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L’islam et les personnes musulmanes ont beaucoup occupé le débat public québécois au cours des dernières décennies (Helly 2004b ; Bilge 2010 ; Bakali 2015 ; Celis et al. 2020). Si cette attention politique et médiatique a eu pour effet de mobiliser différents acteurs en appelant à la réduction des obstacles vécus par ces personnes, au premier chef par celles de descendance arabe, impossible d’ignorer la polarisation et la stigmatisation sans précédent des premiers intéressés qu’elle a suscitées au sein de l’espace public[2]. Rompant avec l’idéal méritocratique sur lequel est censée reposer l’inclusion des migrant·es au sein de la société québécoise (Misiorowska 2016), des communautés entières ont été réduites à des problèmes d’intégration du fait de leurs origines, quand elles ne sont pas carrément reléguées au statut de menace à la sécurité publique (Antonius 2008).

Stigmatiser des individus en leur attribuant des caractéristiques négatives – ou exceptionnellement positives – n’a pas des conséquences que sur l’image de soi, mais se répercute aussi sur les possibilités professionnelles (Goffman 1963 ; Major et O’Brien 2005 ; Alter 2018). Cela est particulièrement vrai pour ce qui est de l’insertion en emploi des professionnel·les de confession musulmane ou appartenant à une culture marquée par l’islam. Mais qu’en est-il des personnes qui ont objectivement réussi, c’est-à-dire qui sont désormais cadres ou à la tête de leur entreprise : vivent-elles toujours une telle stigmatisation ? Pour répondre à cette question, nous avons rencontré un échantillon varié de gestionnaires. Si certain·es se définissent comme des pratiquant·es assidu·es, d’autres se voient plutôt lié·es à l’islam par certains aspects culturels (le calendrier, les pratiques alimentaires, l’éthique, etc.) du fait de leur appartenance à un groupe ethnique[3]. Cela importe peu, en fait, puisque c’est moins leur pratique de l’islam qui nous intéresse que la perception qu’en ont les « autres » en organisation. Qui plus est, ce sont les stratégies individuelles qui marquent la course à obstacles que constitue leur parcours professionnel qui sont abordées ici, afin de mieux saisir leurs manières de répondre aux normes sociales qui les sous-tendent.

La littérature : entre discrimination à l’embauche et promesses de mobilité sociale

Si la présence musulmane en Amérique du Nord est aussi vieille que la colonisation, les premières personnes musulmanes étant des esclaves provenant de l’Afrique de l’Ouest (Diouf 2013), elle se fait plus importante au Canada à compter des années 1980, en particulier dans les grandes régions de Montréal et de Toronto (Helly 2004a ; Asal 2017). Cette croissance numérique s’accompagne d’une panoplie de difficultés professionnelles partagées par les membres de ce groupe pourtant assez peu homogène (Castel 2010). Déjà en 2001, leur insertion professionnelle se révélait difficile avec un taux de chômage de l’ordre de 14,4 % à l’échelle canadienne (contre 7,4 % pour l’ensemble de la population) et de 20,0 % à l’échelle québécoise (contre 6,9 % pour l’ensemble de la population) (Statistique Canada 2004), et ce, malgré un niveau de scolarisation supérieur à la moyenne nationale. Si les enjeux relatifs à la déqualification et/ou à la surqualification professionnelle des personnes immigrantes y sont inévitablement pour quelque chose (Béji et Pellerin 2010 ; Boulet 2012 ; Salamanca Cardona 2018 ; Cornelissen 2021), ce n’est pas le seul facteur en cause. Les données récentes sur la participation à l’emploi des personnes musulmanes canadiennes ne démontrant pas de recul significatif de ces taux (Kazemipur 2014 ; Khattab, Miaari et Mohamed-Ali 2020), il importe de s’y attarder davantage.

Accès à l’emploi et discrimination à l’embauche

Un grand nombre d’expert·es (dont Pager et Shepherd 2008) s’entendent sur le caractère incontournable des études semi-expérimentales de terrain pour confirmer avec une plus grande exactitude la présence et l’intensité de la discrimination à l’embauche vécue par un groupe donné. Le coeur de cette méthode – plus fréquemment connue sous le nom de test de discrimination (testing) ou audit par couples – consiste à mesurer le traitement différentiel réservé par les employeur·euses à certaines catégories d’employé·es à partir d’observations in situ impliquant soit l’envoi de CV fictifs ou encore l’embauche d’acteurs chargés de postuler en personne. Cinq grandes enquêtes de ce type recoupant notre objet d’étude ont été menées au Québec au cours de la dernière décennie (Eid 2012 ; Brière, Fortin et Lacroix 2016 ; Beauregard, Arteau et Drolet-Brassard 2019 ; Boudarbat et Montmarquette 2020 ; Beauregard 2021). Bien que s’attardant à des groupes ethniques (notamment les Arabes et les Maghrébins) et non à des religions (dont l’islam), ces enquêtes permettent tout de même d’approximer l’étendue des discriminations vécues par les personnes musulmanes au Québec, elles qui doivent envoyer, en moyenne, de 1,6 à 2,1 fois plus de CV que les membres du groupe ethnique majoritaire pour obtenir un entretien d’embauche (Beauregard 2021).

Si ces testings donnent un aperçu de l’étendue des discriminations auxquelles les personnes musulmanes font face, ils demeurent muets sur les motifs qui les sous-tendent. Comment justifier un tel écart aux principes méritocratiques pourtant si chers à la société libérale qu’est le Québec ? Pour répondre à cette question, ce sont davantage des entretiens qualitatifs ou des sondages sur les perceptions de personnes recruteuses, conseillères en emploi ou tout simplement musulmanes (au sens religieux comme culturel) qui sont requis. Quelques études de nature exploratoire s’avèrent éclairantes à cet égard (notamment Vatz-Laaroussi 2008 ; Arcand, Lenoir-Achdjian et Helly 2009 ; Cadotte-Dionne 2009 ; Lenoir-Achdjian et al. 2009 ; Brahimi 2011 ; Eddaimi 2012 ; Forcier 2014 ; Deslauriers 2017 ; Otmani 2021). En plus de s’attarder aux barrières bien connues auxquelles une large part des personnes immigrantes se butent, ces études pointent vers un certain nombre de stéréotypes et de préjugés négatifs avec lesquels les personnes musulmanes – ou identifiées comme telles – sont plus particulièrement aux prises sur le marché du travail. Par exemple, ces personnes seraient repliées sur elles-mêmes, refuseraient de s’adapter aux normes de la majorité, nuiraient à la cohésion organisationnelle en raison de demandes d’accommodement ou, pire, feraient fuir les client·es (Cadotte-Dionne 2009 ; Lenoir-Achdjian et al. 2009 ; Eddaimi 2012 ; Forcier 2014). Inutile de dire que ces prêts-à-penser, qui renvoient beaucoup plus à l’imaginaire collectif qu’aux faits, laissent entrevoir une part du fonctionnement implicite de l’islamophobie.

Accès à la promotion et à des postes de leadership

Bien qu’émergente en contexte anglo-saxon, la recherche sur les gestionnaires de confession musulmane (Shah et Shaikh 2010 ; Chraibi et Cukier 2017 ; Tariq et Syed 2017 ; Arifeen et Syed 2020) est quasi inexistante au Québec. Les travaux actuels s’avèrent néanmoins riches en enseignements. Par exemple, une recherche menée par Radia Chraibi et Wendy Cukier (2017) auprès de 15 dirigeantes musulmanes des régions de Toronto et d’Ottawa révèle que les femmes qui rendent visible leur identité religieuse – en portant le foulard, en pratiquant la prière selon l’horaire islamique, en s’abstenant de consommer de l’alcool ou en jeûnant lors du mois de Ramadan – sont plus fréquemment la cible de commentaires méprisants. Ce faisant, elles doivent redoubler d’efforts pour faire leurs preuves sous le regard pas toujours bienveillant de leurs collègues et supérieur·es. La majorité d’entre elles n’associent toutefois pas les difficultés rencontrées à la foi islamique, mais à leur altérité ethnique ou de genre. Elles nomment plutôt leur adhésion à l’islam, à son éthique et à ses valeurs comme facteur explicatif de leur succès malgré les obstacles rencontrés. Conséquemment, plusieurs n’hésitent pas à afficher leur différence et à revendiquer un espace pour pratiquer leur religion au travail.

Dans la même veine, une recherche menée auprès de 37 professionnelles pakistanaises immigrantes de seconde génération permet de remarquer un régime d’inégalité persistant au sein des organisations britanniques du fait que, encore aujourd’hui, les règles du jeu sont pensées en prenant l’homme blanc pour référence. Selon Shehla R. Arifeen et Jawad Syed (2020), il en découle trois types d’attentes à l’égard des gestionnaires musulmanes : qu’elles puissent participer à des rencontres sociales liées au travail en dehors des heures de bureau et de l’environnement de travail (y compris dans des lieux qui servent de l’alcool) ; qu’elles se conforment aux manières d’être et de faire de la majorité (White behavior), qu’il s’agisse de la façon de bavarder, de plaisanter ou de se divertir ; et qu’elles agissent suivant des attitudes traditionnellement associées à la masculinité, avec tout ce que cela implique potentiellement en termes d’agressivité, d’affirmation de soi et de capacité à riposter. Ces attentes illustrent bien le travail d’adaptation doublement exigeant pour bon nombre de cadres musulmanes et sa nature potentiellement discriminatoire pour qui refuse de suivre de telles règles du jeu.

En somme, les études précitées sont toutes fertiles en analyses et conclusions pour mieux comprendre les difficultés d’insertion professionnelle des gestionnaires de confession musulmane. Toutefois, l’absence d’études sur cette question en contexte québécois, jumelée au peu d’analyses qui s’intéressent expressément à la progression en emploi que vivent les professionnel·les musulman·es hautement qualifié·es, justifient la présente recherche et sa nature essentiellement exploratoire.

Cadre théorique : le cheminement en carrière dans l’ordre négocié des organisations

Pour nous éloigner de tout essentialisme et considérer la pluralité des trajectoires des gestionnaires rencontrés, nous privilégions une approche hybride où profil et décisions personnelles s’entremêlent avec stigmatisation et exclusion de nature islamophobe. Ce faisant, nous plongeons au coeur même des rapports majoritaires–minoritaires et des frontières qu’ils maintiennent, et ce, malgré les fluctuations et allers-retours qui définissent ces rapports nécessairement dynamiques (Juteau 2015).

Modèle conceptuel et hypothèses de départ

Le point de départ de l’analyse est l’étude des possibilités, pour les répondant·es, de faire progresser leur carrière en contexte québécois. Résolument individualiste sans être pour autant individuelle, notre approche n’évacue en rien les contraintes et les obstacles vécus en fonction de traits ethnoraciaux (noms et prénoms, accent, phénotype, etc.) ou religieux (pratiques, discours, symboles, etc.) des sujets. Elle les articule plutôt dans une optique interactionniste en ce qu’elle pose que chaque étape d’une trajectoire professionnelle se négocie en situation à partir des ressources qui sont celles de l’acteur et du sens que donnent les autres de la mobilisation de ces ressources (Blumer 1969 ; Strauss 1978). Pour bien faire ressortir l’articulation des dimensions individuelles et collectives des trajectoires à l’étude, nous nous appuierons principalement sur les travaux des sociologues Erving Goffman (1963), Norbert Alter (2018), et Vincent de Gaulejac, Fabienne Hanique et Pierre Roche (2007), ainsi que sur ceux du psychologue social Albert Bandura (1997 ; 2006). La figure 1 représente cette rencontre des parcours individuels avec les entraves de l’environnement.

Figure 1

Trajectoires et entraves au développement professionnel

Trajectoires et entraves au développement professionnel
Conception : auteurs

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Cette figure met en évidence le travail effectué par les répondant·es pour atteindre leurs objectifs professionnels de même que les entraves pouvant se dresser tout au long de leur parcours. D’une part, la ligne du haut correspond aux ressources qu’ils peuvent mobiliser – leurs compétences, leurs réseaux socioprofessionnels et leur imaginaire stratégique (sens du jeu) – pour tailler leur place et surmonter les obstacles de la ligne du bas. Bien que l’usage qui est fait de ces ressources varie d’une personne à l’autre, ces ressources sont nécessairement à l’oeuvre dans le parcours des répondant·es, sans quoi elles et ils n’occuperaient pas un poste de gestionnaire, poste qui exige de veiller à la planification, à l’organisation, à la direction et au contrôle des activités au sein de l’entreprise (Déry, Pezet et Sardais 2020). D’autre part, les entraves identifiées à la ligne du bas – soit la stigmatisation, les normes liées au rôle et la compétition – sont issues de la littérature recensée plus tôt, bien qu’elles constituent ici des hypothèses demandant d’être confirmées ou infirmées. Pour ce qui est des flèches, la ligne droite du haut renvoie à une trajectoire professionnelle idéale, sinon idéalisée, permettant à l’individu de parvenir à son plein développement professionnel. Cette trajectoire idéale est nécessairement marquée par les ressources à la disposition des répondant·es. Quant à la ligne courbe, elle correspond à l’action de nos hypothèses d’entraves qui peuvent marquer et surtout affecter la trajectoire des répondant·es. L’extérieur du cadrage correspond aux conséquences de cette rencontre entre la trajectoire idéale et les entraves sur le développement ou le déclassement professionnel.

En somme, les relations établies à la figure 1 entre les possibilités et les entraves relèvent d’un travail théorique. En effet, intégrer une perspective interactionniste (Goffman 1963 ; Alter 2018) permet de concevoir l’ordre social et les processus d’exclusion comme une construction – y compris des croyances, des attentes normatives et des routines relationnelles qui y conduisent – qui se joue dans les relations sociales plutôt que relevant d’un système impersonnel. De même, adopter une perspective psychosociale (Bandura 1997 ; 2006 ; De Gaulejac, Hanique et Roche 2007) permet de tenir compte de l’agentivité des personnes interrogées, de leur capacité à transcender leur environnement pour développer de nouvelles compétences, mobiliser des ressources et élaborer des stratégies. Cette négociation interactive de l’ordre socio-organisationnel par les agent·es permet également de considérer l’islamophobie comme un cadre cognitif construit en situation, c’est-à-dire un ensemble de croyances induisant des pratiques elles-mêmes à l’origine d’enjeux et de défis pour les principales personnes concernées.

L’islamophobie comme cadre cognitif

Les obstacles discutés jusqu’ici prennent un sens particulier lorsque ce sont des individus s’affichant comme musulmans, ou à qui cette identité est assignée, qui les vivent. Après tout, la méfiance à leur égard demeure l’une des plus prégnantes parmi les groupes religieux minoritaires présents au Canada et, plus encore, au Québec (Wilkins-Laflamme 2018). De ce fait, nous concevons l’islamophobie non pas comme une simple peur de l’islam et des musulman·es, mais bien comme un ensemble d’idées favorisant l’altérisation des personnes musulmanes ou associées à l’islam, la méfiance à leur égard et, ultimement, leur exclusion sociale, y compris l’accès aux ressources et aux postes les plus convoités (Hajjat et Mohammed 2013 ; Meer 2013 ; Garner et Selod 2015). Plus simplement, dans l’islamophobie, « [r]eligion is “raced,” and Muslims are racialized » (Vakil 2010, 276). En conséquence, les différentes pratiques propres à l’islam – les rituels liés à la prière individuelle ou collective, les jours de jeûne, le calendrier des fêtes, les codes vestimentaires, les interdits alimentaires ou encore l’économie des relations de genre (Bouma et al. 2003) – sont conçues comme des marqueurs d’altérité scellant l’appartenance à un groupe « dangereux » dont le comportement est déterminé par sa foi, en tout lieu et en tout temps. « L’Autre, dans cette perspective, est ressenti comme n’ayant aucune place dans la société des racistes, il est perçu comme la négation de ses valeurs ou de son être culturels » (Wieviorka 1998, 32).

Cela dit, l’expression de l’islamophobie comme forme de racisation reposant sur la religion n’est possible qu’à l’intérieur d’un certain ordre social, soutenu par un certain contrat moral qui contredit pourtant la méritocratie (Mills 2014), qui rend invisibles ou banaux les actes de stigmatisation islamophobe aux yeux de la majorité non musulmane[4]. Dans les faits, cet ordre des choses « implies that the consciously or unconsciously felt security of belonging to the group in power, plus the expectation that other group members will give (passive) consent, empowers individual members of the dominant group in their acts or beliefs against the dominated group » (Essed 2002, 182). L’islamophobie du quotidien, à laquelle nous nous référerons aussi comme islamophobie implicite, tacite ou inconsciente (Bertrand, Chugh et Mullainathan 2005 ; Agerstrom et Rooth 2009 ; Martín-Muñoz 2010), est donc l’expression courante, subtile, d’un rapport de pouvoir entre majorité et minorité à travers des discours, des pratiques et des actes qui visent à discréditer l’islam et les individus qui y sont associés ou que l’on suppose y être associés, ce qui implique inévitablement un croisement des identités religieuse, ethnique et « raciale ».

Méthodologie : l’entretien compréhensif

Après l’approbation d’usage par le comité d’éthique de la recherche de HEC Montréal, le recrutement des participant·es s’est déroulé par le réseau d’interconnaissances des chercheurs – soit dans un premier temps au moyen d’invitations individualisées par courriel ou téléphone, puis par une annonce générale sur la page d’accueil du profil LinkedIn des chercheurs. Reprenant le principe classique de l’échantillonnage par boule de neige, la majeure partie des interviewé·es nous ont mis en contact avec d’autres gestionnaires de leur réseau (Heckathorn 1997). Pour être admissibles, les participant·es devaient répondre à trois critères : être citoyen·ne ou résident·e permanent·e canadien·ne de plus de 18 ans ; s’identifier comme musulman·e ou comme membre d’une culture marquée par l’islam ; et exercer ou avoir exercé dans les cinq dernières années une fonction de cadre (p. ex. : président·e, directeur·rice, coordonnateur·rice, gérant·e, chef·fe de service, chef·fe d’équipe, superviseur·euse) dans une organisation établie au Québec.

La sélection des participant·es

L’échantillon final, tel que l’illustre le tableau 1, est composé de 21 personnes (11 hommes et 10 femmes, dont une seule porte un couvre-chef sous forme de turban). Leur rapport à l’islam est très contrasté, une majorité s’affichant volontiers comme adhérent·es de cette foi (n = 15) alors que les autres décrivent ce rapport comme relevant davantage d’un héritage culturel (n = 6). Une seule personne n’est pas immigrante, bien que deux soient arrivées au Québec alors qu’elles avaient moins de dix ans. Vu la composition démographique des communautés musulmanes francophones au Québec (langue d’usage des chercheurs), c’est sans surprise que la majorité des répondant·es sont d’origine maghrébine (n = 15). La plupart des interviewé·es sont des gestionnaires chevronné·es, avec en moyenne 13 ans d’expérience en gestion. Parmi ces individus, il y a 4 haut·es dirigeant·es, 7 cadres intermédiaires, 3 cadres opérationnel·les et 7 entrepreneur·euses.

Tableau 1

Principales caractéristiques des gestionnaires rencontré·es

Principales caractéristiques des gestionnaires rencontré·es

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La collecte de données repose sur des entretiens compréhensifs. Ce type d’entretiens favorise une meilleure personnalisation des questions en fonction des répondant·es. À ce titre, l’entretien compréhensif donne davantage de liberté au répondant en lui permettant d’« exposer ses raisons concernant ses représentations » (Pascal 2010). Parallèlement, le chercheur doit s’adapter constamment, en particulier en fonction de ce que les interviewé·es considèrent être le plus important. Ainsi, c’est l’entretien plus qu’une grille prédéfinie qui dicte les questions (Kaufmann 2016). Bien qu’il comporte son lot d’avantages et qu’il soit adapté au type de recherche que nous avons menée, l’entretien compréhensif rend plus complexe toute généralisation des données colligées auprès d’interviewé·es divers. D’où la nécessité d’une certaine prudence dans l’interprétation des données.

Le déroulement des entretiens

L’ensemble des entretiens s’est déroulé entre septembre 2020 et janvier 2021 par visioconférence (ZOOM ou TEAMS), par téléphone ou en personne. Leur durée a varié de 30 à 90 minutes. Le chercheur principal était présent pour l’ensemble des entretiens, tandis que le second chercheur s’est joint à la majorité de ceux-ci. Les entretiens se sont déroulés chaque fois en quatre parties. La première visait à présenter la recherche, son cadre éthique et les chercheurs, à mettre les interviewé·es en confiance au sujet des finalités de la recherche, à répondre à leurs questions et à recueillir leur consentement. La seconde partie abordait une série de questions sur l’exercice de leurs fonctions en tant que gestionnaire, en insistant plus particulièrement sur le déroulement de leurs relations humaines quotidiennes avec les client·es, les sous-traitant·es, les collègues et les supérieur·es (selon leur situation respective). La troisième partie s’attardait à l’identification à l’islam des enquêté·es (y compris leur manière de le définir) et aux enjeux que soulève l’adhésion ou la « suspicion » d’adhérer à l’islam en milieu de travail. Enfin, l’entretien se concluait par une série de questions sociodémographiques à des fins d’échantillonnage.

Avec l’accord des participant·es, l’ensemble des bandes audio ont été transcrites sous forme de verbatim. Lors de la retranscription, toute référence à leur identité, à celle de tiers leur étant liés ou à l’organisation pour laquelle elles ou ils travaillent a été remplacée par des pseudonymes. Les seuls renseignements qui permettent de situer approximativement les identités sociales des enquêté·es sont ceux que l’on retrouve au tableau 1.

L’analyse de contenu thématique

Afin de faire sens de la masse de données accumulées au fil des entretiens, nous avons choisi de mener une analyse thématique de contenu au moyen du logiciel NVivo. Se fondant sur une lecture rigoureuse, à défaut d’être entièrement reproductible, cette analyse vise à déceler des régularités au coeur même du discours des acteurs au moyen du codage (ou de la catégorisation) d’unités thématiques (Bardin 1977). En cohérence avec notre cadre conceptuel, notre codage a été opéré de manière heuristique en deux temps. Dans un premier temps ont été identifiés tous les passages mettant en scène des facteurs venant entraver ou favoriser le développement professionnel des enquêté·es – qu’ils soient ou non liés à l’islam – de même que les stratégies individuelles permettant de répondre aux entraves et d’optimiser les ressources à leur disposition. Dans un deuxième temps, ces facteurs ont été mis en parallèle avec les aspirations de chaque personne rencontrée afin d’identifier l’impact qu’ils ont eu sur son développement ou son déclassement professionnel. C’est donc à la lumière de ces deux lectures des données – la première synchronique, la seconde diachronique – que sont présentés les résultats qui suivent.

Résultats : des entraves islamophobes aux stratégies individuelles

D’entrée de jeu, il importe de préciser que l’expérience vécue par les personnes gestionnaires musulmanes rencontrées est très variable. Pour certaines, les entraves à leur progression en carrière sont nombreuses et la stigmatisation constitue une réalité incontournable qui se déchaîne au gré des soubresauts médiatiques ou des questionnements de supérieur·es, de collègues ou de client·es les altérisant. Cela constitue ainsi une trame de fond qui complexifie leur parcours professionnel, d’une manière néanmoins très variable d’une personne à l’autre. Inversement, d’autres interviewé·es connaissent un parcours relativement linéaire dans lequel la stigmatisation occupe très peu de place, en ce sens qu’elle ne se manifeste jamais ou que ces professionnel·les refusent d’adopter la lunette de la discrimination pour analyser ce qui s’y apparente parfois. Se pose donc la question des motifs de cette variabilité des expériences de travail et des conséquences sur celles et ceux qui en sont l’objet.

Pour y arriver, nous nous proposons de saisir la forme des obstacles auxquels les répondant·es se butent, y compris chez des individus pour qui l’identité islamique a très peu d’importance ou qui ne l’affichent pas ouvertement, tout autant que les stratégies mises de l’avant pour répondre à l’activation du stigmate. À la lumière de cette dialectique possibilités–entraves, une typologie en quatre trajectoires est proposée afin d’identifier différents cheminements possibles.

Les entraves les plus courantes : l’islam comme marqueur

L’analyse des entretiens permet de voir se déployer la manière dont la stigmatisation, les attentes liées au rôle et les dynamiques de compétition s’activent pour barrer la route à certaines personnes de confession musulmane désireuses de bien jouer leur rôle de gestionnaire, de progresser en carrière (dans la même organisation ou dans une autre leur offrant plus de possibilités), ou encore de développer leur propre entreprise. Chaque élément mérite d’être explicité.

L’impact de la stigmatisation au travail – Reprenant la littérature sur les discriminations (ex. : Van Laer et Janssens 2011 ; Jones et al. 2017), il est possible de relever deux types de stigmatisation déjà bien documentés, à savoir la flagrante et la subtile. Les formes flagrantes impliquent un traitement différentiel, injuste, intentionnel et facilement identifiable par celles et ceux qui ne correspondent pas à la norme. Autrement dit, les signes qui lient l’individu à une identité islamique réelle ou présumée sont volontairement utilisés pour l’altériser et, potentiellement, l’exclure. Les propos des interviewé·es permettent de l’illustrer de plusieurs façons.

Une première forme de stigmatisation flagrante consiste à remettre en cause le professionnalisme d’un·e employé·e ou sa capacité à réaliser une tâche sur la simple base de son appartenance religieuse réelle ou alléguée. Ainsi, une gestionnaire musulmane serait incapable de recruter du personnel ou de nouveaux fournisseurs puisqu’elle veut « amener son peuple ici » (Amani, cadre opérationnelle). Ou encore, elle ne serait « plus une fille d’équipe » (Maryam, cadre intermédiaire) parce qu’elle refuse de participer à certaines activités (comme faire de la tyrolienne à 40 degrés en plein jeûne du mois de Ramadan). Le stigmate se reconnaît ici du fait que la religion islamique est essentialisée et que ces femmes sont considérées comme entièrement déterminées par un « script » comportemental de nature communautaire ou religieuse. La critique de l’altérité masque pourtant une méconnaissance profonde des obstacles que posent les pratiques organisationnelles en place au moment d’inclure d’autres groupes ethniques.

Une seconde forme de stigmatisation flagrante consiste à présumer que non seulement la personne demandera des accommodements de nature religieuse, mais qu’accepter une pratique religieuse en entraînera nécessairement d’autres dans une forme de crescendo ritualiste. Ainsi, une jeune femme raconte qu’un ancien supérieur, en apprenant qu’elle jeûnait au mois de ramadan, lui a rétorqué : « ah oui, mais en tout cas, on est chanceux que tu ne nous arrives pas avec le voile » (Katia, entrepreneuse). Un autre a vu la demande d’un stagiaire – qui souhaitait prier discrètement au bureau – traitée comme une bombe à retardement, « un tabou, un sujet vraiment auquel le gestionnaire ne voulait même pas toucher » (Abdallah, cadre opérationnel) de peur que la décision rendue affecte négativement sa carrière. Les ajustements – réels ou potentiels – aux besoins spirituels des employé·es musulman·es sont donc fréquemment appréhendés comme une pente glissante à éviter plutôt que sous le mode d’un dialogue à établir.

Mais la stigmatisation n’est pas toujours aussi clairement identifiable. Elle prend parfois des formes relativement subtiles, c’est-à-dire mettant en scène un traitement différentiel plus ambigu qui, bien que reposant sur l’altérisation, ne vise pas nécessairement ou intentionnellement à stigmatiser. En un sens, elle est plus malléable tant du point de vue du « stigmatiseur » (qui peut toujours l’expliquer par une multitude de raisons) que du « stigmatisé » (qui peut ne pas la prendre au sérieux). Une forme courante que prend cette stigmatisation au sein de notre échantillon est l’indifférence ou le refus de collaborer avec une personne musulmane, que ce refus soit le fait de client·es, de collègues ou de supérieur·es. La forme extrême, rencontrée par Sofia, une cadre intermédiaire, consiste en la mise à pied massive des seules personnes issues de groupes ethniques minoritaires dans le contexte d’une restructuration. D’une manière ou d’une autre, ce refus d’entrer en relation peut être d’autant plus blessant que ses motifs véritables, clairement vécus comme discriminatoires par les participant·es, ne sont pas verbalisés.

L’impact des attentes de rôle biaisées – La rigidité des attentes liées au rôle – ou ce que la littérature sur les biais inconscients appelle le biais de « prototype » (Nye et Forsyth 1991) – ne se joue pas seulement au moment de la sélection initiale, mais aussi au moment de la promotion. Un répondant rappelle d’ailleurs que cela se joue de manière très subtile « quand le comité exécutif s’assoit pour discuter des [candidats] potentiels pour un jour devenir directeurs ou VP, et qu’il y a des noms dont on ne parle même pas, non pas parce qu’ils ne sont pas compétents, [mais] parce qu’ils ont un nom qui n’est pas parfaitement ce qu’on veut voir dans la liste des exécutifs » (Ahmad, haut dirigeant). C’est donc dire qu’il y a tant une culture de l’entre-soi au sein du groupe dominant qu’un imaginaire ethnoreligieux de la manière d’incarner le rôle de patron qui concourent à l’auto-exclusion comme à l’exclusion des postes de direction (Arifeen et Syed 2020).

Mais ces attentes de rôle biaisées peuvent agir de manière encore plus pernicieuse : soit en offrant un poste lourd de responsabilités à un·e gestionnaire musulman·e uniquement lorsque la situation semble perdue d’avance. Tel est le cas de Latifa, une entrepreneuse du secteur de la santé, qu’une grande bannière québécoise a approchée deux fois plutôt qu’une pour lui confier la franchise de magasins qui risquaient de tomber entre les mains de la compétition. C’est donc à son corps défendant, au péril de sa qualité de vie et de sa santé, qu’elle a accepté avec une certaine naïveté cette occasion d’affaires qu’elle décrira plusieurs années plus tard comme une forme d’instrumentalisation. L’interprétation des attentes liées au rôle peut s’avérer beaucoup plus flexible lorsque confier des responsabilités à une personne de confession musulmane constitue un dernier recours, ce qui en confirme la rigidité.

L’impact de la compétition qui accentue la stigmatisation – La plupart des gestionnaires rencontré·es n’ont pas de problème avec la compétition. Elles et ils connaissent parfaitement bien le modus operandi de l’entreprise privée, grande comme petite, et sont prêt·es à jouer le jeu. Ce qu’ils ne peuvent accepter, c’est lorsque les dés sont pipés et que leur identité musulmane est utilisée contre eux. Latifa raconte à nouveau son expérience en ces termes :

Quand ils [ses clients juifs marocains] commençaient à venir, malheureusement, j’ai eu de la compétition malsaine des deux pharmaciens que j’avais autour de moi. Il y en avait un qui était ashkénaze et une qui était Marocaine. Et au niveau des synagogues, on leur disait aux gens comme quoi j’étais musulmane parce que la plupart ne savaient même pas que j’étais musulmane et qu’il valait mieux aller chez eux, eux qui étaient juifs et tout. Il y a eu d’autres histoires. En tout cas, il y a eu de grosses choses. J’ai souffert énormément avec le 9-11. On m’a traitée de terroriste. C’était très grave.

Le stéréotype commun des musulmans comme « terroristes » – et implicitement comme ennemis du « peuple juif » dans le cadre du conflit israélo-palestinien – est alors mobilisé à des fins économiques, ce qui peut constituer un obstacle majeur à l’essor de ses affaires.

Un autre interviewé note d’ailleurs qu’il n’est pas rare que des collègues utilisent « la différence pour aller chercher des alliés » (Osmane, cadre intermédiaire), prenant appui sur la racisation de certain·es pour atteindre leurs buts professionnels. Ce type d’alliance est pourtant loin d’être confirmé en toutes circonstances. La faible représentation des personnes racisées au sein de la haute direction des entreprises du Grand Montréal (Diversity Institute 2019) confirme cette règle implicite selon laquelle les emplois au sommet devraient être réservés au groupe majoritaire. « On présume qu’on a déjà fait assez pour Ahmad en lui donnant cette place [de directeur]. Et on [en] a déjà fait trop. How dare he? How dare he ask for more? » (Ahmad, haut dirigeant). Le plafond de verre devient ainsi un enjeu de compétition déloyale, de poste à réserver, consciemment ou non, pour le groupe majoritaire.

Les stratégies individuelles : un survol

Si l’intensité des entraves vécues varie d’une personne à l’autre, il serait faux de croire que les enquêté·es ne mobilisent pas une large palette de réactions pour y faire face et garder le regard centré sur leurs objectifs professionnels. En nous inspirant des travaux de Dominique Epiphane, Irène Jonas et Virginie Mora (2011) au sujet de la réaction de jeunes femmes victimes de sexisme et de racisme en France, il est possible de relever quatre grandes stratégies : la banalisation, la mise à distance, la légitimation[5] et la résistance.

La banalisation ou l’art de fermer les yeux – Selon Epiphane et ses collaboratrices (ibid.), la banalisation consiste en une attitude de détachement devant certaines pratiques répréhensibles largement répandues et qui risquent de s’avérer très difficiles, sinon impossibles, à transformer tellement elles font partie d’un certain ordre des choses. Il s’agit d’une manière de « faire avec ». Cette stratégie caractérise la plupart des enquêté·es qui ne prennent pas trop au sérieux la majeure partie des actes de stigmatisation vécus.

À cet égard, l’humour est fréquemment évoqué comme une manière d’accepter les stéréotypes contre lesquels il semble inutile de se battre tellement ils sont profondément ancrés. Osmane raconte sous l’air de la banalité que la taquinerie fait partie du jeu, qu’il ne se formalise pas qu’un collègue lui lance que si la direction « n’accepte pas le projet, Osmane va commencer à faire tic-tic-tic. Une bombe. » Que le rire soit franc ou jaune, il évite d’avoir à intervenir pour recadrer pour la énième fois que tous les musulmans ne sont pas des terroristes… De la même manière, ce type de stéréotype semble mieux accepté lorsque d’autres groupes ethniques ou religieux en font également les frais, comme c’est notamment le cas des « maudits Français » (Ahmad, haut dirigeant) qui souffrent du stéréotype de se comporter de manière supérieure et arrogante. En ce sens, se moquer des autres rend moins douloureux que l’on se moque de soi.

Mais la banalisation de la stigmatisation vécue par les musulman·es en la comparant à celle vécue par les Français au Québec ne s’arrête pas là : elle se prolonge en la comparant à celle que vivent d’autres musulman·es en France. Plusieurs interviewé·es se consolent de la stigmatisation occasionnelle qu’ils vivent au Québec en se disant qu’elle n’a rien à voir avec celle vécue en France. Maryam relate que « c’est encore une autre game, la France, où ça a été tout le long de toujours te ramener à ta condition ». Comme l’évoque Mathieu Forcier (2014), la comparaison avec la France permet de se rassurer, de se dire que ce qui se passe ici n’est pas si mal, que ça pourrait être pire.

La légitimation ou l’art de ne pas faire de vagues – Toujours selon Epiphane et ses collaboratrices (2011), la légitimation implique de justifier le comportement stigmatisant, en s’en attribuant la responsabilité (p. ex. un manque d’habiletés, une trop grande visibilité), en l’attribuant à une autre source (p. ex. les médias), ou encore en le concevant comme une mise à l’épreuve de laquelle peut sortir un plus grand bien (p. ex. forger le caractère). Il s’agit d’une manière de cohabiter avec un environnement stigmatisant, sans chercher à le transformer.

En ce sens, l’attitude de la vaste majorité des acteurs rencontrés consiste à ne pas afficher leur identité musulmane au travail et à ne pas demander d’accommodements, et donc à ne pas se rendre visibles. Pour diverses raisons, il y a une acceptation tacite du modus operandi séculier, de l’idée qu’il faut distinguer ce qui relève de la foi de ce qui relève du travail. Il ne sert à rien de « déranger ». Il faut vivre avec les codes usuels de la société. Le mot d’ordre devient alors de tirer profit des zones de flexibilité qui existent en prenant des congés dans sa banque personnelle ou en les célébrant à un autre moment dans le cas des fêtes, ou encore en faisant la prière dans son bureau (lorsque c’est possible) ou chez soi, après le travail. Cantonner la pratique islamique à la sphère intime autant que faire se peut devient une manière d’éviter la stigmatisation, et donc d’effectuer son travail sans s’attirer des foudres injustes.

Cela dit, il n’est pas si évident de se rendre invisibles dans un contexte où les médias se chargent de diffuser les dernières controverses ou les derniers faits d’armes d’individus les plus disparates se qualifiant néanmoins de musulman·es. Les gestionnaires interviewé·es en viennent donc à se dire que leurs supérieur·es, collègues ou client·es ne sont pas « méchant·es » et même que, bien souvent, ils et elles ne sont pas conscient·es du caractère blessant de leur attitude et de leur comportement. Ils seraient plutôt mal informé·es. « Ce n’est pas du tout l’individu [qui est en cause] ; c’est vraiment ce que TVA Nouvelles rapporte » (Maryam, cadre intermédiaire).

Il est néanmoins fréquent, pour faire oublier la panoplie de stéréotypes orientalistes qui leur collent à la peau, de tout mettre en oeuvre pour les contredire, ce qui revient à se représenter les obstacles comme des motivations au dépassement ou à l’excellence, un peu comme le font souvent les athlètes. La solution semble alors de faire ses preuves coûte que coûte, quitte à s’en rendre malade. Les propos d’Osmane le traduisent bien : « Quand on est moins bon, peut-être qu’on est plus à risque de discrimination, à mon avis. » Performer – ou travailler comme un·e forcené·e – devient ainsi un moyen tant de se faire croire qu’on a un certain contrôle sur la stigmatisation vécue que de faire oublier le stigmate que constitue aux yeux de plusieurs l’appartenance à l’islam ou à une origine étrangère.

La mise à distance ou l’art de quitter dignement – Selon Epiphane et ses collaboratrices (2011), la mise à distance implique de s’éloigner le plus possible de la source de l’agression, quitte à éviter certaines personnes, à demander une mutation, voire à quitter purement et simplement son emploi. « L’éloignement peut s’organiser de façon évidente ou bien transiter par une solution de “repli” comme une réorientation professionnelle, une grossesse, ou, plus radicalement, une dépression. » (ibid., 96)

Parmi les gestionnaires rencontré·es, les changements d’entreprise sont une pratique courante à la fois pour s’assurer d’un emploi à la hauteur de ses aspirations (éviter la lassitude, le manque de nouveaux défis, le plafonnement), mais aussi pour contourner des obstacles internes qui empêchent une véritable progression. Pour certain·es, cette mobilité interentreprise est à ce point courante qu’entretenir de bons liens avec les chasseurs de têtes est une nécessité.

Oui, ce sont les chasseurs de têtes qui sont mes meilleurs amis. Pour un Arabe musulman, c’est très important de maintenir de très bonnes relations avec tous les chasseurs de têtes possibles et imaginables. Pourquoi ? Parce que si tu t’appelles Ahmad, tu dois essayer cent entrevues pour en avoir une qui marche. Si tu t’appelles John, au bout de la dixième, ça va marcher […] Et donc, vu comme ça, il faut que tu sois chum et disponible pour n’importe quel chasseur de têtes qui t’appelle. Tu ne peux pas dire non.

Ahmad, haut dirigeant

Évidemment, cette situation n’est pas le propre des cadres de confession musulmane (Finlays et Coverdill 2018), mais la proportion qu’elle prend ici – et la nécessité de se faire « ami·e » des chasseurs de têtes – dévoile une dynamique d’exclusion qui implique de toujours avoir un plan B, en quelque sorte.

Les remises en cause, l’anxiété, les problèmes de santé, voire l’épuisement professionnel que suscitent les entraves rencontrées vont parfois plus loin que le simple changement d’entreprise : ils peuvent aussi mener au changement de filière professionnelle ou au départ précipité à la retraite. « Au bout d’un moment, ça devenait dur le matin de me lever pour aller au travail. You know, when you feel you have to drive yourself to go to work, c’est fini. Le plaisir n’était plus là. » (Latifa, entrepreneuse) L’enjeu en devient alors non plus un de progression professionnelle, mais de possibilité d’évoluer dans un environnement inclusif où l’altérité ethnique et religieuse a sa place ou, à tout le moins, ne suscite pas autant de résistance.

Pour certain·es, la rupture va encore plus loin et ne concerne pas seulement la culture organisationnelle ou la culture professionnelle : elle englobe aussi le lieu de résidence et l’appartenance à la collectivité québécoise comme nation. Tel est le cas d’Amani, cadre opérationnelle, qui songe sérieusement à quitter le Québec et qui oriente désormais ses efforts de réseautage vers le Canada et les États-Unis où « les gens valorisent [plus] ce que j’ai à amener pour leur entreprise ». Si la plupart des personnes interviewées ne souhaitent pas plier bagage pour Toronto, elles reconnaissent néanmoins chez les Québécois·es « un malaise ou une peur d’aller vers l’autre » (Latifa, entrepreneuse) qui semble moins marqué du côté anglo-saxon. Autrement dit, si la France agit comme figure du pire, le Canada anglais agit comme figure du meilleur, comme lieu sûr vers lequel il est possible de se replier en dernier recours.

La résistance ou l’art de renverser le regard porté sur soi – Enfin, toujours selon Epiphane et collaboratrices (2011), la résistance consiste en un refus de la stigmatisation, qu’elle prenne la forme d’une riposte du tac au tac ou d’une réponse longuement mûrie sollicitant le soutien d’allié·es ou d’autres ressources à sa disposition. En simple, elle peut consister tant en une tentative de renverser le regard que l’autre porte sur soi – que ce soit en sensibilisant les individus ou en modifiant certains processus organisationnels – qu’à agir sur différentes situations pour faire disparaître les signes qui pourraient donner lieu à la stigmatisation.

Une manière couramment employée pour renverser les stéréotypes consiste à en montrer l’absurdité. Cela implique de prendre ses client·es, collègues ou supérieur·es de front pour mettre leurs idées en perspective. Une manière simple consiste à nommer certains comportements discriminatoires pour ce qu’ils sont. Fatima, désormais entrepreneuse, raconte avoir nommé clairement à son conseil d’administration le racisme qu’elle a vécu lors du débat sur la Charte des valeurs quand une collègue lui a jeté son verre de vin au visage en l’accusant sans preuve d’être biaisée comme facilitatrice du fait de ses origines maghrébines. La stratégie consiste à faire voir à l’accusateur ou l’accusatrice à la fois la simplification à outrance de son propos, mais aussi la violence physique ou symbolique dont il est porteur puisque réduisant la complexité de collectivités entières à l’état de danger duquel il faudrait se méfier sur la base de quelques traits.

Une autre manière, sans doute moins confrontante et coûteuse, consiste à adopter une attitude de dialogue interculturel et interreligieux en expliquant ce qu’est l’islam, d’où il vient, en quoi il consiste. Il devient ainsi moins menaçant et donc potentiellement plus acceptable. Certain·es font d’ailleurs preuve d’une grande perspicacité pour identifier des pratiques spirituelles ou alimentaires analogues aux pratiques islamiques : la prière est comme le yoga ou la méditation pleine conscience, le halal est comme le véganisme en moins exigeant, ou encore le jeûne du ramadan est comme le jeûne thérapeutique dont les vertus sont désormais avérées par une certaine littérature scientifique. Par ces différentes analogies, les acteur·rices démontrent non seulement que les pratiques musulmanes ne sont pas si différentes des pratiques séculières, mais plus encore que rien ne justifie le traitement différentiel réservé à ces pratiques par la majorité.

Une autre manière encore de favoriser le rapprochement consiste à faire des alliances avec d’autres collègues en misant sur des valeurs ou des intérêts partagés. En se concentrant sur des objectifs ou des préoccupations communes, il est possible de développer une dynamique de collaboration qui amenuise les différences à défaut de complètement les faire oublier. Une tactique communément employée consiste à se faire ami·e avec la personne responsable des fêtes et à lui faire connaître ses restrictions alimentaires, comme d’autres le font avec leurs allergies, pour pouvoir y participer pleinement. Ou même à remplacer des collègues sur l’heure du dîner pendant le ramadan en mettant de l’avant l’utilité de ne pas avoir à manger ! En réalité, dans les milieux où il est possible de la mettre en oeuvre, cette stratégie de rapprochement est sans doute celle qui facilite le plus la progression en carrière. Cependant, il va sans dire qu’elle fait reposer un lourd fardeau sur les épaules des personnes musulmanes qui doivent régulièrement faire et refaire le travail de sensibilisation à leur réalité en organisation.

La trajectoire des gestionnaires musulman·es : un essai de typologie

Une fois identifiées les entraves à la progression en carrière et les stratégies individuelles mobilisées pour les contourner, se pose la question : quels impacts à long terme ces entraves ont-elles ? Et en quoi les stratégies individuelles permettent-elles d’en atténuer les conséquences ? Pour y voir plus clair, nous avons mené une analyse diachronique consistant à lier, pour chaque personne interviewée, l’intensité des entraves associées à l’identité ethnoreligieuse et le degré de progression en carrière atteint. Plus concrètement, et à l’aune de la démarche essentiellement exploratoire qui est la nôtre, nous avons défini l’intensité des entraves en fonction de leur manifestation récurrente (donc forte) ou peu récurrente (donc faible) dans le discours des enquêté·es. Pour ce qui est du degré de progression, nous l’avons défini en fonction des aspirations au développement professionnel de la personne telles que manifestées dans l’entretien, des aspirations qui peuvent être comblées (forte progression) ou frustrées (faible progression), et qui impliquent le plus souvent l’accession à un salaire plus élevé, à des tâches plus complexes, à un plus grand exercice de l’autorité, à de nouvelles possibilités de formation, voire à un statut social plus enviable (Pergamit et Veum 1999 ; Yap et Konrad 2009).

En combinant ces deux variables, nous avons construit la typologie présentée à la figure 2, laquelle illustre quatre scénarios types à partir desquels il est possible de décrire un certain nombre de dynamiques sociales se combinant pour favoriser ou freiner le développement professionnel : l’ascension des Alpes (forte progression, faible présence d’entraves), l’ascension de l’Everest (forte progression, forte présence d’entraves), la traversée du Nevada (faible progression, faible présence d’entraves) et la traversée du Sahara (faible progression, forte présence d’entraves).

Figure 2

Typologie des parcours

Typologie des parcours
Conception : auteurs

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L’ascension des Alpes – Plusieurs parcours d’accession à des postes de direction en entreprise sont sans histoire ou peuvent être vus comme des success stories, en ce que les interviewé·es rapportent peu d’entraves et connaissent une forte progression en carrière. Les sept individus au sein de notre échantillon qui connaissent de tels parcours semblent posséder en commun un certain nombre de caractéristiques qui leur facilite la tâche, c’est-à-dire qui suscitent moins de frictions vis-à-vis des normes sociales en vigueur. Du point de vue individuel, ils ont une capacité très poussée à mobiliser les codes culturels majoritaires et à développer de bonnes relations de travail : une facilité à mettre les client·es ou collègues en confiance, à collaborer, à user d’humour ou encore de référents culturels communs comme le sport, l’histoire québécoise ou la religion catholique. Cette maîtrise des codes est propice à la formation de solides réseaux personnels comme professionnels, à l’intérieur comme à l’extérieur de leur groupe ethnique. Plus encore, elle leur permet de savoir à quel moment, comment et auprès de qui il faut « pousser l’enveloppe » pour décrocher une promotion, ou aller chercher les soutiens nécessaires pour se lancer en affaires.

Ajoutons que l’identité islamique de ces personnes est difficilement repérable, soit parce qu’elles ne sont pas pratiquantes (elles ne font pas la prière, boivent de l’alcool, etc.), soit, si elles le sont, parce qu’elles restent volontairement très discrètes au sujet de leur pratique (p. ex. elles ne portent pas de signes religieux ou les portent très discrètement, elles ne prient pas au travail). S’y ajoute le fait que leur apparence physique, si l’on peut parler ainsi de la construction sociale qu’est la race (Guillaumin 1972), les rend difficilement « racisables » pour la plupart : phénotype qui évoque la blanchité, nom sans lien évident avec l’islam ou absence d’accent. La même chose peut être dite de la stigmatisation qui survient parfois, bien que peu fréquemment : ces gestionnaires n’y accordent que peu d’attention, préférant y voir l’exception plutôt que la règle. En ce sens, ces personnes sont passées maîtres dans l’art de ne pas faire de vagues (banalisation) et de s’allier des collègues ou des partenaires (une forme douce de résistance). Conséquemment, leur altérité ethnique ou religieuse apparaît simplement comme une question de goûts ou de choix personnels, voire comme quelque chose d’exotique.

Un tel constat est toutefois intimement lié au contexte organisationnel lui-même que nous n’avons que très peu pris en compte jusqu’ici. En effet, ces individus évoluent dans des milieux déjà pluriels du point de vue culturel, qui accordent peu d’importance à de telles différences (sans pour autant les dévaloriser) et qui ont adopté certaines pratiques de gestion de la diversité (comme les horaires flexibles). Cela semble plus particulièrement être le fait de filiales d’entreprises étrangères établies au Québec, d’entreprises à l’origine québécoise désormais possédées par des intérêts étrangers, ou encore d’entreprises québécoises fortement investies dans le commerce international ou qui ont fait le choix de valoriser la diversité. D’ailleurs, dans ce type d’entreprise, les débats politiques nationaux (comme ceux sur la laïcité) semblent préoccuper beaucoup moins les gens en place. C’est donc dire que ces individus ont su s’adapter à certaines normes dominantes susceptibles de provoquer leur stigmatisation, et ce, dans un environnement où ces mêmes normes ont moins d’emprise sur la culture et les pratiques organisationnelles.

L’ascension de l’Everest – La principale différence entre les gestionnaires appartenant à cette catégorie et ceux que nous avons classés dans la précédente relève non pas de leur avancement professionnel, mais de l’intensité des obstacles rencontrés (qu’ils soient de l’ordre d’une accumulation de petites agressions ou de vifs points de rupture). En effet, les six personnes ainsi catégorisées ont connu une ascension en carrière importante, mais leur parcours a été ponctué d’obstacles de diverses natures, mettant à rude épreuve leur résilience. Le problème ne semble donc pas être que ces individus maîtrisent moins les codes culturels québécois, que leurs réseaux sociaux soient plus restreints ou qu’ils « imposent » leurs pratiques religieuses. Il semble plutôt relever d’une combinaison d’une plus grande visibilité « raciale » (avoir la peau foncée, un nom à consonance islamique ou un accent étranger), d’une plus longue période d’apprentissage des codes sociaux québécois nécessaires pour ne « pas faire de vagues » et du choix de milieux de travail beaucoup moins ouverts à l’altérité culturelle et religieuse.

En revanche, s’il est une stratégie que ces personnes maîtrisent parfaitement, c’est celle de la mise à distance, en ce sens qu’ils ont une capacité tactique très développée leur permettant d’évaluer les situations et les blocages – y compris les parois et les plafonds de verre. Cela n’est pas étranger au fait qu’elles font aussi preuve d’une moins grande tolérance face à la fermeture d’esprit et hésitent beaucoup moins à répliquer à leurs interlocuteurs, quand l’occasion se présente, pour leur montrer l’absurdité de certains propos stéréotypés, voire racistes. Conséquemment, lorsqu’elles sont devant un obstacle qui leur semble incontournable, ces personnes ne s’acharnent pas inutilement et mobilisent leurs ressources pour trouver un autre poste qui saura davantage répondre à leurs aspirations professionnelles. Leur ascension est donc, la plupart du temps, vécue dans le contexte du départ d’une organisation pour en joindre une autre ou pour créer sa propre entreprise. Bref, elles évoluent dans des milieux professionnels où l’arbitraire de certaines normes culturelles islamophobes s’exerce avec plus de force et elles assument à leurs risques et périls, notamment en se reposant sur la grande compétence qui est la leur et dont elles connaissent la valeur, de se déplacer vers un environnement professionnel plus sain pour poursuivre leur carrière.

La traversée du Grand Canyon – Les quatre enquêté·es s’inscrivant dans cette catégorie ont en commun avec le type de « l’ascension des Alpes » de partager un parcours relativement exempt de stigmatisation, à tout le moins dans leur milieu de travail. Leur carrière a toutefois été moins gratifiante. Non pas qu’elle ait été un échec, mais plutôt qu’elle n’ait pas entièrement répondu à toutes leurs attentes, y compris celles que les enquêté·es s’étaient faites en immigrant au Québec. Deux facteurs structurels semblent en cause dans ce manque de progression : d’une part, la forte rivalité interne pour le peu de postes de cadre existant dans un contexte de restructuration ou de compressions budgétaires (p. ex. dans la fonction publique) ; d’autre part, la discrimination à l’embauche qui fait que des candidat·es musulman·es ou vu·es comme tel·les ne sont pas retenu·es dans certains secteurs où la composition du personnel était beaucoup plus homogène jusqu’à tout récemment (p. ex. l’industrie de l’information). L’enjeu semble donc moins être ce que fait ou ne fait pas une personne – toutes sont plutôt discrètes au sujet de leur identité musulmane et maîtrisent les codes de la culture québécoise –, mais les conditions objectives dans lesquelles est plongée leur organisation, bien que l’existence d’un plafond de verre de nature islamophobe ne puisse pas être complètement écartée.

Deux facteurs de nature en partie individuelle semblent toutefois entrer en ligne de compte pour expliquer un certain plateau dans la courbe de leur trajectoire : d’une part, le fait d’avoir un bon emploi dans un environnement qui accepte leur identité ethnique ou religieuse, ou qui est acquis à une certaine diversité, peut en décourager plusieurs d’assumer les risques inhérents au fait de changer d’organisation ; d’autre part, il est possible que les candidat·es aient développé des réseaux internes comme externes qui limitent leurs occasions d’avancement – des liens forts plutôt que faibles (Arcand, Lenoir-Achdjian et Helly 2009). C’est donc dire que si normes majoritaires islamophobes il y a, celles-ci agissent ici comme des parois de verre qui empêchent la mobilité latérale comme ascendante.

La traversée du Sahara – Le dernier type de parcours se distingue des précédents en ce que tout, pour les quatre répondantes qui en ont fait l’expérience, semble difficile. Ainsi, les obstacles rencontrés sont nombreux tout au long de leur parcours et la courbe de leur trajectoire professionnelle ressemble beaucoup plus à des montagnes russes – une fonction sinusoïdale – qu’à un long trait droit. La violence qui s’abat sur elles montre bien qu’il y a plus en cause que leur simple refus de jouer le jeu de la banalisation. Au contraire, on les accable de tous les stéréotypes islamophobes au nom d’une défense fantasmée de l’identité de la majorité : soumission aux hommes, communautarisme, prosélytisme, terrorisme, voire d’être « une sorcière » (Yasmina, entrepreneuse). Puisque ces interviewées sont relativement discrètes au sujet de leur identité, un processus de racisation intervient nécessairement, la couleur de la peau, le nom à consonance islamique ou l’accent, même léger, agissant comme marqueurs du religieux. Au fond, s’y confirme bon nombre des dynamiques présentes dans la littérature sur les barrières à l’embauche que vivent les professionnel·les musulman·es.

Face à la violence dont elles sont victimes, ces actrices n’ont pas toujours les ressources – qu’il s’agisse du réseau social, de la formation ou des capitaux (dans le cas des entrepreneuses) – pour réaliser leur projet professionnel, mais elles ont certainement la ténacité pour les générer. Trois des quatre femmes de ce sous-groupe ont réussi à mettre sur pied une entreprise, à s’éloigner de milieux toxiques et à se réaliser professionnellement. Le succès n’efface toutefois pas les traces de la stigmatisation vécue, une stigmatisation qui les a sérieusement ébranlées, certaines y laissant même leur santé physique et mentale à plus d’une reprise. La dernière a d’ailleurs choisi de changer de filière, ne voyant pas comment les choses pourraient changer dans l’industrie de la construction qui l’avait pourtant choisie à l’origine, pour se diriger vers un secteur plus ouvert à la diversité.

Discussion : les manifestations implicites d’une islamophobie du quotidien

Si l’expérience des gestionnaires de confession musulmane varie énormément d’une personne à l’autre, certains éléments semblent demeurer constants. Nous aimerions nous attarder à quatre d’entre eux avant de répondre à notre question de départ, à savoir : les promesses d’épanouissement professionnel et personnel au travail de la méritocratie libérale sont-elles également accessibles aux professionnel·les musulman·es ?

Quelques constantes

Le premier élément est la forte ténacité des personnes rencontrées. Même celles ayant été confrontées à répétition à des entraves liées à leur identité ethnique ou religieuse refusent de baisser les bras. Si plusieurs refusent de parler de discrimination (y voyant un discours victimaire dans lequel elles ne veulent pas verser), d’autres admettent leur déception de constater que de telles pratiques ont toujours cours dans les entreprises québécoises. Tous s’entendent sur le fait qu’il n’est pas possible d’atteindre leurs objectifs professionnels sans faire du travail une priorité centrale et sans consentir leur double d’efforts – par rapport à un non-musulman – pour obtenir les mêmes résultats. Conséquemment, si l’un·e d’eux obtient un poste de direction « au Québec, au Canada, aux États-Unis, c’est parce que cette personne worked his ass off first. Elle n’a pas fait une seule erreur » (Ahmad, haut dirigeant).

Un second élément, un peu plus surprenant peut-être si on le compare avec des études comme celle de Chraibi et Cukier (2017), est la relative invisibilité de l’identité islamique des participant·es. Si plusieurs l’expliquent comme relevant d’un choix personnel, du résultat de leurs propres efforts d’interprétation des textes islamiques, voire d’une actualisation de la tradition héritée de « l’islam des Lumières » (Idriss, entrepreneur), il n’en demeure pas moins difficile d’écarter qu’elle puisse aussi être le résultat d’un contexte assez peu propice à l’affichage d’une telle identité depuis le 11 septembre 2001, comme l’attestent plusieurs auteur·es (dont Helly 2004b et Antonius 2008). À preuve, des propos comme ceux de Maryam (cadre intermédiaire) : « Quand tu es musulman en 2020, tu veux juste te cacher dans un trou. C’est ça. Si je pouvais me faire appeler Jeannette et être blonde, crois-moi, ça ne me dérangerait pas en ce moment. »

Un troisième élément, qui vient invalider bon nombre des préjugés négatifs portés par les employeur·euses en position d’influencer la trajectoire professionnelle des personnes musulmanes (Cadotte-Dionne 2009), est qu’aucun·e gestionnaire rencontré·e ne revendique le droit à l’accommodement raisonnable. Au contraire, pour la vaste majorité d’entre eux, demander un tel accommodement revient à demander un traitement de faveur ou à se mettre dans une position de faiblesse. Plus encore, si plusieurs sont prêt·es à accorder de tels accommodements à leurs employé·es tant qu’ils n’engendrent pas de contrainte excessive, d’autres disent hésiter à le faire de peur d’accroître la stigmatisation dont ils et elles font déjà l’objet ou d’amener un brouillage des frontières entre le travail et la vie privée que cherche justement à prévenir le principe de laïcité. En ce sens, tous semblent avoir en commun une interprétation relativement flexible de l’islam qui non seulement s’accommode bien du travail, mais lui donne largement la préséance en cas de conflit d’horaire, de calendrier, même de priorités.

Un dernier élément récurrent est qu’aucune personne manifestant une identité ethnique ou religieuse potentiellement liée à l’islam n’est à l’abri de possibles actes de stigmatisation. À cet égard, la vaste majorité des gestionnaires ayant connu des parcours plus faciles ont vécu au moins un épisode de stigmatisation islamophobe, à un moment ou l’autre de leur vie, y compris les participant·es se décrivant comme non pratiquant·es, agnostiques ou mêmes athées. L’un d’eux (Soltan, cadre intermédiaire) raconte d’ailleurs que le débat sur la laïcité de l’État initié par la Charte des valeurs du Parti québécois en 2014 a eu un effet imprévisible sur lui qui s’oppose pourtant au port du foulard : « Je dirais que ça vous rapproche même plus de vos origines parce qu’on a le sentiment d’être plus persécuté, c’est peut-être un mot trop fort là, mais, d’être catalogué, et ça, je trouve ça un peu mesquin. »

L’hypothèse d’une islamophobie implicite

À la lumière des témoignages des participant·es à notre enquête, il nous apparaît important de souligner que les promesses d’épanouissement au travail propres à la méritocratie libérale québécoise ne sont pas accessibles de façon égale à tous les gestionnaires de confession musulmane ou perçu·es comme l’étant. Si plusieurs parcours professionnels se déroulent sans embûches liées à l’identité islamique des participant·es, l’analyse des parcours les plus escarpés met en relief le fonctionnement d’une islamophobie parfois flagrante, quoique le plus souvent subtile, qui affecte le cheminement de quiconque peut être associé à l’islam. D’où l’hypothèse qu’il existe au Québec une islamophobie implicite (Bertrand, Chugh et Mullainathan 2005) reposant le plus souvent sur des formes de stigmatisation difficilement repérables, mais suffisamment récurrentes pour agir comme une épée de Damoclès suspendue au-dessus de toute personne musulmane active en organisation.

Concrètement, quatre indicateurs empiriques nous semblent témoigner de la présence de cette islamophobie implicite en organisation. D’abord, l’impératif de taire son identité islamique afin d’éviter la stigmatisation, laquelle se traduit par l’association à une identité collective fantasmée comme terrorisante aux yeux de l’accusateur sans réelle possibilité de s’en défendre. Ensuite, l’exigence d’un islam qui s’accommode au travail (plutôt que l’inverse) et qui se traduit par le développement d’une identité professionnelle conforme aux scripts culturels dominants (lesquels excluent toutes manifestations du religieux). De même, le besoin sans cesse de s’expliquer ou de se justifier d’être musulman·e (plus encore pour les personnes racisées), y compris en se distanciant des « radicaux » et des « terroristes » partageant cette même affiliation religieuse. Enfin, la nécessité de « surperformer » au travail, d’être irréprochable – avoir un parcours sans faute –, pour faire oublier ses origines et ainsi justifier le « risque » pris par l’employeur·euse d’avoir fait confiance à quelqu’un de différent. En un sens, on peut dire que cette islamophobie implicite conduit à la « neutralisation » ou à la « domestication » de l’altérité (Haince 2014).

Conclusion 

En somme, si une promesse implicite d’épanouissement inscrite au coeur du contrat social québécois est faite à quiconque choisit de poursuivre sa vie au Québec, la présente recherche démontre que la réalisation de cette promesse comporte son lot d’obstacles et d’enjeux pour les personnes musulmanes. À cet égard, le cas des gestionnaires de confession musulmane offre un portrait pour le moins contrasté d’individus aux multiples ressources, au sens de l’adaptation hors du commun et à la résilience non moins importante. La moitié d’entre eux ont néanmoins rencontré des obstacles considérables sur leur chemin, obstacles qui, à défaut de les empêcher de réaliser leur plein potentiel, ne les ont pas moins forcé·es à redoubler d’efforts pour atteindre leurs objectifs ou s’en fixer de nouveaux. D’où notre hypothèse finale de la persistance d’une islamophobie du quotidien en entreprise au Québec, soit un cadre cognitif défavorable aux personnes musulmanes ou assignées comme telles, qui s’articule à des pratiques organisationnelles qui rendent beaucoup plus ardue leur ascension professionnelle.

Ces résultats, bien que fondés, n’en sont pas moins limités par la configuration méthodologique de notre recherche. Ainsi, il importe de rappeler que l’échantillon retenu n’est pas homogène en ce qu’il regroupe des individus à différents stades dans leur carrière, disposant de différents statuts professionnels et oeuvrant dans différentes industries. Le manque d’expérience en emploi, les contraintes propres au type de poste de gestionnaire convoité ou la culture professionnelle d’un milieu peuvent donc expliquer une partie des difficultés rencontrées, sans pour autant tout expliquer. En ce sens, un échantillon plus homogène (p. ex. des femmes musulmanes dans le secteur communautaire) faciliterait certainement une analyse véritablement intersectionnelle (Acker 2012), ce qui n’a pas été possible ici. De la même façon, cette recherche a très peu pris en compte l’histoire, la démographie, la culture et les politiques (dont celles relatives à l’équité, la diversité et l’inclusion) des entreprises dans lesquelles oeuvrent les répondant·es. Cette limite inhérente à un échantillonnage par réseau d’interconnaissances pourrait être en partie contournée en menant une enquête par étude de cas multiples, où chaque organisation est un cas. Une telle enquête dans des entreprises de tailles et de secteurs comparables permettrait peut-être d’éclaircir si, comme l’ont affirmé plusieurs enquêté·es, le Canada anglais fait réellement mieux en termes d’ouverture à la diversité religieuse et culturelle.