimement, de se laisser affecter.