Recensions

La fabrique des États de facto : ni guerre ni paix, de Magdalena Dembinska, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 2021, 296 p.[Notice]

  • Philippe Evoy

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L’ordre international westphalien se veut assez clair : chaque État est souverain sur son territoire bien défini. Or, les États de facto, entités ayant déclaré leur indépendance d’un « État-parent » mais n’ayant pas obtenu de reconnaissance internationale, constituent une entrave notable à cet ordre moderne. Comment réussissent-ils à survivre malgré tout et à perdurer ? Dans son ouvrage ancré entre autres dans un travail de terrain en Abkhazie et en Transnistrie, Magdalena Dembinska apporte des éléments de réponse fort pertinents à cette question. Mobilisant une littérature déjà riche en la matière, elle s’inscrit dans une tendance récente en s’intéressant aux processus internes aux États, au lieu de les concevoir comme de simples pions dans un jeu géopolitique plus vaste. De manière centrale, l’autrice soutient l’importance de la légitimation interne dans la survie de ces entités politiques. Le livre est structuré de manière à traiter tour à tour de chacune des dimensions théorisées de cette légitimation interne, avant d’en faire la synthèse. Après une mise en contexte dans l’introduction, Dembinska présente dans le chapitre 1 une étude comparée des conditions ayant mené aux guerres sécessionnistes d’Abkhazie et de Transnistrie. Ce choix d’entrée en matière n’est pas anodin : contrairement à la tendance dans la littérature à situer les explications dans la période post-sécession, l’autrice souligne l’importance de considérer les institutions et les relations de pouvoir antérieures. Par exemple, la combinaison paradoxale en URSS d’une haute centralisation politique et de l’accent sur l’ethnie dans le découpage du territoire en des entités plus ou moins autonomes aurait provoqué des conditions explosives lors de la désintégration de l’État. Néanmoins, l’argument central du chapitre demeure la remise en question de la nature essentiellement « ethnique » de ces conflits, Dembinska faisant plutôt ressortir l’instrumentalisation de l’ethnicité par les élites politiques lors du déclenchement et du déroulement des guerres d’indépendance. Ultimement, c’est toutefois l’appui décisif de Moscou qui fait pencher la balance en faveur des entités sécessionnistes dans les deux cas, consacrant le « gel » des conflits. Dans le chapitre 2, le processus de légitimation eudémonique, c’est-à-dire relié à la sécurité et au bien-être économique et social, est abordé. Sous cet aspect, les deux cas sont contrastés. L’Abkhazie est très isolée économiquement du reste du monde, mis à part de son « État-patron » qu’est la Russie. Depuis la fin de la guerre en 1993, elle s’est développée considérablement avec l’appui de Moscou, mais au prix d’une plus grande dépendance envers celle-ci. La Transnistrie, au contraire, disposait déjà à sa naissance d’une industrie lourde, qu’elle a réussi à maintenir à flot au point d’être plus connectée aux marchés internationaux que son État-parent, la Moldavie. Autre aspect crucial : la Transnistrie maintient des relations relativement cordiales avec la Moldavie, tandis que l’Abkhazie est totalement isolée de la Géorgie, dont elle a fait sécession. Dans les deux cas, des inégalités importantes caractérisent la vie économique et sociale des entités. Si le développement économique modeste de l’Abkhazie semble surtout profiter aux personnes ethniquement abkhazes et laisser de côté les minorités ethniques, ce sont plutôt des inégalités économiques entre les quelques entrepreneurs ayant profité de la privatisation des entreprises et le reste de la population qui caractérisent la Transnistrie. Dans les deux cas, Dembinska montre que les gouvernements sont parvenus à établir un certain développement économique et infrastructurel autonome, bien qu’ils soient tous deux toujours dépendants de la Russie. Le chapitre 3 est consacré à la légitimation institutionnelle, soit la construction d’institutions efficaces capables de représenter les citoyens et de leur fournir des services. L’autrice conclut que l’Abkhazie et la Transnistrie sont parvenues à cristalliser une certaine …