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Dalie Giroux, professeure titulaire en théorie politique de l’Université d’Ottawa, offre dans cet ouvrage un regard décolonial sur l’imaginaire souverainiste québécois. À l’aide d’une approche transdisciplinaire empruntant notamment à l’analyse du discours et à la critique littéraire, l’autrice interroge avec originalité la pensée politique québécoise de la deuxième moitié du XXe siècle.
La première partie de L’oeil du maître s’ouvre sur des considérations d’ordre psychopolitique. Le peuple québécois, s’il se considère aujourd’hui encore comme colonisé par l’Empire britannique, a longtemps pensé son émancipation en tant qu’achèvement du projet colonial – projet qui lui reviendrait selon lui de plein droit, en tant que peuple blanc en Amérique du Nord. C’est ce que révélerait le slogan « maître chez nous », qui témoignerait d’une aspiration politique à la domination du territoire et des peuples qui l’habitent. Giroux nous enjoint alors à concevoir l’indépendance autrement que sur le registre de la maîtrise, lequel ne reconduirait qu’une forme achevée de colonialisme européen en Amérique du Nord. Pour ce faire, il est d’après elle évident que le rapport du Québec aux peuples autochtones doit être repensé – et elle utilise notamment les travaux de Jean Morisset et Rémi Savard pour démontrer la fermeture historique du mouvement souverainiste à s’engager dans une réelle alliance avec les peuples autochtones. Guidés par ce que Giroux appelle un nationalisme boucanier, les souverainistes ont en effet trop souvent eu peur du « morcellement » du territoire québécois, preuve que la souveraineté se comprenait et se comprend toujours à travers le prisme de la capitalisation et de l’extraction des ressources du territoire national. Pour décoloniser véritablement l’imaginaire politique indépendantiste québécois, Giroux suggère de déserter – en pensée, au moins – deux idées : la nation et la propriété. Il faut ainsi repenser l’émancipation sans placer en son centre la nation (et donc l’État et le territoire) et la propriété (c’est-à-dire concevoir le territoire autrement que sur le mode de l’usage). Or, pour mener à bien cette revitalisation des débats sur la souveraineté à partir d’un autre imaginaire politique, elle insiste sur trois moments. Il faut, d’abord, soigner les affects collectifs – admettre l’aigreur, la colère et la déception au coeur de la psyché québécoise. Il importe, ensuite, de cultiver les énergies révolutionnaires existantes au Québec, qui débordent le souverainisme. Enfin, il s’agit de faire un réel travail de décolonisation, qui implique de cesser d’espérer devenir « maîtres chez nous ».
La seconde partie de l’ouvrage s’articule à partir de trois récits sur l’imaginaire colonial québécois. Le premier prend pour point de départ une photo familiale de Giroux, prise à Frontier Town, sorte de faux village américain de « cow-boys » et d’« indiens ». À travers ce souvenir familial, qui rappelle l’omniprésence symbolique du colonialisme en Amérique du Nord, Giroux dévoile toute la profondeur du racisme anti-Autochtone dans la psyché québécoise. Le second récit aborde, à partir de la figure du « mauvais pauvre » de Saint-Denys Garneau, l’absence qui est au coeur de l’imaginaire québécois : ni Européens, ni Autochtones, les Québécois souffriraient en effet d’un manque. Incapables de se revendiquer de la légitimité du colonisé et de son lien à la terre, bénéficiant des richesses du colon tout en étant condamnés à être les « petits maîtres » face à l’Empire britannique et à la culture française, ils incarnent les « mauvais pauvres » du colonialisme. Pour entamer une démarche de guérison vis-à-vis de cette posture, Giroux nous invite à saisir l’appel de Georges E. Sioui, historien et philosophe autochtone, et à enfin « arriver en Amérique » – c’est-à-dire d’apprendre de l’éthique et de l’ontologie autochtones et de développer une réelle amitié entre les peuples. Enfin, le troisième et dernier récit, intitulé « l’oeil du maître », déploie toutes les dimensions que sous-tend l’idée de maîtrise : la distance, le contrôle, le management. Tel un propriétaire terrien qui « a à l’oeil » son bétail, l’oeil impérial a sous son emprise (militaire) la terre et tire des revenus de son exploitation.
L’oeil du maître tombe à point dans le paysage de la pensée politique québécoise contemporaine. À partir d’une position décoloniale, il contribue à revitaliser la réflexion sur l’héritage – et la pertinence – des projets d’indépendance du Québec. Bien que l’on mesure toute la distance qui sépare la position politique de Giroux de l’idée d’indépendance du Québec telle qu’elle s’est historiquement constituée, toute l’habileté de l’autrice réside dans sa capacité à occuper cette distance par un effort réflexif d’importance. Par un travail de conservation, de montage et de subversion, que l’on pourrait qualifier de dialectique, L’oeil du maître prend effectivement acte des potentialités politiques contenues au sein de l’imaginaire indépendantiste québécois et tente de les réorienter vers un « mode d’habiter » en Amérique qui soit résolument solidaire des peuples qui y vivent. Alors que l’indépendantisme québécois semble plus sclérosé que jamais, aux prises avec des tendances identitaires lourdes, le geste de Dalie Giroux est le bienvenu pour quiconque n’a pas totalement abandonné la possibilité d’un potentiel émancipatoire autour de la question de l’existence québécoise en Amérique du Nord.