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Dans cet ouvrage, Sara Ahmed s’intéresse à l’utilité sous différentes formes : elle veut s’attarder à la manière dont l’utilité est utilisée dans notre vie quotidienne, parfois de manière normative et cachée, qui « va de soi ». Pour l’autrice, l’utilité (use) est partout : on la trouve dans les objets qui nous entourent, dans la manière dont l’espace est structuré, et jusqu’au plus profond des corps. Ainsi, Ahmed offre une généalogie de l’utilité, une histoire remplie de détours qui s’intéresse aux différentes provenances du concept, ainsi qu’aux considérations éthiques lui étant liées et qui exercent une influence réelle sur les subjectivités. Elle pose plusieurs questions en lien avec les usages de l’utilité, mais certaines reviennent de manière récurrente à travers la lecture : Comment l’utilité et l’inutilité relèvent-elles de la vie et de la mort du sujet ? Comment l’utilité peut-elle servir de technique pour maintenir en place un ordre établi ? Comment sortir des chemins les plus utilisés et quelles sont les implications d’une telle déviation ? « Deviation is made hard » est une phrase qui revient à travers le texte, et semble être au coeur des préoccupations de l’autrice.
Le livre s’inscrit dans la continuité de ses ouvrages (aussi publiés chez Duke University Press) The Promise of Happiness (2010) et Willful Subjects (2014). Alors qu’Ahmed s’attardait aux mots « bonheur » et « volonté », elle suit maintenant le mot « utilité » (use) grâce à une approche généalogique qui observe ses manifestations quotidiennes dans les pratiques et les actes de paroles (speech acts). Elle utilise plusieurs cadres théoriques, allant de Lamarck et Darwin à Foucault et à l’utilitarisme, tout en cherchant des liens à établir avec les théories queers, féministes, décoloniales et les disability studies. Sans toutefois mobiliser explicitement le courant phénoménologique dans son ouvrage (sauf quelques références à son livre Queer Phenomenology de 2006, Duke University Press), le langage utilisé et les thèmes abordés nous rappellent sans cesse cette influence dans les écrits de l’autrice : elle parle de chemins, d’objets, d’espaces, d’orientations, de mouvements et du corps vécu.
Quant à la structure de l’ouvrage, les trois premiers chapitres offrent une analyse conceptuelle (1) et historiquement située (2 et 3) de l’utilité et de ses usages, tandis que le chapitre 4 relève d’une analyse de cas. Dans ce chapitre, le plus étoffé, Ahmed applique les types d’utilités évoqués précédemment à l’institution universitaire. Elle varie sa méthodologie en ancrant son analyse dans une série de témoignages du personnel universitaire, d’étudiant·es, et de sa propre expérience. Ce tournant méthodologique est parlant à ce point dans l’ouvrage, car Ahmed replace les considérations plus théoriques des premiers chapitres dans la matérialité. Finalement, sa conclusion est une tentative de présenter une alternative queer à l’utilité, une manière de s’émanciper de ses usages traditionnels pour penser une réutilisation révolutionnaire.
Dans le chapitre 1, intitulé « Using Things », Ahmed examine les façons dont le mot « utile » est utilisé quotidiennement, ce qu’il signifie dans le sens commun. Elle expose donc les facettes conceptuelles de son objet de recherche. Pour ce faire, elle considère « how objects can be caught at different moments of use » (p. 65) ; elle mise donc sur les temporalités de l’utilité : useful, usable, unusable, overused, used up, etc. Surtout, elle regarde comment ses utilisations ont des répercussions directes sur l’organisation de l’environnement, sur les habitudes et sur les conventions. L’utilité est étudiée selon une philosophie du quotidien, qui nous demande de porter attention à l’aspect formateur de l’utilité. Ahmed avance que l’utilité modèle le monde en commençant par les objets, les corps, et puis les espaces que nous habitons. Les espaces orientent les individus selon les conceptions de l’utilité qui y sont valorisées. Cela amène l’autrice à conclure que l’utilité est également un « devoir » dont la valeur change d’un corps à un autre : un corps « inadapté » à l’espace devra se montrer d’autant plus utile s’il veut y être accepté.
Le chapitre 2, « The Biology of Use and Disuse », nous permet de comprendre la provenance de telles implications de l’utilité en termes de vie et de mort. L’autrice compare les théories biologiques de Lamarck et de Darwin concernant l’explication de l’origine des espèces, qui ont eu une influence significative sur la manière dont l’utilité a généré un principe de vie et une méthode de progrès social. Ainsi, Ahmed va plus loin que tracer l’idée d’utilité à partir de la biologie, elle montre également comment elle a été utile à des théories sociologiques cherchant à naturaliser l’ordre établi. Elle démontre cette tendance par le biais du capitalisme et de l’eugénisme : l’utilité des corps est déterminée par la race et la classe sociale. Elle montre en outre comment certains corps sont utilisés, ou sont assignés à certaines utilités (travail). L’utilité est un principe qui s’incarne dans le monde social à travers les corps et le devoir leur étant associés. Certains sont rendus utiles pour libérer les autres de leurs charges. « Useful is what some must become in order to avoid the consequences of being judged useless. » (p. 101)
Lorsqu’appliquée à l’ordre social, l’utilité peut être conceptualisée comme une technique de gouvernance (suivant Foucault). Dans le chapitre 3, « Use as Technique », Ahmed s’intéresse à l’influence de l’utilitarisme (spécifiquement Bentham) sur le système d’éducation des classes ouvrières en Angleterre et dans le système colonial. L’éducation est alors organisée autour d’un « useful knowledge », un type de savoir qui sera utile à l’ordre établi (« the dominant usefulness », p. 10) et qui contribuera au bonheur du plus grand nombre. Le but est simple : justifier la « fonction » de chacun dans la société et offrir un enseignement faisant la promotion de la reproduction de la hiérarchie sociale. L’utilité est donc une technique de gouvernance qui diffuse des savoirs qui orientent la vie et les populations en masse, rejoignant ici la biopolitique et la nécropolitique.
Le chapitre 4, « Use and the University », retrace les observations des chapitres précédents au sein de l’institution universitaire. Le chapitre suit deux thématiques : l’utilité de la diversité et de la plainte pour l’université. Dans les deux cas, il semble que la promesse de diversité et la possibilité de faire une plainte servent (sont utiles) à donner l’illusion que l’université est un lieu accueillant pour tous et toutes. « Complaints can thus be used in a similar way to diversity: a way of appearing to address a problem. » (p. 156) Ahmed expose comment le processus de plainte et les comités de diversité restreignent et orientent ceux qui y ont recours en déployant divers obstacles temporels, discursifs ou physiques les empêchant de critiquer ou de changer réellement l’institution et ses pratiques. Ce chemin est rendu inutilisable afin d’inciter les sujets à emprunter les voies « normales », maintes fois utilisées. « Institutions are built from small acts of use, from uses of use, from how building blocks put together, over time, become walls, walls that enable some bodies to enter, stay put, progress, others not. » (p. 191)
Ahmed conclut son ouvrage sur un ton engagé, en nous invitant à considérer l’utilité queer. L’autrice lie l’utilité et les théories queer pour penser une émancipation de l’usage habituel qui reproduit le système en place. Rappelant la réappropriation de termes péjoratifs comme outil émancipatoire « à la Butler », elle pense l’utilité queer comme une réutilisation. Elle voit la fatigue, « being used up », comme un point de rupture qui nous oblige à changer le monde qui nous entoure. Elle appelle à une utilisation inusitée des objets, des chemins et des portes qui sont déjà là, car cela facilite la création de nouvelles avenues et d’espaces permettant aux corps non conformes à l’utilité traditionnelle de se mouvoir, de dévier : « Get in the way of how that space is usually used (for what and by whom). » (p. 210)
What’s the Use? On the Uses of Use est une contribution importante, car Sara Ahmed y mobilise l’utilité afin d’établir des liens entre des cadres théoriques ayant des compréhensions différentes de ce concept et de ses répercussions dans la vie réelle. On comprend que ces idées s’entrecroisent et s’influencent, et ce, sans toujours se reconnaître. En suivant les mots avant tout, Ahmed réinscrit l’utilité dans plusieurs débats actuels en science politique : l’utilitarisme n’est plus simplement une éthique, ses principes prennent des formes spécifiques à chaque domaine dans lequel ils s’inscrivent. Il faut discerner leurs fonctionnements, et surtout les exclusions qu’ils créent. Une force de l’analyse d’Ahmed est son utilisation omniprésente des disability studies pour dénoncer ces mécanismes et révéler des marginalités souvent oubliées en théorie politique. Bien qu’il soit évident que l’autrice approche la question de l’utilité selon une perspective phénoménologique, le texte aurait gagné à ce que cela soit explicité davantage. En conséquence, pour des lecteur·rices qui ne connaissent pas l’importance de ce courant de pensée dans les écrits d’Ahmed, il est possible que certaines références ou certains thèmes centraux suscitent moins d’intérêt. De plus, proposer un lien explicite entre la phénoménologie et l’utilitarisme est un projet prometteur et original qui ne demande qu’à être approfondi.