Parmi les thèmes qui traversent le théâtre d’Anton Tchekhov, on peut noter une tension entre l’anodin et le vertigineux, ou plus précisément une impression que les personnages vivent entre deux mondes, soit celui de l’histoire, des grandes décisions et des destinées collectives, et celui de l’ordinaire, des drames privés et des intrigues dérisoires. Les personnages tchékhoviens font face à cette tension avec un mélange de confusion, de désespoir et d’ennui, comme en témoigne ce passage frappant dans La Cerisaie : « Je suis un homme évolué, je lis des bouquins remarquables, et cependant je n’arrive pas à saisir la direction de mes pensées ; qu’est-ce que je veux, au juste : vivre, ou me faire sauter la cervelle ? » (Tchekhov, 2012 [1974], Théâtre complet II, Paris, Gallimard, p. 369.) Cette difficulté à habiter le temps du quotidien et celui de l’histoire est particulièrement vive dans les périodes de crise sociale, durant lesquelles les coutumes se fragilisent, le tracé des jours se trouble, le cortège des habitudes se délite, perd en précision. Le théâtre se prête bien à l’examen de telles crises, en illustrant comment ces dernières se traduisent sur le plan des interactions sociales, comment elles pèsent sur le rapport à soi et aux autres. Les deux pièces qui nous intéressent ici proposent, chacune à sa manière, de situer les passions et les conflits qui unissent et divisent leurs personnages au sein d’un portrait plus large du monde contemporain, caractérisé par de profonds bouleversements et par un mélange de fatigue, de colère et d’inquiétude. On peut se demander ce que l’écriture permet en général, et particulièrement en période de crise. L’une de ses plus grandes forces est sans doute de faire de nos vies autre chose qu’une succession aléatoire d’instants, de nous arracher au caractère quelconque de l’existence en la situant dans un récit. Les tentatives les plus mémorables pour faire sens, par le biais de l’écriture, de la vie et des événements qui la composent, sont animées à la fois par une colère ardente face à un monde qui nous échappe et par une compassion profonde, un souci de donner, de rendre nos interrogations partageables (Michon, Pierre, 2016 [2007], Le roi vient quand il veut. Propos sur la littérature, Paris, Albin Michel, p. 90-91). Ce croisement entre la colère et la compassion peut alimenter à la fois l’écriture et le désir de changer le monde, qu’on retrouve dans les deux oeuvres recensées ici. L’essayiste Aurélie Lanctôt conclut son contrepoint, à la toute fin de Lignes de fuite, en appelant à un « renversement de perspectives qui pousserait à s’engager réellement auprès d’autrui, à souscrire sans cynisme à une idée claire de la justice, à renouer avec le sens de la mesure, de la responsabilité, du sacrifice. Il s’agirait en somme d’emprunter une ligne de fuite, dont le point focal est une révolution qui apparaît de plus en plus prochaine et inévitable. » (p. 130) Une différence majeure entre la Russie prérévolutionnaire dépeinte par Tchekhov et notre propre époque, celle à laquelle s’intéressent Boudreault, Chabot et Lanctôt, est la difficulté actuelle à rallier les énergies collectives autour d’un projet ambitieux de transformation sociale. Les deux pièces recensées nous offrent des pistes pour affronter cette difficulté : reconnaître notre besoin d’aimer et de nous attacher aux autres, assumer les responsabilités qui accompagnent un tel besoin, développer des relations centrées sur le soin et la bienveillance, construire des solidarités, s’engager, élaborer de nouveaux modes d’existence, résister, prolonger des lignes de fuite, se mobiliser, se soutenir, se lier. Apprendre à vivre, en somme, tant au quotidien que face à …
Corps célestes, de Dany Boudreault, Montréal, Le Quartanier, 2020, 272 p.Lignes de fuite, de Catherine Chabot, Montréal, Atelier 10, 2019, 138 p.[Notice]
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Emanuel Guay
Candidat au doctorat en sociologie, Université du Québec à Montréal
guay.emanuel@courrier.uqam.ca