Ce numéro thématique prend sa source dans des questionnements à la fois scientifiques et expérientiels. Expérientiels, en raison de nos propres émotions et processus corporels durant notre parcours pour l’obtention du doctorat en science politique où nous ne parvenions que difficilement à dialoguer avec ceux et celles qui adoptaient des théories et méthodes centrées sur les approches traditionnelles ; scientifiques, puisque nous ressentions un désir de remettre en cause les modèles désincarnés de pouvoir et de subjectivité (Ahmed et Stacey 2001, 4) dans la discipline ainsi que les réticences à y inclure les approches féministes. L’évolution de ce numéro s’est dessinée autour d’une conversation épistémologique avec différent·es collègues – dont plusieurs font partie de ce numéro – dans le sillon de deux ateliers tenus à l’occasion des congrès 2018 (Université d’Ottawa) et 2019 (Université de Montréal) de la Société québécoise de science politique (SQSP). Le premier atelier s’intitulait « Le genre comme catégorie d’analyse en science politique : perspectives, enjeux et études de cas » et visait à examiner la catégorie du genre dans la discipline. Le deuxième atelier mettait l’accent sur une analyse critique de l’imbrication des épistémologies féministes et de la science politique, sous le thème « Science politique et féminismes : un couple (im)possible ? ». Ces enjeux représentent donc les thèmes phares de ce numéro thématique qui rassemble des articles mettant de l’avant des critiques féministes, décoloniales, écologiques et antidomination de la science politique. Au début de nos réflexions, durant nos deux premières années de doctorat, nous étions toutes deux particulièrement animées par deux volontés : d’une part, contribuer d’un point de vue féministe à la science politique québécoise et canadienne et, d’autre part, créer des espaces d’interrogations épistémologiques sur l’inclusion du genre comme catégorie analytique, pratique et politique dans la discipline à travers les voix des chercheures émergentes. À ce moment dans notre parcours, ces réflexions se sont dessinées autour des questions lancées par la politologue canadienne Jill Vickers dans son discours sur l’état de la science politique comme discipline en 2015. Dans cette allocution, celle-ci remet en cause l’idée selon laquelle la science politique et les études féministes auraient réellement entamé un dialogue épistémologique. De fait, pour Vickers (2015), en dépit des nombreux apports théoriques, méthodologiques et pratiques des études féministes, ces dernières n’auraient pas réussi à être réellement incluses ou à transformer profondément les bases de la discipline de la science politique conventionnelle (SPC). Elle démontre en effet que l’augmentation significative du nombre de femmes dans les départements de science politique n’a pas eu les effets escomptés sur la discipline : de la même manière que la SPC n’a pas réussi à intégrer les concepts travaillés par les politologues féministes, la science politique féministe (SPF) n’a pas vu ses méthodologies et catégories d’analyse imbriquées dans la SPC. Ainsi, il semble qu’en dépit de ces apports féministes à l’analyse du politique, la discipline « science politique » soit toujours aussi réticente aux changements paradigmatiques et épistémologiques. Selon Vickers (1997 ; 2015), il y aurait donc une résistance plus marquée au changement dans la SPC que dans les autres disciplines telles que la sociologie et l’anthropologie. Jane Jenson et Éléonore Lépinard (2009, 183) vont dans le même sens : si les politiques publiques ont souvent tenu compte de la variable genre, « il est courant d’affirmer que la science politique reste une des disciplines les plus fermées aux études sur le genre ». Des constats similaires ont été faits dans d’autres géographies : par exemple, en Colombie, María Emma Wills Obregón (2004) a relevé les aléas des publications sur le féminisme dans les revues …
Parties annexes
Bibliographie
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