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Le 11 juillet 2017, le maire de Corville[1], commune d’environ 20 000 habitants en France, réunit sa majorité municipale pour lui annoncer sa démission et envoie, dans la foulée, une lettre à ses administré·es pour se justifier. Déjà mis en cause dans les années 2000 par son opposition pour favoritisme dans une opération immobilière (affaire classée sans suite), il doit affronter une série d’accusations portant sur des abus très variés de sa fonction élective. La première concerne la nomination d’un membre de sa famille à un poste de cadre dirigeant dans l’administration communale en 2015. Il est poursuivi à la fois administrativement et pénalement pour prise illégale d’intérêts et recel. À partir de 2017, il est également concerné par l’ouverture d’une enquête préliminaire par le Parquet pour des dysfonctionnements dans la gestion financière de la commune. Il fait parallèlement l’objet d’une plainte déposée au tribunal correctionnel pour des remboursements indus de ses frais de représentation dans le cadre de sa fonction mayorale. Une autre enquête est ouverte au sujet d’un financement présumé illicite de son parti par un organisme de formation avec qui le maire a signé une convention engageant plusieurs élu·es de la commune. Après une première condamnation judiciaire relative à un recrutement familial, il se résout à abandonner sa responsabilité mayorale pour « défendre [son] honneur, [sa] probité et [son] honnêteté ». Il n’entend pas s’en tenir à cette décision de justice, mais poursuivre sa défense contre un enchaînement d’accusations et de procédures ayant cours depuis plusieurs années. Il prétend, ce faisant, poursuivre son engagement politique sous une autre forme. Au-delà des faits eux-mêmes, comment se déploie un tel enchaînement au point ici de bouleverser les positions de pouvoir et les rapports de forces politiques ?

Par ses conséquences politiques immédiates, ainsi que par les articles suscités dans les médias locaux, ce cas d’étude montre combien les usages de l’argent − et plus largement des attributs d’un mandat − en politique sont une question éminemment sensible susceptible d’entraîner une suite de coups, de prises de position et de décisions. En France, comme dans de nombreux pays démocratiques des continents européen et américain, l’acuité et la visibilité du sujet se sont renforcées depuis les années 1990 à la suite de toute une série d’affaires mettant en cause des fraudes et des atteintes à la probité (Mendilow et Phélippeau 2019 ; Phélippeau 2019). Si ces transgressions ont, longtemps, concerné les élites nationales – qu’elles soient politiques et/ou économiques (Garrigues 2004 ; Monier 2013) –, elles n’ont pas épargné les espaces locaux à partir des années 1980. La corruption s’est immiscée dans le fonctionnement des collectivités locales, et ce, dans des systèmes étatiques très variés (Garraud 1999 ; Menzel 2009 ; Quesada, Jiménez-Sánchez et Villoria 2013 ; Benito, Guillamón et Bastida 2015). Des élu·es locaux ont fait l’objet de procès judiciaires, pour certains particulièrement médiatiques (comme les maires de Grenoble ou de Nice pour évoquer des cas connus en France) et, pour d’autres, plus ordinaires (comme le cas de Corville évoqué précédemment et étudié dans la suite de cet article), contribuant à donner une visibilité aux enjeux de corruption dans les espaces locaux de pouvoir. Si le lien avec les politiques de décentralisation peut vite être esquissé, des travaux historiques rappellent pour autant l’ancienneté des problèmes de corruption dans le gouvernement urbain (Moore et Smith 2007 ; Jones 2019).

Dans ce contexte, les activités électives locales n’ont pas échappé en France à un encadrement réglementaire et à une surveillance judiciaire. Des textes ont codifié plusieurs dimensions du métier politique local (dépenses de campagne, frais de mandat, patrimoine) en conjuguant renforcement des prérogatives statutaires et introduction d’outils de contrôle (comme la Haute autorité pour la transparence de la vie publique). Le dernier en date, la loi du 27 décembre 2019 dite Engagement et proximité, associe des mesures de modulation des indemnités selon la participation aux séances publiques avec une consolidation des droits des élu·es locaux (relèvement des plafonds indemnitaires, prise en charge accrue des frais de garde d’enfants…). C’est ainsi un cadre normatif particulièrement dense et ambivalent qui enserre l’exercice des mandats locaux. Vivre de la politique dans les espaces locaux nécessite non seulement d’articuler des activités et des rémunérations, mais aussi de savoir composer avec des règles prescrivant les usages possibles des moyens.

Questionner le déroulement des affaires

Malgré cet arsenal juridique et procédural, il ne faudrait pas prêter aux règles de droit un pouvoir mécanique. La sociologie du droit a mis l’accent sur deux dimensions capitales. La première est que les règles de droit sont d’autant plus effectives que des acteurs les font valoir pour rappeler ce qui est possible ou interdit. C’est bien parce que des acteurs se réfèrent au droit – en leur qualité de juge ou encore d’opposant politique – que celui-ci se réactualise pour borner les comportements. La seconde dimension est la diversité des interprétations et usages possibles des règles de droit. Loin de fixer des lignes de conduite univoques, celles-ci se prêtent à des modulations. Fort de cette lecture sociologique, Pierre Lascoumes (2011 ; 2015) suggère de considérer la pluralité des appréciations et des réactions sociales liées à des actes de corruption. Dans le prolongement des travaux d’Arnold Heindenheimer (1970), il invite à penser les dynamiques différenciées de qualification publique (Lascoumes, 2016). En ce sens, les affaires relatives à des atteintes à la probité ne surgissent pas d’elles-mêmes et ne produisent pas mécaniquement des changements (Grimmelikhuijsen et Snijders 2016). Comme l’ont montré plusieurs auteurs, la corruption recouvre des réalités imprécises et fuyantes : celles-ci sont tributaires notamment des contextes (Mendilow et Phélippeau 2019) et des représentations que l’on se fait d’une situation opposée de « pureté » (Rothstein 2014). Les prévarications supposent que des acteurs s’en saisissent et portent des accusations suscitant, en retour, des jugements complémentaires, concurrents ou divergents. C’est bien dans cet esprit que nous entendons nous placer dans cet article prenant pour objet les accusations de mésusage de l’argent par un élu local.

La littérature sur la corruption locale, au demeurant bien peu abondante, est traditionnellement polarisée autour de trois perspectives. La première, aux penchants positivistes, vise à définir les facteurs susceptibles de favoriser les pratiques de corruption, avec une mise en avant par exemple des réformes néo-managériales des administrations (Erlingsson, Bergh et Sjölin 2008), des niveaux de transparence, du revenu des politiciens ou encore de l’éducation (Benito, Guillamón et Bastida 2015). Elle rejoint les débats, classiques, sur les causalités de la corruption selon que l’on met l’accent sur les individualités ou les structures. La seconde perspective, aux accents normatifs, se focalise particulièrement sur les dispositifs de contrôle et les « systèmes d’intégrité » (Hoekstra et Kaptein 2012 ; Huberts et Six 2012). Pointant bien souvent les limites de tels dispositifs, nombre de ces travaux plaident en faveur d’une plus grande efficience des procédures et s’inscrivent explicitement dans un registre éthique (Siewert et Udani 2016 ; Boisvert 2018). La troisième, quant à elle, consiste à déplacer la focale vers les conséquences des actes de corruption. Ces travaux mettent en doute tout particulièrement l’énigme du vote de citoyens pour des élu·es mis en cause (Bezes et Lascoumes 2005 ; Doidy 2005b ; Munoz, Anduiza et Gallego 2016).

À distance de ces perspectives, notre regard propose de se focaliser sur les dynamiques de déploiement des affaires dans l’espace public local. Le point de départ est que, malgré l’encadrement réglementaire des fonctions électives locales, demeurent des zones d’ombre qui se prêtent à des controverses. Partant d’accusations d’irrégularités, cet article entend alors analyser les affrontements et les luttes de qualification qu’elles suscitent. Depuis un article pionnier de Luc Boltanski, Yann Darré et Marie-Ange Schiltz (1984), la sociologie pragmatique a prêté une attention aux formes argumentatives pour qu’une dénonciation soit audible et dicible, notamment dans l’espace public (Boltanski et al. 2007). Elle s’est particulièrement focalisée sur les exigences d’une scandalisation (De Blic et Lemieux 2005) en les rattachant à des normes susceptibles d’être partagées par une communauté. Nous serons ici tout particulièrement attentif aux stratégies énonciatives, autant pour repérer des ordres argumentatifs que pour saisir ce qui est jugé problématique, voire scandaleux dans l’usage de l’argent par les élu·es, et ce qui accrédite les différents acteurs à s’engager dans de telles affaires. Les atteintes présumées à la probité se prêtent à des appréciations variables et rivales dans les arènes, qu’elles soient politiques, médiatiques ou encore judiciaires. L’étude de ces perceptions et jugements controversés fournit alors la matière pour éclairer les mécanismes de surveillance de l’usage de l’argent par les élu·es, ainsi que les ressorts de transformation d’agissements censés rester discrets en problèmes publics. Cette perspective requiert de considérer ensemble les registres d’accusation et de défense (Lascoumes 2013) afin de restituer les dynamiques des affaires. Elle s’enrichit par ailleurs de la prise en compte des effets interactionnels et des usages (possibles) par les acteurs des prévarications présumées. L’hypothèse est que les échanges entre les parties prenantes d’une affaire sont structurés par des ressources et des repères discursifs révélant des rapports différenciés au métier politique ; et, parallèlement, que ces échanges structurent les dynamiques de la concurrence politique. La figure de la spirale permet d’attirer l’attention aussi bien sur la circularité des stratégies énonciatives que sur l’éloignement progressif des échanges de leur point d’origine. Dans cette perspective, nous montrerons que les protagonistes politiques investissant des affaires de corruption sont pris, voire dépassés par ces dernières qui finissent par aiguiller leurs registres d’action.

Le terrain d’étude

Alors que l’essentiel de la littérature s’est intéressé à des affaires de corruption de portée nationale ou internationale, cet article prend appui sur l’étude localisée du maire de Corville évoqué en préliminaire et mis en cause à plusieurs reprises dans les années 2010 pour des abus dans l’exercice de ses fonctions[2]. Il s’intéresse à un espace communal, marqué par la désindustrialisation, avec un taux de chômage d’environ 20 % parmi la population active, et de taille intermédiaire (un peu moins de 20 000 habitants) où les élu·es sont contraint·es d’effectuer des arbitrages quant à leurs activités. En effet, dans ces villes moyennes, les niveaux d’indemnisation des élu·es (le plafond mensuel étant de 2500 euros bruts environ) peuvent nécessiter de faire des calculs avant d’abandonner une activité professionnelle et en compenser les pertes. Ces situations de professionnalisation politique « fragile » (Demazière et Le Saout 2019) accentuent potentiellement les zones d’ombre et les arrangements diffus.

Ce cas d’étude s’avère intéressant à d’autres égards. Il donne à voir différents motifs d’accusation de corruption qui font l’objet d’une attention variable. Il permet ainsi de se questionner sur la valeur inégale (politiquement) des irrégularités. Ensuite, ce cas fait intervenir plusieurs acteurs dans l’accusation. Alors que la littérature s’est plutôt intéressée au rôle des juges (Briquet et Garraud 2002 ; Roussel 2002) et des médias (Thompson 2000 ; Hamidi 2009 ; Wickberg 2016) dans les affaires politico-financières, notre analyse met en lumière d’autres acteurs, notamment des opposants politiques. De surcroît, en saisissant la dynamique de ces affaires sur plusieurs années, nous nous donnons la possibilité de scruter les effets des dynamiques d’échanges de coups. Par-delà les affaires les plus médiatiques, l’analyse de ce cas localisé permet de saisir les formes plus ordinaires de la dénonciation des mésusages de l’argent en politique. Elle montre que malgré l’armature juridique désormais disponible, les dénonciations sont loin d’être évidentes dans les espaces locaux et ouvrent davantage sur des luttes controversées particulièrement incertaines. Leur étude constitue un révélateur des rapports qu’entretiennent des acteurs, diversement positionnés dans l’espace de pouvoir local, avec les règles et les moyens de faire de la politique. Après avoir présenté analytiquement l’espace du dévoilement et des dénonciateurs, l’article s’intéresse aux ressorts des luttes de significations et aux effets de leur judiciarisation.

L’espace local du dévoilement

Avec la multiplication des affaires politico-financières, la lutte contre la corruption semble être devenue un registre d’action prisé qui dépasse largement la seule activité judiciaire. Adossée à un arsenal juridique, elle se réfère de plus en plus, en tout cas depuis les années 2000, à un impératif de « transparence » (Hood et Heald 2006 ; Michel 2018) qui procède d’une sorte de « contrôle préventif » sur les agissements des dirigeants politiques (Rosanvallon 2015 : 355). La lutte contre la corruption mobilise désormais un large front d’acteurs, qu’ils soient institutionnels (services d’inspection, agences, autorités administratives) ou associatifs (Anticor, Transparency International), déployés à une échelle aussi bien nationale qu’internationale (Favarel-Garrigues 2009 ; Gest et Grigorescu 2010). En revanche, dans les espaces locaux, la mobilisation, sous son versant de contrôle ou de dénonciation, paraît bien plus limitée. Si la capacité à dénoncer des irrégularités suppose assurément des ressources (notamment d’investigation), nous soutiendrons ici l’idée qu’elle est à relier aux positions dans l’espace local. L’examen des différents types d’acteurs impliqués dans les affaires de Corville éclaire ainsi les conditions de possibilité d’un engagement dans la lutte contre la corruption.

Les instances de contrôle

Le transfert de responsabilités aux élu·es locaux à l’occasion des politiques de décentralisation a très vite soulevé la question de leur contrôle. C’est dans cette perspective qu’ont été mis en place divers types de contrôle – administratif, budgétaire et de transparence – chapeautés par des institutions externes aux collectivités locales. Le premier d’entre eux repose sur le représentant de l’État, le préfet, appelé à être la première vigie de l’action des collectivités territoriales : il exerce un contrôle de légalité (dit contrôle administratif) des actes locaux susceptible de se traduire en une procédure de dialogue ou juridictionnelle (auprès du tribunal administratif). L’autre type a été incarné par la création de chambres régionales des comptes dédiées spécifiquement au contrôle des dépenses des collectivités et de leurs modes de gestion. Le troisième, bien plus tardif, est apparu avec la mise en place de la Haute autorité pour la transparence de la vie publique enjoignant les principaux élu·es locaux de faire état de conflits d’intérêts et de l’absence d’avantages tirés de leurs fonctions. Multiples, ces contrôles de l’action politique locale n’en apparaissent pas moins avoir une effectivité et une efficacité limitées (Verpeaux 2014).

Dans la situation qui nous intéresse ici, ce n’est pas par le préfet que les actes de la collectivité et du maire ont été mis en cause et jugés illégaux. Le représentant de l’État n’a manifestement pas identifié d’indices pour reprocher une faute. L’absence de déféré préfectoral au Tribunal administratif constituera par la suite une ressource pour l’équipe municipale qui pourra se prévaloir d’une légalité étayée par la position préfectorale. C’est en fait par la Chambre régionale des comptes (CRC) qu’un pan de l’accusation voit le jour : non pas à travers la fonction de contrôle budgétaire, mais de celle de contrôle de gestion. Celle-ci prend la forme de lettres d’observation et de rapports envoyés dans un premier temps aux dirigeants de la collectivité, avant d’être diffusés publiquement. Par là, les CRC « se sont ainsi instituées dans le jeu concurrentiel des instances de contrôle du politique » (Benoit 2003 : 538). Elles livrent, en effet, des analyses souvent détaillées des pratiques et des errements gestionnaires d’une collectivité. En 2017, la CRC rend un rapport particulièrement critique sur la gestion de Corville au cours des années antérieures. Le document met en cause des dysfonctionnements dans toute une série de domaines. Plusieurs concernent les moyens, financiers et matériels, d’exercer des mandats électifs qui feraient l’objet d’« anomalies », d’« erreurs » ou encore de « dépenses non justifiées ». Le rapport pointe du doigt les usages peu contrôlés des téléphones portables ou des carburants, les rémunérations de membres du cabinet, les frais de représentation ou encore les dépenses de formation des élu·es. Dans cette analyse, la CRC procède à une mise en lumière d’usages problématiques de fonds publics à l’aune d’une évaluation gestionnaire et managériale de la politique locale (Benoit 2003 : 553). À plusieurs reprises dans le rapport, revient ainsi l’évocation d’un « contrôle interne » défaillant, d’un manque de clarté de la « stratégie » ou encore de procédures non stabilisées… C’est ainsi à travers un prisme managérial qu’un discours critique est produit par la CRC. Mais le contenu dépasse vite ce seul registre dans la mesure où il est exploité par d’autres accusateurs qui en extirpent des données pour renforcer leurs propres lignes d’action. Le rapport circule et nourrit le discours critique des opposants. Les rapports gestionnaires constituent en cela des points d’appui des échanges politiques.

Les tiers

Les responsables publics locaux sont également scrutés par des acteurs non institutionnels. Pensons ici aux médias qui couvrent l’actualité locale. Toutefois, dans les espaces locaux, les médias grand public occupent souvent des positions sinon monopolistiques, du moins oligopolistiques, qui nourrissent des relations structurelles d’interdépendance avec les collectivités. Pris par ces relations, ils tendent à couvrir l’actualité selon « une logique de faible distance, voire de soutien systématique aux pouvoirs locaux » (Frisque 2010 : 964). Logiquement, ces médias sont peu portés à investir le registre de la dénonciation et de la divulgation, a fortiori quand il s’agit d’affaires susceptibles de mettre en cause les pouvoirs en place. Dans notre cas d’espèce, le principal média de la presse quotidienne régionale (renommé PQR) n’est pas à l’origine des informations relatives aux transgressions présumées du maire. Il s’en tient à une couverture des événements et des principaux chefs d’accusation, essentiellement à partir du moment où l’affaire prend un tour judiciaire (dépôt de plainte). Ce média s’inscrit sur un registre à dominante informative. Il se cantonne à désigner les séquences judiciaires (« le maire visé », « plainte sur… », « le maire poursuivi… ») qu’il étaye en reprenant des extraits de rapports et de propos d’acteurs impliqués. Par ce biais, le journal peut se permettre de relayer l’accusation de manière distanciée. Quand le maire est mis en cause sur des remboursements indus au nom de ses frais de représentation, la presse locale extirpe des exemples puisés dans des documents devenus publics. Cela permet, là encore, de susciter l’interrogation sans pour autant endosser un registre d’écriture accusatoire. En retour, le journal PQR invite le maire à donner sa propre justification des différentes dépenses pointées du doigt. Dans l’enchaînement d’affaires mettant en cause sur plusieurs années le maire de Corville, le PQR ne fournira pas d’éléments réellement inédits. Néanmoins, évoquer ce seul registre descriptif pourrait occulter des dimensions plus latérales. En effet, la presse locale use parfois de qualifications qui orientent la lecture des articles. Le principal média considère ainsi, dans son titre, que la mairie a été « épinglée » pour sa gestion des deniers publics ou pose la question « Pourquoi autant d’affaires à Corville ? » Sans être à l’origine des informations, des journaux et des magazines, moins dépendants structurellement des pouvoirs locaux, accentuent pour leur part la sensibilisation en parlant de faits « hallucinants » ou « curieux ». Pour autant, ce registre d’écriture journalistique ne se situe pas spécialement en référence à un principe moral de transparence ou de gestion managériale, mais davantage dans une logique de publicisation de faits secrets (De Blic et Lemieux 2005). Il reste que cette couverture participe à l’exposition du principal accusé et, potentiellement, à renforcer la crédibilité de la démarche d’accusation. Un opposant politique confie ainsi que la presse a cette capacité de mettre une pression par sa seule couverture : « j’ai la presse régionale qui joue le jeu de me faire un article tous les 3-4 mois qui vient mettre la pression. Si je n’avais pas eu ça aussi, si la presse ne relaie pas, ben… » (entretien avec Younès, octobre 2018). Il faut néanmoins ajouter qu’un organe de presse s’est quant à lui explicitement situé sur le registre de l’investigation et de la révélation. Nouveau venu dans le paysage médiatique local à partir de mai 2017, ce journal en ligne payant se distingue très vite par la publication d’un article dévoilant des doubles facturations indues au bénéfice du maire. Il donne un écho au rapport de la CRC en consacrant un nouvel article aux dépenses indues de la municipalité et du maire. Si ce registre d’écriture est délibérément assumé comme un trait d’identité distinctif du journal par rapport à une presse locale jugée trop « complaisante », il est aussi indissociable de l’intérêt personnel du journaliste auteur des articles. Ce journaliste indépendant parle quant à lui d’une part de « hasard » dans son investissement. Habitant Corville pour des raisons personnelles, et exerçant ses activités professionnelles dans des conditions difficiles (sans statut stabilisé auprès d’un média), il se saisit progressivement d’informations et de rumeurs glanées au gré de sa fréquentation de la ville : « c’est une petite ville où l’on entend vite des choses […] au départ, mon idée c’est quand il y a autant de rumeurs sur une mairie, ça vaut le coup de voir ce qui s’y passe » (entretien avec Lionel, novembre 2018). Il décide alors de s’en saisir pour proposer un sujet au nouveau journal d’investigation qui vient de se lancer. Il prend rapidement appui sur des accusations portées par des opposants pour mener son propre travail. Rémunéré à l’article dans un journal aux moyens humains et financiers limités, il lui est néanmoins difficile de poursuivre une investigation sur la durée.

Parallèlement aux journalistes, des groupements associatifs sont devenus des parties prenantes des processus d’accusation publique des responsables politiques. Ils déploient des outils pour donner une résonance à leur travail d’identification et de dénonciation d’irrégularités. C’est ainsi que l’une des principales associations nationales en la matière, Anticor, se distingue par le décernement de prix éthiques et de « casseroles » ou encore par l’ouverture de procédures judiciaires, quand l’organisation non gouvernementale (ONG) Transparency International s’est signalée, entre autres, par la constitution d’outils aux apparences scientifiques (cartes, baromètres de corruption, indices de perception…). Néanmoins, l’activisme de ces acteurs collectifs est d’abord manifeste à des échelles élargies. Ils ont une implantation locale disparate avec des moyens limités, qui dépendent de l’investissement d’un tout petit nombre d’adhérents. Sur notre terrain, le groupe Anticor demeure de taille réduite. Les affaires de Corville étudiées ici ont assurément représenté une opportunité organisationnelle, l’un des fondateurs locaux évoquant en entretien une logique de précédent : « On y [est] allé parce que ça nous permettait d’avoir un précédent de positionnement sur des affaires familiales qui… on aime bien des affaires comme ça qui sont pas énormes, mais qui nous permettent de nous mettre dans une position où on teste la possibilité de se positionner dans un certain type juridique qu’ensuite on peut réutiliser sur des affaires un peu plus grosses. » (Entretien avec Jean-Marie, avril 2018) En l’absence de ressources importantes, le groupe local d’Anticor n’apparaît pas en mesure de mener une investigation ou de porter seul une démarche judiciaire. Il s’en tient alors à un soutien, symbolique et juridique pour l’essentiel, à des opposants politiques du maire qui vont apparaître comme les principaux accusateurs.

Les chevaliers blancs politiques

La littérature a plutôt eu tendance à méconnaître le rôle des élu·es dans la publicisation d’affaires au profit d’autres acteurs (juges et journalistes pour l’essentiel). Or, par leurs fonctions, les élu·es éprouvent très directement la prégnance du droit dans la vie publique locale. Aussi certains ont-ils et elles progressivement intégré le droit comme l’un des registres de l’action politique. C’est dans cette perspective que des opposants au maire de Corville se sont tournés vers un travail de dénonciation d’atteintes présumées à la probité. Leur activisme en la matière s’éclaire par leurs positions, en l’occurrence marginalisées dans l’espace politique local. Il est également tributaire de leurs ressources personnelles qui orientent, en contrepoint, l’efficacité contrastée de ce registre d’action.

Le premier cas est celui d’un élu devenu le principal opposant de l’équipe municipale. Natif de Corville, travaillant dans des associations de quartier, il prend ses distances avec l’équipe dirigeante de la ville. Membre un temps d’un parti de gauche, il en est écarté en raison d’un différend sur la stratégie de son parti qui a décidé de soutenir le maire sortant. Il décide alors d’exprimer son opposition au maire dans l’arène électorale. Défait une seconde fois en 2014, après son échec à l’élection municipale de 2008, il se résout à faire évoluer son opposition vers une dénonciation plus systématisée des irrégularités présumées de la municipalité. Même si, selon lui, ses doutes sur la probité mayorale étaient antérieurs, il tire les leçons de son échec politique en cherchant désormais à crédibiliser ses accusations et, pour cela, en scrutant le rapport au droit. À partir de là, il transforme son travail accusatoire qu’il s’applique à renseigner davantage et à appareiller juridiquement :

En 2008, j’étais dans un esprit de construction… Une opposition de gauche, c’est sur les valeurs. Ça les mettait face à leurs contradictions, et ça le maire n’aimait pas. J’étais dans cette démarche, que les idées sont plus fortes que le reste et c’est là où je me suis aperçu que non… C’est un pur mensonge, les projets, les idées… Le système est plus fort […] Quand j’ai fait 19 %, je me suis dit :  « Il peut être élu à vie. Il n’y a rien qui fera tomber ce mec-là. En faisant les choses le plus honnêtement possible, on ne le fera jamais tomber, parce que les citoyens sont trop tenus par çà… » Donc c’est bien tout ça qui fait que si je me représente 20 fois en face de lui, le nom du maire est inscrit… De cela, je me suis dit qu’il faut aller voir, gratter les choses, je suis allé gratter, j’ai passé des accords avec du personnel municipal : je ne veux plus parler d’affaires de la commune, je veux des choses concrètes.

Entretien avec Younès, octobre 2018

S’appuyant sur sa connaissance des collectivités (en sa qualité de fonctionnaire territorial), ses relations et son ancrage territorial, il se lance dans un travail discret de « fourmi ». Alors que ses précédents recours administratifs se sont soldés par des échecs (« je me suis fait allumer sur des recours administratifs »), il redéfinit son travail d’opposant en intégrant plus systématiquement la ressource juridique et procédurale. En ce sens, ce sont bien ses échecs électoraux successifs qui l’orientent sur le terrain de la probité et de la justice. Par là, Younes voit l’opportunité de poursuivre son action politique d’opposition par d’autres moyens. Parallèlement à plusieurs recours administratifs, il dépose ainsi deux plaintes au pénal concernant les atteintes à la probité du maire. L’une d’elles contribuera à une mise en accusation du maire et à son renvoi devant le tribunal.

Un autre opposant local, Robert, a également investi le registre accusatoire vis-à-vis d’écarts présumés aux règles de la part du maire. Son parcours porte aussi des tensions avec le pouvoir en place. Militant du parti au pouvoir et élu dans Corville, il est pressenti un temps pour succéder au maire qui a longtemps régné sur la commune. À la suite d’une lutte de succession, il est écarté du pouvoir, puis marginalisé au point de basculer dans l’opposition. Fondateur d’une association de défense des contribuables, il se positionne sur un registre comptable pour dénoncer l’action municipale et rejoint les rangs de la droite locale. Invoquant son expérience « de l’intérieur » d’une mairie et motivé par sa « haine » du parti dans lequel il s’est longuement engagé, il entend donner à voir les errements des élus municipaux (« les malversations… je connais bien »). Il multiplie les dénonciations de transgressions des procédures et du droit sur toute une série de dossiers municipaux. Doté de moyens individuels limités, il est restreint dans ses capacités d’investigation. Il compense cela par une publicisation des éléments à sa connaissance sur un blogue personnel et des ouvrages mis en accès libre. Il n’hésite pas ainsi à rendre accessibles des procès-verbaux d’auditions réalisées dans le cadre d’enquêtes de police. Au-delà d’une mobilisation éthique, son investissement entend surtout provoquer une indignation large et déstabiliser le maire.

À Corville, les accusations à l’encontre du maire renvoient à des motivations contrastées que ne résume pas le seul mot d’ordre de « transparence » de la vie locale. Elles ont été portées par un front composite d’acteurs. Sans que l’on puisse parler ici d’une coordination des initiatives, celles-ci s’entretiennent : les rapports de la CRC fournissent par exemple des éléments d’autorité aux opposants politiques qui se prêtent manifestement volontiers aux questions de tiers extérieurs à la ville. Cela contribue à donner cette impression d’enchaînement accusatoire sans que l’on ne parvienne plus à identifier un point de départ.

Plaider sa cause. Le dévoilement contrasté des affaires

La codification juridique des fonctions électives locales ne dissipe pas toutes les incertitudes sur les comportements réguliers des élu·es. Elle rend assurément possibles des arrangements tout autant qu’elle suscite des controverses sur les marges d’action et les tolérances possibles. Les mésusages présumés de l’argent public peuvent alors déboucher sur des silences, de simples remontrances, tout autant que sur des discours accusatoires tendant à grossir les faits incriminés, ou encore sur des démarches judiciaires. Significativement, dans notre cas d’étude, l’un des opposants a préféré ne pas embrayer sur les frais de représentation du maire en prêtant à cette affaire peu de valeur : « Je n’y crois pas trop. C’est le truc classique. Dans toutes les communes, ils font ça. » (Entretien avec Robert, novembre 2018) Si les fonctions électives sont encadrées, les dénonciations le sont aussi, par la diffamation qui met chacun « sur la corde raide » et pèse sur les anticipations. Dans ces conditions, qu’est-ce qui est jugé digne d’une mise en accusation et d’en supporter les coûts (financiers, symboliques, politiques) ? Convertir des faits en irrégularités qui ne peuvent être considérées « normales » ne suffit pas. Par-delà ces opérations de transformation (Felstiner, Abel et Sarat 1991), les acteurs doivent également lutter pour faire valoir leur bonne foi. Ils sont pris dans des dynamiques d’échanges au cours desquelles il leur faut étayer le bien-fondé de leur position.

Ainsi, quand Younes entend soulever une irrégularité dans le fonctionnement de la municipalité avec un recrutement familial à la direction administrative, il se heurte à des stratégies de résistance de la part du maire (voir Lascoumes 2013). Celui-ci s’emploie à dénier la faute et, plus encore, à retourner l’accusation sur d’autres motifs. Les échanges débordent alors des seules modalités de recrutement. Le sujet de l’accusation s’étoffe de toute une série d’énoncés tendant à appareiller et à consolider les positions des uns et des autres. Il en sera de même quand, quelques semaines plus tard, émergeront les accusations de remboursements indus de frais de représentation, déclenchant de nouveaux échanges de coups discursifs et politiques. Cette section vise dès lors à restituer les registres rhétoriques empruntés par les deux parties (l’accusation et l’accusé) pour étayer leur position et leur sincérité. Sommé (par des journalistes, des enquêteurs ou encore des scientifiques) de clarifier leurs agissements, chacun des protagonistes s’efforce de s’inscrire dans des « trames de pertinence qui ont cours dans un horizon d’interactions et d’interlocutions » (Cefaï 1996 : 47). L’étude de ces registres révèle des lignes stratégiques et éthiques qui s’entremêlent.

Le registre de l’intégrité éthique

Dans un processus où le respect des règles peut donner lieu à des appréciations divergentes, il est important pour les différentes parties en présence d’accréditer leur intégrité. Pour cela, elles sont enclines à se rapporter à des motifs d’action généraux, valorisés dans l’espace public, mais aussi à des trames plus singulières pour tisser un lien avec ce qui est jugé problématique ou normal dans la situation.

C’est ainsi qu’en déposant plainte dans deux affaires de mésusage de l’argent par le maire, Younès doit faire valoir le bien-fondé de sa démarche. Au-delà de la défense de l’accusé, il s’expose à la critique d’un combat strictement personnel d’acharnement contre le maire. Il lui faut ainsi se défendre d’une lutte personnalisée et détacher l’individualité mise en cause de la démarche d’accusation : « Je ne mène pas un combat personnel contre le maire. Je n’ai jamais parlé des affaires en public. » (PQR, 15 mars 2017) Sa dénonciation d’irrégularités est censée, de prime abord, sanctionner une face sombre de l’exercice du pouvoir. Pour grandir le sens de son engagement, Younès puise alors dans le langage désormais balisé de la « transparence » (Erkkilä 2012 ; Michel 2018). Celui-ci est brandi comme un nouveau registre de prescriptions comportementales pour les détenteurs de fonctions électives : « Lorsqu’il s’agit d’argent public, la transparence doit être totale. Les élu·es doivent respecter les règles. Point barre. La force d’un puissant, c’est de respecter le petit. Notre action a permis de remettre la collectivité au carré. Car oui ! Nous sommes pointilleux sur tout ce qui touche à la chose publique. Nous le devons aux électeurs. » (PQR, 15 mars 2017)

Younès défend la primauté de règles de conduite dans la politique. C’est pour accréditer cet engagement qu’il noue des liens avec l’organisation de lutte contre la corruption Anticor qui lui apporte un soutien autant juridique que symbolique. Si cette association se porte à ses côtés partie civile dans la mise en accusation du maire, elle n’est pas véritablement en position de lui fournir une expertise tant ses moyens sont réduits localement. En revanche, elle permet d’inscrire la démarche de Younès dans un horizon plus large. En mars 2017, celui-ci coorganise avec l’association une manifestation devant la mairie à coup de concert de casseroles : face aux journalistes présents, Younès tisse alors une correspondance entre les accusations à l’encontre du maire de Corville avec une série d’autres affaires en France pour clamer son rejet d’une « république corrompue ». Son discours s’adosse à une pétition lancée par Anticor pour alerter et dénoncer la corruption en politique. Il s’aligne également avec le contexte provoqué par les révélations, lors de la campagne présidentielle française de 2017, d’abus de pouvoir de l’un des candidats (François Fillon[3]), pour amplifier le cadre moral (Snow et al. 1986). Sans surprise, alors qu’il repart en campagne électorale en 2020 pour conquérir la mairie de Corville, Younès s’enorgueillit d’avoir souscrit à la charte d’Anticor et de reprendre à son compte les propositions formulées par cette association « pour des communes plus éthiques ». Parallèlement, il oeuvre à ancrer cette grandeur éthique dans le contexte de Corville pour produire un écho auprès d’un plus large public. Pour cela, l’intégrité est brandie comme une contre-référence aux dérives de fonctionnement d’une municipalité qui, en contrôlant sur la durée un territoire, aurait développé ses propres règles. À plusieurs reprises en entretien, Younès évoque ainsi un « système » refermé sur lui-même :« C’est parce qu’ils sont là depuis trop longtemps. C’est ça qui pourrit. Le type est là depuis plus de vingt ans, il sait comment faire bouger l’administration, où il faut appuyer. Quand les mecs sont là depuis trop longtemps, ça devient une problématique. » Non sans résonance avec une argumentation fonctionnaliste, le raisonnement consiste à imputer des dérives aux logiques de perpétuation d’un système de pouvoir localisé. Le fonctionnement même de ce système neutraliserait les prises de parole et susciterait aussi des intéressements au point que Younès se plaigne d’une « hypocrisie collective ». Cette accusation est d’autant plus forte chez Younès qu’il est convaincu que c’est bien ce « système » qui l’a empêché jusque-là de prendre le pouvoir. On comprend alors son inclination pour le registre éthique et moral au regard de sa trajectoire personnelle ambivalente. Issu d’un quartier particulièrement paupérisé de la commune, il a connu une trajectoire sociale ascendante en passant d’animateur à un poste de professionnel de la politique de la Ville et en obtenant par la suite un master. Il gagne, par ailleurs, en autonomie en étant recruté dans une autre collectivité que sa commune d’origine en tant qu’agent de développement territorial. Parallèlement, sur le plan politique, il se heurte à des déconvenues avec sa mise à l’écart d’un parti de gauche en 2008 pour sa candidature aux élections municipales qui ne respecte pas un accord partisan départemental. Ses défaites municipales successives (en 2008 et 2014) l’ont fragilisé. Ce parcours le rend alors particulièrement sensible à envisager ces affaires communales comme un enjeu moral, lui qui admet avoir des difficultés à accepter son échec électoral en 2014 :

Là, on n’était pas sur des choses comme le fric, on était uniquement sur les idées, et je me prends une vraie claque… Je me suis retrouvé avec des employés municipaux qui faisaient campagne… Moi je sais ce que j’ai dépensé, je me suis fait retoquer 900 euros. J’ai dépensé à peu près 14 000 euros, le maire a tout juste dépensé plus de 1000 euros que moi, c’est du foutage de gueule.

Entretien avec Younès, octobre 2018

Il n’est pas anodin non plus que l’autre opposant politique, Robert, qui a dévoilé les affaires communales, se caractérise également par un parcours ambivalent. Élevé dans un milieu familial politisé, sa vie personnelle et professionnelle le lie pendant des années à un parti. C’est à cet engagement qu’il doit son inscription dans la commune, jusqu’à l’accession à un logement et à un emploi politique de collaborateur. Sa mise à l’écart du pouvoir municipal l’oriente vers un discours de dénonciation et le sensibilise aux catégories morales alors qu’il estime avoir été injustement traité. Ces deux parcours tendent à montrer que l’appropriation d’un registre moral est à relier au sentiment d’injustice provoqué par la marginalité relative de deux acteurs dans un espace local auquel ils sont attachés. Elle constitue une réponse aux épreuves traversées dans l’exercice de la politique locale sur le territoire où ces élus ont progressivement édifié leur carrière et, plus encore, leur vie.

Au discours moral de ses accusateurs, le maire, accusé, s’attache également à répondre, à sa manière, sur le terrain de l’intégrité. Classique en pareil cas, la stratégie de déni de toute intention délictueuse procède de deux manières qui sont en mesure de restaurer la bonne foi du maire. D’une part, le maire entend souligner la légalité de l’exercice de son rôle mayoral et de ses décisions. Il fonde sa défense sur la tentative de restauration de l’intégrité de son action. Par exemple, concernant les accusations de remboursements indus de frais de représentation, il invoque, dans une lettre adressée aux conseillers municipaux, une « erreur manifeste de compréhension » en déniant aussi bien la nature des frais engagés que leur remboursement. Il s’efforce pour cela de désamorcer les dénonciations en faisant valoir leur inanité au regard des exigences et des contraintes du métier d’élu, comme l’habillement (« je me dois d’être présentable »). Plus encore, il se targue de précautions et d’initiatives singulières pour faire valoir une intégrité rigoureuse. Dans le cas du recrutement d’un haut fonctionnaire territorial, il brandit la mise en place et la décision d’un « jury indépendant » : « Quant au favoritisme, je savais qu’on pourrait me le reprocher. C’est pourquoi j’ai souhaité organiser une procédure de recrutement dans laquelle je n’étais pas seul juge. Je rappelle que le choix d’un directeur est, normalement, de la seule prérogative du maire, qui le nomme à cette fonction. » (PQR, 20 juin 2016) D’autre part, le maire tente de retourner l’accusation en se prévalant lui-même d’une ligne éthique explicative des comportements dénoncés par ses opposants. C’est ainsi que, interrogé par un journaliste sur certaines dépenses de restauration, il répond : « Lorsque je déjeune avec des partenaires publics ou privés, je préfère être invitant car c’est un gage de non-redevabilité et d’intégrité. » (PQR, 1er février 2017) Par là, il s’applique à se réapproprier le registre moral qui, faute d’avoir été publicisé, serait resté invisible et source d’incompréhensions.

Le registre de la responsabilité comportementale

Les échanges de coups à l’occasion d’affaires sont traditionnellement traversés par le vocabulaire du dévoilement et de l’intéressement. C’est bien sous cet angle qu’accusé et accusateurs s’interpellent dans les affaires à Corville.

Pour Younès, son engagement dans ces affaires est présenté comme un devoir. Autant qu’une lutte éthique et morale, la dénonciation est justifiée par un sens de la responsabilité attaché à une fonction élective. Sur cette base, la dénonciation d’irrégularités ne peut être perçue comme une trahison – ce à quoi tendent à la réduire les accusés (Schehr 2008) –, mais bien comme une nécessité. Cela l’amène à revendiquer une exemplarité des élu·es ; sur ce point, reprenons ses propos évoqués plus haut :

Lorsqu’il s’agit d’argent public, la transparence doit être totale. Les élu·es doivent respecter les règles. Point barre. La force d’un puissant, c’est de respecter le petit. Notre action a permis de remettre la collectivité au carré. Car oui ! Nous sommes pointilleux sur tout ce qui touche à la chose publique. Nous le devons aux électeurs.

PQR, 15 mars 2017

L’exemplarité ferait alors défaut au maire, qui se caractériserait, bien au contraire, par une absence de droiture. Les traces se trouveraient dans un sentiment de supériorité par rapport au corps social et d’impunité par rapport aux règles collectives. Pour Younès, le recrutement familial à la tête de l’administration communale est ainsi ramené à une responsabilité comportementale du maire. Il reconnaît lui-même que « ce n’est pas énorme, mais ça révèle un comportement » (entretien avec Younes, octobre 2018). Il n’hésite pas à pointer devant des journalistes le « favoritisme » exercé par le maire et la « mascarade » de sa défense. Cette perspective comportementale conduit à personnaliser l’accusation. La déviance serait la conséquence d’une personnalité, dont les traits de caractère se donneraient à voir au grand jour : « Il est tellement imbu de sa personne, c’est des petites gens qui lui font le travail… Il a des attitudes pourries avec le petit personnel […] Il n’avait tellement plus confiance en ses amis qu’il s’est entouré d’un proche. » (Ibid.) On perçoit vite les limites de ce registre argumentaire qui est plus difficilement objectivable par des preuves et s’expose à des contre-accusations : une telle accusation risque d’être rabaissée à une rivalité strictement personnelle. La déviance serait également la conséquence d’un goût du maire pour le pouvoir conduisant à une distanciation à l’égard de l’ordinaire de la population et des élu·es locaux. Ce registre de l’irresponsabilité a, sans nul doute plus que les autres, vocation à provoquer des effets d’indignation. Il participe à transformer une dénonciation en un reproche (Felstiner, Abel et Sarat 1991 : 43) facilitant l’identification d’une explication comportementale aux faits présumés.

Pour le maire, la définition de la responsabilité est tout autre. La multiplication et la vigueur des accusations seraient le signe d’arrière-pensées. S’il admet auprès des journalistes qu’il a « beaucoup de mal à comprendre ces reproches », il préfère manifestement parler d’« attaques » (PQR, 20 juin 2016). C’est alors une façon de relier les accusations dont il fait l’objet à des rivalités personnalisées. L’argument se situe à son tour sur un plan comportemental. Sans nécessairement s’exprimer explicitement dans les médias, il consiste à faire ressortir des motivations peu avouables publiquement pour « dégonfler » les accusations et les « ramener à leurs justes proportions » (Boltanski, Darré et Schiltz 1984 : 4). En entretien, le maire évoque plus aisément ces motivations : « Ce n’est pas mon caractère d’être belliqueux avec les opposants, mais là c’est dégueulasse […] Il faudrait être singulièrement naïf pour penser qu’il n’y a pas des arrière-pensées ou toute une stratégie politique… ça j’en suis convaincu moi. » (Entretien avec Thomas, juillet 2019) Dans cet échange, le maire tente d’assigner les accusations à un intéressement pour la conquête du pouvoir : faute de pouvoir le vaincre dans les urnes, ses opposants n’auraient d’autre choix que de déplacer la lutte sur un terrain judiciaire. Cette appréciation est une façon de restreindre la dénonciation d’irrégularités et surtout d’atteindre l’image de l’accusateur. Plus encore, le retournement consiste ici à s’approprier une forme de responsabilité au regard de la configuration territoriale pour mieux pointer du doigt l’irresponsabilité de l’accusateur. C’est dans cet esprit que le maire se targue de promouvoir et de défendre des personnels issus de la commune. L’exemple suivant est assez saisissant :

Pour moi, essayer de fragiliser les gens à partir de tels procédés n’est pas digne d’une opposition. Nous avons des familles et je ne peux pas dire que nos proches sont insensibles à ces gros titres dans les journaux […] Je me suis toujours fait fort de donner sa chance à toute personne méritante. Je suis fier de dire qu’au sein de cette mairie 35 % des directeurs de services sont issus des catégories C. Le diplôme ne fait pas tout […] Une dernière chose. En 2013, pour la prolongation du contrat de l’ex-DGS [directeur général des services], nous avions fait la même erreur. Personne ne s’en était ému.

PQR, 20 juin 2016

La responsabilité dans une commune frappée par des difficultés sociales persistantes serait, ce faisant, de garantir une reconnaissance à des populations locales, ce dont méconnaîtrait la posture distante de l’accusateur. Autrement dit, parce que l’accusation mettrait en cause les compétences des personnes, elle trahirait un mépris personnel de l’accusateur particulièrement malvenu dans un territoire marqué par la précarité. Par ce biais, l’argument est de dissocier l’accusation d’un motif de portée morale et générale pour l’abaisser. Notons, par ailleurs, que cette argumentation tend plutôt à s’exprimer de manière indirecte : le maire distille des doutes sur l’accusation afin de laisser l’auditoire ressentir des suspicions sur la logique comportementale de l’accusateur.

Le registre de la disponibilité politique

En s’invectivant, les protagonistes d’une affaire se rattachent également à des représentations du métier politique. Ils arriment leurs actes à des attentes socialement légitimes. Ils défendent ainsi des manières différentes d’endosser la fonction élective en puisant, pour cela, dans une grammaire des rôles préconstituée.

À travers ses accusations, Younès pointe du doigt les effets pervers de la professionnalisation politique. Les irrégularités seraient le révélateur d’un exercice dévoyé du pouvoir provoquant une distanciation du maire à l’égard des citoyens : « Le maire en est à son cinquième mandat. Il est devenu un professionnel de la politique qui n’a plus prise avec la réalité au point d’embaucher un membre de sa famille au plus haut poste de la fonction territoriale et de penser que c’est normal. » (PQR, 15 mars 2017) C’est, ce faisant, la professionnalisation du maire qui est ici stigmatisée. Reprenant de manière accentuée un argumentaire que l’on retrouve également dans la littérature de science politique (Koebel 2014 ; Douillet et Lefebvre 2017), ce processus susciterait une déconnexion du maire. Il équivaudrait à une distanciation à l’égard du corps social. Là, ce qui est dénoncé, c’est l’incapacité du maire à résister à la spirale de la professionnalisation dans laquelle il serait même enclin à s’engouffrer : « On avait fait un tract sur toutes les fonctions qu’il occupait, il a douze fonctions, il est de partout. Comment il fait ? Une journée c’est vingt-quatre heures… et donc je savais, et là on me l’a dit, il se faisait rembourser deux fois. » (Entretien avec Younès, octobre 2018) Dans le même temps, il est reproché au maire d’abuser des avantages de sa fonction : il « tiendrait » des affidés par la distribution de ressources (en l’occurrence ici des postes et des avantages matériels comme les voitures, les téléphones…). L’accusation porte alors sur l’usage domestique des ressources électives qui bafouerait la grandeur civique attachée à la fonction mayorale (Boltanski et Thevenot 1991). L’indignation est donc redoublée : distant du corps social, le maire serait parvenu à constituer un réseau élargi de fidèles. En conséquence, il serait devenu indisponible pour servir les habitants. Autant d’accusations qui nourrissent chez Younès les appels à un renouvellement du personnel politique de Corville et à la restauration de la grandeur civique du métier politique.

À ce registre de rôle, le maire en privilégie un autre résonnant très directement, là encore, avec la structure socioéconomique de la commune. Il préfère évoquer les impératifs pratiques de la proximité pour faire valoir sa disponibilité auprès des citoyens ordinaires (Doidy 2005a). Interrogé sur les motivations de ses dépenses, il évoque les conditions concrètes d’exercice d’un mandat électif local. Il insiste tout particulièrement sur les exigences financières d’un rôle mayoral : l’habillement (« je me dois d’être présentable »), la générosité (« des équipements sportifs et des baskets que j’offre aux jeunes de la commune lors de ma permanence en mairie »), la courtoisie (« remercier [par des cadeaux] ceux qui s’investissent dans la vie citoyenne » (PQR, 1er février 2017). Ainsi, il se réfère à la politique ordinaire et informelle, c’est-à-dire aux attendus discrets d’un mandat électif a fortiori dans une commune populaire où le maire incarne, plus qu’ailleurs, une position d’élite. Dans cet esprit, la politique locale ne se réduit pas aux rôles les plus formalisés, mais recouvre un ensemble de pratiques diffuses et confuses au quotidien. Présentées sur le mode du don, ces pratiques sont, aux yeux du maire, consubstantielles au rôle mayoral. C’est dès lors cet informel aux contours flous qui peut justifier des flottements dans la redevabilité financière du maire. En entretien, celui-ci raconte par le menu détail ces obligations pratiques :

Quand je donne à la Chambre régionale des comptes les différents trucs en disant « ben voyez… Voilà ce que c’est que le quotidien d’un maire, c’est… La ville a une équipe de rugby en fédérale 2, maintenant fédérale 3, une équipe de water-polo en nationale 1… » Voilà, quand moi je vais au rugby un dimanche tous les 15 jours, et parfois quand ils ne jouent pas loin… J’allais les voir jouer ailleurs. Vous êtes tranquille que quand vous arrivez quelque part c’est… « Oh, Monsieur le maire ! La tournée elle est pour toi, hein, parce que t’es payé avec nos sous… », voilà le truc, alors c’est gentil, c’est lourd, mais c’est… Donc, bing, c’est… Une tournée au rugby généralement c’est deux, parfois trois, donc c’est tout de suite 30, 40, 50 euros, water-polo ce n’est pas tout à fait la même chose, parce que c’est un peu plus feutré, mais donc on arrive les gens disent « non, non le maire ne paye pas l’entrée », donc on ne paye pas l’entrée, « par contre tu vas bien nous prendre un ou deux carnets de tickets pour savoir combien le panier pèse, un ou deux carnets pour savoir combien il y a de billes » dans un espèce de pot grand comme ça, enfin bon, truc, bing, c’est 30 euros… Le dimanche vous allez dans une association de machin, le minimum c’est d’acheter des trucs… Bon, enfin voilà 50 euros par semaine, c’est loin du compte de ce qu’on dépense, sans pouvoir avoir de justificatifs d’ailleurs.

Entretien avec Thomas, juillet 2019

L’évocation de cet informel renvoie, dans l’esprit du maire, à une forme d’authenticité et de lien concret qui rendent les accusations injustes. Elle dessine les contours d’une activité relationnelle, distincte du modèle de l’élu·e professionnel·le et expert·e. En d’autres termes, l’informel est la face obscure du dévouement qui permet de justifier l’existence d’une zone grise en matière d’usage de l’argent. Cette conception est, là aussi, à relier au parcours de cet élu, fait d’engagements et parfois de sacrifices. Entré aux PTT (Postes, télégraphes et téléphones) comme technicien en télécommunications, son activité s’inscrit très vite dans un cadre militant puisqu’il devient permanent d’une section syndicale avant de devenir élu à Corville à la fin des années 1980 et coopté par son prédécesseur pour devenir maire. C’est ainsi avec le parti ancré dans la commune qu’il lie sa trajectoire et même son niveau de vie : « Je reversais tout, moi…Mes deux indemnités d’élu repartaient au parti… En tout cas, je me rappelle bien ce que je touchais, parce que c’était… ça devait être à peu près 10 000 francs, oui 1500 euros… Et donc, je ne sais plus, je reversais au parti, ben ça partait, j’avais fait un versement direct, et tous les mois on me reversait. » (Ibid.) Là, il apprend les nécessités de représentation avec une présence à temps plein (« c’est du sept jours sur sept, des heures pas possibles »). Face au flux des sollicitations et des dossiers, il se sent tenu par un dévouement quotidien. Il retient tout particulièrement de son mandat ce « temps saturé » (Lefebvre 2014 : 55) par l’accumulation de tâches. Mais il confesse un manque de reconnaissance de ces savoir-être qui sont mis à mal par des évolutions tendancielles, comme la technicisation intercommunale (Vignon 2016), mais aussi dans son esprit par les règles morales. Les accusations d’atteinte à la probité lui paraissent singulièrement injustes au regard de son implication personnelle et des renoncements auxquels il a dû se résoudre.

Cet effort analytique de formalisation de registres rhétoriques permet de saisir les différentes manières de s’engager dans des controverses relatives à la probité en politique. Il donne à voir comment ces registres sont exploitables différemment selon les protagonistes dans un entrelacement qui finit par constituer un voile épais sur les fautes présumées. Enfin, il donne l’occasion de mettre à l’épreuve les différentes façons de concevoir l’exercice d’un mandat dans des espaces locaux, a fortiori dans une commune où une grande partie de la population connaît des difficultés socioéconomiques.

Une affaire sans fin ? Faire de la politique avec le droit

Le déplacement, à la suite de plaintes, des affaires de la commune sur la scène judiciaire pourrait laisser penser à une clôture des controverses politiques. Le recours au droit et au juge constitue en apparence un moyen de restaurer un ordre et d’arbitrer. Pour autant, rien n’est moins sûr. La publicisation d’irrégularités peut, à l’inverse, autoriser d’autres accusations. À partir de sa mise en cause dans le recrutement d’un proche, le maire est confronté à un emballement (qu’il décrit en entretien comme une « mécanique ») avec des plaintes sur ses frais de représentation, mais aussi des reproches d’abus de bien social (comme quand il découvre qu’il est accusé d’utiliser à des fins personnelles une secrétaire ou de se faire livrer à son domicile des titres de presse). L’accumulation donne alors cette apparence d’un enchaînement devenu difficilement maîtrisable : « Il y a toujours un truc nouveau qui arrive […] c’est un truc de fou », nous confiera-t-il. Par ailleurs, le recours au droit peut ouvrir de nouveaux fronts de dispute qui déplacent les formes prises par le jeu politique (Desrumaux et Léonard 2016). Prolongeant les luttes autour de la qualification des atteintes à la probité, ces nouveaux fronts finissent par dépasser les différents protagonistes au point de les rendre presque prisonniers d’un registre juridique. Plusieurs épisodes étayent cette idée d’un enchaînement en spirale.

Une première dispute se noue autour du coût des démarches judiciaires. Le recours au droit pour juger de transgressions engage du temps pour monter des dossiers, mais aussi des dépenses pour supporter, au moins dans un premier temps, les frais de procédure. Comme le reconnaissent les requérants, l’appui d’un avocat est une ressource décisive pour renforcer la portée du recours. C’est ce qui motive Younès à se tourner vers un avocat militant connu localement pour avoir ferraillé avec des élites politiques sur des illégalités en matière de marchés publics, de prise illégale d’intérêts ou encore sur des vices de procédure. Mais il sait que pour le convaincre de plaider sa cause au pénal, il lui faut réaliser l’essentiel du travail et travailler discrètement à la collecte du plus grand nombre de pièces. La longueur des procédures rend l’issue de la plainte particulièrement incertaine et potentiellement coûteuse. Younès doit alors consacrer une partie de son temps à administrer la preuve de ses accusations pour enrôler l’avocat et escompter un jugement favorable couvrant les frais : « C’est des deals internes avec un avocat, il prend des choses dont il pense qu’il est gagnant, c’est sa renommée et, surtout, après on fait payer la partie adverse, sinon parce que moi je ne pourrais jamais. » (Entretien avec Younès, octobre 2018) Ce soutien d’un avocat fait en revanche défaut à Robert qui s’estime dans l’incapacité (financière) d’en prendre un et préfère batailler seul auprès des juridictions administratives. Il tente alors de compenser ce relatif isolement par un souci de publicisation des démarches entreprises aux fins de leur donner une résonance. Cela lui vaut des reproches d’amateurisme de la part d’autres opposants politiques et des édiles. Parallèlement, l’accusé, le maire, et ses soutiens brandissent les coûts pour la collectivité des multiples démarches engagées auprès des juridictions administratives et pénales. En usant de cet argument, ils tâchent délibérément de discréditer les recours et de solliciter le jugement du public face à une forme d’indécence judiciaire. Ils opposent les coûts collectifs aux intérêts individuels du requérant. Dans la presse locale, une adjointe estime ainsi qu’elle n’est « pas sûre qu’utiliser la justice pour faire obstruction soit la meilleure chose […] surtout cela a un coût pour la ville […] Même si le fait de gérer en interne limite le recours aux avocats, on voit bien que cela a un coût pour le contribuable. » (PQR, 15 mars 2017) Ces disputes sur les coûts pour la collectivité se rejouent avec les procès et les audiences. Quand la nouvelle maire, désignée après la démission de son prédécesseur, décide de faire appel d’un jugement du tribunal administratif sur l’illégalité d’un recrutement, elle n’omet pas de condamner les recours à répétition altérant la bonne marche de la collectivité : « Je ne peux que déplorer le blocage systématique de l’action publique entreprise par des personnes et des élus peu scrupuleux de l’intérêt général […] ces recours ont un coût. » (PQR, 25 mai 2018) Plus encore, c’est autour de la prise en charge des frais de justice de l’accusé par la mairie (estimés à plus de 20 000 euros), au titre de la protection fonctionnelle[4], que surgissent de vifs échanges politiques. En 2018, une délibération envisageant cette protection relance les débats : les opposants prétextant une prise en charge coûteuse pour des actes délictueux et une obstruction aux requérants, la municipalité rappelant les dépenses engagées par les multiples recours déposés par l’opposition avec des succès réduits. Younès et d’autres voient là de nouvelles velléités des dirigeants de la municipalité d’exploiter des zones d’ombre dans la réglementation des activités politiques. Ils prolongent donc leur travail accusatoire sur ce volet. La délibération adoptée par le conseil municipal en vue d’une prise en charge des dépenses de justice de l’ancien maire provoque des recours qui se soldent par une décision de rejet de la protection fonctionnelle par le tribunal administratif. Cette protection fonctionnelle paraît d’autant moins acceptable pour les requérants qu’elle prolonge les difficultés rencontrées dans l’accès aux informations et dans le contact avec différents services de la municipalité. Elle donne ainsi l’apparence, aux yeux des requérants, d’une démarche judiciaire déséquilibrée contre l’institution, alors même que ceux-ci étaient d’abord motivés par leur opposition au maire et à ses pratiques. Dans ce long processus, les débats politiques se déplacent donc des atteintes à la probité aux modes de défense. Loin de clore les échanges, le droit offre de nouvelles prises aux échanges de coups. En somme, les objets changent, mais le jeu politique tourne toujours un peu plus autour des abus de pouvoir possibles.

Une autre perspective a trait aux usages politiques des affaires et à leur dépassement. Le déplacement de la politique sur le terrain de la justice et de la morale produit des effets latéraux sur les registres d’action. Ainsi, le principal opposant reconnaît lui-même être entré « dans une spirale juridique et ça devient même une sorte de… il y avait un peu d’adrénaline car j’étais persuadé qu’il avait tort » (entretien avec Younès, octobre 2018). Travaillant sur les prochaines échéances électorales, Younès se sent tenu par ce registre de l’éthique en politique, d’autant plus que celui-ci lui a conféré une notoriété dans l’espace local. Toute sa difficulté est de changer de mode d’identification et d’angle d’attaque dans la perspective des élections municipales de 2020 : « Dans la tête des gens, maintenant, je suis légitime. Mais je ne veux pas que cela [les démarches judiciaires qui ont fait tomber le maire] pèse sur la campagne. » (PQR, 9 juillet 2018) Ses rivaux tendent ainsi à l’enfermer dans une dimension procédurière et à revendiquer une opposition axée davantage sur le « projet ». Aussi, à l’approche du scrutin municipal, il lui faut donner des signes de dépassement à travers la construction d’un programme dans lequel la transparence ne figure que comme l’une des 14 thématiques du programme. Il brandit un nécessaire renouvellement à Corville en la déclinant sous différents angles. En reflet, le maire incriminé peine également à sortir de la mécanique des affaires. Poussé à démissionner de sa fonction mayorale après un premier jugement sur le recrutement de sa soeur, il continue à voir s’accumuler accusations et plaintes. Alors qu’il souhaite jouer un rôle moins exposé dans la municipalité, en attendant les jugements de ses procès, il est continuellement forcé de se justifier : « Il y a une espèce d’emballement qui est assez extraordinaire. » (Entretien avec le maire, juillet 2019) Il se résigne finalement à ne pas poursuivre sa carrière politique à l’occasion des élections municipales de 2020, d’autant plus que la Cour de cassation confirme sa culpabilité quelques semaines avant le scrutin.

Une dernière séquence atteste d’une redéfinition partielle de la compétition politique locale autour d’un régime accusatoire auquel les protagonistes parviennent difficilement à échapper : le scrutin municipal de 2020. Après deux tentatives avortées, Younès emporte finalement la mairie au deuxième tour du scrutin face à trois autres listes. Il dépasse la liste conduite par la maire sortante de 29 voix. Cette victoire est très vite contestée. La maire sortante dépose un recours au tribunal administratif en invoquant des irrégularités qui auraient altéré la sincérité du scrutin. Dans ses nouveaux habits de maire, Younès s’emploie à son tour à rabaisser les accusations en disant que ce sont celles de « gens aigris » intéressés par le pouvoir. Le tribunal administratif donne finalement raison aux requérants en février 2021 et ordonne l’annulation du scrutin. À travers ce nouvel épisode, tout donne à voir un enfermement juridico-procédural non plus des seuls acteurs pris isolément, mais plus largement de l’ensemble de l’espace politique de Corville.

Conclusion

En décalant le regard sur les controverses politiques autour des atteintes présumées à la probité, l’entrée privilégiée ici enrichit la réflexion sur les manières de vivre de la politique. Elle montre, d’une manière générale, que si les élu·es locaux sont désormais scrutés et surveillés dans leurs rapports à l’argent, il reste une zone grise qui se prête à des luttes de qualification. L’encadrement réglementaire des mandats électifs locaux ne dissipe pas, loin de là, toutes les interrogations. Par ailleurs, le travail de dénonciation des atteintes à la probité n’est ni évident ni univoque. On le perçoit bien à travers les suites très variables auxquelles donnent lieu les dénonciations d’illégalité. À Corville, la plainte sur les remboursements indus et l’enquête préliminaire sur les détournements de fonds publics n’a, à ce jour, pas débouché sur des suites judiciaires, alors même que plusieurs acteurs (CRC, opposants politiques et médias d’investigation) ont livré des éléments à charge. À l’inverse, le maire a été condamné sur une affaire de recrutement qui n’avait pas suscité l’opposition de l’instance préfectorale responsable du contrôle de légalité et qui n’a attiré l’attention des médias qu’avec sa judiciarisation. En d’autres termes, les atteintes présumées ont des valeurs inégales selon les arènes et les points de vue (juridiques, politiques, médiatiques). De surcroît, les actes commis et reprochés sont l’enjeu de (dis-)qualifications rivales qui pèsent sur les usages possibles de ces affaires. Chacun tente de cadrer la définition de la situation favorablement − soit en réduisant, soit en amplifiant la portée des affaires − en usant de registres rhétoriques qui se répondent en miroir. L’analyse de ces registres a révélé leur vulnérabilité au sens d’Erving Goffman (1991). Aux accusations d’abus de pouvoir dans l’usage des ressources publiques, répondent des accusations sur les intentions de pouvoir cachées des dénonciateurs. De même, la bannière de la morale et de la transparence n’apparaît pas à elle seule suffisamment solide pour structurer la dénonciation. Pas plus que le droit (et les jugements judiciaires) ne parvient à lui seul à clore les disputes afférentes à la probité.

Enfin, ces dynamiques de qualification ne peuvent occulter l’asymétrie des moyens entre les différents protagonistes. Elles participent à faire de la lutte contre les actes de corruption une démarche bien souvent controversée, longue et complexe. Celle-ci requiert des efforts intenses (pour collecter des preuves, accéder à des documents administratifs, obtenir des soutiens, payer un avocat, etc.) et s’expose à des stratégies de déni et de disqualification appuyées par des ressources institutionnelles avantageuses. Particulièrement élevés, les coûts d’une dénonciation expliquent, en partie, la difficulté pour les chevaliers blancs de sortir d’un tel mode d’action. En retour, l’intensité de ces efforts explique les difficultés avec lesquelles des instances de contrôle mises en place avec la décentralisation (comme le contrôle de légalité des préfectures) peuvent peiner à exercer leur fonction. Les moyens à leur disposition souvent sont manquants et ils ne sont pas en mesure de surveiller les actes commis dans le fonctionnement des collectivités locales. Le contrôle de l’usage de l’argent a un coût (humain, technique et financier) qui le rend sinon improbable, du moins controversé.