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Certaines analogies historiques peuvent éclairer des défis présents ou futurs. Dans ce livre, Seth Klein propose un parallèle entre la mobilisation canadienne durant la Seconde Guerre mondiale et le changement climatique aujourd’hui. Selon lui, cette mobilisation extraordinaire doit servir d’inspiration par sa force rassembleuse ayant traversé les différences sociales et ethniques pour l’atteinte d’un objectif commun. L’ennemi existentiel n’est plus les forces de l’Axe, mais l’inaction politique, malgré des promesses qui tardent à se matérialiser et dont l’ampleur n’est pas suffisante compte tenu de l’urgence du problème environnemental.
Les bouleversements politiques et économiques qu’a connus le Canada entre 1939 et 1945 sont effectivement impressionnants et méritent réflexion. Même si l’auteur lisse quelque peu les dissensions internes entre les provinces et les groupes ethniques, il est vrai que la contribution à l’effort de guerre allié a mobilisé la grande majorité de la société canadienne, qui a adopté un état d’esprit de guerre et d’urgence justifiant certaines actions qui auraient pu sembler extraordinaires ou irréalistes. Cette mentalité de siège a été nourrie par d’incessantes campagnes d’art et de publicité poussant les intérêts de l’État et se manifestant sous d’innombrables formes, de l’encouragement de l’achat d’emprunts de la Victoire à des injonctions au recyclage ménager.
L’orthodoxie économique a aussi été revue de fond en comble, avec une planification économique typique des économies socialistes. Le gouvernement fédéral, par l’entremise de Clarence D. Howe, ministre des Munitions et de l’Approvisionnement, crée 28 sociétés de la Couronne dirigées vers la production guerrière. Howe, affublé du surnom de « Ministre de Tout », recrute plus de cent hommes d’affaires du secteur privé pour constituer l’élite de cette économie dirigiste. Ce sont les « dollar-a-year men », car leur rôle est bénévole. Les sociétés créées opèrent dans les industries stratégiques – construction navale, aviation, logement de vétérans, etc. – et s’assurent d’une juste allocation des ressources selon les secteurs productifs. La Commission des prix et du commerce en temps de guerre contrôle les salaires et les prix des marchandises primordiales comme le combustible, le sucre et même les loyers.
Si nous sommes actuellement loin d’adopter ce type de politique économique au Canada, un épilogue écrit en urgence juste avant la sortie du livre montre que la crise de la COVID-19 a en partie permis d’ouvrir une brèche de ce côté et rappelle certains parallèles avec la Seconde Guerre mondiale. Les décideurs politiques tiennent des rencontres quotidiennes d’urgence. Le personnel et certaines ressources sont redéployés par les fonctionnaires de l’État. Un certain dirigisme encadre la fabrication de produits essentiels et l’approvisionnement en vaccins. Une remontée de la dette publique reste mineure par rapport à la situation pendant la Seconde Guerre mondiale. D’ailleurs, la théorie monétaire moderne remet en question la crainte traditionnelle des déficits amenuisée par le contexte pandémique et critiquée par l’auteur.
Pour financer plusieurs mesures inspirées de cette guerre, l’auteur propose donc d’accepter un niveau de dette publique plus élevé, de hausser les impôts des ménages les plus riches et des entreprises, et de lancer une nouvelle campagne d’emprunts verts de la Victoire. Il suggère la création de plusieurs sociétés de la Couronne. Une serait responsable de mettre en place un réseau de trains électriques à grande vitesse sur le territoire canadien. Une autre, à la suite de l’expropriation de General Motors, utiliserait son usine pour construire des véhicules électriques. Une autre encore verrait à l’installation massive de thermopompes dans les foyers canadiens. Ces sociétés seraient chapeautées par des secrétariats à la mobilisation climatique logés au sein du bureau des premiers ministres fédéral et provinciaux. Leur tâche serait de coordonner l’action climatique à travers les différents paliers de gouvernement et les différents interlocuteurs comme les nations autochtones et les entreprises privées.
Le parallèle avec la Seconde Guerre mondiale peut faire sourciller, notamment par son aspect belliqueux. Or l’auteur fait bien attention de mettre en garde contre une telle lecture. Fils d’un couple américain s’étant réfugié au Canada en protestation contre la guerre du Vietnam – et frère de l’activiste Naomi Klein –, il a lui-même milité dans sa jeunesse pour le compte d’associations antinucléaires et pacifistes. Il souligne d’ailleurs les multiples dérives autocratiques du gouvernement fédéral pendant le conflit, comme l’internement de Canadiens d’origine italienne et japonaise ou d’opposants politiques comme le maire de Montréal Camillien Houde. L’enjeu mis en exergue par le livre est d’opérer une reconfiguration radicale de la structure économique du Canada sans enfreindre les droits et libertés. Les dissensions entre provinces, notamment le cas de l’Alberta particulièrement dépendante des hydrocarbures, ne facilitent pas cette tâche. Mais, en calquant ses solutions sur le Green New Deal américain, Klein promet que la transition vers une économie décarbonée assurera malgré tout un remplacement intégral de chaque poste éliminé vers des nouveaux emplois eux aussi syndiqués et bien payés. Ainsi, les travailleurs du secteur pétrolier se verront affectés aux nouvelles sociétés de la Couronne responsables de l’énergie renouvelable, par exemple.
C’est là où le bât blesse et où le parallèle avec la Seconde Guerre a ses limites. Cette guerre ne consistait aucunement en une remise en question de l’ordre industriel de l’époque. Plutôt, comme le reconnaît l’auteur dans un maigre paragraphe de la conclusion, le conflit a considérablement accéléré l’appareil productif des nations occidentales, le Canada ne faisant pas exception. La seule remise en question des schémas de production s’est située dans la priorité mise sur l’industrie qui a obligé les ménages à se priver de certaines denrées et à se soumettre au rationnement pour d’autres. Celle-ci n’était que temporaire. Une fois la guerre terminée, l’appareil productif gonflé par l’effort de guerre a cherché des débouchés dans le secteur civil : c’est là que la société de consommation s’est solidifiée, menant aux Trente glorieuses et aux habitudes de consommation dommageables que nous connaissons jusqu’à aujourd’hui.
Finalement, le modèle de société que propose Klein est une économie planifiée et industrielle, mais « verte ». Le paradigme de la croissance productiviste n’est pas remis en question : l’industrie pétrolière est remplacée par l’industrie solaire ou géothermique, la voiture à essence par la voiture électrique. Néanmoins, les normes de mobilité, de confort et d’organisation du travail et du loisir ne sont pas interrogées. C’est là l’angle mort de ce livre et la limite de la comparaison historique qu’il opère. Malgré tout, Seth Klein suggère plusieurs idées intéressantes pour repenser l’économie politique canadienne face à l’urgence climatique. En cela, A Good War : Mobilizing Canada for the Climate Emergency est une addition valable aux débats actuels sur les moyens à prendre pour décarboner l’économie canadienne.