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Reproduction sociale, crises du néolibéralisme et identités collectives au XXIe siècle
La décennie 2010 a débuté avec un important cycle international de luttes, dans la foulée de la crise financière de 2007-2008 et d’une vaste remise en cause du néolibéralisme et des élites politiques qui ont soutenu ce projet au cours des dernières années. Des camps se sont érigés, les rues se sont enflammées et des centaines de milliers de personnes se sont rassemblées dans des espaces publics afin de dénoncer la montée des inégalités et l’autoritarisme dans des contextes aussi variés que la place Tahrir en Égypte, le parc Gezi en Turquie, la Puerta del Sol en Espagne et le parc Zuccotti à Manhattan. Ce cycle de luttes a connu des revers majeurs, allant des difficultés électorales de formations politiques telles que Podemos, Syriza et les partis associés à la vague rose en Amérique du Sud, jusqu’à une guerre civile qui perdure en Syrie.
À l’aube de la décennie 2020, de nombreuses questions demeurent à résoudre pour les mouvements à gauche de l’échiquier politique : Que faire ? Quoi revendiquer ? Comment s’organiser, et avec qui ? Ces questions peuvent être regroupées, avec bien d’autres, dans trois champs d’interrogation principaux. Le premier inclut les analyses du monde contemporain qui prêtent attention à des systèmes inégalitaires tels que le capitalisme, le racisme et le patriarcat. Le second champ se penche sur les stratégies et les identités collectives qui peuvent faciliter les processus de changement social, tandis que le troisième champ examine plutôt les modèles de société émancipée qui peuvent inspirer les mobilisations en cours. Les trois ouvrages recensés ici proposent des réflexions qui s’inscrivent dans chacun de ces champs. Le livre du sociologue Erik Olin Wright offre ainsi une étude critique du capitalisme et un portrait de différents modèles alternatifs désignés sous le concept d’utopie réelle, tout en abordant la question des stratégies à partir d’une analyse de l’État comme entité contradictoire et du rôle des identités collectives dans la formation de coalitions politiques. Les deux autres ouvrages, l’un rédigé par la philosophe Nancy Fraser et l’autre par Fraser en collaboration avec la philosophe Cinzia Arruzza et de l’historienne Tithi Bhattacharya, se concentrent sur les stratégies de transformation et les identités collectives, en employant les concepts de reproduction sociale et de bloc hégémonique pour nous aider à mieux comprendre le monde et nous inviter à le changer.
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Dans son ouvrage posthume How to Be an Anticapitalist in the 21st Century, Erik Olin Wright vise d’abord à préciser les fondements normatifs du socialisme de marché démocratique (p. XIV). Cette clarification des valeurs au centre d’un projet de société post-capitaliste facilite à la fois l’identification des problèmes que nous pouvons associer à ce système et l’élaboration de solutions alternatives désirables (p. 8). Wright situe les fondements normatifs d’un tel projet dans trois ensembles de valeurs, soit l’égalité et la justice, la liberté et la démocratie, ainsi que la communauté et la solidarité. Une société juste devrait fournir un accès égal aux conditions matérielles et sociales nécessaires afin de mener une vie épanouie (p. 10) ; elle tenterait aussi d’offrir un accès égal aux moyens permettant à chaque personne de participer aux décisions qui affectent sa vie (p. 15) ; et elle encouragerait le développement de liens coopératifs et de formes inclusives d’entraide entre ses membres (p. 18). Wright s’appuie sur ces trois ensembles de valeurs afin d’évaluer les mérites et les limites des sociétés capitalistes. Il conclut qu’aucune de ces dernières n’est parvenue à assurer l’égalité des opportunités ou de l’accès aux conditions permettant de mener une vie épanouie (p. 24), que ces sociétés promeuvent l’émergence de formes limitées de démocratie et d’une distribution profondément inégale des libertés (p. 28), tout en restreignant les contextes sociaux dans lesquels les valeurs de communauté et de solidarité sont pertinentes par rapport à celles qui sont associées à l’individualisme compétitif (p. 33).
Le sociologue examine ensuite cinq stratégies qui ont joué un rôle important dans l’histoire des luttes anticapitalistes, soit renverser le capitalisme, le démanteler, le réformer, lui résister et en sortir (p. 38). Le renversement du capitalisme correspond aux différentes tentatives menées à travers le monde afin de saisir le pouvoir d’État par une révolution (p. 40), tandis que le démantèlement aspire à transformer ce système par l’engagement électoral soutenu d’un parti socialiste de masse (p. 43) et que les réformes visent plutôt à corriger les trois principales faiblesses des marchés capitalistes, soit la vulnérabilité individuelle aux risques, la prestation insuffisante de biens publics et les externalités négatives des activités économiques cherchant à maximiser les profits (p. 47). La résistance et la sortie, pour leur part, désignent respectivement les campagnes menées par les mouvements sociaux de gauche (p. 50) et des formes d’organisation telles que les coopératives (p. 52-53). La combinaison des stratégies de démantèlement, de réforme, de résistance et de sortie permet de tendre vers une érosion du capitalisme (p. 58-60), qui suppose notamment d’approfondir les éléments socialistes du système économique afin d’affaiblir l’emprise du capitalisme sur l’organisation de nos sociétés (p. 71). Wright mentionne alors différentes mesures qui peuvent participer à une érosion du capitalisme : le revenu minimum garanti (p. 73), une économie de marché coopérative qui comprendrait des programmes publics pour faciliter la conversion d’entreprises capitalistes en coopératives et des institutions de crédit spécialisées dans le soutien aux coopératives (p. 78-79), la restriction démocratique des droits de propriété (p. 81), la provision publique de biens et de services, la production collaborative de proximité et les communs (p. 87-90), parmi bien d’autres exemples. Il nous invite aussi à concevoir l’État comme un ensemble complexe et hétérogène d’appareils et de systèmes, avec certains de ceux-ci qui favorisent la reproduction du capitalisme tandis que d’autres peuvent contribuer à l’émergence de modèles économiques alternatifs (p. 99). Plutôt que de mener une offensive révolutionnaire contre l’État, Wright invite les forces de gauche à s’engager dans différentes initiatives visant à approfondir la démocratie, tant par la décentralisation que par de nouvelles formes de participation citoyenne et de représentation politique (p. 113).
Dans le dernier chapitre du livre, Wright aborde la question des identités collectives et des coalitions politiques qui pourraient contribuer à la mise en oeuvre d’une transition post-capitaliste. Le sociologue prête ainsi attention à trois composantes centrales de l’action collective, soit les identités (qui facilitent l’établissement de solidarités), les intérêts (qui jouent un rôle central dans l’élaboration des objectifs défendus par un mouvement) et les valeurs (qui permettent de faire converger une grande variété d’identités et d’intérêts par l’entremise de significations communes) (p. 124-125). La formation de coalitions politiques à partir des identités, des intérêts et des valeurs se heurte toutefois à trois défis, soit le repli vers la sphère privée, la construction de solidarités au sein de structures de classes complexes et fragmentées et le développement d’un front anticapitaliste face à une grande diversité d’identités qui ne sont pas basées sur les classes (p. 133). Wright souligne alors, en conclusion, le rôle joué par les organisations dans l’établissement de liens entre la vie privée et l’engagement public (p. 134), l’importance de reconnaître que les classes n’offrent pas, à elles seules, des assises suffisantes pour le développement de solidarités élargies (p. 137), et la nécessité de concilier la multiplicité des identités et des intérêts dans une société avec des valeurs émancipatrices partagées (p. 138).
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Le livre de Wright propose des balises rigoureuses pour étudier les identités collectives et la convergence de ces dernières au sein de coalitions larges aspirant au changement social. Les deux autres ouvrages recensés ici permettent, pour leur part, de pousser plus loin la réflexion sur ces enjeux à partir d’une analyse de mobilisations sociales en cours. Cinzia Arruzza, Tithi Bhattacharya et Nancy Fraser affirment ainsi dans Feminism for the 99 % : A Manifesto que les mouvements contemporains pour les droits des femmes devraient prendre leurs distances avec une lecture féministe libérale, qui met l’accent sur l’accession des femmes à des positions de pouvoir sans remettre en question les manières dont les institutions dominantes renforcent activement le racisme, le sexisme, les inégalités de classe et la catastrophe environnementale (p. 11-12). Face à ce féminisme individualiste et compatible avec le néolibéralisme, les trois autrices défendent l’idée d’un féminisme pour le 99 %, qui situe au coeur de ses analyses et de ses pratiques la question de la reproduction sociale. Cette dernière désigne l’ensemble des activités – préparer la nourriture, offrir de l’écoute et des soins, entretenir les espaces de travail et de vie, etc. – qui permettent de former des êtres humains fonctionnels dans un environnement donné, ces activités étant menées en majorité par des femmes dans les sociétés capitalistes avancées (p. 21). Les tensions autour du travail reproductif s’aggravent de nos jours, tandis que « le néolibéralisme exige plus d’heures de travail salarié par ménage et moins de soutien public pour l’assistance sociale, ce qui presse les familles, les communautés et (avant tout) les femmes jusqu’au point de rupture. Sous ces conditions d’expropriation universelle, les luttes pour la reproduction sociale occupent dorénavant l’avant-scène. » (p. 25, notre traduction) Les luttes pour soutenir la reproduction sociale, qui comprennent des revendications telles que des soins de santé universels, une éducation gratuite et de qualité, le développement des transports en commun et la protection de l’environnement, ne peuvent être remportées qu’en établissant des alliances entre différentes mobilisations et organisations, parmi lesquelles nous pouvons mentionner le féminisme pour le 99 %, les mouvements antiracistes, syndicaux, anti-impérialistes, LGTBQ+, écologistes, et ainsi de suite (p. 54). Ce travail de liaison entre différents mouvements – qui suppose d’identifier des objectifs partagés et de développer des identités collectives basées sur des valeurs communes – est ce qui permettra, selon les autrices, d’affronter à la fois le néolibéralisme réactionnaire incarné par des figures comme Donald Trump, Jair Bolsonaro et Narendra Modi, ainsi que le néolibéralisme progressiste, que nous pouvons associer notamment au Parti démocrate et à d’autres formations politiques centristes à travers le monde (p. 18).
L’ouvrage de Nancy Fraser, The Old Is Dying and the New Cannot Be Born : From Progressive Neoliberalism to Trump and Beyond, examine plus en détail le paysage politique contemporain, et en particulier l’affrontement mentionné dans Feminism for the 99 % entre le néolibéralisme réactionnaire, le néolibéralisme progressiste et une force de gauche en émergence qui vise à fédérer différentes mobilisations sociales au sein d’un projet de transition post-capitaliste. Fraser affirme que nous assistons à l’effondrement de l’hégémonie néolibérale, qui s’est articulée au cours des quatre dernières décennies autour de deux blocs principaux, soit le néolibéralisme réactionnaire et le néolibéralisme progressiste. Le premier bloc défend une politique identitaire ethnonationaliste, tandis que le second prône plutôt l’inclusion et le multiculturalisme, mais ce qui unit ces deux blocs est une offensive contre les conditions de vie des classes ouvrières et des communautés les plus démunies, avec la prolifération des emplois de mauvaise qualité et le recul des services sociaux (p. 18-19). La crise de légitimité des élites politiques traditionnelles à travers le monde correspond ainsi à une crise hégémonique, à laquelle la gauche devrait réagir par la constitution d’un bloc contre-hégémonique. Ce troisième bloc est désigné par Fraser comme un « populisme progressiste », qui promeut à la fois une politique de reconnaissance inclusive et une politique de distribution populiste (p. 29-30). La croissance du progressisme populiste, aux États-Unis et ailleurs dans le monde, repose sur deux priorités stratégiques. D’une part, les forces de gauche doivent inviter les personnes qui soutiennent actuellement le néolibéralisme progressiste à se rallier à leur projet. D’autre part, ces mêmes forces doivent convaincre les personnes qui appartiennent aux classes ouvrières et qui appuient le néolibéralisme réactionnaire que cette option ne mènera pas à une amélioration de leurs conditions de vie, tandis que le populisme progressiste pourrait y parvenir (p. 32-33). En reprenant Wright, ce bloc contre-hégémonique devra se baser sur des identités, des intérêts et des valeurs conciliables, tout en identifiant des processus et des stratégies permettant de lier ces différentes composantes entre elles. La formation d’un bloc populiste progressiste comporte de nombreux défis, mais elle demeure notre meilleure avenue pour éviter « la haine qui trouve ses origines dans le ressentiment et qui s’exprime avec des boucs émissaires, les explosions de violence auxquelles succèdent des épisodes de répression, un monde vicieux où le chacun-pour-soi règne et où les solidarités s’évaporent » (p. 39, notre traduction).
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Les élections américaines de 2020 ont été caractérisées, comme celles de 2016, par un affrontement entre le néolibéralisme réactionnaire et le néolibéralisme progressiste, sans une réflexion sérieuse sur la transition écologique et la réduction des inégalités sociales. Les débats en cours dans les mouvements de gauche sur le développement d’une force politique capable de s’opposer aux blocs hégémoniques néolibéraux, tant aux États-Unis qu’ailleurs, peuvent être alimentés par les ouvrages recensés ici, qui offrent à la fois des clés de lecture du monde contemporain et un survol des stratégies de transformation à employer, des identités collectives à former et des modèles alternatifs à promouvoir.
Les propositions partagées dans ces trois ouvrages mériteraient d’être mises en dialogue dans des travaux ultérieurs. L’analyse des identités collectives présentée par Arruza, Bhattacharya et Fraser gagnerait par exemple à prendre en compte le concept de position de classe contradictoire élaboré par Wright dans ses recherches sur les classes sociales. Nous pouvons ainsi nous demander comment les classes moyennes, en tant que force politique majeure dans les démocraties libérales avancées, peuvent être intégrées à un projet de société post-capitaliste. De telles interrogations semblent nécessaires à la lumière d’études qui indiquent que les coalitions contestatrices menées par les classes ouvrières sont celles qui entraînent le plus souvent un approfondissement de la démocratie politique et sociale, tandis que les coalitions menées par les classes moyennes favorisent parfois la démocratisation d’une société, alors que d’autres renforcent plutôt l’autoritarisme et les inégalités (lire à ce propos Sirianne Dahlum, Carl Henrik Knutsen et Tore Wig, 2019, « Who Revolts ? Empirically Revisiting the Social Origins of Democracy », The Journal of Politics, vol. 81, n° 4, p. 1494-1499). Des travaux à venir pourraient aussi examiner plus longuement les rapports entre la reproduction sociale et le développement d’une capacité populaire d’interruption et de contestation de l’ordre établi, ainsi que le rôle joué par les organisations dans la création de blocs contre-hégémoniques. Les organisations contribuent effectivement à la reproduction sociale, elles participent à l’émergence d’un pouvoir collectif d’agir et elles facilitent l’établissement de liens entre différents mondes sociaux. Elles méritent donc une attention particulière dans les projets théoriques et politiques qui visent à mieux comprendre notre époque et à appuyer la formation de coalitions au sein desquelles différentes forces sociales sont liées par des objectifs communs.