Recensions

Pour l’intersectionnalité, d’Éléonore Lépinard et Sarah Mazouz, Paris, Anamosa, 2021, 72 p.[Notice]

  • Thomas Goffard

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Le concept d’intersectionnalité a été théorisé par la juriste africaine-américaine Kimberlé Crenshaw en 1989 pour désigner les imbrications entre les multiples rapports de domination dont peuvent être victimes certaines personnes, sur base de caractéristiques telles que la couleur de peau, le genre, l’orientation sexuelle, l’âge, l’appartenance de classe, etc. Cependant, ce concept né aux États-Unis fait depuis quelques années l’objet de débats et de critiques en France. Si ce débat était au départ limité au champ universitaire, il a progressivement gagné les sphères médiatique et politique. Quelles critiques sont adressées au concept d’intersectionnalité et comment peut-on y répondre ? En cherchant à employer des termes comme « race », « genre », « intersectionnalité », les chercheur·euses en sciences sociales participent-ils et elles à un repli communautaire au sein du monde universitaire ? Pourquoi de telles résistances au concept d’intersectionnalité du côté politique et du côté des sciences sociales ? C’est à ces questions que s’attèlent à répondre Éléonore Lépinard et Sarah Mazouz dans cet ouvrage paru une première fois en 2019, sous forme d’article, dans la revue Mouvements. Sentant que le débat avait évolué depuis la première publication du texte, les deux auteures ont décidé de réactualiser leur propos sous forme de petit livre (72 pages), relativement condensé mais dont le lectorat appréciera la richesse. En effet, les auteures répondent avec beaucoup d’intelligence aux critiques adressées aux travaux intersectionnels et tentent, par la même occasion, de défendre les études critiques de la race, les études féministes ou encore les approches décoloniales. Si ce livre est une réponse directe à l’ouvrage Races et sciences sociales de Stéphane Beaud et Gérard Noiriel publié en 2021 (chez Agone), il vise plus globalement à répondre aux résistances, voire aux déformations dont l’intersectionnalité fait l’objet que ce soit dans la sphère universitaire, politique ou médiatique. Les auteures ont choisi de les répartir en trois types de « procès », qui forment le fil conducteur de ce livre. Premièrement, l’intersectionnalité, selon ses détracteurs, porterait sur de « mauvaises » identités, à savoir la race et le genre. Il est souvent reproché aux chercheur·euses qui s’y intéressent d’essentialiser les identités et les groupes sociaux de manière douteuse, surtout lorsqu’ils ou elles font usage du terme « race ». En effet, si l’emploi du concept de genre semble être relativement accepté aujourd’hui en sciences sociales – même si les exigences analytiques liées à ce concept ne sont pas toujours respectées –, le concept de race semble ne pas recevoir le même accueil. Parler de race en France serait considéré comme dangereux par certains – y compris Beaud et Noiriel –, car cela reviendrait à exacerber des conflits sociaux qui seraient néfastes « soit au projet républicain d’assimilation, soit aux mobilisations pour la justice sociale » (p. 20). (In)directement, les défenseurs de cette position adhèrent à l’idée que l’égalité entre citoyens, l’un des grands principes acquis après la Révolution française de 1789, ne peut être obtenue que par l’homogénéisation « du corps politique » (p. 21). À l’inverse, la position défendue par les auteures, et déjà défendue par Mazouz en 2020 dans son ouvrage Race (chez Anamosa), est que l’égalité pourrait être atteinte par la reconnaissance des inégalités issues des processus de racialisation dont certains groupes d’individus font l’objet. Lépinard et Mazouz défendent ici l’idée que les études critiques de la race et les approches intersectionnelles permettent de comprendre en quoi l’universalisme défendu par certains est un universalisme « abstrait », dans la mesure où il ne permet pas de garantir à tous et toutes les citoyen·nes une égalité de traitement. Dès lors, invalider a priori le …